III

On n'avait plus jamais entendu parler de lui depuis qu'il était parti ; il s'était évanoui, comme un fantôme. Quand Fabius rencontra son ami dans une rue de Ferrare, il faillit pousser un cri, de surprise d'abord, puis de joie, et l'invita chez lui incontinent. Il y avait, en effet, à l'extrémité du parc qui entourait sa villa, un pavillon spacieux où Mucius pouvait s'installer tout à son aise. Mucius accepta avec empressement et emménagea le jour même en compagnie d'un domestique muet, mais nullement sourd, un garçon fort avisé à en juger par la vivacité de son regard : un Malais qui avait eu la langue tranchée.

Le visiteur avait rapporté de ses voyages des dizaines de coffres remplis de joyaux de toutes sortes. Valéria se réjouit du retour de Mucius ; le jeune homme, de son côté, la salua avec une amicale cordialité et sans la moindre arrière-pensée : manifestement, il avait tenu parole.

Avant le soir, il réussit à s'installer dans le pavillon mis à sa disposition et sortit de ses coffres, secondé par le Malais, tous les objets précieux qu'ils renfermaient : des tapis, des draperies de soie, des habits de velours et de brocart, des armes, des coupes, des plats et des hanaps décorés d'émaux rares, des objets d'or et d'argent incrustés de perles et d'onyx, des coffrets d'ambre et d'ivoire, des fioles ciselées, des épices, des encens, des peaux de bêtes, des plumes d'oiseaux inconnus et maints autres ustensiles dont la destination semblait couverte de mystère. Parmi les joyaux, il y avait un riche collier de diamants que Mucius avait reçu du schah de Perse en récompense d'un service considérable et secret ; le jeune homme sollicita de son hôtesse l'autorisation de lui passer lui-même ce bijou. Fait étrange, le collier lui parut pesant et doué d'une singulière chaleur… il colla littéralement à sa gorge.

Le soir, assis sur la terrasse de la villa, dans l'ombre des lauriers et des oléandres, Mucius entreprit de faire le récit de ses voyages. Il parla des contrées lointaines qu'il avait visitées, de montagnes qui grimpent par-dessus les nuages, de déserts infertiles, de rivières aussi profondes que la mer, de temples grandioses, d'arbres millénaires, de fleurs et d'oiseaux paradisiaques, irisés des sept couleurs de l'arc-en-ciel. Il cita des noms de villes et de peuples… des noms qui répandaient une senteur de conte de fées.

Mucius avait parcouru tout l'Orient : la Perse, l'Arabie, où les coursiers sont plus beaux et plus nobles que l'homme lui-même ; les profondeurs de l'Inde, où la race des hommes évoque des plantes luxuriantes. Il avait atteint les confins de la Chine et du Tibet, où le dieu vivant, nommé dalaï-lama, habite la terre sous l'aspect d'un muet aux yeux obliques. Ses récits étaient merveilleux ; Fabius et Valéria l'écoutaient, enchantés.

Physiquement, Mucius n'avait pas beaucoup changé : sans doute, le soleil des pays chauds l'avait-il bronzé davantage et ses yeux s'étaient-ils foncés plus profondément dans leurs orbites, mais à part cela, il était resté le même qu'avant. En revanche, l'expression de ses traits était devenue différente, plus grave, plus concentrée ; ils ne s'animaient même pas quand il parlait des périls auxquels il s'était exposé, la nuit, dans les forêts antiques peuplées de fauves, ou le jour, sur les routes désertes, où des fanatiques barbares guettent le voyageur pour l'étrangler en holocauste à leur déesse de fer. La voix du jeune homme semblait plus sourde et plus égale ; ses mains et tout son corps avaient perdu la volubilité de mouvements propre aux Italiens. Secondé par son domestique, obséquieux et adroit, il fit voir à ses commensaux quelques tours de magie que lui avaient appris les brahmanes de l'Inde. C'est ainsi qu'après s'être caché derrière un rideau, il leur apparut subitement assis en l'air, les jambes repliées et s'appuyant légèrement du bout des doigts sur une perche de bambou posée en équilibre sur le sol. Fabius ne dissimula point sa surprise, et Valéria son appréhension : « Ne serait-il pas un nécromancien ? » se demanda-t-elle, apeurée.

