I

C’était à Pétersbourg, en hiver, le premier jour du carnaval. Je dînais chez un de mes anciens condisciples qui, dans sa première jeunesse, ressemblait à une modeste jeune fille, et qui plus tard se montra fort peu timide. Il est mort à présent, comme la plupart de mes camarades d’étude. À ce dîner, il ne devait y avoir avec moi que Constantin-Alexandrovitch Assanof et un écrivain qui jouissait alors d’une certaine célébrité. L’écrivain se fit attendre ; puis, on reçut de lui un billet dans lequel il annonçait qu’il ne pourrait venir. À sa place s’assit un petit monsieur aux cheveux blonds, un de ces éternels convives, comme il y en a tant à Pétersbourg, qu’on n’invite jamais et qu’on rencontre partout.

Notre dîner dura longtemps. Notre hôte ne ménageait pas ses vins ; peu à peu nos têtes s’échauffèrent, et peu à peu chacun de nous se mit à rire et à parler ouvertement de ce qu’il gardait en secret dans sa pensée. Quel homme n’a quelque mystère au fond du cœur ?

La physionomie de mon condisciple, ordinairement timide et réservée, avait perdu cette expression. Ses yeux scintillaient, et un gros rire éclatait sur ses lèvres. Le petit monsieur aux cheveux blonds riait aussi en se livrant à de sottes plaisanteries. Mais celui qui me surprit le plus fut Assanof. Il avait à un haut degré le sentiment des convenances, et tout à coup je le vis passer la main sur son front, puis prendre un air hautain, et il se mit à se vanter de ses liaisons et surtout à parler à chaque minute d’un personnage important qui était son oncle. Je ne reconnaissais plus ce jeune homme que j’avais vu si différent en d’autres réunions. Évidemment il se moquait de nous et semblait n’éprouver qu’un grand dédain pour notre société. Ses fanfaronnades m’offensèrent.

« Écoutez, lui dis-je, si nous sommes à vos yeux des êtres si chétifs, pourquoi donc ne restez-vous pas avec cet oncle éminent ? Mais peut-être qu’il ne veut pas vous voir près de lui ? »

Assanof ne me répondit pas. Il continua à passer la main sur son front, puis s’écria :

« Quelles gens ! Des gens qui ne fréquentent pas un salon distingué, qui ne connaissent pas une femme comme il faut, tandis que moi, ajouta-t-il en tirant de sa poche un portefeuille et en le frappant avec la main, moi j’ai là toute une collection de lettres d’une jeune fille qui n’a pas sa pareille au monde. »

Notre hôte et le petit blond, qui en ce moment causaient vivement ensemble, ne firent pas attention à ces dernières paroles d’Assanof, mais moi j’en fus choqué.

« Je pense, lui dis-je, que vous voudriez nous en faire accroire, monsieur le neveu d’un homme illustre. Vous n’avez point de lettres comme celles dont vous parlez.

– Vous croyez, me répliqua-t-il en me regardant d’un air de hauteur ; qu’est-ce donc que ces papiers ? »

En disant ces mots il ouvrit son portefeuille et en tira une dizaine de lettres qui lui étaient adressées.

« Je connais cette écriture », me dis-je…

Ici, je sens le rouge qui me monte au visage… Mon amour-propre souffre cruellement. Il est triste d’avoir à confesser une action mauvaise… Mais que faire ? En commençant ce récit, je savais que je rougirais de honte. Donc, je recueille mon courage et j’avoue que…

Voici le fait. Je profitai de l’état d’ivresse d’Assanof pour parcourir rapidement une des lettres qu’il avait déposées sur la nappe imbibée de vin de Champagne. Moi-même j’avais aussi la tête troublée… et le cœur me battait vivement.

Hélas ! j’étais amoureux de celle qui écrivait à Assanof, et jusque-là rien ne m’avait fait soupçonner qu’elle eût de l’attachement pour lui. Sa lettre, écrite en français, était pleine d’expressions de tendresse et de dévouement. Elle commençait par ces mots : « Mon cher ami Constantin », et se terminait par un conseil et une promesse : « Soyez prudent comme vous l’avez été jusqu’ici, et si je ne me marie pas avec vous, je ne me marierai avec aucun autre. »

Frappé comme par un coup de foudre, je restai un instant immobile, puis je m’arrachai à cet état de stupeur et sortis précipitamment. Un quart d’heure après j’étais rentré chez moi.

La famille Zlotnitzki était l’une des premières avec qui j’avais fait connaissance, lorsque de Pétersbourg j’étais venu résider à Moscou. Elle se composait du père, de la mère, de deux filles et d’un fils. Le père, avec ses cheveux gris, était un homme encore bien conservé, qui, après avoir servi dans l’armée, occupait un emploi assez important. Dès le matin il se rendait à son bureau ; après dîner, il dormait, et le soir il allait au club faire sa partie de cartes.

Rarement on le voyait dans sa maison. Il n’aimait point à parler, et son regard était tantôt morne, tantôt indifférent. Excepté des livres de géographie et de voyages, il ne lisait rien. Quand il se trouvait indisposé, il s’amusait à enluminer des dessins, s’enfermait dans son cabinet ou agaçait un vieux perroquet appelé Popka. Sa femme, qui était d’une nature maladive et phtisique, avec de grands yeux noirs et un nez aquilin, restait toute la journée sur un divan, occupée à faire de la tapisserie. Il me parut qu’elle craignait son mari, et qu’elle était devant lui comme une coupable. La fille aînée, Barbe, grosse blonde vermeille, âgée de dix-huit ans, était constamment assise à la fenêtre, regardant les passants. Le fils, qui faisait ses études dans un établissement de l’État, ne se montrait chez ses parents qu’aux jours de fête et causait fort peu. La fille cadette, Sophie, dont j’étais amoureux, avait le même caractère très taciturne.

