XIII

Aratov retourna le même jour dans la maison des Milovidov, et s’entretint pendant trois heures d’horloge avec Anna Semionovna. Mme Milovidova avait l’habitude de se coucher tout de suite après le dîner, à deux heures, et « se reposait » jusqu’à l’heure du thé, que l’on servait à dix-neuf heures. L’entretien d’Aratov avec la sœur de Claire ne fut pas exactement une conversation : elle fut presque seule à parler, d’abord avec hésitation, en se troublant, puis avec une sorte de feu, une passion croissante et incoercible. Il était évident qu’elle vouait un culte à sa sœur. La confiance que lui inspirait Aratov se fortifiait. Elle avait cessé de se sentir gênée en sa présence et, à deux reprises même, elle se mit à pleurer silencieusement devant lui. Il lui paraissait digne de recevoir ses confidences spontanées, d’être témoin des élans de son cœur… Jamais encore dans sa vie solitaire et recluse, pareille chose n’était arrivée !… Quant à lui, il buvait littéralement ses paroles.

Voici ce qu’il apprit… soit directement, par les paroles d’Anna, soit indirectement, par ses silences, en devinant ce qu’on ne lui disait pas.

Dans son enfance, Claire avait été réellement une enfant insupportable. Devenue jeune fille, elle ne témoigna guère d’un caractère plus commode : volontaire, irascible, pleine d’amour-propre, elle ne s’entendait surtout pas avec son père qu’elle méprisait pour son ivresse et sa médiocrité. Celui-ci le sentait et ne le lui pardonnait pas. Les dispositions musicales apparurent chez elle de bonne heure, mais son père s’opposa à ce qu’elle les développât ; il n’admettait, en fait d’art, que la peinture où il avait si mal réussi mais qui lui permettait néanmoins d’entretenir sa famille. Pour ce qui est de sa mère, Claire l’aimait certes… mais en la négligeant, un peu comme on fait d’une nourrice. En revanche elle adorait sa sœur, bien qu’elle se battît souvent avec elle, allant jusqu’à la mordre… après quoi elle se mettait à genoux, il est vrai, implorant pardon et baisant les chairs mordues. Elle était toute flamme et passion, pleine de contradictions avec cela : vindicative et bonne, généreuse et rancunière. Elle croyait au destin, mais n’avait pas foi en Dieu (ces derniers mots, Anna les murmura avec une sorte d’effroi). Attirée vers tout ce qui est beau, elle ne semblait pas se soucier de sa propre beauté et s’habillait au petit bonheur. Elle ne pouvait souffrir qu’on lui fît la cour, mais ne relisait, dans les romans, que les pages où il est question d’amour. Elle ne cherchait pas à plaire, n’aimait pas les caresses, mais n’oubliait jamais une gentillesse, pas plus qu’une offense d’ailleurs. Elle avait peur de la mort et s’est suicidée pourtant. Elle disait parfois : « L’homme de mes rêves, je ne le rencontrerai jamais… et pour les autres, je m’en moque ! – Et si tu le rencontrais quand même ? demandait alors Anna. – Si je le rencontrais… je le prendrais et le garderais. – Mais s’il résistait ? – En ce cas, eh bien ! en ce cas, je me tuerais. Car cela voudrait dire que la vie ne veut pas de moi. » Le père de Claire (il lui arrivait, dans des moments d’ivresse, de demander à sa femme : « De qui donc est ce diablotin noiraud ? Ce n’est certainement pas de moi que tu l’as eu ! ») qui désirait se débarrasser au plus vite de cette fille, la fiança à un jeune homme, fils de riches commerçants, mais stupide – un de ceux qui s’étaient « cultivés ». Deux semaines avant la date fixée pour le mariage (elle n’avait que seize ans alors), elle s’approcha de son fiancé, les bras croisés sur la poitrine, tapotant des doigts contre les coudes (c’était son attitude préférée) et brusquement, d’un puissant élan de son bras détendu, elle lui envoya un soufflet sur sa joue rubiconde. Il bondit et, de stupeur, garda la bouche ouverte – il faut dire qu’il l’aimait à la folie. – Il lui demande : « Pourquoi cette gifle ? » Pour toute réponse, elle éclata de rire et s’en alla. – Je me trouvais présente dans la chambre, poursuivit Anna, et je fus témoin de la scène. Je courus après ma sœur lui disant : « Au nom du ciel, Katia, qu’as-tu fait là ? » Elle m’a répondu simplement : « S’il avait été un homme, il m’aurait rossée, mais c’est une poule mouillée ! et il ose me demander encore pourquoi je l’ai giflé. Puisqu’il m’aime et ne s’est pas vengé, qu’il souffre en silence et ne me demande pas pourquoi. Il n’aura rien de moi, rien pour l’éternité ! » C’est ainsi qu’elle rompit ses fiançailles et refusa de se marier. Elle ne tarda pas à faire la connaissance de cette actrice et s’enfuit de la maison. La maman en a pleuré, mais le père se borna à observer : « La brebis galeuse a été éloignée du troupeau ! » et il ne voulut même pas faire des recherches pour la retrouver. Il ne comprenait pas Claire. Pour ce qui est de moi, ajouta Anna, elle faillit m’étouffer de baisers la veille de sa fuite, ne faisant que répéter : « Je ne puis, je ne puis agir autrement !… mon cœur se brise mais il le faut. La cage est trop petite… trop étroite pour mes ailes. D’ailleurs, on n’échappe pas à son destin. »

