23 mars.

L’hiver est revenu. La neige tombe à flocons… « Superflu… De trop… » C’est une excellente expression que j’ai trouvée là. Plus je pénètre dans les profondeurs de mon être, plus je regarde attentivement dans ma vie passée, et plus je suis convaincu de la sévère justesse de cette expression. Superflu !… c’est bien cela. Ce mot ne s’applique pas aux autres… Les hommes sont ou méchants, ou bons, ou intelligents, ou stupides, ou agréables, ou désagréables ; mais superflus… non. C’est-à-dire, comprenez-moi bien, le monde peut se passer de ces gens-là !… certainement ; mais la superfluité n’est pas leur signe distinctif, et, en parlant d’eux, ce n’est pas le mot « superflu » qui vous vient tout d’abord sur les lèvres. Quant à moi, … c’est tout ce qu’on peut dire : « superflu, ou être surnuméraire », voilà tout. Il est évident que la nature ne comptait pas sur mon apparition, aussi m’a-t-elle traité en visiteur importun et non invité. Ce n’est pas en vain qu’un plaisant, grand amateur de cartes, a dit, à propos de moi, que ma mère a fait une remise, comme au boston, en me mettant au monde. À l’heure qu’il est, je parle de moi avec calme et sans aucun fiel… C’est une affaire finie ! Pendant tout le cours de mon existence, j’ai trouvé ma place prise, peut-être parce que je ne la cherchais pas là où elle devait être. J’ai été susceptible, timide et irritable comme tous les malades. Il y avait de plus en moi, probablement à cause d’un amour-propre excessif ou par suite de l’organisation défectueuse de mon être moral, un obstacle incompréhensible et insurmontable entre mes sentiments, mes idées et l’expression de ces sentiments et de ces idées. Lorsque je me décidais violemment à vaincre cet obstacle, à faire tomber cette barrière, toute ma personne prenait l’empreinte d’une tension pénible. Non seulement je paraissais affecté et guindé, je l’étais réellement ; je sentais cela, et me hâtais de rentrer en moi-même. Un trouble épouvantable s’élevait alors dans mon for intérieur. Je m’analysais jusqu’à la dernière fibre, je me comparais aux autres, je me rappelais les moindres regards, les moindres sourires, les moindres paroles de ceux devant lesquels j’avais voulu briller ; je prenais tout dans le mauvais sens ; je riais amèrement de ma prétention d’être « comme tout le monde, » et au milieu de mon rire je m’affaissais tout à coup, je tombais dans un découragement inepte ; en un mot, je m’agitais sans relâche, comme l’écureuil dans sa roue. Je passais des journées entières à ce travail infructueux et maussade. Et maintenant dites vous-même, dites, de grâce, à quoi un homme pareil peut être utile ! Pourquoi en est-il ainsi de moi ? Quel est le motif de ces sombres tracasseries intérieures ? Qui le sait ? qui me le dira ?

Je me souviens que je pris un jour la diligence pour aller à Moscou. La route était bonne, et pourtant le postillon attela un cheval de volée de front avec les quatre autres. Misérable et parfaitement inutile, attaché n’importe comment à l’avant-train par une corde épaisse et courte qui lui coupait sans pitié la cuisse, lui frottait la queue, le forçait à courir de la façon la plus grotesque, et donnait à tout son être l’aspect d’une virgule, ce misérable cheval excitait toujours ma plus profonde compassion. Je fis observer au postillon qu’il me semblait qu’on aurait pu se passer du cinquième cheval… Il secoua la tête, lui donna une dizaine de coups de fouet dans toute la longueur de son dos décharné, de son ventre bouffi, et marmotta avec une sorte d’ironie : « C’est vrai, il est de trop !… » Moi aussi, je suis de trop… Le relais heureusement n’est plus loin.

Superflu !… J’ai promis de prouver la justesse de mon opinion, et je vais remplir ma promesse. Je ne crois pas nécessaire de m’arrêter à mille bagatelles, aux événements et incidents de chaque jour, quoiqu’ils puissent servir, aux yeux de tout homme réfléchi, de preuves incontestables en ma faveur, ou, pour mieux dire, en faveur de ma manière de me juger.

