Les deux amis

Au printemps de l’année 184…, un jeune homme de vingt-six ans, nommé Boris Andréitch Viasovnine, venait de quitter ses fonctions officielles pour se vouer à l’administration des domaines que son père lui avait légués dans une des provinces de la Russie centrale. Des motifs particuliers l’obligeaient, disait-il, à prendre cette décision, et ces motifs n’étaient point d’une nature agréable. Le fait est que, d’année en année, il voyait ses dettes s’accroître et ses revenus diminuer. Il ne pouvait plus rester au service, vivre dans la capitale, comme il avait vécu jusque-là, et, bien qu’il renonçât à regret à sa carrière de fonctionnaire, la raison lui prescrivait de rentrer dans son village pour mettre ordre à ses affaires.

À son arrivée, il trouva sa propriété fort négligée, sa métairie en désordre, sa maison dégradée. Il commença par prendre un autre staroste, diminua les gages de ses gens, fit nettoyer un petit appartement dans lequel il s’établit, et clouer quelques planches au toit ouvert à la pluie.

Là se bornèrent d’abord ses travaux d’installation ; avant d’en faire d’autres, il avait besoin d’examiner attentivement ses ressources et l’état de ses domaines.

Cette première tâche accomplie, il s’appliqua à l’administration de son patrimoine, mais lentement, comme un homme qui cherche pour se distraire à prolonger le travail qu’il a entrepris. Ce séjour rustique l’ennuyait de telle sorte que très souvent il ne savait comment employer toutes les heures de la journée qui lui semblaient si longues. Il y avait autour de lui quelques propriétaires qu’il ne voyait pas, non point qu’il dédaignât de les fréquenter, mais parce qu’il n’avait pas eu occasion de faire connaissance avec eux. En automne, enfin, le hasard le mit en rapport avec un de ses plus proches voisins, Pierre Vasilitch Kroupitzine, qui avait servi dans un régiment de cavalerie et s’était retiré de l’armée avec le grade de lieutenant.

Entre les paysans de Boris Andréitch et ceux du lieutenant Pierre Vasilitch, il existait depuis longtemps des difficultés pour le partage de deux bandes de prairie de quelques ares d’étendue. Plus d’une fois ce terrain en litige avait occasionné, entre les deux communautés, des actes d’hostilité. Les meules de foin avaient été subrepticement enlevées et transportées en une autre place. L’animosité s’accroissait de part et d’autre, et ce fâcheux état de choses menaçait de devenir encore plus grave. Par bonheur, Pierre Vasilitch, qui avait entendu parler de la droiture d’esprit et du caractère pacifique de Boris, résolut de lui abandonner à lui-même la solution de cette question. Cette démarche de sa part eut le meilleur résultat. D’abord, la décision de Boris mit fin à toute collision, puis, par suite de cet arrangement, les deux voisins entrèrent en bonnes relations l’un avec l’autre, se firent de fréquentes visites, et enfin en vinrent à vivre en frères presque constamment.

Entre eux pourtant, dans leur extérieur comme dans la nature de leur esprit, il y avait peu d’analogie. Boris, qui n’était pas riche, mais dont les parents autrefois étaient riches, avait été élevé à l’université et avait reçu une excellente éducation. Il parlait plusieurs langues ; il aimait l’étude et les livres ; en un mot, il possédait les qualités d’un homme distingué. Pierre Vasilitch, au contraire, balbutiait à peine quelques mots de français, ne prenait un livre entre ses mains que lorsqu’il y était en quelque sorte forcé, et ne pouvait être classé que dans la catégorie des gens illettrés.

Par leur extérieur, les deux nouveaux amis ne différaient pas moins l’un de l’autre. Avec sa taille mince, élancée, sa chevelure blonde, Boris ressemblait à un Anglais. Il avait des habitudes de propreté extrême, surtout pour ses mains, s’habillait avec soin, et avait conservé dans son village, comme dans la capitale, la coquetterie de la cravate.

Pierre Vasilitch était petit, un peu courbé. Son teint était basané, ses cheveux noirs. En été comme en hiver, il portait un paletot-sac en drap bronzé, avec de grandes poches entrebâillées sur les côtés.

« J’aime cette couleur de bronze, disait-il, parce qu’elle n’est pas salissante. »

La couleur en effet n’était pas salissante, mais le drap qu’elle décorait était bel et bien taché.

Boris Andréitch avait des goûts gastronomiques élégants, recherchés. Pierre mangeait, sans y regarder de si près, tout ce qui se présentait, pourvu qu’il y eût de quoi satisfaire son appétit. Si on lui servait des choux avec du gruau, il commençait par savourer les choux, puis attaquait résolument le gruau. Si on lui offrait une liquide soupe allemande, il acceptait cette soupe avec le même plaisir, et entassait le gruau sur son assiette.

Le kwas était sa boisson favorite et, pour ainsi dire, sa boisson nourricière. Quant aux vins de France, particulièrement les vins rouges, il ne pouvait les souffrir, et déclarait qu’il les trouvait trop aigres.

En un mot, les deux voisins étaient fort différents l’un de l’autre. Il n’y avait entre eux qu’une ressemblance, c’est qu’ils étaient tous deux également honnêtes et bons garçons. Pierre était né avec cette qualité, et Boris l’avait acquise. Nous devons dire, en outre, que ni l’un ni l’autre n’avaient aucune passion dominante, aucun penchant, ni aucun lien particulier. Ajoutons enfin, pour terminer ces deux portraits, que Pierre était de sept ou huit ans plus âgé que Boris.

Dans leur retraite champêtre, l’existence des deux voisins s’écoulait d’une façon uniforme. Le matin, vers les neuf heures, Boris ayant fait sa toilette, et revêtu une belle robe de chambre qui laissait à découvert une chemise blanche comme la neige, s’asseyait près de la fenêtre avec un livre et une tasse de thé. La porte s’ouvrait, et Pierre Vasilitch entrait dans son négligé habituel. Son village n’était qu’à une demi-verste de celui de son ami, et très souvent il n’y retournait pas. Il couchait dans la maison de Boris.

« Bonjour ! disaient-ils tous deux en même temps. Comment avez-vous passé la nuit ? »

Alors Théodore, un petit domestique de quinze ans, s’avançait avec sa casaque, ses cheveux ébouriffés, apportait à Pierre la robe de chambre qu’il s’était fait faire en étoffe rustique. Pierre commençait par faire entendre un cri de satisfaction, puis se paraît de ce vêtement, ensuite se servait une tasse de thé et préparait sa pipe. Puis l’entretien s’engageait, un entretien peu animé et coupé par de longs intervalles et de longs repos. Les deux amis parlaient des incidents de la veille, de la pluie et du beau temps, des travaux de la campagne, du prix des récoltes, quelquefois de leurs voisins et de leurs voisines.

Au commencement de ses relations avec Boris, souvent Pierre s’était cru obligé, par politesse, de le questionner sur le mouvement et la vie des grandes villes ; sur divers points scientifiques ou industriels, parfois même sur des questions assez élevées. Les réponses de Boris l’étonnaient et l’intéressaient. Bientôt pourtant il se sentit fatigué de cette investigation ; peu à peu il y renonça, et Boris n’éprouvait pas un grand désir de l’y ramener. De loin en loin, il arrivait encore que tout à coup Pierre s’avisait de formuler quelque difficile question comme celle-ci :

« Boris, dites-moi donc ce que c’est que le télégraphe électrique ? »

Boris lui expliquait le plus clairement possible cette merveilleuse invention, après quoi Pierre, qui ne l’avait pas compris, disait :

« C’est étonnant ! »

Puis il se taisait, et de longtemps il ne se hasardait à aborder un autre problème scientifique.

Que si l’on veut savoir quelle était la plupart du temps la causerie des deux amis, en voici un échantillon.

Pierre ayant retenu dans son palais la fumée de sa pipe, et la lançant en bouffées impétueuses par ses narines, disait à Boris :

« Qui est cette jeune fille que j’ai vue tout à l’heure à votre porte ? »

Boris aspirait une bouffée de son cigare, humait une cuillerée de thé froid, et répondait :

« Quelle jeune fille ? »

Pierre se penchait sur le bord de la fenêtre, regardait dans la cour le chien qui mordillait les jambes nues d’un petit garçon, puis ajoutait :

« Une jeune fille blonde qui n’est, ma foi, pas laide.

– Ah ! reprenait Boris après un moment de silence. C’est ma nouvelle blanchisseuse.

– D’où vient-elle ?

– De Moscou, où elle a fait son apprentissage. »

Après cette réponse, nouveau silence.

« Combien avez-vous donc de blanchisseuses ? demandait de nouveau Pierre en regardant attentivement les grains de tabac qui s’allumaient et pétillaient sous la cendre au fond de sa pipe.

– J’en ai trois, répondait Boris.

– Trois ! Moi, je n’en ai qu’une ; elle n’a presque rien à faire. Vous savez quelle est sa besogne.

– Hum ? » murmurait Boris.

Et l’entretien s’arrêtait là.

Le temps s’écoulait ainsi jusqu’au moment du déjeuner. Pierre avait un goût particulier pour ce repas, et disait qu’il fallait absolument le faire à midi. À cette heure-là il s’asseyait à table d’un air si heureux, et avec un si bon appétit, que son aspect seul eût suffi pour réjouir l’humeur gastronomique d’un Allemand.

Boris Andréitch avait des besoins très modérés. Il se contentait d’une côtelette, d’un morceau de poulet ou de deux œufs à la coque. Seulement il assaisonnait ses repas d’ingrédients anglais disposés dans d’élégants flacons qu’il payait fort cher. Bien qu’il ne pût user de cet appareil britannique sans une sorte de répugnance, il ne croyait pas pouvoir s’en passer.

Entre le déjeuner et le dîner, les deux voisins sortaient, si le temps était beau, pour visiter la ferme ou pour se promener, ou pour assister au dressage des jeunes chevaux. Quelquefois Pierre conduisait son ami jusque dans son village et le faisait entrer dans sa maison.

Cette maison, vieille et petite, ressemblait plus à la cabane d’un valet qu’à une habitation de maître. Sur le toit de chaume où nichaient diverses familles d’oiseaux, s’élevait une mousse verte. Des deux corps de logis construits en bois, jadis étroitement unis l’un à l’autre, l’un penchait en arrière, l’autre s’inclinait de côté et menaçait de s’écrouler. Triste à voir au dehors, cette maison ne présentait pas un aspect plus agréable au dedans. Mais Pierre, avec sa tranquillité et sa modestie de caractère, s’inquiétait peu de ce que les riches appellent les agréments de la vie, et se réjouissait de posséder une maisonnette où il pût s’abriter dans les mauvais temps. Son ménage était fait par une femme d’une quarantaine d’années, nommée Marthe, très dévouée et très probe, mais très maladroite, cassant la vaisselle, déchirant le linge, et ne pouvant réussir à préparer un mets dans une condition convenable. Pierre lui avait infligé le surnom de Caligula.

Malgré son peu de fortune, le bon Pierre était très hospitalier ; il aimait à donner à dîner, et s’efforçait surtout de bien traiter son ami Boris. Mais, par l’inhabileté de Marthe, qui, dans l’ardeur de son zèle, courait impétueusement de côté et d’autre, au risque de se rompre le cou, le repas du pauvre Pierre se composait ordinairement d’un morceau d’esturgeon desséché et d’un verre d’eau-de-vie, très bonne, disait-il en riant, contre l’estomac. Le plus souvent, après la promenade, Boris ramenait son ami dans sa demeure plus confortable. Pierre apportait au dîner le même appétit qu’au repas du matin, puis il se retirait à l’écart pour faire une sieste de quelques heures ; pendant ce temps, Boris lisait les journaux étrangers.

Le soir, les deux amis se rejoignaient encore dans une même salle. Quelquefois ils jouaient aux cartes. Quelquefois ils continuaient leur nonchalante causerie. Quelquefois Pierre détachait de la muraille une guitare et chantait d’une voix de ténor assez agréable. Il avait pour la musique un goût beaucoup plus décidé que Boris, qui ne pouvait prononcer le nom de Beethoven sans un transport d’admiration, et qui venait de commander un piano à Moscou.

Dès qu’il se sentait enclin à la tristesse ou à la mélancolie, il chantait en nasillant légèrement une des chansons de son régiment. Il accentuait surtout certaines strophes telles que celle-ci :

« Ce n’est pas un Français, c’est un conscrit qui nous fait la cuisine. Ce n’est pas pour nous que l’illustre Rode doit jouer, ni pour nous que Cantalini chante. Eh ! trompette, nous sonnes-tu l’aubade ? le maréchal des logis nous présente son rapport. »

Parfois Boris essayait de l’accompagner, mais sa voix n’était ni très juste ni très harmonieuse.

À dix heures, les deux amis se disaient bonsoir et se quittaient, pour recommencer le lendemain la même existence.

Un jour qu’ils étaient assis l’un en face de l’autre, selon leur habitude, Pierre, regardant fixement Boris, lui dit tout à coup d’un ton expressif :

« Il y a une chose qui m’étonne, Boris.

– Quoi donc ?

– C’est de vous voir, vous si jeune encore, et avec vos qualités d’esprit, vous astreindre à rester dans un village.

– Mais vous savez bien, répondit Boris surpris de cette remarque, vous savez bien que les circonstances m’obligent à ce genre de vie.

– Quelles circonstances ? Votre fortune n’est-elle pas assez considérable pour vous assurer partout une honnête existence ? Vous devriez entrer au service. »

Et, après un moment de silence, il ajouta : « Vous devriez entrer dans les uhlans.

– Pourquoi dans les uhlans ?

– Il me semble que c’est là ce qui vous conviendrait le mieux.

– Vous, pourtant, vous avez servi dans les hussards.

– Oui ! s’écria Pierre avec enthousiasme. Et quel beau régiment ! Dans le monde entier, il n’en existe pas un pareil ; un régiment merveilleux ; colonel, officiers…, tout était parfait… Mais vous, avec votre blonde figure, votre taille mince, vous seriez mieux dans les uhlans.

