Vous dirai-je ma joie et ma fierté durant tout ce jour-là ? Les baisers de Zinaïda vivaient encore sur mon visage ; transporté de ravissement, j’évoquais à tout moment chacune de ses paroles et tenais tellement à ma félicité nouvelle que je commençais d’avoir peur et ne voulais plus revoir la cause de mon exaltation.
Il me semblait que je ne pouvais plus rien attendre du destin et que l’heure était venue « de boire une dernière bolée d’air et de mourir » !
Le lendemain, en me rendant chez les Zassekine, j’éprouvais une vive confusion que je masquais en vain sous la désinvolture modeste du monsieur-qui-veut-faire-entendre-qu’il-sait-garder-un-secret.
Zinaïda me reçut le plus simplement du monde, et sans la moindre émotion, se contentant de me menacer du doigt et de me demander si je n’avais pas de bleus. Toute ma désinvolture, ma modestie et mes airs de conspirateur s’évanouirent en un clin d’œil. Sans doute, je ne m’attendais à rien d’extraordinaire, mais enfin… le calme de la jeune fille me produisit exactement l’effet d’une douche froide. Je compris que je n’étais qu’un enfant, pour elle, et j’en fus affecté !
Zinaïda se promenait de long en large, et un sourire fugitif effleurait son visage toutes les fois que ses yeux se posaient sur moi ; mais ses pensées étaient loin — je le voyais bien…
« Vais-je lui parler d’hier, lui demander où elle se hâtait et savoir enfin ?… »
J’y renonçai et pris place dans un coin, à l’écart.
L’arrivée de Belovzorov, sur ces entrefaites, me parut on ne peut plus opportune.
« Je n’ai pas réussi à vous trouver une bête docile… Il y a bien une cavale dont Freitag se porte garant, mais moi, je n’ai pas confiance. J’ai peur.
— Et de quoi avez-vous peur, s’il est permis de vous poser cette question ? demanda Zinaïda.
— De quoi ?… Mais vous ne savez même pas monter à cheval. Dieu nous garde, mais un malheur est si vite arrivé ! Quelle est cette lubie qui vous passe par la tête ?
— Cela ne regarde que moi, monsieur le fauve… Et s’il en est ainsi, je vais m’adresser à Piotr Vassiliévitch… »
C’était le nom de mon père, et je fus surpris qu’elle parlât de lui avec une telle aisance, comme si elle était certaine qu’il accepterait de lui rendre ce service.
« Tiens, tiens, fit Belovzorov, c’est donc avec ce monsieur-là que vous voulez faire du cheval ?
— Que ce soit lui ou un autre, cela ne vous regarde pas. En tous les cas, pas avec vous.
— Pas avec moi…, répéta le hussard… Soit… je vais vous trouver une monture.
— Seulement faites bien attention à ce que ce ne soit pas une mule… Car je vous préviens que je veux faire du galop.
— Faites-en, si cela vous chante… Est-ce avec Malevsky ?
— Et pourquoi pas avec lui, mon vaillant capitaine ? Allons, calmez-vous, ne faites plus ces yeux-là. On dirait que vous voulez foudroyer les gens… Je vous emmènerai un jour… Malevsky… comme si vous ne saviez pas ce qu’il est pour moi, à présent… pfuitt ! »
Elle secoua la tête.
« C’est pour me consoler que vous dites cela », ronchonna Belovzorov.
Zinaïda plissa les yeux.
« Vous consoler ?… Oh… oh… oh… mon brave capitaine ! proféra-t-elle enfin, comme si elle n’avait pas réussi à trouver d’autre mot. Et vous, m’sieur Voldémar, voudrez-vous venir avec nous ?
— C’est que… je n’aime pas être… en nombreuse compagnie, balbutiai-je sans lever les yeux.
— Ah ! ah ! vous préférez le tête-à-tête… Tant pis, ce sera comme vous le voudrez, soupira-t-elle… Allez, Belovzorov, en chasse… Il me faut absolument un cheval pour demain !
— Oui, mais où prendre l’argent ? » intervint la vieille princesse.
Zinaïda fronça les sourcils.
« Je ne vous ai rien demandé… Belovzorov me fait confiance.
— Confiance… confiance… », grommela la matrone.
Et subitement, elle hurla de toute la force de ses poumons :
« Douniacha !
— Maman, je vous ai pourtant acheté une sonnette, observa Zinaïda.
— Douniacha ! » appela de nouveau la princesse.
Belovzorov prit congé. Je sortis avec lui. On n’essaya pas de me retenir…