TROISIÈME LETTRE DU MÊME AU MÊME

16 juin 1850.

Eh bien, mon ami, j’ai été chez elle. Je l’ai vue. Avant tout, il faut que je te dise la chose du monde la plus étonnante. Crois-moi ou ne me crois pas, comme tu voudras. Mais le fait est que, dans la personne de Viera, le temps n’a pas opéré le plus léger changement. Quand elle s’est avancée à ma rencontre, j’ai eu peine à retenir une exclamation de surprise. Je voyais devant moi la jeune fille de dix-sept ans exactement aussi belle que je l’avais connue. Seulement ses yeux n’ont plus l’expression enfantine ; mais il faut dire qu’autrefois ils étaient déjà trop brillants pour ressembler à des yeux d’enfant. Quant au reste, pas la moindre métamorphose. C’est le même calme dans son maintien et sa démarche ; le même timbre argentin dans la voix et le même front uni sans une seule ride. On dirait que pendant le cours des années qui viennent de s’écouler elle a été conservée dans la neige.

Cependant elle a vingt-huit ans, et elle a eu trois enfants !… C’est inconcevable. Tu t’imagines peut-être que j’embellis à cœur joie ce portrait. Non, au contraire, je t’avouerai même que cette immuabilité ne m’a pas plu. À vingt-huit ans, une femme, une mère ne doit plus avoir la physionomie d’une jeune fille. Elle ne doit pas avoir impunément subi les épreuves de la vie.

Quoi qu’il en soit, elle m’a reçu fort gracieusement. Quant à son mari, il était ravi de me voir. C’est vraiment un excellent homme qui semble n’aspirer qu’à se créer des affections. Leur habitation est commode et bien tenue.

Viera était habillée comme elle s’habillait autrefois avant son mariage, tout en blanc avec une ceinture bleue, et une petite chaîne d’or à son col. Sa fille est gentille, mais elle ne lui ressemble pas, elle ressemble plutôt à sa grand’mère, dont j’ai revu un instant après le portrait. Cette image de Mme Eltzof, qui est d’une fidélité parfaite, m’a frappé dès mon entrée dans le salon. Il m’a semblé qu’elle me regardait attentivement et sévèrement. Viera s’est assise sur le divan au pied de ce tableau. C’est sa place favorite. Je me suis assis près d’elle, et, en parlant du passé, je ne pouvais m’empêcher de lever les yeux sur la rigide figure de sa mère.

Croirais-tu qu’en vertu des leçons que cette mère lui a données, Viera n’a pas lu jusqu’à présent un seul roman ni un seul poème, en un mot, comme elle le dit elle-même, aucune œuvre d’imagination ? Une telle indifférence pour les nobles satisfactions de l’esprit m’irrite. De la part d’une femme qui est intelligente et qui a de la sensibilité, c’est vraiment incompréhensible.

« Eh quoi ! lui ai-je dit, vous vous êtes donc fait un devoir de ne pas lire ces sortes de livres ?

– Non, m’a-t-elle répondu, l’occasion ne s’en est pas présentée, et je n’y ai pas songé.

– Vous m’étonnez ! Mais vous, repris-je en m’adressant à Priemkof, comment n’avez-vous pas donné à votre femme le goût de ces lectures ?

– Je l’aurais fait avec plaisir, répondit-il, mais…

– Ne le croyez pas, s’écria Viera, il n’a lui-même pas le moindre penchant pour la poésie.

– Pour la poésie, c’est possible, répliqua Priemkof… Mais d’autres œuvres, des romans, par exemple… »

– Comment donc, demandai-je à Viera, passez-vous vos soirées ? »… Vous jouez aux cartes ?

– Oui, quelquefois. Mais les occupations ne nous manquent pas. Quelquefois aussi nous lisons. En dehors des œuvres d’imagination, il y a un assez bon nombre de livres excellents.

– Pourquoi donc rejetez-vous ainsi la poésie ?

– Je ne la rejette pas. Mais voyez, dès mon enfance j’ai été habituée à m’en écarter. C’était le désir de ma mère, et plus je vis, plus je reconnais la sagesse, la parfaite sagesse de tous les actes et de toutes les paroles de ma mère.

– Très bien. Mais en ce qui tient à la question qui nous occupe, je ne puis être d’accord avec vous. Je crois que vous vous privez inutilement d’une très pure et très légitime jouissance, et voyez : vous admettez bien l’étude de la musique et de la peinture, pourquoi donc proscririez-vous la poésie ?

– Je ne songe pas à la proscrire. Je ne la connais pas. Voilà le fait.

– Si vous le voulez, je vous la ferai connaître. Votre mère ne vous a pas sans doute interdit à tout jamais les meilleures productions de la littérature ?