– Permettez, Pierre. Vous oubliez qu’en vertu des règlements militaires, je ne pourrais entrer dans l’armée qu’en qualité de cadet. Je suis bien vieux pour commencer une telle carrière, et je ne sais pas même si à mon âge on voudrait m’y admettre.

– C’est vrai, répliqua Pierre à voix basse. Eh bien ! alors, reprit-il en levant subitement la tête, il faut vous marier.

– Quelles singulières idées vous avez aujourd’hui !

– Pourquoi donc singulières ? Quelle raison avez-vous de vivre comme vous vivez et de perdre votre temps ? Quel intérêt peut-il y avoir pour vous à ne pas vous marier ?

– Il ne s’agit pas d’intérêt.

– Non, reprit Pierre avec une animation extraordinaire, non, je ne comprends pas pourquoi, de nos jours, les hommes ont un tel éloignement pour le mariage… Ah ! vous me regardez… Mais moi j’ai voulu me marier, et l’on n’a pas voulu de moi. Vous qui êtes dans des conditions meilleures, vous devez prendre un parti. Quelle vie que celle du célibataire ! Voyez un peu, en vérité, les jeunes gens sont étonnants. »

Après cette longue tirade, Pierre secoua sur le dos d’une chaise la cendre de sa pipe, et souffla fortement dans le tuyau pour la nettoyer.

« Qui vous dit, mon ami, repartit Boris, que je ne songe pas à me marier ? »

En ce moment, Pierre puisait du tabac au fond de sa blague en velours ornée de paillettes, et d’ordinaire il accompagnait très gravement cette opération. Les paroles de Boris lui firent faire un mouvement de surprise.

« Oui, continua Boris, trouvez-moi une femme qui me convienne, et je l’épouse.

– En vérité ?

– En vérité !

– Non. Vous plaisantez ?

– Je vous assure que je ne plaisante pas. »

Pierre alluma sa pipe ; puis, se tournant vers Boris :

« Eh bien ! c’est convenu, dit-il, je vous trouverai une femme.

– À merveille ! Mais, maintenant, dites-moi, pourquoi voulez-vous me marier ?

– Parce que, tel que je vous connais, je ne vous crois pas capable de régler vous-même cette affaire.

– Il m’a semblé, au contraire, repris Boris en souriant, que je m’entendais assez bien à ces sortes de choses.

– Vous ne me comprenez pas, » répliqua Pierre, et il changea d’entretien.

Deux jours après, il arriva chez son ami, non plus avec son paletot-sac, mais avec un frac bleu, à longue taille ornée de petits boutons et chargée de deux manches bouffantes. Ses moustaches étaient cirées, ses cheveux relevés en deux énormes boucles sur le front et imprégnés de pommade. Un col en velours, enjolivé d’un nœud en soie, lui serrait étroitement le cou et maintenait sa tête dans une imposante roideur.

« Que signifie cette toilette ? demanda Boris.

– Ce qu’elle signifie, répliqua Pierre en s’asseyant sur une chaise, non plus avec son abandon habituel, mais avec gravité ; elle signifie qu’il faut faire atteler votre voiture. Nous partons.

– Et où donc allons-nous ?

– Voir une jeune femme.

– Quelle jeune femme ?

– Avez-vous donc déjà oublié ce dont nous sommes convenus avant-hier ?

– Mais, mon cher Pierre, répondit Boris, non sans quelque embarras, c’était une plaisanterie.

– Une plaisanterie ! Vous m’avez juré que vous parliez sérieusement, et vous devez tenir parole. J’ai déjà fait mes préparatifs.

– Comment ? Que voulez-vous dire ?

– Ne vous inquiétez pas. J’ai seulement fait prévenir une de nos voisines que j’irais lui rendre aujourd’hui une visite avec vous.

– Quelle voisine ?

– Patience ! vous la connaîtrez. Habillez-vous et faites atteler.

– Mais voyez donc quel temps, reprit Boris tout troublé de cette subite décision.

– C’est le temps de la saison.

– Et allons-nous loin ?

– Non ; à une quinzaine de verstes de distance.

– Sans même déjeuner ? demanda Boris.

– Le déjeuner ne nous occasionnera pas un long retard. Mais, tenez, allez vous habiller ; pendant ce temps, je préparerai une petite collation : un verre d’eau-de-vie. Cela ne sera pas long. Nous ferons un meilleur repas chez la jeune veuve.

– Ah ! c’est donc une veuve ?

– Oui, vous verrez. »

Boris entra dans son cabinet de toilette. Pierre apprêta le déjeuner et fit harnacher les chevaux.

L’élégant Boris resta longtemps enfermé dans sa chambre. Pierre, impatienté, buvait, en fronçant le sourcil, un second verre d’eau-de-vie, lorsque enfin il le vit apparaître vêtu comme un vrai citadin de bon goût. Il portait un pardessus dont la couleur noire se détachait sur un pantalon d’une nuance claire, une cravate noire, un gilet noir, des gants gris glacés ; à l’une des boutonnières de son gilet était suspendu une petite chaîne en or qui retombait dans une poche de côté, et de son habit et de son linge frais s’exhalait un doux arôme.

Pierre, en l’observant, ne fit que proférer une légère exclamation et prit son chapeau.

Boris but un demi-verre d’eau-de-vie et se dirigea avec gon ami vers sa voiture.

« C’est uniquement par condescendance pour vous, lui dit-il, que j’entreprends cette course.

– Admettons que ce soit pour moi, répondit Pierre sur lequel l’élégante toilette de son voisin exerçait un visible ascendant ; mais peut-être me remercierez-vous de vous avoir fait faire ce petit voyage. »

Il indiqua au cocher la route qu’il devait suivre et monta dans la calèche.

Après un moment de silence pendant lequel les deux amis se tenaient immobiles l’un à côté de l’autre :

« Nous allons, dit Pierre, chez Mme Sophie Cirilovna Zad-nieprovskaïa. Vous connaissez sans doute déjà ce nom ?

– Il me semble l’avoir entendu prononcer. Et c’est elle avec qui vous voulez me marier ?

– Pourquoi pas ? C’est une femme d’esprit, qui a de la fortune et de bonnes façons, des façons de grande ville. Au reste vous en jugerez. Cette démarche ne vous impose aucun engagement.

– Sans aucun doute. Et quel âge a-t-elle ?

– Vingt-cinq ou vingt-six ans, et fraîche comme une pomme. »

La distance à parcourir pour arriver à la demeure de Sophie Cirilovna était beaucoup plus longue que le bon Pierre ne l’avait dit. Boris, se sentant saisi par le froid, plongea son visage dans son manteau de fourrure. Pierre ne s’inquiétait guère en général du froid, et moins encore quand il avait ses habits de grande cérémonie qui l’étreignaient au point de le faire transpirer.

L’habitation de Sophie était une petite maison blanche assez jolie, avec une cour et un jardin, semblable aux maisons de campagne qui décorent les environs de Moscou, mais qu’on ne rencontre que rarement dans les provinces.

En descendant de voiture, les deux amis trouvèrent sur le seuil de la porte un domestique vêtu d’un pantalon gris et d’une redingote ornée de boutons armoriés ; dans l’antichambre, un autre domestique assis sur un banc et habillé de la même façon. Pierre le pria de l’annoncer à sa maîtresse, ainsi que son ami. Le domestique répondit qu’elle les attendait, et leur ouvrit la porte de la salle à manger, où un serin sautillait dans sa cage, puis celle du salon, décoré de meubles à la mode, façonnés en Russie, très agréables en apparence, et en réalité très incommodes.

Deux minutes après, le frôlement d’une robe de soie se fit entendre dans une chambre voisine, puis la maîtresse de la maison entra d’un pas léger. Pierre s’avança à sa rencontre et lui présenta Boris.

« Je suis charmé de vous voir, dit-elle en observant Boris d’un regard rapide. Il y a longtemps que je désirais vous connaître, et je remercie Pierre Vasilitch d’avoir bien voulu me procurer cette satisfaction. Je vous en prie, asseyez-vous. »

Elle-même s’assit sur un petit canapé en aplatissant d’un coup de main les plis de sa robe verte garnie de volants blancs, penchant la tête sur le dossier du canapé, tandis qu’elle avançait sur le parquet deux petits pieds chaussés de deux jolies bottines.

Pendant qu’elle échangeait elle-même l’entretien, Boris, assis dans un fauteuil en face d’elle, la regardait attentivement. Elle avait la taille svelte, élancée, le teint brun, la figure assez belle, de grands yeux brillants un peu relevés aux coins de l’orbite comme ceux des Chinoises. L’expression de son regard et de sa physionomie présentait un tel mélange de hardiesse et de timidité qu’on ne pouvait y saisir un caractère déterminé. Tantôt elle clignait ses yeux, tantôt elle les ouvrait dans toute leur étendue, et en même temps sur ses lèvres errait un sourire affecté d’indifférence. Ses mouvements étaient dégagés et parfois un peu vifs. Somme toute, son extérieur plaisait assez à Boris. Seulement il remarquait à regret qu’elle était coiffée étourdiment, qu’elle avait la raie de travers.

De plus, elle parlait, selon lui, un trop correct langage, car il avait à cet égard le même sentiment que Pouchkine, qui a dit : « Je n’aime point les lèvres roses sans sourire, ni la langue russe sans quelque faute grammaticale. » En un mot, Sophie Cirilovna était de ces femmes qu’un amant nomme des femmes séduisantes ; un mari, des êtres agaçants et un vieux garçon des enfants espiègles.

Elle parlait à ses deux hôtes de l’ennui qu’on, éprouve à vivre dans un village. « Il n’y a pas ici, disait-elle en appuyant avec afféterie sur l’accentuation de certaines syllabes, il n’y a pas ici une âme avec qui l’on puisse converser. Je ne sais comment on se résigne à se retirer dans un tel gîte, et ceux-là seuls, ajouta-t-elle avec une petite moue d’enfant, ceux que nous aimerions à voir, s’éloignent et nous abandonnent dans notre triste solitude. »

Boris s’inclina et balbutia quelques mots d’excuse. Pierre le regarda d’un regard qui semblait dire : En voilà une qui a le don de la parole.

Vous fumez ? demanda Sophie en se tournant vers Boris.

– Oui… mais…

– N’ayez pas peur. Je fume aussi. »

À ces mots elle se leva, prit sur la table une boîte en argent, en tira des cigarettes qu’elle offrit à ses visiteurs, sonna, demanda du feu, et un domestique qui avait la poitrine couverte d’un large gilet rouge apporta une bougie.

« Vous ne croiriez pas, reprit-elle en inclinant gracieusement la tête en lançant en l’air une légère bouffée de fumée, qu’il y a ici des gens qui n’admettent pas qu’une femme puisse savourer un pauvre petit cigare. Oui, tout ce qui échappe au vulgaire niveau, tout ce qui ne reste point asservi à la coutume banale est si sévèrement jugé.

– Les femmes de notre district, dit Pierre Vasilitch, sont surtout très sévères sur cet article.

– Oui. Elles sont méchantes et inflexibles ; mais je ne les fréquente pas, et leurs calomnies ne pénètrent point dans mon solitaire refuge.

– Et vous ne vous ennuyez pas de cette retraite ? demanda Boris.

– Non. Je lis beaucoup, et lorsque je suis fatiguée de lire, je rêve, je m’amuse à faire des conjectures sur l’avenir.

– Eh quoi ! vous consultez les cartes ! s’écria Pierre étonné.

– Je suis assez vieille pour me livrer à ce passe-temps.

– À votre âge ! Quelle idée ! » murmura Pierre.

Sophie Cirilovna le regarda en clignotant, puis, se retournant vers Boris : « Parlons d’autre chose, dit-elle ; je suis sûre, monsieur Boris, que vous vous intéressez à la littérature russe ?

– Moi… sans doute, répondit avec quelque embarras Boris, qui lisait peu de livres russes, surtout peu de livres nouveaux, et s’en tenait à Pouchkine.

– Expliquez-moi d’où vient la défaveur qui s’attache à présent aux œuvres de Marlinski ? Elle me semble très injuste, n’êtes-vous pas de mon avis ?

– Marlinski est certainement un écrivain de mérite, répliqua Boris.

– C’est un poète, un poète dont l’imagination nous emporte dans les régions idéales, et maintenant on ne s’applique qu’à peindre les réalités de la vie vulgaire. Mais, je vous le demande, qu’y a-t-il donc de si attrayant dans le mouvement de l’existence journalière, dans le monde, sur cette terre ?

– Je ne puis m’associer à votre pensée, répondit Boris en la regardant. Je trouve ici même un grand attrait. »

Sophie sourit d’un air confus. Pierre releva la tête, sembla vouloir prononcer quelques mots, puis se remit à fumer en silence.

L’entretien se prolongea à peu près sur le même ton, courant rapidement d’un sujet à l’autre, sans se fixer sur aucune question, sans prendre aucun caractère décisif. On en vint à parler du mariage, de ses avantages, de ses inconvénients, et de la destinée des femmes en général. Sophie prit le parti d’attaquer le mariage, et peu à peu s’anima, s’emporta, bien que ses deux auditeurs n’essayassent pas de la contredire. Ce n’était pas sans raison qu’elle vantait les œuvres de Marlinski ; elle les avait étudiées et en avait profité. Les grands mots d’art, de poésie diapraient constamment son langage.

« Qu’y a-t-il, s’écria-t-elle à la fin de sa pompeuse dissertation, qu’y a-t-il de plus précieux pour la femme que la liberté de pensée, de sentiment, d’action ?

– Permettez, répliqua Pierre, dont la physionomie avait pris depuis quelques instants une expression marquée de mécontentement. Pourquoi la femme réclamerait-elle cette liberté ? qu’en ferait-elle ?

– Comment ? selon vous elle doit être l’attribut exclusif de l’homme.

– L’homme non plus n’en a pas besoin.