– Je ne l’ai revue que rarement depuis lors, observa Anna… Quand notre père est mort, elle est venue ici pour deux jours, a refusé sa part de l’héritage, et a disparu de nouveau. L’existence lui pesait chez nous… je l’ai remarqué. Par la suite, elle est revenue à Kazan en qualité d’actrice déjà.

Aratov se mit à questionner Anna sur la vie théâtrale de sa sœur, sur les rôles qu’elle joua, sur ses succès. La jeune fille répondait en donnant de nombreux détails, mais toujours avec la même passion amère, douloureuse, bien qu’elle se fût animée en parlant. Elle alla jusqu’à montrer à Aratov une photographie représentant Claire dans l’un des rôles qu’elle joua sur la scène. Elle y apparaissait regardant de côté, comme si elle se détournait du public. Sa lourde tresse, nouée d’un ruban, retombait en ondulant sur son bras nu. Aratov examina longuement la photographie, lui trouva de la ressemblance, s’enquit si Claire avait participé à des récitals publics et reçut une réponse négative. Elle avait besoin, paraît-il, de l’excitation de la scène, de l’ambiance du théâtre… Cependant, une autre question brûlait les lèvres d’Aratov.

– Anna Sémionovna ! s’écria-t-il soudain d’une voix assourdie mais forte. Dites-moi, je vous en supplie, expliquez-moi pourquoi… elle s’est décidée à cet acte horrible…

Anna baissa les yeux. « Je l’ignore ! fit-elle au bout de quelques instants. Je vous assure que je l’ignore ! reprit-elle précipitamment en voyant qu’Aratov faisait de la main un grand geste incrédule… Depuis le premier jour de son arrivée dans notre ville, elle se montra effectivement pensive et maussade. Il lui est probablement arrivé à Moscou quelque chose que je ne suis pas parvenue à découvrir. En revanche, le jour fatal, elle me parut… sinon plus gaie, en tout cas plus calme qu’à l’ordinaire. Je n’ai pas eu le moindre soupçon, » ajouta Anna avec un sourire amer, comme pour se faire des reproches à elle-même.

