XV

Nous survolions le rivage plat d'un grand fleuve. Des prés, fraîchement fauchés et hérissés d'énormes meules de foin, s'étendaient à notre gauche et allaient se perdre dans le lointain ; à droite, un fleuve majestueux déroulait sa surface sereine, égale, sans un pli. De grandes barques sombres, ancrées près du bord, se balançaient doucement, hochant les sommets de leurs mâts, pointés comme des index. L'une d'elles se signalait par un brasier dont les longs reflets rouges tremblaient et oscillaient sur l'eau ; le chant que j'avais entendu, montait de cette barque-là. D'autres feux se jouaient çà et là sur le fleuve et dans les champs, sans que l'œil pût déterminer leur distance ; d'innombrables cigales frottaient leurs élytres, et le bruit qu'elles produisaient n'avaient rien à envier à celui des grenouilles des marais Pontins… Des cris d'oiseaux inconnus résonnaient par intervalles sous le ciel sans nuages, mais bas et sombre.

« Nous sommes en Russie ? demandai-je à Ellys.

— C'est la Volga », répondit-elle.

Nous survolions toujours le rivage.

« Pourquoi m'as-tu arraché à ce pays merveilleux ? commençai-je. Étais-tu donc jalouse ?… Dis-moi, est-ce réellement la jalousie qui s'est éveillée en toi ? »

Les lèvres d'Ellys tremblèrent légèrement et une lueur de colère passa dans ses yeux… Cela ne dura qu'un instant, et presque aussitôt son visage redevint impassible.

« Je veux rentrer chez moi, lui dis-je alors.

— Attends, attends…, répliqua-t-elle. Cette nuit est une grande nuit ; elle ne reviendra pas de sitôt… Tu vas pouvoir être témoin de… Attends ! »

Obliquant tout d'un coup, nous traversâmes la Volga en volant très bas, presque au ras de l'eau, mais d'un vol convulsif, telles des mouettes avant l'orage. Des vagues écumantes grondaient sourdement sous nos corps ; un vent violent nous frappait de son aile robuste et glaciale… L'autre rive, escarpée, se dressa bientôt devant nous, dans la pénombre… Des rochers à pic et crevassés… Nous les approchâmes.

« Crie : Sarine na kitchka  ! » me souffla Ellys.

Je me souvins de mon épouvante à l'apparition des fantômes romains ; j'étais las et terriblement triste ; mon cœur me semblait fondre comme de la cire ; je n'osais pas prononcer l'invocation, sachant d'avance que quelque chose de monstrueux allait surgir à mon appel, comme dans la Vallée des Loups du Freischütz.

Mes lèvres s'entrouvrirent malgré moi et, involontairement, je m'exclamai, d'une voix faible, mais tendue :

« Sarine na kitchka ! »

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