– Pas besoin ?

– Non. À quoi lui sert cette liberté tant vantée ? À s’ennuyer ou à faire des folies.

– Ainsi, repartit Sophie avec un sourire ironique, vous vous ennuyez : car, tel que je vous connais, je ne suppose pas que vous commettiez des folies.

– Je suis également soumis à ces deux effets de la liberté, répondit tranquillement Pierre.

– Très bien, je ne puis me plaindre de votre ennui. Je lui dois peut-être le plaisir de vous voir aujourd’hui. »

Très satisfaite de cette pointe épigrammatique, Sophie se pencha vers Boris et lui dit à voix basse : « Votre ami se complaît dans le paradoxe.

– Je ne m’en étais pas encore aperçu, repartit Boris.

– En quoi donc me complais-je ? demanda Pierre.

– À soutenir des paradoxes. »

Pierre regarda fixement Sophie, puis murmura entre ses dents : « Et moi je sais ce qui vous plairait… »

En ce moment le domestique en gilet rouge vint annoncer que le dîner était servi.

« Messieurs, dit Sophie, voulez-vous bien passer dans la salle à manger ? »

Le dîner ne plut ni à l’un ni à l’autre des convives. Pierre Vasilitch se leva de table sans avoir pu apaiser sa faim, et Boris Andréitch, avec ses goûts délicats en matière de gastronomie, ne fut pas plus satisfait de ce repas, bien que les mets fussent servis sous des cloches et que les assiettes fussent chaudes. Le vin aussi était mauvais, en dépit des étiquettes argentées et dorées qui décoraient chaque bouteille.

Sophie Cirilovna ne cessait de parler, tout en jetant de temps à autre un regard impérieux sur ses domestiques. Elle vidait à de fréquents intervalles son verre d’une façon assez leste, en remarquant que les Anglaises buvaient très bien du vin, et que, dans ce district sévère, on trouvait que, de la part d’une femme, c’était une inconvenance.

Après le dîner, elle ramena ses hôtes au salon, et leur demanda ce qu’ils préféraient, du thé ou du café. Boris accepta une tasse de thé, et, après en avoir : pris une cuillerée, regretta de n’avoir pas demandé du café. Mais le café n’était pas meilleur. Pierre, qui en avait demandé, le laissa pour prendre du thé, et renonça également à boire cette autre potion.

Sophie Cirilovna s’assit, alluma une cigarette, et se montra très empressée de reprendre son vif entretien. Ses yeux pétillaient et ses joues étaient échauffées. Mais ses deux visiteurs ne la secondaient pas dans ses dispositions à l’éloquence. Ils semblaient plus occupés de leurs cigares que de ses belles phrases, et, à en juger par leurs regards constamment dirigés du côté de la porte, il y avait lieu de supposer qu’ils songeaient à s’en aller. Boris cependant se serait peut-être décidé à rester jusqu’au soir. Déjà il venait de s’engager dans un galant débat avec Sophie, qui, d’une voix coquette, lui demandait s’il n’était pas surpris qu’elle vécût ainsi seule dans la retraite. Mais Pierre voulait partir, et il sortit pour donner l’ordre au cocher d’atteler les chevaux.

Quand la voiture fut prête, Sophie essaya encore de retenir ses deux hôtes, et leur reprocha gracieusement la brièveté de leur visite. Boris s’inclina, et, par son attitude irrésolue, par l’expression de son sourire, semblait lui dire que ce n’était pas à lui que devaient s’adresser ses reproches. Mais Pierre déclara résolument qu’il était temps de partir pour pouvoir profiter du clair de lune. En même temps, il s’avançait vers la porte de l’antichambre. Sophie offrit sa main aux deux amis, pour leur donner le shakehand, à la façon anglaise. Boris seul accepta cette courtoisie, et serra assez vivement les doigts de la jeune femme. De nouveau elle cligna les yeux, de nouveau elle sourit et lui fit promettre de revenir prochainement. Pierre était déjà dans l’antichambre, enveloppé dans son manteau.

Il s’assit en silence dans la voiture, et lorsqu’il fut à quelques centaines de pas de la maison de Sophie :

« Non, non, murmura-t-il, cela ne va pas.

– Que voulez-vous dire ? demanda Boris.

– Cela ne vous convient pas, répéta-t-il avec une expression de dédain.

– Si vous voulez parler de Sophie Cirilovna, je ne puis être de votre avis. C’est une femme, il est vrai, un peu prétentieuse, mais agréable.

– C’est possible dans un certain sens. Mais songez au but que je m’étais proposé en vous conduisant près d’elle. »

Boris ne répondit pas.

« Non, reprit Pierre. Cela ne va pas. Il lui plait de nous déclarer qu’elle est épicurienne. Et moi, s’il me manque deux dents au côté droit, je n’ai pas besoin de le dire. On le voit assez. Eu outre, je vous le demande, est-ce là une femme de ménage ? Je sors de chez elle sans avoir pu satisfaire mon appétit. Ah ! qu’elle soit spirituelle, instruite, de bon ton, je le veux bien ; mais, avant tout, donnez-moi une bonne ménagère, que diable ! Je vous le répète, cela ne vous convient pas. Est-ce que ce domestique, avec son gilet rouge, et ces plats recouverts de cloches en fer-blanc, vous ont étonné ?

– Il n’était pas nécessaire que je fusse étonné.

– Je sais ce qu’il vous faut. Je le sais à présent.

– Je vous assure que j’ai été très content de connaître Sophie Cirilovna.

– J’en suis charmé. Mais elle ne vous convient pas. »

En arrivant à la maison de Boris, Pierre lui dit :

« Nous n’en avons pas fini. Je ne vous rends pas votre parole.

– Je suis à votre disposition, répondit Boris.

– Très bien. »

Une semaine entière s’écoula à peu près comme les autres, si ce n’est que Pierre disparaissait quelquefois pendant une grande partie de la journée. Un matin, il se présenta de nouveau chez son ami, dans ses vêtements d’apparat, et invita Boris à venir faire avec lui une autre visite.

« Où me conduisez-vous aujourd’hui ? demanda Boris, qui avait attendu cette seconde invitation avec une certaine impatience, et qui se hâta de faire atteler son traîneau ; car l’hiver était venu, et les voitures étaient remisées pour plusieurs mois.

– Je veux vous présenter dans une très honorable maison, à Tikodouïef. Le maître de cette maison est un excellent homme qui s’est retiré du service avec le grade de colonel. Sa femme est une personne fort recommandable, et il y a là deux jeunes filles fort gracieuses, qui ont reçu une éducation de premier ordre et qui en outre ont de la fortune. Je ne sais laquelle des deux vous plaira le plus. L’une est vive et animée, l’autre un peu trop timide. Mais toutes deux sont de vrais modèles. Vous verrez.

– Et comment s’appelle le père ?

– Calimon Ivanitch.

– Calimon ! Quel singulier nom. Et la mère ?

– Pélagie Ivanovna. L’une de ses filles s’appelle aussi Pélagie ; l’autre Émérance.

– Émérance ! Calimon. Jamais je n’ai entendu prononcer de noms semblables. Émérance, Calimovna ! Quel assemblage !

– Je l’avoue. Mais cette jeune fille est remplie de je ne sais quelle flamme de vertu.

– Comme vous devenez poétique, mon cher Pierre. Et cette belle Émérance est-ce celle qui est si timide ?

– Non. C’est sa sœur. »

L’habitation de Calimon ne ressemblait guère à la coquette villa de la jeune veuve. C’était un vaste et lourd bâtiment, avec des fenêtres étroites et des vitres ternes. Devant la façade s’élevaient deux grands bouleaux, et de l’autre côté, de vieux tilleuls dont la cime surpassait, le toit de la maison, dont les noirs rameaux s’étendaient au loin. En été, ces arbres gigantesques devaient par leur feuillage décorer cette retraite. En hiver ils l’assombrissaient. Enfin toute cette maison avait une apparence de tristesse et de vétusté qui ne pouvait produire une impression agréable.

Les deux visiteurs se firent annoncer et furent introduits dans le salon. Le maître et la maîtresse du logis s’avancèrent à leur rencontre ; mais pendant quelques instants ils ne purent exprimer que par des signes et des gestes de politesse ce qu’ils voulaient dire, et les deux amis ne pouvaient pas mieux se faire comprendre, car, à leur approche, quatre barbets s’étaient levés et faisaient par leurs aboiements un vacarme effroyable. En les frappant avec des mouchoirs, en les menaçant du pied et de la main, on parvint, non sans peine, à les apaiser, et une servante entraîna dans une chambre voisine le plus obstiné, qui la mordit au doigt.

Dès que le calme fut rétabli, Pierre présenta son ami à M. et à Mme Calimon, qui lui dirent à la fois combien ils se réjouissaient de le voir. Puis M. Calimon présenta Boris à ses filles. Il y avait encore là deux femmes d’un certain âge, très modestement vêtues, qui se tenaient à l’écart, et auxquelles personne ne semblait faire attention.

Calimon Ivanitch était un homme de cinquante ans, à la taille élevée, aux cheveux gris. Sa physionomie, un peu vulgaire, avait une expression de bonté, d’apathie et d’indifférence. Sa femme, maigre, petite, portant sur la tête un lourd échafaudage de coiffure, semblait être au contraire dans une agitation perpétuelle. Sa figure avait depuis longtemps perdu la fraîcheur de la jeunesse. Ses deux filles formaient entre elles un singulier contraste. Pélagie avait le teint brun, les cheveux noirs, et un air de réserve, de timidité extraordinaires. Elle se tenait, comme un enfant craintif, derrière ses parents ; tandis que sa sœur s’avançait d’un pas léger, avec ses cheveux blonds, ses joues purpurines, sa bouche en cœur, son nez légèrement retroussé et ses yeux étincelants. À la voir, il était aisé de deviner qu’elle jouait habituellement un grand rôle dans le salon paternel, et qu’elle n’en était point embarrassée. Elle portait, ainsi que sa sœur, une robe blanche avec une profusion de rubans bleus qui se soulevaient et flottaient au moindre mouvement. La couleur de ces rubans s’harmonisait très bien avec l’ensemble de sa physionomie, et s’accordait mal avec celle de Pélagie. Mais il eût été difficile de dire quel genre de toilette pouvait convenir à Pélagie, quoique pourtant elle ne fût pas laide.

On s’assit. Les maîtres de la maison adressèrent à leurs hôtes quelques banales questions de politesse, avec cet air affecté et contraint que l’on remarque ordinairement entre des gens qui se voient pour la première fois. Les deux amis leur répondirent sur le même ton. L’entretien était froid et difficile. Calimon, qui n’avait pas l’esprit très inventif, ayant demandé pour la seconde fois à Boris s’il était depuis longtemps dans le pays, sa femme lui fit remarquer sa distraction avec l’accent mielleux qu’elle avait coutume d’employer devant des étrangers. Le colonel, confus, tira de sa poche son mouchoir et se moucha si bruyamment que les chiens se mirent de nouveau à aboyer, et qu’il fallut de nouveau courir près d’eux pour les apaiser.

Émérance parvint enfin à rendre à ses parents le service qu’elle leur rendait habituellement en de telles circonstances. Elle s’assit près de Boris, elle anima l’entretien par des questions insignifiantes, il est vrai, mais vives et gracieuses. Bientôt la conversation devint de part et d’autre plus libre. Chacun s’y associa, à l’exception de Pélagie, qui restait immobile, les yeux fixés sur le plancher, tandis que l’alerte Émérance souriait, gesticulait, causait, puis, de temps à autre, s’arrêtait et semblait se dire : Voyez, comme je suis aimable et bien élevée ; voyez, comme je sais plaire à tout le monde. Il semblait même que son zézaiement ne provenait que de l’excès de sa bonté. Elle riait en donnant des inflexions prolongées et doucereuses à son rire, quoique Boris ne dit rien qui pût lui mériter une telle grâce ; elle sourit encore plus quand elle le vit s’égayer et s’enhardir à quelques vives répliques.

Pierre sourit aussi, et comme on en était venu à parler des beaux-arts, tout à coup il s’écria que son ami aimait beaucoup la musique.

« Et moi aussi, dit Émérance, je suis passionnée pour la musique.

– Non seulement, reprit Pierre, vous avez cet excellent goût, mais vous êtes une musicienne accomplie.

– En vérité ! dit Boris.

– Oui, ajouta Pierre. Émérance et Pélagie Calimovna jouent du piano avec un rare talent, surtout Émérance. »

En entendant prononcer son nom, Pélagie frissonna. Émérance baissa modestement les yeux.

« Ah ! mesdemoiselles, s’écria Boris, est-ce que j’oserais vous prier ? est-ce que vous voudriez être assez bonnes ?

– Mais, vraiment ! murmura Émérance, je ne sais si je puis… » Et jetant un regard de côté à Pierre : « Je vous en veux, » dit-elle d’un ton de voix qui démentait son reproche.

Pierre, qui n’était pas homme à se laisser si aisément déconcerter, se tourna vers Mme Calimon.

« Je vous en prie, dit-il, ordonnez donc à mesdemoiselles vos filles de jouer et de chanter quelque chose.

– Je ne sais si elles sont en voix aujourd’hui, répondit la mère ; mais elles peuvent essayer.

– Oui, oui, ajouta le colonel, il faut qu’elles essayent.

– Mais, maman, je vous assure que je ne puis.

– Émérance, quand je le veux, » répliqua Mme Calimon en français. Elle avait l’habitude de donner ses ordres à ses filles en français, quand il y avait des étrangers chez elle, lors même que ces étrangers comprenaient cette langue ; et ce qu’il y avait de plus singulier, c’est qu’elle-même ne la parlait que très difficilement et la prononçait fort mal.

Émérance se leva.

« Que faut-il chanter ? demanda-t-elle d’un ton soumis.

– Votre duo, qui est charmant. Mes filles, ajouta-t-elle en s’adressant à Boris, ont chacune une voix différente. Émérance a une voix de soprano.