– Voyez-vous, reprit-elle au bout d’un instant, Katia était née, semble-t-il, pour un destin malheureux. Elle en était convaincue elle-même dès son plus jeune âge. Il lui arrivait ainsi de s’accouder, pensive, et de dire : « Je n’ai pas longtemps à vivre ! » Elle avait des pressentiments. Imaginez-vous qu’elle savait d’avance ce qui lui arriverait et en parlait, tantôt dans son sommeil, et tantôt à l’état de veille ! « Du moment que je ne puis vivre selon mes rêves, je préfère mourir », ces mots revenaient souvent sur ses lèvres. Elle disait encore : « Nous sommes maîtres de notre vie », et elle l’a bien prouvé !

Anna se couvrit le visage des mains et se tut.

– Anna Sémionovna, fit Aratov après un silence. Vous savez, je suppose, à quel motif les journaux ont attribué…

– Un amour malheureux ? l’interrompit Anna en éloignant brusquement les mains de son visage. – C’est une calomnie, une calomnie, une invention abominable !… Ma pure Katia, si fière, si inaccessible… Katia !… Un amour malheureux, un amour dédaigné, elle ? Et je ne le saurais pas, moi ?… Tous les hommes tombaient amoureux d’elle… mais elle, oh !… Et qui donc aurait-elle pu aimer ici ? Qui, parmi tous ces gens, pouvait paraître digne d’elle ? Qui se serait élevé à cet idéal de droiture, de sincérité, de pureté, oui, de pureté surtout, de cette pureté qu’en dépit de tous ses défauts elle prisait par-dessus tout ?… La repousser, elle… elle ?

La voix d’Anna se brisa… ses doigts se mirent à trembler. Son visage s’empourpra soudain, exprimant l’indignation, et dans ce moment elle parut, mais pour un instant seulement, ressembler à sa sœur.

Aratov tenta de s’excuser.

– Écoutez-moi, l’interrompit Anna de nouveau. Je veux absolument que vous refusiez de croire à cette calomnie et que vous en démontriez la fausseté, si possible. Vous avez l’intention, n’est-il pas vrai, d’écrire un article sur elle ? Vous aurez là l’occasion de défendre sa mémoire ! C’est pourquoi je vous parle si ouvertement. Écoutez : Katia a laissé un journal…

Aratov tressaillit. « Un journal », murmura-t-il.

– Oui, un journal… Il ne s’agit que de quelques pages de cahier d’ailleurs. Katia n’aimait pas écrire… Il lui arrivait de passer des mois sans noter quoi que ce fût… Ses lettres aussi étaient si brèves… mais elle ne disait jamais que la vérité, elle ne mentait pas… Peut-on mentir d’ailleurs avec un amour-propre comme le sien ! Je… je vous montrerai ce journal. Vous verrez par vous-même qu’il contient la moindre allusion à un amour malheureux.

Anna sortit hâtivement du tiroir de la table un mince cahier d’une dizaine de pages au plus qu’elle tendit à Aratov. Celui-ci le saisit avidement et reconnut sur-le-champ l’écriture large et irrégulière, celle du billet anonyme. Il ouvrit le cahier au hasard et tomba du premier coup sur les lignes suivantes :

« Moscou, mardi,… juin. – J’ai récité et j’ai chanté à une matinée littéraire. Ce jour sera décisif dans ma vie. Il tranchera mon destin (ces mots étaient soulignés deux fois). J’ai de nouveau aperçu… » Venaient ensuite quelques lignes qui avaient été biffées après coup de façon qu’on ne pût plus les déchiffrer. Elle disait ensuite : « Non ! non et non !… Il faut reprendre mes occupations passées, à moins que… »

Aratov laissa retomber le bras qui tenait le cahier, et sa tête s’inclina lentement sur sa poitrine.

– Lisez donc ! s’écria Anna. Pourquoi ne lisez-vous pas ? Commencez par la première page… Cette lecture ne vous prendra pas plus de cinq minutes, bien que le journal s’étende sur deux années pleines. À Kazan, elle n’a plus rien écrit…

Aratov se leva lentement de sa chaise, et tomba brusquement à genoux devant Anna.