Le silence régnait dans cette demeure, un silence qui n’était interrompu que par les cris du perroquet, et qui s’appesantissait sur tous ceux qui la fréquentaient. Au reste, il y venait peu de monde. L’ameublement morne du salon, les tentures rouges avec de grands ramages jaunes, les chaises en paille tressée, les coussins en tapisserie fanée représentant des images de jeunes filles et des figures de caniches, les lampes à bec, et les vieux portraits appendus aux murailles, tout avait un air sombre, morne, glacial.

En arrivant de Pétersbourg, je me fis un devoir de me présenter chez les Zlotnitzki, dont ma mère était la parente. Je passai d’abord avec peine une heure avec eux et restai longtemps sans retourner dans leur demeure. Puis peu à peu mes visites y devinrent plus fréquentes. J’étais attiré par Sophie, qui d’abord ne m’avait pas plu et dont j’avais fini par être amoureux.

Elle était de taille moyenne, droite et mince, avec un visage pâle, une chevelure noire abondante, et de grands yeux bruns dont les paupières étaient toujours à demi fermées. Ses traits réguliers et fins, et surtout ses lèvres serrées indiquaient la fermeté et la force de la volonté. Ses parents la considéraient comme une fille d’un caractère résolu. « Elle ressemble à Catherine, à sa sœur aînée, me dit sa mère, un jour que je me trouvais seul avec elle, car devant son mari elle n’osait prononcer ce nom de Catherine. Vous ne l’avez pas connue, ajouta-t-elle, elle est mariée dans le Caucase. Figurez-vous qu’à l’âge de treize ans elle s’amouracha de l’homme qu’elle a épousé, et me déclara alors qu’elle n’aurait pas un autre mari. Tous nos efforts pour l’en détourner furent inutiles. Elle attendit jusqu’à l’âge de vingt-trois ans et, malgré la colère de son père, se maria comme elle l’avait dit. Sophie aura-t-elle la même opiniâtreté ? Que Dieu l’en préserve ! mais quelquefois j’ai peur. Voyez, elle n’a que seize ans, et déjà on ne peut la dompter… »

En ce moment, M. Zlotnitzki entra et sa femme se tut.

Ce n’était point par son énergie de volonté que Sophie m’avait plu, non ; mais il y avait en elle, à travers sa sécheresse, à travers son défaut de vivacité et d’imagination, un charme particulier, le charme de la franchise et d’une âme droite et pure. Je la respectais, je l’aimais avec ardeur. Il m’avait semblé qu’elle avait aussi un bon sentiment pour moi, et la pensée que je ne devais pas compter sur son affection, qu’elle en aimait un autre, me serrait douloureusement le cœur.

La découverte que je venais de faire était pour moi d’autant plus étonnante que Constantin Assanof ne venait que très rarement chez les Zlotnitzki, beaucoup plus rarement que moi, et ne paraissait point s’occuper de Sophie. Ce Constantin était un assez beau brun, avec des traits un peu lourds, mais expressifs, des yeux scintillants, un front large et blanc, et des lèvres rouges, épaisses, surmontées d’une petite moustache. Il avait une attitude réservée, mais sévère, parlait avec confiance ou gardait le silence avec dignité. Évidemment, il avait une haute opinion de lui-même. Rarement il riait, et ne riait qu’entre ses dents, et jamais il ne dansait. En général, il était dans ses mouvements assez indolent, et passait cependant pour un bon officier.

« Quelle étrange chose ! me disais-je en rêvant sur mon canapé à ce que je venais de découvrir, et comment ne m’en suis-je jamais douté ? » « Soyez prudent comme vous l’avez été jusqu’ici… » Ces mots me revinrent à l’esprit – « Ah ! m’écriai-je, quelle fille rusée ! Et moi qui la croyais si franche et si vraie ! Attendez, attendez, je vous… »

Mais alors je me mis à fondre en larmes, et de toute la nuit je ne pus dormir.

Le lendemain, à deux heures, je retournai dans la demeure de Sophie. Son père était sorti, et sa mère ne siégeait pas à sa place accoutumée. Après avoir mangé les beignets du carnaval, elle avait eu mal à la tête et s’était retirée dans sa chambre. Barbe était, selon son habitude, accoudée à la fenêtre, observant les passants. Sophie, les bras croisés sur la poitrine, se promenait de long en large dans la chambre. Le perroquet criait.

« Bonjour », me dit Barbe d’un air indolent en me voyant entrer, puis aussitôt elle ajouta, comme si elle se parlait à elle-même : « Voilà un homme avec un plateau sur la tête. »

C’était son habitude de noter à voix basse tout ce qu’elle remarquait dans la rue.

« Bonjour, lui dis-je. Bonjour, Sophie Nicolaïevna, et où est donc votre mère ?

– Elle est rentrée dans sa chambre pour se reposer, me répondit Sophie.

– Nous avions aujourd’hui les beignets, ajouta Barbe, sans se retourner de mon côté. Pourquoi n’êtes-vous pas venu ? Mais où va donc cet employé de bureau ? »

Le perroquet continuait à faire entendre ses vibrations perçantes.

« Comme votre perroquet crie aujourd’hui, dis-je à Sophie.

– Il crie toujours ainsi. »

Nous restâmes un instant l’un en face de l’autre en silence.

« Il s’est approché de la porte, murmura Barbe, en ouvrant tout à coup le vasistas de la fenêtre.

– De qui donc parles-tu ? demanda Sophie.

– D’un pauvre que je viens d’apercevoir », répondit sa sœur.

En disant ces mots elle jeta par la fenêtre une petite pièce de monnaie tachée d’un reste d’allumette parfumée, referma le vasistas et sauta lourdement sur le parquet.