– De soprano, répliqua Boris.

– Oui, de soprano, et Pélagie une voix de contralto.

– De contralto ? C’est délicieux.

– Il ne m’est pas possible de chanter aujourd’hui, balbutia Pélagie ; je suis trop enrouée. »

Sa voix, en effet, ressemblait plus en ce moment à la basse qu’au contralto.

« Eh bien ! Émérance, chantez cet air italien ; vous savez, celui que vous aimez, et Pélagie vous accompagnera.

– Cet air avec des roulades, des petites machines entortillées ; très bien », ajouta le colonel.

Les deux sœurs s’avancèrent vers le piano ; Pélagie leva le couvercle de l’instrument, ouvrit son cahier de musique et s’assit. Émérance se plaça debout, près d’elle, dans une attitude plastique, sous le regard attentif de Boris. De temps à autre, pour se donner une nouvelle pose, elle portait son mouchoir à ses lèvres. Enfin, elle chanta, comme chantent la plupart de nos jeunes filles, d’une voix glapissante qui, parfois, résonnait comme un gémissement. Elle prononçait si mal les paroles qu’il n’était pas possible de les comprendre ; à certaines accentuations, on reconnaissait seulement que c’était de l’italien. À la fin de ce morceau, elle se lança dans des roulades qui enchantèrent tellement le colonel qu’il se leva tout transporté sur sa chaise ; mais elle précipita le morceau et elle avait fini de chanter quand sa sœur continuait encore l’accompagnement. Cette petite méprise n’empêcha pas Boris de lui adresser de très vifs compliments ; et Pierre, après s’être écrié à diverses reprises : « À merveille ! à merveille ! » lui dit : « À présent, ne pourriez-vous pas nous faire, entendre un air russe, la romance du Rossignol, ou celle de la Fiancée, ou une chanson de bohémienne ? Toutes vos compositions étrangères peuvent être très jolies, mais, pour nous, elles ne valent pas notre bonne musique nationale.

– Je suis de votre avis ! s’écria le colonel.

– Chantez la romance de la Fiancée, dit à voix basse, mais d’un ton ferme, et toujours en mauvais français, Mme Calimon à sa fille.

– Non, dit le colonel ; j’aimerais mieux la chanson des Bohémiennes ou celle du Soldat. »

Émérance obéit. Son père, qui connaissait depuis longtemps ces airs par cœur, chantait avec elle, et Pierre était dans le ravissement.

« Voilà, disait-il, ce qui charme nos oreilles, voilà de vraies mélodies. Ah ! mademoiselle, vous avez raison d’aimer la musique. Vous êtes une artiste de premier ordre.

– Vous en dites trop, murmura Émérance en quittant le piano.

– À présent, reprit sa mère, chantez la romance de la Fiancée. »

Émérance se hâta de nouveau d’obéir.

« Maintenant, ajouta l’insatiable Mme Calimon, jouez votre sonate à quatre mains… Mais non, mieux vaut peut-être la remettre à une autre fois. Vous êtes peut-être fatiguée, et je crains d’ennuyer M. Boris.

– Comment donc, madame ? » s’écria Boris.

Mais Émérance déclara qu’elle était fatiguée, et le courtois visiteur s’approcha d’elle pour lui renouveler ses compliments.

« Ah ! monsieur Boris, lui dit-elle, vous avez entendu bien d’autres virtuoses ! Qu’est-ce que mon chant, comparé au leur ? Cependant Bomerius, à son passage ici, m’a affirmé… Vous connaissez sans doute Bomerius ?

– Non. Qui est-il ?

– Un élève du Conservatoire de Paris, un musicien éminent, un violon admirable. Il m’a dit que si ma voix était cultivée, si je pouvais avoir des leçons d’un bon maître, j’arriverais tout simplement à produire un effet merveilleux, et il m’a baisé les doigts l’un après l’autre… Mais ici, comment prendre des leçons ? »

Et Émérance soupira.

« Cependant avec vos dispositions naturelles… repartit Boris, avec votre talent… » Mais il ne put achever cette phrase qui l’embarrassait.

– Émérance, dit Mme Calimon, demandez, pourquoi… que…, le dîner.

– Oui, maman, » répondit la jeune fille, en sautillant du côté de la porte.

Elle ne sautillait ainsi que lorsqu’il y avait des étrangers au salon.

Boris s’approcha de Pélagie, qui ne put voir ce mouvement sans une sorte d’effroi.

« Vous avez, lui dit-il, accompagné votre sœur avec une rare habileté. »

Pélagie rougit jusqu’au blanc des yeux et ne répondit pas.

« Je regrette de n’avoir pas entendu votre duo. À quel opéra appartient-il ? »

Pélagie tournait de côté et d’autre un regard inquiet, et ne pouvait prononcer un mot.

« Quelle est la musique que vous préférez, reprit-il après un moment d’attente, celle d’Italie ou celle d’Allemagne ? »

Pélagie restait muette.

« Mais répondez donc, lui cria sa mère.

– J’aime tous les genres de musique, balbutia enfin la pauvre créature.

– Comment, tous ? cela me semble difficile. Par exemple, Beethoven est un compositeur de génie, mais il ne peut être apprécié par tous les amateurs.

– Non, murmura Pélagie.

– L’art est infini dans sa variété.

– Oui. »

Boris n’essaya pas de continuer ce pénible entretien.

« Non, se dit-il, il n’y a pas moyen de la faire parler. C’est l’image vivante de la peur. »

À la fin de cette journée, quand la pauvre Pélagie fut rentrée dans sa chambre, elle raconta à sa camériste ce qu’elle avait souffert, comment on l’avait obligée à faire de la musique devant un inconnu, comment elle n’avait su que répondre aux questions qu’il lui adressait, et toutes ses anxiétés quand il arrivait des étrangers, et les reproches que lui faisait sa mère.

À table, Boris fut placé entre M. Calimon et Émérance. Le dîner, préparé et servi tout entier à la façon russe, parut beaucoup plus agréable à Pierre que le repas raffiné de la jeune veuve. Pélagie, qui se trouvait assise à côté de lui, parvint peu à peu à surmonter sa timidité et finit par causer assez aisément avec lui, tandis que la coquette Émérance s’efforçait tellement de captiver l’attention de son voisin qu’il en était fatigué. Elle avait surtout une façon de tourner la tête qui lui déplaisait, et ce qui lui déplaisait encore plus, c’était de la voir toujours occupée d’elle-même, parlant sans cesse de sa propre personne, et racontant avec une assurance imperturbable les plus petits incidents de sa vie. Mais, en homme bien élevé, il maîtrisait ses impressions désagréables, et les dissimulait si bien que Pierre, qui l’observait attentivement, ne pouvait les deviner.

Après le dîner, le colonel devint très taciturne, ou, pour mieux dire, il était assoupi. Car, à ce moment de la journée, il avait l’habitude de faire la sieste. Il essaya pourtant de retenir ses hôtes, qui annonçaient leur intention de se retirer.

« Pourquoi donc, leur disait-il, nous quitter si vite ? Ne voulez-vous pas faire une petite partie de cartes ? » Mais au fond du cœur il se réjouit de les voir prendre leurs chapeaux.

Sa femme, au contraire, fit tous ses efforts pour les garder plus longtemps, et, dans cette tentative, elle était vivement secondée par Émérance, qui employait toutes sortes d’arguments pour les décider à retarder leur départ. Pélagie s’adjoignit aussi à elle, et, de sa voix craintive, balbutia : « Mais, messieurs… »

Pierre ne disait ni oui ni non, et s’en rapportait à la volonté de son ami. C’était la contre-partie de ce qui était arrivé chez Sophie Cirilovna. Boris déclara qu’il était absolument obligé de retourner chez lui, et s’éloigna en promettant de revenir bientôt. Émérance fixa sur lui un dernier regard.

Le colonel suivit ses deux hôtes jusque dans l’antichambre, resta là tandis que leur domestique les enveloppait dans leurs écharpes et leurs manteaux, et leur donnait des bottes fourrées, puis rentra dans son cabinet et s’endormit. Pendant ce temps, Pélagie, pour échapper aux réprimandes de sa mère, se sauva dans sa chambre, et les deux femmes qui avaient assisté comme deux muets comparses à cet événement de la journée félicitèrent Émérance sur sa nouvelle conquête.

Les deux amis voyageaient en silence. Boris, riant en dedans de lui-même, la tête plongée dans les replis de son collet de genette, attendait que Pierre prît la parole.

Celui-ci enfin s’y décida.

« Cette fois encore, dit-il, cela ne va pas ? »

Mais il prononçait ces mots d’un ton dubitatif, en cherchant à voir la figure de Boris pour fixer son indécision, et, ne pouvant y parvenir, il répéta sa première interrogation :

« Cela ne va pas ?

– Non assurément, répondit Boris en riant.

– Je m’en doutais. Mais pourquoi donc cela ne vous convient-il pas ? Que manque-t-il à cette jeune fille ?

– Il ne lui manque rien ; au contraire, elle n’a que trop d’agréments.

– Eh quoi ! c’est là votre objection ?

– Oui.

– En vérité, je ne vous comprends pas. Est-ce qu’elle n’est pas très bien élevée ? est-ce que son caractère, sa façon d’être…

– Mais c’est moi, Pierre, qui ne comprends pas qu’avec votre droiture de jugement vous puissiez vous abuser sur la nature de cette belle Émérance. Vous n’avez donc point remarqué cette fatigante amabilité, cette constante adoration d’elle-même, cette complaisance dans le sentiment de ses qualités, cette sorte de condescendance d’un être angélique qui daigne abaisser, du haut de ses splendeurs, ses regards sur de simples mortels ? Que vous dirai-je encore ? Elle m’inspire un tel éloignement que, si j’étais forcé d’épouser une des sœurs, j’aimerais mieux cent fois épouser l’autre ; au moins, celle-là sait se taire.

– Vous avez peut-être raison, » répliqua Pierre d’un ton soumis.

Les remarques de son ami l’embarrassaient.

« Non, se disait-il pour la première fois depuis qu’il connaissait Boris, je ne suis pas à sa hauteur ; il est trop fort pour moi.

– En avant ! en avant ! » cria Boris à son cocher.

Le cocher fouetta ses chevaux.

« Eh bien ! mon cher Pierre, reprit Boris en riant lorsqu’il descendit de son traîneau, cela ne va pas ; qu’en pensez-vous ? »

Pierre ne répondit pas et se retira dans sa chambre.

Le lendemain, Émérance écrivait une longue lettre à une de ses amies, et lui disait : « Hier, nous avons eu la visite d’un nouveau voisin, M. Boris Viasovnine. C’est un homme de bonnes manières, très agréable, qui a reçu une éducation distinguée ; et, je te l’avouerai tout bas, il me semble que j’ai fait sur lui une vive impression. Mais ne t’inquiète pas, mon amie, mon cœur est immuable, et Valentin n’a rien à craindre. »

Ce Valentin était professeur au gymnase de la ville voisine ; dans cette résidence, il s’abandonnait à toutes sortes de folies, et au village il se livrait près d’Émérance à un amour platonique sans espoir.

Après leur infructueuse visite, les deux amis avaient repris leur existence habituelle.

Quelques jours se passèrent. Boris s’attendait à être promptement invité à une autre excursion ; mais Pierre semblait avoir renoncé à ses projets. Pour l’y ramener, Boris se mit à parler de la jeune veuve et de la famille Calimon. Il disait qu’on ne pouvait bien juger les choses en un premier aperçu, qu’il faudrait revoir, et il faisait d’autres insinuations que le cruel Pierre s’obstinait à ne pas vouloir comprendre. À la fin, Boris, impatienté de cette froide réserve, lui dit un matin :

« Eh quoi ! mon ami, est-ce à moi à présent à vous rappeler vos promesses ?

– Quelles promesses ?

– Ne vous souvenez-vous plus que vous voulez me marier ? J’attends.

– Vous avez des prétentions trop difficiles à satisfaire, le goût trop délicat. Il n’y a pas dans ce district une femme qui puisse vous convenir.

– Ah ! ce n’est pas bien à vous, Pierre, de renoncer si vite à votre entreprise. Nous n’avons fait encore que deux essais infructueux ; est-ce une raison pour désespérer ? D’ailleurs, la veuve ne m’a point déplu. Si vous m’abandonnez, je retourne près d’elle.

– Allez à la grâce de Dieu !

– Pierre, je vous assure très sérieusement que je désire me marier. Faites-moi donc connaître une autre femme.

– Je n’en connais pas dans tout ce canton.

– C’est impossible ; vous ne pouvez me faire croire qu’il n’existe pas une agréable personne à plusieurs lieues à la ronde.

– Je vous dis la vérité.

– Voyons, réfléchissez, cherchez un peu dans votre esprit. »

Pierre mordait le bout d’ambre de sa pipe. Après un long silence, il reprit :

« Je pourrais bien vous indiquer encore Viéra Barçoukova. Une très brave fille ! Mais elle ne vous convient pas.

– Et pourquoi ?

– Parce qu’elle est trop simple.

– Tant mieux !

– Et son père est si bizarre !

– Qu’importe ? Allons, Pierre Vasilitch, allons, mon bon ami, faites-moi connaître Mlle… Comment l’appelez-vous ?

– Viéra Barçoukova. »

Boris insista tellement que Pierre finit par lui promettre de le conduire dans la maison de la jeune fille.

Le surlendemain, ils étaient en route. Étienne Barçoukof était en effet, comme Pierre l’avait dit, un homme de la nature la plus bizarre. Après avoir achevé d’une façon brillante son éducation dans l’un des établissements de la couronne, il était entré dans la marine et y avait acquis promptement une notable distinction ; puis, un beau jour, il avait tout à coup quitté le service pour se retirer dans son domaine, pour se marier ; puis, ayant perdu sa femme, il était devenu si sauvage qu’il ne faisait plus aucune visite et ne sortait pas même de sa demeure. Chaque jour, enveloppé dans sa touloupe, les pieds dans des babouches, les mains dans ses poches, il se promenait de long en large dans sa chambre, en fredonnant ou en sifflant, et à tout ce qu’on lui disait il ne répondait que par un sourire et une exclamation : Braou ! braou ! ce qui, pour lui, signifiait : bravo ! bravo !