Et quand il commença à siffler dans une petite flûte pour faire sortir des serpents cachés dans des corbeilles d'osier et que leurs têtes plates, armées de dards, se montrèrent sous l'étoffe bariolée, Valéria en conçut une telle frayeur qu'elle supplia son hôte de faire disparaître les affreux reptiles.

Pendant le souper, Mucius offrit à ses amis un vin de Chiraz, contenu dans une bouteille ronde à long col ; versée dans de minuscules coupes de jaspe, lourde et aromatique, la liqueur s'irisait d'éclats mystérieux, dorés, avec des chatoiements verdâtres. Sa saveur différait de celle des vins d'Europe : elle était douce et épicée, et quand on buvait le vin à petites gorgées, une torpeur subite engourdissait délicieusement les membres. Mucius offrit une coupe à Fabius et à Valéria et en prit une lui-même. Mais, avant de présenter la liqueur à la jeune femme, il marmotta quelques paroles confuses et fit des signes étranges avec ses doigts ; Valéria surprit le manège et, comme toutes les manières de Mucius avaient quelque chose de singulier et d'énigmatique, elle se dit seulement : « N'a-t-il point adopté, aux Indes, quelque religion nouvelle ? Ou bien se conforme-t-il tout simplement aux usages de là-bas ? »

Passé une minute, elle lui demanda s'il n'avait pas interrompu ses études musicales au cours de son voyage. En guise de réponse, Mucius se fit apporter son violon hindou. L'instrument ressemblait aux nôtres, mais il y avait trois cordes au lieu de quatre, la partie supérieure du manche était recouverte d'une peau de serpent aux éclats céruléens, l'archet était fait d'un roseau recourbé en arc et portait à son extrémité un diamant pointu.

Mucius joua, pour commencer, quelques chants populaires — du moins l'assura-t-il —, des mélopées étranges et même barbares pour l'oreille italienne ; le son des cordes métalliques était faible et plaintif. Mais quand il attaqua son dernier chant, le violon parut vivre et frémir sous ses doigts agiles. C'était une mélodie passionnée, large comme l'espace, aussi coulante et sinueuse que le serpent qui avait enveloppé de sa peau le haut du manche. Et elle resplendissait d'une telle flamme, vibrait d'une telle joie triomphante que Fabius et Valéria sentirent leur cœur se serrer et que des larmes jaillirent de leurs yeux… Mucius, penché sur son violon magique, les joues blêmes, les sourcils réunis en un trait noir, avait l'air encore plus grave et concentré. Le diamant, au bout de l'archet, jetait au passage des signes fulgurants, comme s'il avait été embrasé par la flamme du chant ensorcelé.

Mucius s'arrêta, laissant retomber son bras, le menton toujours appuyé sur la base de l'instrument.

« Qu'est-ce donc ? Que nous as-tu joué ? » s'exclama Fabius.

Valéria ne souffla mot, mais tout son être sembla répéter la question de son époux. Mucius reposa le violon sur la table, secoua ses boucles et dit avec un sourire aimable :

« Cette mélodie… ce chant, je l'ai entendu un jour à Ceylan. Et l'on prétend, là-bas, que c'est le chant de l'amour heureux et triomphant.

— Rejoue-le, murmura Fabius.

— Non, il ne se répète pas, répondit Mucius… De plus, il se fait tard, la signora a besoin de repos, et moi aussi… je suis las. »

Durant toute la journée, Mucius s'était comporté avec la jeune femme comme un vieil ami, simple et respectueux, mais en prenant congé il lui serra la main avec une force extrême, en appuyant les doigts sur sa paume et en la fixant avec une telle insistance que, sans relever les yeux, elle sentit son regard lui brûler les joues. Valéria ne dit rien, mais retira vivement sa main et contempla un long moment la porte par où il était sorti. Perplexe, elle se souvint de la crainte qu'il lui avait toujours inspirée… Les deux époux retournèrent dans leur chambre.

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