« J’ai passé hier une agréable soirée, dis-je à Sophie, en m’asseyant sur un fauteuil. Je dînais chez un de mes amis avec Constantin Assanof. »

En prononçant ce nom j’avais les yeux fixés sur la jeune fille. Sa figure ne sourcilla pas.

« Il faut vous avouer, repris-je, que nous avons beaucoup bu… Huit bouteilles, et nous n’étions que quatre !

– Vraiment ? répliqua d’un ton flegmatique Sophie, en secouant la tête.

– Oui, dis-je, un peu irrité de son indifférence, et savez-vous, Sophie Nicolaïevna, je dois reconnaître la justesse du proverbe qui dit : la vérité est dans le vin.

– Comment donc ?

– Constantin nous a amusés. Imaginez-vous que tout à coup il s’est mis à passer la main sur son front, et à nous dire : « Quel homme je suis ! J’ai un oncle qui est « un haut personnage ! »

Barbe se mit à rire, d’un rire saccadé. Le perroquet lui répondit par ses cris aigus. Sophie s’arrêta en face de moi et me regarda fixement.

« Et vous, qu’avez-vous dit ? me demanda-t-elle. Vous en souvenez-vous ? »

Je rougis involontairement.

« Non, répliquai-je, je ne m’en souviens pas, mais j’étais aussi un peu guilleret. Il est certain, repris-je, après un moment de silence, que le vin est dangereux. On peut être entraîné par l’effet d’une trop ample libation à se conduire fort inconsidérément et à divulguer des choses que personne ne devrait connaître. Mais nous parlerons de cela une autre fois. Il est déjà tard.

– Est-ce que vous auriez tenu un de ces propos inconsidérés ?

– Je ne parle pas de moi. »

Sophie se détourna et se mit à se promener de nouveau dans la chambre. Je la suivais du regard, et je me disais : « La voilà : ce n’est qu’une jeune fille, une enfant. Et comme elle se possède ! Elle est impassible ! Mais attendons… »

« Sophie Nicolaïevna.

– Que voulez-vous ? demanda-t-elle.

– Est-ce que vous ne nous jouerez pas quelque chose sur le piano ? À propos, ajoutai-je à voix basse, il faut que je vous parle. »

Sans me répondre un mot, elle passa dans le salon et s’approcha du piano. « Que voulez-vous que je joue ?

– Ce qui vous plaira. Une nocturne de Chopin. »

Elle s’assit et commença. Elle jouait assez maladroitement, mais avec sentiment. Sa sœur ne jouait que des valses et des polkas et rarement. C’était pour elle toute une affaire que de s’avancer d’un pas nonchalant vers l’instrument musical, de se placer sur un tabouret, d’ôter son burnous, car elle avait toujours un burnous sur les épaules ; elle entamait péniblement une polka, ne l’achevait pas, en commençait une autre, puis soudain soupirait, se levait, et retournait à la fenêtre. Étrange créature !

J’étais assis près de Sophie.

« Écoutez, lui dis-je, en l’observant attentivement, il faut que je vous fasse part d’une découverte qui m’est très douloureuse.

– Quelle découverte ?

– La voici… Jusqu’à présent je me suis abusé, complètement abusé à votre égard.

– Quelle idée ! répliqua-t-elle, en continuant à jouer et en fixant ses regards sur ses doigts.

– Je vous croyais franche. Je pensais que vous ne pouviez employer la ruse, ni dissimuler vos sentiments… ni tromper. »

Sophie pencha la tête sur son cahier de musique, puis me dit : « Je ne vous comprends pas.

– Non, repris-je, jamais l’idée ne me serait venue qu’à votre âge vous eussiez l’art de jouer un rôle !… »

Les mains de Sophie tremblaient sur les touches du piano.

« Que dites-vous ? me demanda-t-elle sans me regarder…, moi jouer un rôle…

– Oui, vous. »

Elle souriait et moi j’étais irrité. « Vous affectez de vous montrer indifférente envers un jeune homme…, et vous lui écrivez. »

Je la vis pâlir. Mais elle ne se retourna pas de mon côté, elle acheva son nocturne, puis se leva et ferma le piano.

« Où allez-vous ? lui dis-je, non sans quelque embarras. Vous ne me répondez pas !

– Que pourrais-je vous répondre ? Je ne sais de quoi vous voulez parler, et je n’ai rien à dissimuler. »

Elle se mit à ranger ses cahiers.

Le sang me monta à la tête.

« Vous savez, répliquai-je, en me levant aussi, vous savez de quoi il est question, et je puis, si vous le voulez, vous citer quelques mots d’une de vos lettres : « Soyez prudent, comme vous l’avez été jusqu’ici. »

Sophie tressaillit légèrement.

« Je n’attendais pas cela de vous, me dit-elle enfin.

– Ni moi de vous. Comment, vous, Sophie Nicolaïevna, vous avez accordé votre confiance à un homme qui…

– Et s’il en est ainsi, répliqua-t-elle, sachez que j’aime cet homme, et que peu m’importe l’opinion que vous aurez de lui et de mon amour. De quoi vous mêlez-vous ? De quel droit me parlez-vous ainsi ?… Et si je suis résolue… »

À ces mots, elle se tut et sortit.

Je restai au salon, et tout à coup je me trouvai si confus que je me couvris le visage de mes mains. Je comprenais toute l’indélicatesse, toute la bassesse de ma conduite ; la honte et le repentir me serraient le cœur ; je me regardais comme un être déshonoré.

« Grand Dieu ! me dis-je, qu’ai-je fait ? »

« Antoine, Antoine, cria la servante dans l’antichambre, apportez au plus vite une carafe d’eau à mademoiselle.

– Qu’y a-t-il ? demanda Antoine.

– Elle pleure ! elle pleure ! »

Je frissonnai, et rentrai dans la pièce voisine pour y prendre mon chapeau.