Ses voisins aimaient à venir le voir, car, avec toute son étrangeté, il était très bon et très hospitalier. Si un ami, à sa table, lui disait :

« Savez-vous, Étienne, qu’au dernier marché de la ville le seigle s’est vendu trente roubles ?

– Braou ! braou ! répondait Étienne, qui venait de livrer le sien à moitié prix.

– Avez-vous appris, disait un autre, que Paul Temitch a perdu 20 000 roubles au jeu ?

– Braou ! braou ! répliquait Étienne avec le même calme.

– On affirme, disait un troisième, qu’une épizootie a éclaté dans le village voisin.

– Braou ! braou !

– Mademoiselle Hélène s’est enfuie avec l’intendant.

– Braou ! braou ! »

Et toujours le même cri. Soit qu’on vint lui annoncer que ses chevaux boitaient, qu’un juif arrivait au village avec une cargaison de marchandises, qu’un de ses meubles était brisé, que son groom avait perdu ses souliers, il répétait avec la même indifférence : Braou ! braou ! Cependant, sa maison n’était point en désordre ; il ne faisait point de dettes, et ses paysans vivaient dans l’aisance.

Nous devons dire en outre que l’extérieur d’Étienne Barçoukof était agréable. Il avait la figure ronde, de grands yeux vifs, un nez bien fait et des lèvres roses qui avaient conservé la fraîcheur de la jeunesse, une fraîcheur rehaussée encore par la teinte argentée de ses cheveux. Un léger sourire errait habituellement sur ses lèvres et se répandait même sur ses joues. Mais il ne riait jamais, ou il lui arrivait d’être saisi d’une sorte de rire convulsif qui le rendait malade. S’il était obligé de prononcer quelques autres mots que son exclamation accoutumée, il ne le faisait qu’à la dernière extrémité, et en abrégeant toujours autant que possible ses paroles.

Viéra, sa fille unique, avait la même coupe de figure que lui, le même sourire, les mêmes yeux foncés qui paraissaient foncés encore plus sous les bandeaux blonds de ses cheveux. Elle était d’une taille moyenne et très gracieuse. Rien en elle pourtant n’était d’une beauté rare, mais il suffisait de la voir et de l’entendre pour se dire aussitôt : voilà une excellente personne. Elle et son père avaient l’un pour l’autre une tendre affection. C’était elle qui régissait et gouvernait toute la maison. Elle s’acquittait de cette tache avec plaisir, et n’en connaissait pas d’autres. Ainsi que Pierre l’avait dit, c’était la simplicité même.

Lorsque Pierre et Boris arrivèrent chez Étienne, il se promenait comme de coutume dans son cabinet, un vaste cabinet qui occupait presque la moitié de l’étendue de sa maison, et qui lui servait à la fois de salon et de salle à manger, car il y recevait ses visites et y prenait ses repas.

L’ameublement de cette pièce n’était pas brillant, mais propre. Sur un des côtés s’étendait un divan, bien connu des propriétaires du voisinage, un large divan, très doux, très confortable et garni d’une quantité de coussins. Dans les autres chambres, on ne voyait qu’une chaise, une petite table et une armoire. Elles étaient inhabitées. La petite chambre de Viéra s’ouvrait sur le jardin. Tout son mobilier se composait d’un joli petit lit, d’une table, d’une glace, d’un fauteuil. Mais, en revanche, elle était garnie d’une quantité de flacons de conserves et de liqueurs préparées par la jeune fille.

En arrivant dans l’antichambre, Pierre pria le domestique de l’annoncer. Mais celui-ci, le regardant en silence, l’aida à se dégager de sa pelisse, et lui dit :

« Ayez la bonté d’entrer. »

Les deux amis s’avancèrent dans le salon, et Pierre présenta son ami à Étienne.

« Très content… toujours… lui dit le laconique solitaire en lui tendant la main… très froid… un verre d’eau-de-vie. »

Et, du doigt ayant indiqué la bouteille qui se trouvait sur la table, il continua sa promenade.

Boris et Pierre prirent un peu d’eau-de-vie, puis s’assirent sur le canapé, si flexible et si commode que, dès qu’il y eut pris place, Boris s’y trouva établi comme s’il faisait usage de ce meuble depuis longtemps. Tous les amis de Barçoukof, en s’asseyant là, avaient la même agréable impression.

Ce jour-là, Étienne n’était pas seul, et il faut dire que rarement il était seul. Près de lui était une sorte de figure patibulaire, un individu nommé Onufre Ilitch, au visage ridé et usé, au nez arqué comme le bec d’un épervier, et à l’œil inquiet. Il avait autrefois occupé un emploi dont il tirait plus d’un profit peu légitime, et maintenant il se trouvait sous le poids d’un jugement. Une main posée sur sa poitrine, et l’autre au nœud de sa cravate, il suivait du regard Étienne, et, dès que les deux visiteurs furent assis, il dit avec un profond soupir :

« Ah ! Étienne Pétrovitch, il est aisé de condamner un homme. Mais vous connaissez la sentence : Pécheurs honnêtes, pécheurs coquins, tout le monde vit dans le péché, et moi je fais comme les autres.

– Braou ! » murmura Étienne ; puis, après un moment de silence, il ajouta : « Mauvaise sentence.

– Mauvaise ! c’est possible. Mais que faire ? La nécessité cruelle nous arrache quelquefois notre honneur. Tenez : j’en appelle à ces gentils messieurs, je leur raconterai tous les détails de mon affaire, s’ils veulent bien m’écouter.

– Me permettez-vous de fumer ? » demanda Boris à Étienne.

Celui-ci fit un signe d’assentiment.

« Ah ! reprit Onufre, j’ai été plus d’une fois irrité contre moi-même et contre le monde, et j’ai plus d’une fois éprouvé une généreuse indignation.

– Belle phrase ! murmura Étienne, invention de fripons ! »

Onufre tressaillit.

« Quoi ? s’écria-t-il, que voulez-vous dire, que ce sont les fripons qui affectent de faire voir une généreuse indignation ? »

Étienne répondit par un signe affirmatif.

L’ancien fonctionnaire garda un instant le silence, puis tout à coup il éclata de rire, et l’on remarqua qu’il ne lui restait pas une dent. Pourtant il parlait assez distinctement.

« Eh ! eh ! Étienne Pétrovitch, vous plaisantez toujours. Notre avocat a bien raison de dire que vous êtes un faiseur de calembours.

– Braou ! braou ! » répéta Barçoukof.

En ce moment la porte s’ouvrit, et Viéra s’avança d’un pas léger, portant sur un plateau vert deux tasses de café et de la crème. Une robe grise lui serrait gracieusement la taille, Boris et son ami se levèrent vivement à son approche. Elle s’inclina devant eux, et plaçant son plateau sur la table :

« Mon père, dit-elle, voici votre café.

– Braou ! répliqua le père. Encore deux tasses, ajouta-t-il. Ma fille, voilà M. Boris Andréitch. »

Boris s’inclina de nouveau.

« Voulez-vous du café ? lui demanda-t-elle en levant sur lui ses yeux doux et calmes. Nous ne dînerons pas avant une heure et demie.

– J’en prendrai une tasse avec plaisir, répondit Boris.

– Et vous, Pierre Vasilitch ? reprit Viéra.

– Très volontiers.

– À l’instant je vais vous servir ; il y a longtemps que nous ne vous avons vu. »

À ces mots, Viéra sortit.

Boris la suivit du regard, puis se tournant vers son ami : « Elle est très agréable, lui dit-il. Quelle aisance ! quelle grâce dans ses mouvements !

– Oui, répliqua froidement Pierre ; mais cette maison est comme une auberge ; dès qu’une personne est sortie, il en arrive une autre. »

En effet, un nouvel hôte entrait au salon ; c’était un homme d’une énorme corpulence, large tête, larges joues, grands yeux, et une profusion de longs cheveux. Sa physionomie était empreinte d’une expression d’aigreur et de mécontentement, et sur son corps flottait un très simple et très ample vêtement.

« Bonjour », dit-il en se jetant sur le canapé, sans même regarder ceux à qui s’adressait ce bref salut.

Étienne lui offrit le flacon d’eau-de-vie.

« Non, pas d’eau-de-vie. Ah ! bonjour, Pierre Vasilitch.

– Bonjour, Michel Micheïtch, répondit Pierre. D’où venez-vous donc ?

– De la ville. Vous êtes heureux, vous, si rien ne vous oblige d’aller à la ville. Grâce à ce petit monsieur, ajouta-t-il en indiquant du doigt Onufre Ilitch, j’ai fatigué mes chevaux à courir à travers cette ville, que Dieu maudisse !

– Nos très humbles respects à Michel Micheïtch, dit Onufre, désigné si lestement par cette épithète de petit monsieur.

– Ah ! maître Onufre, répliqua Michel, en croisant les bras, fais-moi donc le plaisir de m’apprendre si tu ne dois pas bientôt être pendu. »

Onufre ne répondit pas.

« Oui, cela devrait déjà être fait, reprit Michel. La justice est trop indulgente envers toi. Quelle impression cela te fait-il d’être dans l’attente de ton jugement ? Pas la moindre. Seulement tu es vexé de ne plus pouvoir… » et, en disant ces mots, Michel faisait le geste d’un homme qui saisit un rouleau d’argent et le met dans sa poche. « Quel malheur ! continua-t-il, les filous se rejoignent de tous les côtés.

– Vous plaisantez, répliqua Onufre ; mais vous conviendrez que celui qui donne est libre de donner, et que celui qui reçoit a envie de recevoir. Au reste, ce n’est pas moi seul qui ai été l’instigateur de l’affaire ; plus d’un autre y a pris part, comme je l’ai démontré.

– Sans aucun doute. En un temps d’orage, le renard se cache sous la herse, et toutes les gouttes de pluie ne tombent pas sur lui. Mais l’ispravnik t’a réglé ton compte. C’est un gaillard habile !

– Il s’entend aux moyens rapides de répression, répliqua Onufre en bégayant.

– Oui, oui.

– Et il y aurait bien des choses à dire aussi sur lui.

– Quel gaillard ! s’écria Michel en se tournant vers Étienne. Quelle créature admirable ! Près des filous et des ivrognes, c’est un vrai colosse.

– Braou ! braou ! » murmura le flegmatique Étienne. Viéra rentra avec deux tasses.

« Encore une, lui dit son père, tandis que Michel s’inclinait devant elle.

– Que de peine vous vous donnez, lui dit Boris en s’avançant pour la délivrer de son plateau.

– Une très petite peine, répondit la jeune fille ; pourvu seulement que ce café soit bon !

– Servi par vos mains… »

Mais la jeune fille, sans faire attention à ce compliment, sortit et revint un instant après offrir une tasse à Michel.

« Avez-vous appris, demanda Michel en humant son café, ce qui est arrivé à Marie Ilinichna ? »

Étienne s’arrêta dans sa promenade et prêta l’oreille.

« Oui ; elle est tombée en paralysie.

– Vous savez qu’elle mangeait énormément. Voilà qu’un jour elle se met à table avec plusieurs convives. On sert de la batvine. Elle remplit son assiette une fois, deux fois, elle en reprend encore, puis tout à coup sa vue se trouble, sa tête s’égare, et elle tombe sur le plancher. On s’empresse autour d’elle. Soins inutiles ! Elle ne peut plus parler. On dit que le médecin du district s’est distingué en cette occasion. Dès qu’il l’a vue tomber, il s’est levé en criant : « Un docteur ! vite un docteur. » Aussi faut-il dire qu’il ne vit que du produit des morts que l’on trouve dans l’arrondissement . Quelle heureuse profession !

– Braou ! braou ! répéta Barçoukof.

– Et aujourd’hui à dîner, nous avons justement de la batvine, dit Viéra, qui venait de s’asseoir à l’un des angles du salon.

– De la batvine à l’esturgeon ? demanda Michel.

– Précisément.

– À merveille. Il y a des gens qui prétendent qu’il ne convient pas de servir de la batvine en hiver, parce que c’est une soupe froide. Ils se trompent, n’est-ce pas, Pierre Vasilitch ?

– Assurément. N’avez-vous pas ici très chaud ?

– Oui.

– Eh bien, pourquoi ne pas user d’un aliment froid dans une chambre chaude ? C’est ce que je ne puis comprendre.

– Ni moi. »

L’entretien se continua quelque temps sur ce même ton. Étienne n’y prenait aucune part et continuait à se promener dans sa chambre.

Le dîner parut excellent à tous les convives. Viéra en faisait elle-même les honneurs, servait avec soin ses hôtes, et cherchait à deviner leurs désirs. Boris, assis à côté d’elle, ne la quittait pas du regard. De même que son père, elle ne pouvait parler sans sourire, et ce sourire lui seyait à merveille. Boris lui adressait de fréquentes questions, non pas tant pour les réponses qu’il pouvait en attendre que pour voir ses lèvres s’entr’ouvrir.

Après le dîner, les visiteurs, à l’exception de Boris, se mirent à jouer aux cartes. Michel, qui avait bu un peu plus que de coutume, ne se montrait plus si rigoureux envers Onufre, quoiqu’il continuât encore à lui adresser plusieurs acerbes plaisanteries. Tantôt il lui reprochait d’être semblable aux orties, tantôt il l’accusait d’avoir les ongles crochus et d’accaparer constamment les atouts ; mais le gain d’une partie l’adoucit subitement. Il se tourna d’un air riant vers celui qu’il avait si maltraité et lui dit :

« Eh bien ! qu’on pense de toi ce que l’on voudra, après tout, ce ne sont que des niaiseries, et, sur ma foi, je t’aime, d’abord parce que c’est dans ma nature, et ensuite, parce qu’il y a encore des gens plus mauvais que toi, et qu’à tout prendre, tu es, dans ton genre, un honnête homme.