La jeune fille demeura stupide d’étonnement et d’effroi.

– Donnez-moi… donnez-moi ce journal, fit Aratov d’une voix mourante, en tendant les deux bras vers Anna. Donnez-le moi… et la photographie aussi… Vous en avez une autre certainement. Quant au journal, je vous le rendrai… Mais il me le faut, j’en ai besoin…

Il y avait dans sa prière, dans les traits décomposés de son visage, quelque chose de tellement désespéré qu’il donnait une impression d’exaspération hostile et de douleur. Il souffrait réellement d’ailleurs. Il était comme un homme subitement frappé par un malheur qu’il n’aurait pu prévoir et suppliant, avec une sorte d’irritation, qu’on le ménageât, qu’on le sauvât…

– Donnez, répéta-t-il.

– Mais… vous… vous étiez donc amoureux de ma sœur ? fit enfin Anna.

Aratov était toujours à genoux.

– Je ne l’ai vue que deux fois en tout… Croyez-moi… Si je n’étais poussé par des raisons que je n’arrive pas à comprendre moi-même, ni à expliquer convenablement… si je ne me sentais mû par une force qui s’est emparée de moi et qui est plus puissante que moi… je ne vous supplierais pas ainsi… je ne serais pas venu jusqu’ici. Il me faut… Je dois… N’avez-vous pas dit vous-même que mon devoir est de donner au public l’image véritable de ce qu’elle fut !

– Vous n’étiez donc pas amoureux de ma sœur ? demanda Anna pour la seconde fois.

Aratov ne répondit pas sur-le-champ et se détourna légèrement comme pour dominer sa douleur.

– Eh bien oui, je l’étais, j’en étais amoureux ! – Je l’aime encore maintenant, lança-t-il avec le même désespoir dans la voix.

On entendit à ce moment des pas dans la chambre voisine.

– Levez-vous… levez-vous, je vous en supplie, murmura précipitamment Anna. C’est ma mère qui vient.

Aratov se leva.

– Prenez le journal et la photographie, puisque vous y tenez tant !… Pauvre, pauvre Katia… Mais vous me rendrez le journal, se reprit-elle vivement. Et si vous publiez quelque chose sur elle, vous me l’enverrez, vous me l’enverrez absolument… Entendez-vous ?

L’apparition de Mme Milovidova dispensa Aratov de l’obligation de répondre. Il eut néanmoins le temps de chuchoter : « Vous êtes un ange ! Merci ! Je vous enverrai tout ce que je publierai sur elle. »

Mme Milovidova, qui venait seulement de se réveiller et dont l’esprit était encore engourdi, ne s’aperçut de rien. Aratov partit donc de Kazan avec la photographie de Claire dans la poche de côté de son veston. Pour ce qui est du cahier de journal, il le restitua à Anna, mais non sans en avoir détaché – assez habilement pour que la jeune fille ne le remarquât pas – la page qui portait les mots soulignés.

Durant le trajet de retour à Moscou, il tomba de nouveau dans une sorte de stupeur. Encore qu’il se réjouît secrètement d’avoir atteint le but pour lequel il avait entrepris ce voyage, il renvoya toutes les réflexions sur Claire jusqu’au moment où il serait rentré chez lui. Il pensait davantage en réalité à sa sœur Anna. « Voilà, songeait-il, un être admirable et vraiment digne de sympathie. Comme elle sait tout comprendre avec finesse, et quel cœur aimant, quelle absence totale d’égoïsme ! Dire qu’il y a chez nous en province – et dans quel milieu encore – des jeunes filles de cette qualité dont l’âme s’épanouit en secret !… Certes, elle est maladive, assez laide et plus très jeune… mais quelle merveilleuse compagne elle ferait pour un homme convenable et cultivé ! C’est d’elle qu’il conviendrait d’être amoureux !… » Ainsi méditait Aratov. Mais à son arrivée à Moscou, l’affaire prit une tournure bien différente.

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