« Qu’avez-vous donc dit à Sophie ? » me demanda Barbe d’un ton indifférent, puis, après un instant de silence : « Voilà encore ce scribe qui passe dans la rue. »

Je m’avançai vers la porte.

« Où allez-vous donc ? reprit-elle. Attendez un instant, ma mère va venir.

– Non, je ne puis rester, à présent. Je reviendrai plus tard. »

En ce moment, je vis avec effroi Sophie qui traversait d’un pas ferme le salon. Son visage était plus pâle que de coutume ; à peine une légère rougeur colorait-elle ses joues. Elle ne me regarda pas.

« Viens donc ! dit Barbe. Quel est donc cet employé qui rôde ainsi autour de notre maison ?

– Peut-être un espion », répondit Sophie avec un froid accent de mépris.

C’en était trop. Je sortis, et je ne sais en vérité comment je regagnai ma demeure.

La douleur morale que j’éprouvais, je ne puis la décrire. En un seul jour, deux coups terribles. J’avais appris que Sophie en aimait un autre, et j’avais à jamais perdu son estime. Je me sentais si honteux, si accablé, que je ne pouvais pas même m’indigner contre moi-même. Couché sur mon canapé, la face tournée contre la muraille, j’éprouvais une satisfaction cruelle à m’abandonner à mon désespoir, quand tout à coup j’entendis résonner des pas dans l’antichambre. Je levai la tête, et devant moi apparut l’un de mes amis les plus intimes : Jacques Passinkof.

J’étais en ce moment disposé à recevoir très mal toute visite, mais il ne m’était pas possible de mal recevoir Passinkof. Non, au contraire, dans l’âcreté de ma douleur, je me réjouis de le voir et je le saluai d’un signe de tête. Il se promena un instant, selon sa coutume, à travers ma chambre, en étirant ses grands bras et en allongeant ses grandes épaules, puis s’arrêta en silence devant moi et s’assit dans un coin.

Je connaissais Jacques depuis longtemps, presque depuis mon enfance. Il avait été élevé dans la pension de l’Allemand Winterkeller, chez lequel j’avais passé trois années. Son père, retiré du service avec le titre de major, était un honnête homme, mais sans fortune, et d’un esprit un peu troublé. Jacques avait sept ans lorsqu’il l’amena chez l’instituteur allemand. Il paya sa pension une année d’avance, puis quitta Moscou et ne donna point de ses nouvelles. Des rumeurs mystérieuses, étranges, circulèrent sur son compte. Huit ans après son départ, on apprit qu’il s’était noyé en Sibérie, en traversant l’Irtyche. Qu’allait-il faire en Sibérie ? Dieu le sait.

Passinkof avait depuis longtemps perdu sa mère. Il ne lui restait pas d’autres proches parents qu’une tante si pauvre, qu’elle n’osait venir voir l’orphelin de peur qu’on ne le remît à sa charge. Mais cette crainte était illusoire. Le bon Allemand garda près de lui Jacques, lui donna des leçons comme à ses autres élèves et le nourrit. Seulement, on ne lui donnait pas de dessert aux jours ordinaires et on lui fit un vêtement avec une vieille capote brune de la mère de M. Winterkeller, très fanée, et pourtant encore assez solide.

Les élèves qui connaissaient ces circonstances et l’état de dépendance de Jacques, le traitaient un peu sans façon, et l’appelaient tantôt la capote de la grand’mère, tantôt le neveu du bonnet, parce que sa tante portait un vieux bonnet surmonté d’une touffe de rubans jaunes qui ressemblait à un artichaut, tantôt, en mémoire de son père qui était mort dans l’Irtyche, ils l’appelaient le fils d’Yermak, l’aventureux conquérant de la Sibérie. Mais tout en lui infligeant ces surnoms, tout en remarquant son singulier accoutrement et sa misère, ses condisciples l’aimaient) et il n’était pas possible de ne pas l’aimer. Je crois qu’on n’aurait pas trouvé dans le monde une plus honnête, une meilleure nature. Il se distinguait, en outre, par ses études.

Quand je le vis pour la première fois, il avait environ seize ans et moi treize. J’étais l’enfant gâté d’une famille assez riche, et lorsque j’entrai à la pension, je me liai d’abord avec un jeune prince qui était l’objet des attentions particulières de Winterkeller, puis avec quelques autres élèves appartenant à l’aristocratie. Je ne m’occupai pas des autres et ne fis pas la moindre attention à Passinkof. Ce grand garçon avec sa gaucherie de mouvements, son habit informe, son pantalon étriqué, ses bas en fil grossier, m’apparaissait comme une espèce de groom, comme le fils d’un rustique bourgeois.

Passinkof se montrait très prévenant et très poli envers chacun, sans être obséquieux. Si on le repoussait, il ne s’humiliait pas, et il ne se fâchait pas ; il se retirait en silence à l’écart, et attendait un autre moment. Ce fut ainsi qu’il agit à mon égard. Il y avait environ un mois que j’étais à l’école. Par un beau jour d’été, en me rendant au jardin, après un de nos jeux bruyants, je le vis assis sur un escabeau sous les larges rameaux d’un lilas. Il tenait, un livre à la main, et en m’approchant de lui, je lus sur la couverture de ce livre : Schiller’s Werke (Œuvres de Schiller). Je m’arrêtai :

« Est-ce que vous savez l’allemand ? » lui demandai-je.

Quand j’y songe, je me fais encore un reproche de l’accent dédaigneux avec lequel je lui adressai cette question.

Il leva sur moi ses petits yeux expressifs, et me répondit :

« Oui, je le sais, et vous ? »

Cette brève interrogation me froissa ; je voulus m’éloigner, et pourtant je restai.

« Et que lisez-vous donc dans Schiller ? repris-je avec le même ton de hauteur.