– C’est vrai, c’est vrai, s’écria Onufre, encouragé par ces paroles. C’est très vrai. Si vous saviez ce que la calomnie…

– Voyons ! répliqua Michel avec une nouvelle explosion. La calomnie ! quelle calomnie ? Ne devrais-tu pas être dans la tour de Pugatschef, enfermé et enchaîné ? Donne-nous des cartes. »

Onufre se mit à distribuer les cartes en clignotant et en passant à plusieurs reprises son doigt sur sa langue effilée.

Pendant ce temps, Étienne marchait de long en large dans sa chambre, et Boris était assis près de Viéra. Il voulait causer avec elle et n’y parvenait pas sans quelques difficultés et sans être obligé de se résigner à de fréquentes interrogations, car, à chaque instant, sa tâche de maîtresse de maison l’appelait hors du salon. Il lui demandait si elle avait autour d’elle beaucoup de voisins, si elle les voyait souvent, si ses travaux journaliers lui étaient agréables. Puis il lui demanda si elle lisait ; à quoi elle répondit qu’elle n’en avait pas le temps.

Il en était là de son dialogue quand le domestique vint lui annoncer que ses chevaux étaient attelés. Il se leva à regret, il s’affligeait déjà de partir, de s’éloigner de ce bon regard, de ce pur sourire. Il serait resté, si Étienne avait fait la moindre tentative pour le retenir. Mais Étienne avait pour principe que lorsque ses hôtes désiraient passer la journée chez lui, ils devaient eux-mêmes s’y décider et ordonner qu’on préparât leurs lits. Ainsi firent Michel Micheïtch et Onufre. Ils s’installèrent dans la même chambre, et on les entendit longtemps causer. C’était surtout Onufre qui se livrait à une faconde extraordinaire. Il racontait à Michel une foule de choses qu’il essayait de lui persuader, tandis que celui-ci se contentait de lui répondre de temps à autre par un monosyllabe qui, de sa part, n’indiquait encore qu’une confiance très équivoque. Le lendemain matin, tous deux partirent pourtant de bon accord pour se rendre à la métairie de Michel, et de là à la ville.

Boris reprit le chemin de sa demeure avec Pierre. Celui-ci, bercé par le monotone tintement de la clochette du cheval et par le balancement du traîneau, s’était assoupi.

« Pierre ! lui cria son ami après un long silence.

– Qu’y a-t-il ? répliqua Pierre à demi endormi.

– Pourquoi ne m’interrogez-vous pas ?

– Sur quoi donc ?

– Sur mes impressions, comme à nos deux précédentes excursions.

– Sur Viéra ?

– Oui.

– À quoi bon ? Ne vous en avais-je pas prévenu ? Elle ne vous convient pas.

– Vous êtes dans l’erreur. Elle me plaît beaucoup plus que la blonde Émérance et la jeune veuve.

– Est-il possible ?

– Je vous assure.

– Faites attention, je vous prie, que c’est une jeune fille d’une simplicité extrême. Elle s’entend, il est vrai, à conduire une maison, mais ce nest pas là ce qu’il vous faut.

– Pourquoi ? C’est peut-être précisément ce que je cherche.

– Quelle idée ! Songez donc qu’elle ne peut pas même prononcer un mot de français.

– Que m’importe ! Ne peut-on pas se dispenser de parler français ? »

Pierre se tut ; puis, un moment après, il reprit :

« Je n’aurais pas supposé… que vous… non… cela ne peut être… Vous plaisantez.

– Je ne plaisante nullement.

– À la garde de Dieu ! Je pensais que cette bonne fille ne pouvait convenir qu’à un rustique campagnard comme moi. »

À ces mots, Pierre, serrant les plis de son manteau, posa la tête sur un coussin et s’endormit. Boris continua à rêver à Viéra. Dans sa pensée, il la contemplait avec son charmant sourire, avec son beau et franc regard. La nuit était froide et claire, le ciel étoilé. Les grains de neige scintillaient comme des diamants. La glace craquait et bruissait sous les pieds des chevaux. Les rameaux d’arbres, avec leurs épaisses couches de givre, résonnaient aussi au souffle du vent et brillaient comme des miroirs à facettes aux rayons de la lune.

Dans la solitude, en de telles nuits, l’imagination parcourt rapidement de vastes espaces. Boris l’éprouva lui-même. Que de rêves ne fit-il pas jusqu’à ce qu’il arriva à la porte de sa maison ! mais à tous ses rêves s’associait l’image de Viéra.

Pierre avait été, comme nous l’avons dit, très surpris de l’impression produite sur Boris par la jeune fille. Il le fut bien plus encore lorsque, le lendemain de cette première visite, son ami lui dit :

« J’ai envie d’aller voir Étienne Barçoukof ; si vous n’êtes pas disposé à m’accompagner, j’irai seul. »

Pierre naturellement répondit qu’il était tout prêt à partir. Et les deux amis se mirent en route. Comme la première fois, il y avait chez Étienne plusieurs étrangers à qui Viéra offrait, avec sa grâce habituelle, du café et des liqueurs préparés par elle-même. Mais Boris eut avec elle un entretien, ou, pour mieux dire, un monologue plus long que la première fois. Il lui parla de son existence passée, de Pétersbourg, de ses voyages, en un mot de tout ce qui lui vint à l’esprit. Elle l’écoutait avec une paisible curiosité, quelquefois en souriant et en le regardant, mais sans oublier une minute ses devoirs de maîtresse de maison. Tout à coup elle remarquait qu’un des hôtes de son père avait besoin de quelque chose ; elle se levait et lui portait elle-même ce qu’il désirait. Alors Boris, immobile à sa place, ne la quittait pas des yeux ; elle revenait s’asseoir près de lui, reprenait son travail de broderie, et il continuait ses récits. Une ou deux fois Étienne, en se promenant selon sa coutume, s’arrêta près d’eux, prêta l’oreille aux paroles de Boris, murmura : « Braou ! braou ! » et continua sa marche.

Boris et Pierre prolongèrent cette visite bien plus que la première. Ils couchèrent dans la maison de Barçoukof et ne la quittèrent que le lendemain soir. En partant, Boris tendit la main à Viéra. Elle rougit. Aucun homme jusque-là ne lui avait encore serré la main. Elle pensa que c’était un bon usage de Pétersbourg.

Les deux amis retournèrent souvent chez Étienne. Quelquefois même Boris y allait seul. Il était de plus en plus attiré vers la demeure de Viéra. De plus en plus la jeune fille lui plaisait. Entre elle et lui, il s’établit des rapports affectueux ; seulement il la trouvait trop réservée et trop raisonnable.

Son ami Pierre avait cessé de lui parler d’elle. Un matin, cependant, après l’avoir regardé quelques instants en silence, tout à coup il lui dit :

« Boris !

– Que voulez-vous ? répondit Boris en rougissant légèrement sans savoir pourquoi.

– Je désirerais vous faire remarquer… songez un peu… ce serait bien mal si…

– Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas.

– Je voudrais vous parler de Viéra.

– De Viéra ? »

Et Boris sentit s’accroître sa rougeur.

« Voyez, Boris… Il faut prendre garde à ce qui peut arriver… Pardonnez-moi ma hardiesse ; mais mon amitié me fait un devoir…

– Que signifient toutes ces réticences ? Viéra est une personne sage, et, entre elle et moi, il n’y a pas d’autre lien que celui d’une honnête amitié.

– Permettez, Boris ; quelle amitié peut-il y avoir entre un homme qui, comme vous, a reçu une si complète éducation, et une pauvre fille de village qui a vécu renfermée entre quatre murs ?

– C’est pourtant comme je vous le dis, repartit Boris avec une certaine irritation, et je ne sais quelle idée vous vous faites de ce que vous appelez l’éducation.

– Écoutez, Boris, reprit Pierre, si vous voulez me dissimuler un secret, vous en avez le droit ; mais quant à me tromper, vous n’y réussirez pas, je vous en préviens. Car j’ai aussi ma perspicacité, et la soirée que nous avons passée hier chez Étienne m’a fait comprendre…

– Qu’avez-vous donc compris ?

– Que vous aimez Viéra, et que vous êtes déjà jaloux de son affection.

– Mais elle, demanda Boris en regardant fixement son ami, m’aime-t-elle ?

– C’est ce que je ne puis affirmer. Cependant je serais surpris qu’elle ne vous aimât pas.

– Pourquoi ? Est-ce parce que je suis, comme vous le dites, un homme bien élevé ?

– Oui, pour cette raison, et parce que vous jouissez d’une honorable situation… De plus, vous avez un extérieur agréable. »

Boris se leva et s’approcha de la fenêtre.

« Comment donc, reprit-il en revenant tout à coup vers Pierre, avez-vous remarqué que j’étais jaloux ?

– Parce que vous étiez hier très tourmenté de voir que ce petit étourneau de Karentef ne s’en allait pas. »

Boris se tut. Il sentait que son ami avait raison. Ce Karentef était un étudiant, d’un caractère jovial et amusant, mais étourdi, et porté à de mauvais penchants. Abandonné de trop bonne heure à lui-même, sans direction, déjà il était entré dans la série des passions funestes. Il avait la figure d’un bohémien, chantait, dansait comme les bohémiens, faisait la cour à toutes les femmes et se montrait fort empressé près de Viéra. Boris, en le rencontrant dans la maison d’Étienne, avait d’abord pris plaisir à le voir. Mais, lorsqu’il remarqua avec quelle attention Viéra l’écoutait chanter, il n’éprouva plus pour lui qu’un sentiment de répulsion.

« Eh bien ! Pierre, dit Boris en se plaçant en face de son ami, je dois l’avouer : vous avez raison. Il y a longtemps que j’ai en moi une pensée qui n’était pas suffisamment éclaircie. Vous m’ouvrez les yeux. Oui, j’aime Viéra. Mais, croyez-moi, ni elle, ni moi, nous ne pouvons dévier de la droite ligne. Jusqu’à présent pourtant je ne vois en elle aucun signe d’une prédilection particulière pour moi.

– Je ne sais, répliqua Pierre, mais les méchants ont l’œil fin.

– Que faut-il donc faire ?

– Cesser vos visites.

– Vous croyez ?

– Oui. Puisque vous ne pouvez l’épouser.

– Et pourquoi, reprit Boris après un moment de réflexion, ne pourrais-je pas l’épouser ?

– Parce que, comme je vous l’ai déjà dit, elle n’est pas votre égale.

– Je n’admets pas cette raison.

– Soit ! Agissez comme il vous plaira. Je ne suis point votre tuteur. »

Pierre se remit à fumer sa pipe.

Boris s’assit près de la fenêtre, absorbé dans ses méditations. Son ami n’essaya point de l’en arracher. Il lançait en l’air un tourbillon de fumée.

Soudain, Boris se leva, appela son domestique et lui ordonna d’atteler ses chevaux.

« Où allez-vous ? demanda Pierre.

– Chez le père de Viéra. »

Pierre exhala précipitamment plusieurs bouffées. « Faut-il vous accompagner ?

– Non, j’aime mieux aujourd’hui faire cette visite seul. Je veux avoir une explication avec Viéra.

– Comme vous voudrez, » répliqua Pierre ; puis se jetant sur le canapé : « Ainsi, se dit-il, ce que je considérais comme une plaisanterie est devenu une affaire sérieuse. Que Dieu lui soit en aide ! »

Le soir, il se retira dans sa maison, et il venait de se mettre au lit, quand tout à coup Boris apparut devant lui, tout poudré de neige, et lui dit, en se jetant dans ses bras et en le tutoyant pour la première fois :

« Mon ami, félicite-moi. J’ai son consentement, j’ai celui de son père. Tout est fini.

– Comment ? s’écria Pierre étonné.

– Je me marie.

– Avec Viéra ?

– Oui, c’est une affaire décidée.

– Pas possible !

– Quel homme ! Crois-moi donc. »

Pierre se leva, prit à la hâte ses pantoufles, sa robe de chambre, cria : « Marthe, du thé ! » puis se tournant vers son ami : « Si tout est fini, lui dit-il, que le ciel te bénisse ! Mais raconte-moi comment les choses se sont arrangées ? »

Il est à remarquer qu’à partir de ce moment, les deux amis se tutoyaient comme s’ils ne s’étaient jamais parlé autrement.

« Très volontiers, répondit Boris, tu sauras tout dans les plus petits détails. »

Voici ce qui s’était passé :

Quand Boris arriva à la demeure de sa fiancée, il n’y avait là, par extraordinaire, aucun visiteur, et le solitaire Étienne ne se promenait point, selon sa coutume. Il était souffrant et à demi couché dans un grand fauteuil. En voyant entrer Boris, il balbutia quelques mots, lui indiqua du doigt la table sur laquelle il y avait des flacons en permanence, et ferma les yeux. Boris s’assit près de Viéra, engagea avec elle la conversation à voix basse, et d’abord lui parla de l’état de son père.

« Ah ! dit la jeune fille, c’est une chose terrible pour moi, quand il est malade. Il ne se plaint pas, il ne demande rien ; il ne prononce pas un mot, il souffre et ne veut pas le dire.

– Et vous l’aimez beaucoup ?

– Qui, mon père ? Plus que tout au monde. Que Dieu me préserve du malheur de le perdre ! J’en mourrais.

– Ainsi, vous ne pourriez vous résoudre à vous séparer de lui ?

– Et pourquoi me séparerais-je de lui ? »

Boris fixa sur elle un regard pensif.

« Une jeune fille, reprit-il, ne peut cependant rester toujours dans la maison paternelle.

– Quelle idée… Mais je suis bien tranquille. Qui pourrait m’enlever ? »

Boris fut sur le point de répondre : moi, peut-être. Mais il se retint.

« À quoi songez-vous ? lui demanda Viéra en le regardant avec son bon sourire habituel.