Mieux vaut commencer de prime abord par le récit d’un fait assez important, après lequel il ne restera probablement plus le moindre doute au sujet de l’exactitude du mot « superflu. » Je n’ai pas, je le répète, l’intention d’entrer dans les détails ; mais je ne puis passer sous silence une circonstance assez curieuse et remarquable, l’étrange conduite de mes amis avec moi, car j’avais aussi des amis. Chaque fois que je me trouvais sur leur chemin ou que je m’approchais d’eux, ils semblaient mal à leur aise ; ils souriaient d’un air contraint en venant à ma rencontre, fixaient leurs regards non sur mes yeux ou sur mes pieds, comme le font certaines gens, mais plutôt sur mes joues, me tendaient la main d’un air pressé, disaient d’un air pressé : « Ah ! bonjour, Tchoulkatourine ! » (le sort m’avait affublé de ce nom), ou bien : « Voilà Tchoulkatourine ! » et s’en allaient aussitôt. D’autres s’arrêtaient même quelquefois immobiles, comme s’ils cherchaient à se rappeler quelque chose. Je remarquais tout cela, car je ne manquais ni d’observation ni de perspicacité. En somme, je ne suis pas bête, il me vient même parfois à l’esprit des pensées assez amusantes et qui ont leur originalité ; mais, en ma qualité d’homme superflu et verrouillé à l’intérieur, j’évitais constamment d’exprimer ma pensée, d’autant plus que je savais d’avance que je la rendrais fort mal. Il me semblait même parfois fort étrange d’entendre les autres parler si simplement et si librement… Quelle hardiesse ! pensais-je involontairement. Pourtant il faut avouer que, malgré mon verrou, la langue me démangeait souvent ; mais ce n’est décidément que dans ma première jeunesse que j’arrivais à prononcer une parole : en avançant dans la vie, je parvenais presque toujours à me vaincre. Je me disais à part moi : « Il vaut mieux que nous nous taisions », et je me calmais instantanément. Nous sommes tous habiles en silence, nous autres Russes !… Mais il ne s’agit pas de cela, et ce n’est pas à moi de critiquer les autres.

Grâce à un concours de circonstances insignifiantes, mais importantes pour moi, il m’arriva, il y a quelques années, de passer six mois dans la ville de district O… Cette ville était fort incommodément bâtie sur le flanc d’une montagne. Elle contenait environ huit cents habitants ; la pauvreté y était extrême, les maisons n’y ressemblaient à rien de connu. La rue principale était obstruée, par-ci par-là, d’immenses plaques de pierres calcaires brutes qui tenaient lieu de pavé, et forçaient même les telegas à un détour. Il y avait une place principale, d’une malpropreté incroyable, au centre de laquelle s’élevait un petit bâtiment percé de trous sombres. Ces trous abritaient des gens à larges chapeaux qui faisaient semblant de se livrer au commerce. Là aussi figurait une haute perche bigarrée près de laquelle on avait placé par ordre, sur l’invitation des autorités, une charrette de foin jaunâtre, autour de laquelle rôdait une poule appartenant au gouvernement. Pour tout dire, on vivait misérablement dans cette ville d’O… Dès les premiers jours de mon séjour, j’y faillis devenir fou d’ennui. Je dois ajouter que, quoique je sois certainement un homme de trop, ce n’est pas que je l’aie voulu ainsi ; je suis malade moi-même, mais je déteste tout ce qui est malsain… Je n’ai pas fui le bonheur, j’ai même essayé de l’atteindre en prenant à droite et à gauche… Aussi n’est-il pas étonnant que j’aie la faculté de m’ennuyer comme tout autre mortel. C’étaient des affaires de service qui m’avaient amené dans la ville d’O…

Térence a décidément juré de me faire mourir. Voici un échantillon de notre conversation :

TÉRENCE. – Mon Dieu ! petit père, qu’écrivez-vous donc toujours là ? Cela ne vous vaut rien d’écrire ainsi.

MOI. – Mais, Térence, je m’ennuie.

ELLE. – Prenez une tasse de thé et couchez-vous. Dieu fera en sorte que vous transpiriez et que vous dormiez un peu.

MOI. – Mais je n’ai pas envie de dormir.

ELLE. – Ah ! petit père, pourquoi parler ainsi ? Que le Seigneur vous bénisse ! Couchez-vous, couchez-vous, c’est ce que vous pouvez faire de mieux.

MOI. – Je mourrai de toute façon, Térence.

ELLE. – Que Dieu vous bénisse, vous dis-je ! Eh bien !

faut-il vous donner du thé ?

MOI. – Je n’ai plus une semaine à vivre, Térence.

ELLE. – Hi ! hi ! petit père, que chantez-vous là ?… Je vais préparer le samovar

Ô créature décrépite, jaune et édentée, se peut-il que je ne sois pas un homme, même pour toi ?

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