– En ce moment, je lis un poème qui a pour titre : la Résignation, de charmants vers ! Voulez-vous les entendre ? Asseyez-vous sur ce banc. »

J’hésitai un instant, puis je m’assis. Passinkof se mit à lire. Il savait l’allemand beaucoup mieux que moi, et m’expliquait nettement le sens de plusieurs vers. Mais je ne me sentis point honteux de mon ignorance, ni de sa supériorité. Dès ce jour, dès cette heure où il m’avait fait cette lecture sous les rameaux de lilas, je l’aimai cordialement, je le recherchai, je reconnus son ascendant.

Je me rappelle encore parfaitement la physionomie qu’il avait à cette époque, et qui d’ailleurs resta plus tard à peu près la même. Il était grand, mince, et assez gauche dans ses mouvements. Ses épaules droites, sa poitrine plate lui donnaient l’apparence d’une constitution débile ; cependant il ne se plaignait jamais de sa santé. Sa tête, large et ronde, penchait légèrement de côté, de maigres boucles de cheveux blonds flottaient sur son col. Sa figure n’était pas belle, à vrai dire ; elle avait même un caractère ridicule par l’ampleur d’un long nez un peu rouge qui s’inclinait sur de larges lèvres. Mais son front était superbe, et, lorsqu’il souriait, ses petits yeux gris avaient une telle expression de sensualité et de caressante bonté qu’on ne pouvait le regarder sans en avoir le cœur réjoui. Je me rappelle aussi sa voix douce et calme, avec une sorte d’enrouement particulier qui était agréable. Il parlait peu en général, et avec une espèce d’effort ; mais quand il s’animait, sa parole coulait librement, et, chose singulière, elle devenait plus douce, son regard semblait se retirer dans l’intérieur de sa pensée, et toute sa figure était légèrement enflammée. Sur ses lèvres, les mots : bonté, vérité, savoir, amour, avec quelque enthousiasme qu’il les prononçât, ne résonnaient jamais faussement. Sans effort, il entrait dans la région de l’idéal. À tout instant son âme pure était prête à paraître « devant la beauté sainte » ; elle n’attendait que la rencontre et l’attouchement sympathique d’une autre âme.

Passinkof était romantique, un des derniers romantiques que j’aie rencontrés. Aujourd’hui chacun sait qu’ils ont disparu ; on n’en retrouve plus dans les rangs de la jeunesse actuelle. Tant pis pour cette jeunesse !

Je passai environ trois ans sous le même toit avec Jacques dans une étroite intimité, et fus le confident de son premier amour. Avec quelle attention et quel vif intérêt j’écoutai ses aveux ! L’objet de sa passion était une nièce de Winterkeller, une gentille Allemande, blonde et rondelette, avec une figure d’enfant et de candides yeux bleus. Elle avait le cœur bon et sentimental, elle aimait les poésies de Matthisson, d’Uhland, de Schiller, et récitait agréablement leurs vers de sa voix juvénile et argentine. L’amour de Jacques était essentiellement platonique. Il ne voyait sa belle Frédérica que le dimanche, quand elle venait jouer avec ses cousines et lui parlait peu. Un soir, qu’elle lui avait dit : mein lieber, lieber Herr Jacob (mon cher monsieur Jacques), il ne put dormir de toute la nuit, tant il était ravi. L’idée ne lui vint pas qu’à d’autres élèves la jeune fille disait également : « Mon cher. »

Je me souviens aussi de sa douleur et de son accablement quand tout à coup il apprit que Mlle Frédérica épousait un simple marchand de comestibles, nommé Kniftous, et non point par la volonté de ses parents, mais par sa propre inclination. Comme il était triste alors, le pauvre Passinkof, et comme il souffrit le jour où le nouveau couple vint faire sa première visite à notre maître de pension ! Frédérica, en le nommant encore son cher monsieur Jacques, le présenta à son mari, en qui tout reluisait, les yeux, les cheveux noirs frisés, le front, les dents, les boutons d’habit, les broderies et le gilet, tout, jusqu’aux bottes qui chaussaient ses larges pieds, tournés en dehors comme ceux des danseurs.

Passinkof adressa ses félicitations à M. Kniftous, et lui souhaita le plus parfait, le plus durable bonheur. Je suis sûr que ses vœux étaient sincères. J’assistais à cette scène ; j’observai mon ami avec un sentiment de pitié et d’admiration. En ce moment, il m’apparaissait comme un héros.

Mais ensuite que de tristes dialogues entre nous !

« Il faut chercher votre consolation dans la science, lui disais-je.

– Oui, me répondit-il, et dans la poésie.

– Et dans l’amitié, ajoutai-je.

– Et dans l’amitié, » reprit-il. Oh ! les bons jours d’autrefois !

Je me séparai de lui avec un amer regret. Avant ma sortie de la pension, il obtint, non sans de longues sollicitudes et de nombreuses négociations, ses certificats et entra à l’université. Mais il continuait à vivre auprès de Winterkeller ; seulement, au lieu de son grotesque accoutrement, on lui avait fait faire un habit convenable, pour le récompenser des leçons qu’il avait données à ses jeunes élèves.

Tant que je restai à la pension, Jacques continua ses relations intimes avec moi. Il y avait cependant entre nous une différence d’âge que je commençais à sentir, et je me rappelle que j’étais jaloux de ses nouveaux camarades d’étude.

Il exerçait sur moi une salutaire influence. Malheureusement elle fut trop tôt interrompue. Je me souviens d’un des effets de cette influence : dans mon enfance, j’avais l’habitude de mentir ; devant Passinkof, je n’aurais pu proférer un mensonge. Un de mes grands plaisirs était de me promener seul avec lui, ou de marcher de long en large dans ma chambre, tandis que de sa voix douce et contenue il récitait des vers. Alors il me semblait que, peu à peu, je me détachais des régions terrestres et m’élevais dans un monde mystérieux, dans des sphères radieuses.