– Je pense, répondit-il… je pense. »

Puis, tout à coup, interrompant le cours de son idée, il lui demanda s’il y avait longtemps qu’elle connaissait Karentef.

« Je ne sais, en vérité. Mon père reçoit beaucoup de monde. Si je ne me trompe, c’est l’an dernier que Karentef est venu ici pour la première fois.

– Et il vous plaît ?

– À moi ? Pas du tout.

– Pourquoi donc ?

– Il est négligé et malpropre. Cependant je dois dire qu’il chante à merveille. Son chant pénètre jusqu’au cœur.

– Mais, reprit Boris après un instant de réflexion, qui donc vous plaît ?

– Beaucoup de gens ; vous, d’abord.

– Oui, j’espère que vous avez pour moi un bon sentiment d’amitié. Mais n’avez-vous pas quelque autre prédilection plus vive ?

– Que vous êtes curieux !

– Et vous, que vous êtes froide !

– Que voulez-vous dire ? demanda innocemment la jeune fille.

– Écoutez… »

En ce moment Étienne se retourna dans son fauteuil.

« Écoutez, continua-t-il, en baissant encore la voix, tandis que tout son sang affluait à son cœur ; il faut que je vous parle… d’une affaire grave… mais pas ici.

– Où donc ?

– Dans la chambre voisine.

– Pourquoi ? c’est donc un secret ?

– Oui.

– Un secret ! » murmura la jeune fille avec surprise.

Et elle se dirigea vers la chambre que Boris lui indiquait.

Il la suivit dans une agitation fiévreuse.

« Eh bien ? » dit-elle avec curiosité.

Boris voulait préparer son aveu par plusieurs circonlocutions. Mais en regardant cette originale figure animée par le sourire qui le charmait tant, en voyant ces beaux yeux si purs et si doux, il n’eut pas la force de se maîtriser et dit simplement :

« Viéra, voulez-vous m’épouser ?

– Que dites-vous ? s’écria la jeune fille, tandis que son visage se colorait d’une rougeur de pourpre.

– Voulez-vous m’épouser ? répéta lentement Boris.

– Mais… en vérité… je ne sais… je ne m’attendais pas… »

Et, dans la vivacité de son émotion, Viéra s’appuya sur le bord de la fenêtre, comme si elle craignait de tomber ; puis, tout à coup, elle sortit et s’enfuit dans sa chambre.

Boris, après un moment d’attente, rentra au salon tout troublé. Sur la table était un numéro de la Gazette de Moscou. Il le prit et essaya de lire, mais il ne comprenait pas un des mots que ses yeux parcouraient, et ne comprenait pas même ce qui se passait en lui. Un quart d’heure après il entendit derrière lui un léger frôlement, et, sans tourner la tête, il sentait que Viéra était là.

Quelques instants encore s’écoulèrent. Il regarda la jeune fille à la dérobée ; elle était assise près de la fenêtre, immobile et pâle. Enfin, il se leva et alla s’asseoir près d’elle. Étienne avait la tête appuyée sur le dossier de son fauteuil et ne faisait pas un mouvement.

« Pardonnez-moi, Viéra, dit Boris, en faisant un effort sur lui-même pour ramener l’entretien… J’ai eu tort… Je n’aurais pas dû si subitement… Mais je cherchais une occasion, et puisque je l’ai trouvée, je voudrais savoir ce que je puis… »

Viéra l’écoutait les yeux baissés et le visage en feu.

« Viéra, je vous en prie, un mot, un seul mot.

– Que voulez-vous que je vous dise ? répondit-elle enfin. Je ne sais… Vraiment, cela dépend de mon père.

– Est-ce que tu es malade ? » s’écria tout à coup Étienne.

Viéra tressaillit, leva la tête et vit son père qui la regardait d’un air inquiet. Elle s’approcha de lui.

« Que dites-vous, mon père ? lui demanda-t-elle.

– Est-ce que tu es malade ?

– Moi ? Non. Pourquoi cette idée ? »

Il continuait à l’observer attentivement.

« Tu es vraiment tout à fait bien ? ajouta-t-il.

– Certainement. D’où vous vient cette inquiétude ?

– Braou ! braou ! » murmura Étienne. Et de nouveau il ferma les yeux.

La jeune fille se dirigeait vers la porte. Boris l’arrêta. « Me permettez-vous au moins, lui dit-il, de parler à votre père ?

– Si vous le voulez, répondit-elle d’une voix timide ; mais il me semble que je ne suis pas votre égale. ».

Il essaya de lui prendre la main, mais elle la retira et disparut.

« C’est singulier, se dit-il, elle me fait précisément la même observation que Pierre. »

Resté seul avec le père de Viéra, Boris se promit de ne pas perdre un moment pour le préparer à la demande si inattendue qu’il devait lui adresser. Mais la tâche n’était pas aisée. Le vieillard, souffrant et agité, tantôt s’assoupissait, tantôt paraissait absorbé dans un rêve, et ne répondait que par quelques brèves et insignifiantes paroles aux questions et aux diverses insinuations de Boris. Enfin, le jeune amoureux, voyant que tous ses préliminaires étaient inutiles, se décida à traiter l’affaire ouvertement.

À diverses reprises, il fit un effort ; il essaya de parler, et la parole décisive expirait sur ses lèvres.

« Étienne Pétrovitch, dit-il enfin, je dois vous exprimer un désir dont vous serez bien surpris.

– Braou ! braou ! dit tranquillement Étienne.

– Un désir auquel vous ne vous attendez certainement pas. »

Étienne ouvrit les yeux.

« Promettez-moi seulement de ne pas être irrité contre moi. »

Les paupières du vieillard se dilatèrent.

« Je viens… je viens vous demander la main de votre fille. »

Par un mouvement impétueux, Étienne se leva sur son fauteuil.

« Comment ! » s’écria-t-il avec une indicible expression de physionomie.

Boris renouvela sa demande.

Étienne fixa sur lui un regard si prolongé et si perçant que Viasovnine en devint tout confus.

« Viéra, dit-il, est-elle instruite de votre demande ?

– Je lui ai exprimé mes vœux, et elle m’a permis de vous en parler.

– Quand donc avez-vous eu cette explication avec elle ?

– À l’instant même.

– Attendez-moi, » dit Étienne.

Et il sortit.

Boris resta dans le cabinet du vieillard, promenant ses regards inquiets autour de lui, quand, tout à coup, le son de la clochette d’un attelage se fit entendre. Une voix d’homme retentit dans l’antichambre, et Michel Micheïtch apparut.

Pour le jeune amoureux, cette visite était une cruelle contrariété.

« Ah ! nous avons ici une bonne température, s’écria Michel en s’asseyant sur le canapé.

– Bonjour. Où est Étienne ?

– Il va venir.

– Quel froid, aujourd’hui ! » ajouta Michel en se versant un verre d’eau-de-vie.

Puis, à peine l’eut-il bu, qu’il dit : » Je viens de faire encore une promenade en ville.

– Vraiment ! répondit Boris, qui s’efforçait de surmonter son agitation.

– Oui, et cela grâce encore à ce coquin d’Onufre. Figurez-vous qu’il m’a conté une quantité de diableries, de sornettes inimaginables. Il me parlait d’une affaire comme on n’en a jamais vu ; des centaines et des centaines de roubles à prendre en un seul coup de râteau. En résumé, il m’a emprunté vingt-cinq roubles, et j’ai éreinté mes chevaux à courir en vain dans toutes les rues.

– Est-il possible ?

– C’est la vérité même. Quel fripon ! Il devrait traîner le boulet sur le grand chemin. Je ne sais à quoi songe la police ; mais il a le diable au corps. Il est capable de nous réduire à la besace. »

Étienne rentra, et Michel courut au-devant de lui pour lui raconter sa dernière mésaventure.

« Est-ce qu’il ne se trouvera pas quelqu’un, ajouta-t-il, pour lui rompre les os ?

– Lui rompre les os ! répéta Étienne en éclatant d’un de ses rires convulsifs.

– Oui, oui, les os, » reprit Michel enchanté du succès de son bon mot.

Mais il s’arrêta quand il vit Étienne tomber sur le divan dans une sorte d’anéantissement.

« Voilà ce qui lui arrive toujours quand il rit ainsi, murmura Michel. Je n’y comprends rien. »

Viéra arriva toute troublée et les yeux rouges.

« Mon père n’est pas bien aujourd’hui, » dit-elle à Michel à voix basse.

Michel baissa la tête, s’approcha de la table et y prit un morceau de pain et de fromage. Quelques instants après, Étienne parvint pourtant à se relever et essaya de marcher dans sa chambre. Boris se tenait assis à l’écart dans une anxiété extrême. Michel recommençait le récit de son aventure avec Onufre.

On se mit à table. Michel fut le seul qui parlât pendant le dîner. Vers le soir, Étienne prit Boris par la main et le conduisit dans une autre chambre.

« Vous êtes un honnête homme, lui dit-il en le regardant fixement.

– Oui, je vous le garantis, et j’aime votre fille.

– Vous l’aimez réellement ?

– Je l’aime, et m’efforcerai de mériter son affection.

– Elle ne vous ennuiera pas ?

– Jamais. »

Le vieillard fit un effort qui imprima à son visage une sorte de douloureuse contraction.

« Vous avez bien réfléchi, reprit-il ?… Vous aimez… Je consens. »

Boris voulait l’embrasser.

« Plus tard, » dit le vieillard. Puis, détournant la tête et s’approchant de la muraille, il pleura.

Quelques minutes s’écoulèrent. Étienne s’essuya les yeux, se dirigea vers son cabinet, et, sans lever la tête, dit à Boris, avec son sourire accoutumé :

« Aujourd’hui, restons-en là… ; demain, tout ce qui sera nécessaire.

– Très bien ! très bien ! » répliqua Boris en le suivant dans son cabinet, où il échangea un regard avec Viéra.

Il éprouvait au fond de l’âme un sentiment de joie, et en même temps il était inquiet ; il lui tardait de s’en aller, ne fût-ce que pour échapper à l’insupportable Michel, et il désirait revoir son fidèle Pierre. Il partit en promettant de revenir le lendemain. En franchissant le seuil de l’antichambre, il baisa la main de Viéra. Elle le regarda.

« À demain, dit-il.

– Adieu, » répondit-elle tranquillement.

« Voilà, mon cher Pierre, dit Boris en terminant son récit, voilà ce qui s’est passé. Je me suis demandé d’où vient que, dans sa jeunesse, l’homme est si souvent peu porté au mariage. C’est qu’il craint d’asservir sa vie. Il se dit : J’ai le temps. Pourquoi me presser ? En attendant encore, je trouverai peut-être un meilleur parti, et soit qu’on reste dans le célibat où qu’on se marie à la première occasion, c’est toujours l’effet de l’amour-propre ou de l’orgueil. Moi, je me dis : Dieu t’a fait rencontrer une douce et honnête créature, ne rejette pas ce don providentiel, ne t’abandonne pas à de vaines fantaisies. Je ne puis trouver une meilleure femme que Viéra. S’il y a quelque lacune dans son éducation, c’est à moi d’y remédier. Elle est, il est vrai, d’un caractère un peu flegmatique. Est-ce un malheur ? Non, au contraire. Voilà quelles ont été mes réflexions. Toi-même, tu m’as engagé à me marier. Et si je me trompe, ajouta-t-il d’un air pensif, si je me trompe… après tout, ce n’est pas une si grande chute. Je n’avais plus rien à attendre de la vie. »

Pierre écoutait son ami en silence, prenant de temps à autre quelques cuillerées du mauvais thé que Marthe lui avait préparé à la hâte.

« Pourquoi ne parles-tu pas ? lui demanda Boris en s’arrêtant tout à coup devant lui. Ce que je t’ai dit, n’est-ce pas juste ? N’es-tu pas d’accord avec moi ?

– L’affaire est terminée, répliqua Pierre lentement. La jeune fille accepte ton offre. Le père la sanctionne. Il n’y a plus rien à dire. Que tout soit pour le mieux ! Maintenant il n’y s’agit plus de réfléchir ; il faut t’occuper de ton mariage ; demain nous en parlerons. Le matin, comme dit le proverbe, est plus sage que le soir. À demain donc !

– Mais voyons, embrasse-moi donc, homme froid que tu es, dit Boris.

– De grand cœur, répondit le bon Pierre en le serrant dans ses bras. Que Dieu te donne toutes les joies de ce monde ! »

Boris se retira.

« Quel événement, se dit Pierre en se remettant au lit et en se retournant avec inquiétude tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et tout cela parce qu’il n’a pas servi dans la cavalerie, qu’il est habitué à se laisser aller à ses idées et ne connaît point la discipline. »

Un mois après, Boris était l’époux de Viéra. Lui-même n’avait pas voulu que le mariage fût retardé. Pierre fut son garçon d’honneur. Pendant ce mois d’attente, Boris avait été chaque jour chez son beau-père, mais ses fréquentes visites n’avaient point modifié ses rapports avec Viéra. Elle était tout aussi modeste et aussi réservée. Un jour il lui apporta un roman de Sagoskin : Jouri Miroslawski, et lui en lut quelques chapitres. Ce livre lui plut. Mais, lorsqu’il fut achevé, elle n’en demanda pas d’autres.

Un soir, Karentef vint la voir et resta longtemps les yeux fixés sur elle. Il faut dire qu’il était dans un état d’ivresse. Il semblait qu’il avait le désir de lui parler ; pourtant il se tut. On le pria de chanter. Il entonna un chant qui commençait par des sons plaintifs, puis éclatait en une sorte de mélodie sauvage. Ensuite il jeta sa guitare sur le divan, sortit précipitamment, mit sa tête entre ses mains et éclata en sanglots.

La veille de son mariage, Viéra était triste, et son père paraissait aussi fort abattu. Il avait espéré que Boris viendrait vivre avec lui, et Boris l’engageait au contraire à suivre sa fille dans sa nouvelle demeure. Étienne refusa, disant qu’il ne pouvait quitter la maison où il avait ses vieilles habitudes. Viéra lui promit d’aller le voir plusieurs fois dans la semaine.