– Non, au contraire, quand je me mariai, ma mère m’affranchit de toutes les restrictions qu’elle m’avait imposées précédemment. C’est moi qui n’ai pas songé à lire des… Comment dites-vous… enfin, des romans. »

Je l’écoutai avec surprise. Jamais je n’avais eu l’exemple d’une telle candeur. Elle me regardait avec son regard placide. C’est ainsi que les oiseaux regardent quand ils n’ont pas peur.

« Je vous apporterai un livre », m’écriai-je.

Tout à coup l’idée m’était venue de lui apporter mon Faust.

Viera exhala un léger soupir, puis me dit d’un air craintif :

« Un livre… pas un livre de George Sand ?

– Ah ! vous avez donc entendu parler de cet écrivain, et quand je vous apporterais un ouvrage de lui, serait-ce un si grand mal ? Mais non, c’est une œuvre d’un autre auteur que je veux vous faire connaître. Je suppose que vous n’avez pas oublié l’allemand ?

– Non.

– Elle le parle comme une Allemande, s’écria Priemkof.

– À merveille ! Vous verrez…, vous verrez quel merveilleux ouvrage je vous apporterai.

– Bien. Nous verrons. Mais à présent, allons au jardin. Ma petite Natacha ne tient plus en place. »

Elle prit un chapeau rond en paille, un vrai chapeau d’enfant, tout à fait pareil à celui de sa fille, si ce n’est qu’il était plus grand. Je marchai à côté d’elle. Sous les rameaux des larges tilleuls, au souffle du vent frais, son visage me parut encore plus doux, surtout lorsqu’à un certain moment elle rejetait légèrement la tête en arrière pour me regarder sous l’aile de son chapeau. Si Priemkof n’avait pas été là, si je n’avais pas vu sautiller devant nous sa fille, j’aurais pu me croire encore à mes vingt-deux ans, à ce même été où je me préparais à partir pour Berlin, d’autant que le jardin où nous nous promenions était très semblable à celui de Mme Eltzof. Je ne pus m’empêcher de dire à Viera la singulière impression que j’éprouvais.

« Beaucoup de personnes, me répondit-elle, ont déjà remarqué que ma physionomie est peu changée, et je puis ajouter que mon caractère est resté le même. »

Nous nous approchâmes d’un kiosque chinois.

« Ne faites pas attention, me dit-elle, aux murs un peu délabrés de ce pavillon. À l’intérieur, il est joli et on y est très bien. »

Nous entrâmes, et, après avoir examiné cette fraîche retraite :

« Écoutez, dis-je à Viera, faites apporter dans cette pièce des chaises et une table pour le jour où je reviendrai. On est à merveille dans ce kiosque. C’est là que je voudrais vous lire le livre dont je vous ai parlé… le Faust… de Gœthe.

– Oui, répondit-elle d’un air insouciant, on est ici à l’abri des mouches, et quand reviendrez-vous ?

– Après-demain. »

Tout à coup Natacha, qui était entrée avec nous dans le pavillon, poussa un cri d’effroi et se jeta en arrière, le visage pâle.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda Viera.

– Ah ! maman, regarde…, regarde cette horrible bête, et du doigt elle indiquait une énorme araignée qui montait le long du mur.

– Pourquoi as-tu peur ? lui dit Viera, elle ne mord pas. »

À ces mots, ayant que j’eusse le temps de l’arrêter, elle saisit le hideux insecte, le laissa cheminer un instant sur sa main, puis le jeta dehors.

« Ah ! lui dis-je, vous êtes brave !

– Comment donc ? cette araignée n’est point de celles dont les piqûres sont venimeuses.

– Je vois que vous avez gardé vos connaissances d’histoire naturelle, mais, en vérité, je n’aurais pas voulu toucher cet affreux insecte.

– Il n’y avait rien à craindre. »

Natacha nous regardait en silence et en riant.

« Comme cette enfant, repris-je, ressemble à votre mère !

– C’est vrai, me répondit Viera avec un sourire de satisfaction. Dieu veuille qu’elle ne lui ressemble pas seulement par la figure ! »

On vint nous annoncer que le dîner était servi, et après dîner, je suis parti. Je te dirai entre parenthèses que ce repas était très bien servi et très succulent.

Demain j’apporte mon Faust. Je crains que ce drame du vieux Gœthe n’ait pas de succès. Mais je t’écrirai ce qu’il en arrivera.

Et maintenant, que penses-tu du récit de cette journée ? Ne va pas t’imaginer qu’elle a fait sur moi une trop vive impression, que je vais devenir amoureux. Quelle folie ! Non. Il est temps d’être sage. Assez de chimères m’ont tour à tour passé par la tête, et je ne suis plus d’un âge à rentrer dans les passions de la vie. D’ailleurs, des femmes de cette trempe ne peuvent me séduire, et quelles femmes m’ont vraiment séduit ?

Quoi qu’il en soit, je me réjouis de ce voisinage ; j’aime à penser aux rapports que je puis avoir avec cette bonne, douce, naïve jeune femme. Ce qui arrivera plus tard, je te le dirai. Ton ami,

P. B.

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