Je me rappelle une nuit où nous allâmes nous asseoir sous le lilas dont nous avions fait notre place de prédilection. Tous nos camarades dormaient. Nous nous levâmes en silence, nous primes nos habits à tâtons, et nous sortîmes à la dérobée pour nous en aller rêver. Au dehors soufflait un air frais qui nous obligea à nous serrer l’un contre l’autre. Nous causâmes si vivement que nous nous interrompions à chaque instant l’un l’autre, mais sans nous quereller. Le ciel était resplendissant, Jacques leva les yeux et, me serrant la main, il murmura ces vers :

Sur nous, le ciel dans sa splendeur,

Au haut du ciel le créateur.

J’éprouvai une sorte de saisissement religieux, et je m’appuyai sur son épaule. Une vive émotion me faisait battre le cœur.

Oh ! jours d’enthousiasme, où êtes-vous ? Où êtes-vous, années de la jeunesse !

Huit ans après je retrouvai Passinkof à Pétersbourg. Je venais d’entrer au service, et lui il avait obtenu un petit emploi dans une chancellerie. Avec quelle joie nous nous rejoignîmes ! Jamais je n’oublierai le moment où, seul dans ma demeure, j’entendis tout à coup résonner sa voix dans l’antichambre. Avec quelle précipitation je me levai ! Avec quelle palpitation de cœur je me jetai dans ses bras, sans lui donner le temps d’ôter son manteau et son écharpe ! Avec quelle avidité je le regardais ! et des larmes de joie coulaient de mes yeux. Dans cet espace de huit ans, il avait un peu vieilli. Des rides fines comme la trace d’une pointe d’épingle se dessinaient sur son front, ses joues s’étaient affaissées, ses cheveux avaient grisonné, mais sa barbe n’avait pas grandi, et son regard était le même, et il avait aussi son même rire si charmant, si cordial, quoique à peine saisissable à l’oreille et haletant.

Dieu ! que de choses nous nous dîmes ce jour-là ! que de vers nous nous récitâmes ! Je conjurai Jacques de venir demeurer avec moi ; mais il ne voulut pas y consentir. Il promit seulement de venir me voir chaque jour, et il accomplit sa promesse.

Son cœur n’avait pas changé. C’était la même nature romantique que j’avais connue. Le froid de la vie, le rigoureux froid de l’expérience ne l’avait pas saisi. La délicate fleur de son imagination s’épanouissait dans toute sa fraîche beauté. Nulle triste préoccupation ne se manifestait en lui. Il était réservé comme autrefois, mais il avait l’âme gaie.

À Pétersbourg, il vivait d’une vie retirée, comme s’il eût été dans un désert, ne s’inquiétant pas de l’avenir et ne fréquentant presque personne. Je le conduisis chez Zlotnitzki, et il y retourna avec plaisir assez fréquemment. N’étant point vaniteux, il n’était pas timide. Dans cette maison comme dans toute autre, il parlait peu, mais il conçut de l’affection pour cette famille. Le taciturne vieillard lui-même, le mari de Tatiana Vassilievna l’accueillait sans brusquerie, et les deux silencieuses jeunes filles s’habituèrent promptement à le voir.

Quelquefois il arrivait, apportant dans sa large poche quelque nouvelle publication qu’il voulait faire connaître, puis il hésitait longtemps à la lire ; il se tenait dans un coin, sa place favorite, et se bornait à tendre de temps en temps le col, comme un oiseau craintif. Enfin, il se décidait, prenait son livre et commençait sa lecture, d’abord à voix basse, puis d’un ton plus ferme et plus élevé, interrompant lui-même de temps à autre par quelques courtes observations, ou quelques exclamations. Je remarquai que, dans ces occasions, Barbe s’approchait de lui plus volontiers que sa sœur et l’écoutait avec attention, quoiqu’elle ne comprit pas très bien tout ce qu’il lisait ; car elle comprenait peu les productions littéraires. Assise en face de lui, le menton appuyé sur sa main, elle le regardait fixement et ne prononçait pas une parole ; seulement, de temps à autre, elle exhalait tout à coup un soupir.

Dans la soirée, et surtout les dimanches et les fêtes, nous jouions au gage touché. À notre partie s’associaient ordinairement deux parentes des Zlolnitzki, deux gentilles sœurs à la figure ronde, qui riaient constamment, et quelques bons jeunes gens qui commençaient leur carrière avec le titre de cadets ou de cornettes. Passinkof se tenait près de Tatiana, et délibérait avec elle sur les conditions qu’il fallait imposer à ceux qui avaient des gages à racheter.

Sophie répugnait aux cajoleries et aux embrassades qu’on prescrit ordinairement en pareil cas, et Barbe ne pouvait souffrir qu’on lui ordonnât quelque chose à faire ou quelque énigme à deviner. Les jeunes cousines éclataient de rire. D’où leur venait ce rire perpétuel ? Souvent il me fatiguait. Le vieux Zlotnitzki ne prenait point part à nos jeux, et quelquefois même, par la porte de son cabinet, il nous observait d’un air morose.

Une fois seulement il s’avança à improviste vers nous, et nous proposa d’enjoindre à la personne qui allait délivrer un gage de danser avec lui. Nous acceptâmes. Il se trouva que ce gage appartenait à Tatiana. Elle rougit ; elle se troubla, comme aurait pu faire une jeune fille de quinze ans. Mais le vieillard ordonna à Sophie de se mettre au piano, puis, prenant sa femme par le bras, fit avec elle deux tours de valse, selon l’ancienne mesure, à trois temps. Je me rappelle sa figure qui tantôt se détournait de nous, et tantôt apparaissait avec la même austère et inflexible expression. Il valsait d’un pas large ; sa femme avait peine à le suivre, et, comme si elle avait eu peur, elle se penchait sur sa poitrine. Il la reconduisit à sa place, la salua, puis rentra dans son cabinet et s’y enferma. Sophie voulait cesser de jouer. Mais sa sœur la pria de continuer ; puis, s’avançant vers Passinkof, et lui tendant la main d’un air assez gauche :

« Voulez-vous ? » lui dit-elle.

Jacques se leva surpris, s’inclina poliment, car il était très poli, et prit Barbe par la taille. Mais, dès le premier pas, il glissa, se sépara, de sa danseuse et se heurta contre le socle de la cage du perroquet qu’il renversa. L’oiseau effarouché poussa des cris perçants. Tout le monde éclata de rire. Zlotnitzki ouvrit la porte de sa chambre, observa d’un œil morne ce qui se passait, puis se retira.

Lorsque plus tard on rappelait cet accident à Barbe, elle souriait et regardait Passinkof d’un air singulier, comme si elle pensait qu’on ne pouvait rien imaginer de plus sensé que ce qu’il avait fait ce soir-là.

Jacques aimait beaucoup la musique. Souvent il priait Sophie de jouer quelque morceau. Alors il s’asseyait à l’écart, et écoutait et quelquefois accompagnait à voix basse les passages qui lui plaisaient le plus. Une des compositions qui surtout le charmaient, c’était la Constellation, de Schubert. Il affirmait que lorsqu’il entendait cette mélodie, il lui semblait que des rayons d’une lumière d’azur descendaient du ciel dans son âme avec des accords harmonieux. Depuis ce temps, chaque fois que j’ai vu une nuit pure, étoilée, sans nuage, j’ai pensé à Schubert et à Passinkof.

Je me souviens encore d’une promenade que nous fîmes un jour aux environs de la ville avec Zlotnitzki. Nous avions pris deux voitures de louage très vieilles et d’une structure grossière : une caisse bleue, les ressorts ronds, de larges sièges, et du foin à l’intérieur. Les chevaux, harassés et boiteux, nous traînaient péniblement. Nous nous promenâmes longtemps sous les bois de sapins de Pargolof ; nous bûmes du lait dans des cruches en grès, et nous mangeâmes des fraises au sucre. Le temps était superbe. Barbe n’aimait pas à marcher. Dès qu’elle avait fait quelques centaines de pas, elle se déclarait fatiguée. Cette fois pourtant, elle ne nous quitta pas. Elle avait ôté son chapeau, ses cheveux étaient dénoués, ses traits animés, ses joues vermeilles. Nous rencontrâmes dans le bois deux petites paysannes. Elle les appela près d’elle, s’assit par terre, et les fit asseoir amicalement à ses côtés. Sophie les regarda de loin avec un froid sourire, et ne revint pas les rejoindre. Elle se promenait avec Assanof. Le vieux Zlotnitzki dit que Barbe était une vraie poule couveuse. Dans le cours de la journée, elle chemina quelquefois à côté de Passinkof, et une fois elle lui adressa ces mots : « Jacques, je veux vous dire quelque chose. » Mais ce qu’elle voulait lui dire, on ne l’a pas su. Il faut pourtant que j’en revienne à mon histoire.

L’apparition subite de mon ami m’avait réjoui. Mais soudain le sentiment de la honte me revint avec le souvenir de ce que j’avais fait dans la journée, et je tournai de nouveau la tête du côté du mur.

Après un instant de silence, Jacques me demanda si j’étais souffrant.

« Non, lui répondis-je d’une voix mal assurée, j’ai seulement un peu mal à la tête. »

Il prit un livre et s’assit. Une heure environ s’écoula. Je venais de décider en moi-même que je ferais ma confession à Jacques, quand soudain j’entendis une voiture qui s’arrêtait à ma porte ; j’écoutai avec attention. Assanof demandait si j’étais chez moi.

Jacques se leva. Il n’aimait pas Assanof ; il me dit qu’il allait se retirer dans une pièce voisine, et qu’il reviendrait près de nous, après le départ de mes visiteurs.

Assanof entra.

À sa figure enflammée, à son brusque salut, il était aisé de reconnaître qu’il ne venait pas me faire une simple visite ordinaire.

« Que va-t-il arriver ? me dis-je.

– Monsieur, s’écria-t-il en s’asseyant dans un fauteuil, je viens vous trouver pour que vous veuillez bien m’éclaircir un doute.

– Et lequel ?

– Je désirerais savoir si vous êtes ou non un homme d’honneur ?

– Que signifient ces paroles ? répliquai-je avec colère.

– Voici ce qu’elles signifient, reprit-il en appuyant sur chaque mot : Hier, je vous ai montré un portefeuille renfermant plusieurs lettres à mon adresse. Aujourd’hui, sans en avoir le moindre droit, vous allez faire des reproches… entendez-vous ? des reproches à la personne qui m’a écrit, et vous lui citez quelques passages d’une de ses lettres. Je désirerais avoir l’explication de ce procédé.

– Et moi, lui repartis-je en frémissant de colère et en même temps d’un sentiment de honte, je désirerais savoir de quel droit vous m’interrogez. Il vous a plu de nous vanter l’importance de votre oncle et de nous révéler votre correspondance. Est-ce ma faute ? Pas une de vos lettres ne vous a été enlevée.

– Non, c’est vrai. Je les ai toutes. Mais j’étais hier dans un tel état, que vous auriez bien pu…

– Monsieur, repris-je d’un ton de voix plus élevé, je n’ai plus qu’un seul mot à vous dire : je vous prie de me laisser en repos. Entendez-vous ? Je ne veux rien savoir de vos affaires, et n’ai aucune explication à vous donner. Allez la demander à celle qui vous écrit. »

Je sentais en ce moment que j’avais le feu à la tête. Assanof fixa sur moi un regard auquel il prenait à tâche de donner une expression sardonique, puis se leva en se pinçant la moustache et me dit :

« Je sais à présent ce que je dois penser. Votre physionomie est le plus sûr témoignage de ce qui s’est passé. Mais je dois vous faire observer que des gens d’honneur ne se conduisent pas ainsi… Lire une lettre qui ne vous appartient pas, et ensuite jeter le trouble dans le cœur d’une jeune fille…

– Allez-vous-en au diable, m’écriai-je en frappant du pied… et envoyez-moi vos témoins. Je ne veux pas avoir d’entretien avec vous.

– Vous ne m’enseignerez pas ce que je dois faire, repartit froidement Assanof. J’avais déjà résolu moi-même de vous envoyer mes témoins. »

Il sortit, et je tombai sur un canapé en me voilant la face avec mes mains. Je me sentis frapper sur l’épaule et regardai. Devant moi était Passinkof.

« Qu’as-tu fait ? me demanda-t-il. Dis-moi la vérité. Tu as lu cette lettre ? »

Je n’avais pas la force de lui répondre. Mais je lui fis un signe de tête affirmatif.

Passinkof s’approcha de la fenêtre ; puis, revenant vers moi, me dit lentement :

« Tu as lu une lettre d’une jeune fille adressée à Assanof. Qui était cette jeune fille ?

– Sophie Zlotnitzki », répondis-je comme un accusé à son juge.

Après un moment de silence, Jacques reprit :

« La passion seule peut jusqu’à un certain point t’excuser. Es-tu amoureux de Sophie ?

– Oui. »

De nouveau Jacques se tut. Puis il me dit : « Je m’en doutais. Et, aujourd’hui, tu as été lui faire des reproches ?

– Oui, oui, m’écriai-je avec un accent de désespoir ; et, aujourd’hui, tu me méprises ? »

Il lit deux tours dans la chambre et se rapprocha de moi.

« Elle l’aime ! » murmura-t-il.

« Elle l’aime ! »

Il resta un instant les yeux fixés sur le parquet ; ensuite, il dit :

« Nous devons remédier à cette affaire. Il le faut absolument. » Et il prit son chapeau.

« Où vas-tu ?

– Chez Assanof.

– Je ne puis te le permettre, m’écriai-je en me levant précipitamment. Est-ce possible ? Que pensera-t-il ?

– Eh ! quoi ? répliqua Jacques en me regardant fixement, vaut-il mieux donner suite à la faute que tu as commise, te perdre, et déshonorer cette jeune fille ?

– Que diras-tu à Assanof ?

– Je tâcherai de le fléchir. Je déclarerai que tu lui demandes pardon.

– Je ne veux pas lui demander pardon !

– Quoi donc ? N’es-tu pas coupable ? »

Je regardai mon ami. Sa physionomie calme, mais grave et sombre, me frappa. Jamais je ne lui avais vu une telle expression. Je ne répondis rien et me remis sur mon divan.

Il sortit.

Avec quelle angoisse j’attendis son retour ! Avec quelles mortelles lenteurs les minutes s’écoulaient ! Enfin il reparut.

« Eh bien ? m’écriai-je d’une voix craintive.

– Grâce à Dieu, c’est fini !

– Tu as vu Assanof ?

– Oui.

– Qu’a-t-il dit ? Est-il resté inflexible ?

– Non… Je m’attendais à autre chose, et je dois te l’avouer, il n’est pas, comme je le supposais, un homme ordinaire.

– Et après l’avoir vu, repris-je, tu as été ailleurs ?

– J’ai été chez les Zlotnitzki.

– Ah ! »

Je sentais mon cœur battre violemment et n’osais regarder Passinkof.

« Et tu l’as vue, elle ?

– Oui, j’ai vu Sophie, une bonne, une excellente fille. Elle était d’abord très troublée, puis elle s’est calmée. Au reste, je ne lui ai pas parlé plus de cinq minutes.

– Et tu lui as tout dit… tout ?

– Je lui ai dit ce qui était nécessaire.

– Maintenant je n’oserai plus me présenter devant elle.

– Pourquoi donc ? Au contraire, il faut que tu retournes dans cette maison, ne fût-ce que pour ne pas laisser deviner…

– Hélas ! mon ami, m’écriai-je en comprimant mes larmes ; maintenant tu me méprises !

– Moi ! te mépriser ! dit-il en me regardant avec un regard où rayonnait l’affection ; te mépriser ! enfant que tu es. Est-ce que tu as été maître de toi-même ? Est-ce que tu ne souffres pas ? »

Il me tendit la main. Je me jetai dans ses bras en sanglotant.

Quelques jours se passèrent pendant lesquels je crus remarquer que Jacques était inquiet. Je me décidai enfin à retourner chez les Zlotnitzki. Je ne puis dire avec quelle émotion je rentrai dans ce salon. Je me rappelle que je pouvais à peine distinguer les personnes qui s’y trouvaient et que ma voix était comme étranglée dans mon gosier. Sophie n’était guère plus à son aise. Elle fit un visible effort pour causer avec moi, mais nos yeux s’évitaient réciproquement, et chacun de ses mouvements trahissait la contrainte qu’elle s’imposait pour me dissimuler… je dois le dire… un secret sentiment de répugnance.

Je pris à tâche de la délivrer au plus vite et de m’affranchir moi-même de cette pénible situation. Par bonheur, ce fut là ma dernière entrevue avec elle avant son mariage. Un changement subit dans ma destinée m’obligea à me rendre à l’une des extrémités de la Russie. Je dis adieu pour longtemps à la famille Zlotnitzki, à Pétersbourg, et, ce qui m’était très douloureux, à mon cher Passinkof.

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