« Braou ! braou ! » répondit tristement le vieillard.

Au commencement de sa nouvelle existence, Boris se trouva très heureux. Viéra dirigeait sa maison dans la perfection. Il aimait sa calme et constante activité. Il aimait la simplicité et la droiture de son caractère. Quelquefois il l’appelait sa petite ménagère hollandaise, et il déclarait à Pierre que, pour la première fois enfin, il connaissait les agréments de la vie.

Depuis le jour du mariage, Pierre ne venait plus si souvent chez lui, et n’y restait plus si longtemps, quoique Boris le reçût avec cordialité comme autrefois et que Viéra eût pour lui une sincère affection.

Un jour que Boris lui reprochait la rareté de ses visites :

« Que veux-tu ? lui dit doucement l’honnête Pierre, ta vie n’est plus la même. Tu es marié ; je suis garçon. Je craindrais de me rendre importun. »

Cette fois-là Boris n’insista pas. Mais peu à peu il s’aperçut que, sans son ami, son intérieur était fort peu récréatif. Sa femme ne suffisait plus pour l’occuper. Souvent même il ne savait que lui dire, et restait des matinées entières sans prononcer un mot. Cependant il la regardait encore avec plaisir, et chaque fois que de son pied léger elle passait près de lui, il lui baisait la main, ce qui ne manquait jamais de faire éclore sur les lèvres de la jeune femme un doux sourire.

Mais ce sourire ne le charmait plus comme autrefois, et peut-on toujours se contenter d’un sourire ?

Entre lui et Viéra, il y avait trop peu de rapports intellectuels. Il commençait à s’en apercevoir.

« Décidément, se disait-il un jour en s’asseyant sur le canapé les mains croisées, la bonne Viéra n’a guère de ressources ; » et il se rappela l’aveu qu’elle lui avait fait elle-même : « Je ne suis pas votre égale. » « Si j’avais, reprit-il, la flegmatique nature d’un Allemand, ou si j’étais lié à quelque emploi qui m’occuperait la plus grande partie du jour, une telle femme serait un trésor. Mais avec mon caractère et dans ma position… Est-ce que je me serais trompé ? »

Cette dernière réflexion lui fit plus de peine qu’il ne l’aurait cru.

Le lendemain, comme il engageait Pierre à revenir plus souvent, et comme Pierre lui répondait de nouveau qu’il craignait de le déranger :

« Tu te trompes, mon ami, répondit Boris, tu ne nous gênes nullement quand tu viens nous voir. Au contraire, avec toi, nous nous sentons plus gais. » Il fut sur le point d’ajouter : et plus légers, ce qui était vrai.

Boris causait à cœur ouvert avec Pierre comme avant son mariage. Viéra se plaisait aussi à voir ce vieil ami. Elle aimait, elle estimait son mari, mais, avec tout son attachement pour lui, elle ne savait comment s’entretenir avec lui, ni comment l’occuper, et elle remarquait qu’il s’égayait et s’animait quand Pierre était là.

Ainsi, le fidèle Pierre devenait nécessaire aux deux époux. Il aimait Viéra comme sa fille, et comment ne pas l’aimer, cette bonne âme candide ? Quand Boris, dans un de ses moments d’abandon, lui confia ses secrètes pensées et ses tristesses, Pierre lui reprocha son ingratitude et lui représenta vivement toutes les qualités de la jeune femme. Un jour que Boris en était venu à lui dire que lui et Viéra n’étaient pas faits l’un pour l’autre : « Ah ! s’écria Pierre avec un accent de colère, tu n’es pas digne d’elle.

– Mais, répliqua Boris, il n’y a rien en elle !

– Comment, rien ! Te fallait-il donc une créature extraordinaire ? C’est une femme excellente. Que veux-tu désirer de plus ?

– C’est vrai, » repartit vivement Boris.

La vie des deux époux s’écoulait mollement, paisiblement. Avec la douce Viéra, il n’était pas possible d’avoir une altercation, ni même un désaccord ; mais, dans les plus petits incidents de leur existence, on pouvait remarquer que leurs cœurs s’éloignaient peu à peu l’un de l’autre, comme on remarque dans l’état physique d’un blessé l’influence d’une plaie invisible.

Viéra n’avait pas l’habitude de se plaindre. En outre, elle n’avait pas même pu, dans sa pensée, accuser son mari, et il ne lui arrivait même pas de songer qu’il n’était pas très aisé de vivre avec lui. Deux personnes seulement comprenaient sa situation : c’étaient son vieux père et son ami Pierre. Quand elle allait voir son père, il l’accueillait avec une tendresse mélancolique, il la regardait avec une expression de commisération et il ne lui faisait aucune question sur son intérieur. Mais il soupirait, et lorsqu’il se promenait dans sa chambre, ses deux perpétuelles exclamations : « Braou ! braou ! » ne résonnaient plus ainsi qu’autrefois, comme l’accent d’une âme paisible qui s’est détachée des soucis terrestres. Depuis le jour où sa fille l’avait quitté, sa figure était devenue pâle, et ses cheveux en peu de temps avaient blanchi.

Les secrètes souffrances de Viéra ne pouvaient non plus échapper au regard de Pierre. La pauvre femme n’exigeait pas que son mari s’occupât d’elle, ni même qu’il prit à tâche de s’entretenir avec elle. Mais ce qui la désolait, c’était de penser qu’elle l’ennuyait. Un jour, Pierre la surprit assise à l’écart, le visage tourné contre le mur, immobile et pleurant. De même que son père, à qui elle ressemblait sur tant de points, elle ne voulait pas laisser voir ses larmes. Elle les essuyait avec soin, même quand elle était seule. Pierre s’éloigna sur la pointe du pied. Il prenait à tâche constamment de ne pas lui laisser deviner qu’il comprenait le secret de sa douleur. En revanche, il ne ménagea pas Boris. Jamais, à la vérité, il n’en vint à lui dire avec une froide vanité ces mots blessants, ces mots cruels que les hommes les meilleurs ne peuvent s’empêcher de prononcer en ces moments d’emportement : « Vois-tu, je t’avais bien dit d’avance ce qui arriverait. » Mais il lui reprocha vivement son indifférence envers Viéra, et enfin le décida à se rendre près d’elle et à lui demander si elle était souffrante.

Elle le regarda avec une telle placidité et lui répondit si tranquillement, qu’il s’éloigna très mécontent des reproches que Pierre lui avait adressés, mais satisfait de penser que Viéra ne soupçonnait pas la nature de ses sentiments envers elle.

Ainsi se passa l’hiver. Une telle situation ne peut durer longtemps. Elle aboutit à une séparation ou à un changement qui est rarement heureux.

Boris ne se montrait ni exigeant ni emporté, comme cela arrive souvent aux hommes qui se sentent dans leur tort ; il ne se laissait point entraîner non plus au sarcasme ni à d’amères plaisanteries. Dans son esprit, il s’était élevé seulement une nouvelle idée, l’idée d’entreprendre un voyage en un temps opportun.

« Un voyage ! » se disait-il dès le matin ; « un voyage ! » répétait-il en se mettant le soir au lit, et ce mot avait pour lui un charme indicible. Avant d’en venir à cette dernière résolution, il voulut, pour essayer de se distraire, revoir Sophie Cirilovna ; mais le langage prétentieux, le sourire affecté, la folle coquetterie de la jeune veuve ne produisirent sur lui qu’une impression désagréable. « Quelle différence, s’écria-t-il, avec la vraie simple nature de Viéra ! » et cependant il ne pouvait renoncer au projet de s’éloigner de Viéra.

Le printemps, le magique printemps qui ravive toute la nature, qui fait voyager les oiseaux de par delà les mers, mit fin à son irrésolution, imprima un dernier élan à sa pensée. Il prétexta une affaire grave qu’il avait longtemps négligée et qui l’obligeait enfin à se rendre à Pétersbourg. En disant adieu à Viéra, il sentit pourtant son cœur se serrer ; il souffrait de quitter cette douce et excellente femme ; ses larmes coulèrent sur le front pâle où il déposait un dernier baiser.

« Je reviendrai bientôt, dit-il, et je t’écrirai, ma chère aimée. »

Il la recommanda à l’affection de Pierre et monta en voiture triste et pensif.

Mais sa tristesse s’allégea à la vue des plaines riantes et de la première verdure si fraîche et si tendre des saules et des bouleaux, épanouis sur son chemin. Une joie indéfinissable, un enthousiasme juvénile s’empara de son âme. Il sentit sa poitrine se dilater, et, en portant son regard vers l’horizon lointain :

« Non, non, s’écria-t-il avec le poète, on n’attelle pas au même limon le cheval fougueux et la biche craintive. »

Viéra était restée seule, mais Pierre venait souvent la voir, et son père s’était décidé à quitter son cher cabinet pour se rendre près d’elle. Quelle joie ils éprouvèrent à se retrouver ensemble ! Ils avaient les mêmes goûts et les mêmes habitudes. Cependant Boris n’était point oublié ; tout au contraire, il était le lien de leur réunion. Ils parlaient souvent de lui, de son esprit, de son instruction, de sa bonté. Il semblait même que son absence ne servît qu’à le faire mieux apprécier. Le temps était superbe. Les jours passaient paisiblement, doucement, comme ces grands nuages blancs et lumineux qui flottent à la surface d’un ciel bleu.

Le voyageur n’écrivait pas souvent, mais ses lettres étaient lues et relues avec avidité. Dans chacune de ses lettres, il parlait de son prochain retour ; mais un jour, Pierre en reçut une qui annonçait une tout autre nouvelle. Elle était ainsi conçue :

« Mon cher ami, mon bon Pierre, j’ai longtemps réfléchi à la façon dont je commencerai cette lettre, et, après y avoir tant songé, j’aime mieux te dire tout de suite et tout nettement que je vais en pays étranger. Cette nouvelle va bien te surprendre et sans doute t’irriter. Tu ne l’avais pas prévue, et tu es en droit de m’accuser. Je n’essayerai pas de me justifier, et j’avoue même que je me sens rougir en songeant à tes reproches. Mais écoute-moi avec quelque indulgence. D’abord je ne m’éloigne que pour peu de temps, et je pars avec une société charmante et de la façon la plus agréable ; en second lieu, je suis convaincu qu’après avoir cédé à cette dernière fantaisie, après avoir satisfait à ce désir devoir de nouvelles contrées et de nouveaux peuples, j’en reviendrai à la vie la plus calme et la plus casanière. Je saurai apprécier comme je dois le faire la grâce imméritée que le sort m’a accordée en me donnant une femme comme Viéra. Je t’en prie, fais-lui bien comprendre ces idées en lui montrant ma lettre. Aujourd’hui je ne lui écris pas à elle-même, mais je lui écrirai de Stettin, par le retour du bateau. En attendant, dis-lui que je me prosterne à genoux devant elle, que je la conjure de ne point condamner son méchant mari. Telle que je la connais, avec son âme angélique, je suis sûr qu’elle me pardonnera, et dans trois mois, je le jure par tout ce qu’il y a de plus sacré, j’irai la rejoindre, et jusqu’à mon dernier jour nulle puissance ne pourra me séparer d’elle. Adieu, ou pour mieux dire, au revoir bientôt. Je t’embrasse et je baise les jolies mains de ma Viéra. Adressez-moi vos lettres à Stettin. Je vous écrirai de là. S’il arrivait quelque accident ou quelque affaire imprévue dans ma maison, je compte sur toi comme sur un appui invariable.

« Ton ami BORIS VIASOVNIN.

« P.-S. Fais remettre, en automne, des tentures dans mon cabinet. C’est entendu. Adieu. »

Hélas ! les espérances exprimées dans cette lettre ne devaient jamais se réaliser. Le bateau arrivait en vue de Stettin ; la rive étrangère se déroulait aux regards des passagers sous les rayons d’un beau soleil. Appuyé sur la balustrade du bâtiment, Boris, absorbé dans une muette rêverie, regardait la vague verte et profonde qui se creusait en gémissant sous la roue du bateau et, dans son rapide tournoiement, l’arrosait d’un flot d’écume. Dans son immobilité, dans sa contemplation, tout à coup le vertige s’empara de lui, et il tomba à la mer. À l’instant même on arrêta le navire ; à l’instant on lança la chaloupe à l’eau ; mais il était trop tard : Boris avait cessé de vivre.

Pierre avait déjà éprouvé un chagrin cruel en communiquant à Viéra la dernière lettre de son mari. Mais lorsqu’il s’agit de lui révéler le fatal événement, il faillit en perdre la tête. Ce fut Michel qui, le premier, apprit cette nouvelle par le journal. Aussitôt il résolut d’aller l’annoncer à Pierre, et emmena Onufre, avec qui il s’était de nouveau réconcilié. Dès son entrée dans la maison de Vasilitch, il s’écria :

« Quel malheur ! Figurez-vous… »

Longtemps Pierre refusa de le croire ; lorsque enfin il ne put plus douter de cette catastrophe, il resta tout un jour sans oser se montrer à Viéra. Enfin il se présenta devant elle, si pâle, si abattu, qu’à son aspect elle se sentit atterrée. Il voulait la préparer peu à peu au malheur qu’il devait lui faire connaître, mais ses forces le trahirent. Le pauvre Pierre tomba sur une chaise et murmura en pleurant : « Il est mort ! il est mort ! »

Un an s’est écoulé. Souvent, du tronc des arbres que l’on a coupés, on voit s’élever de nouveaux rejetons ; souvent les plaies les plus profondes se cicatrisent ; la vie triomphe de la mort qui, à son tour, triomphera de la vie. Peu à peu Viéra se consola et se ranima.

Boris d’ailleurs n’était point de ces hommes qu’on ne peut remplacer, s’il en est dans le monde qui ont cet honneur suprême, et Viéra n’était pas de nature à se consacrer toute sa vie à un sentiment unique, s’il est des sentiments qui ont cette puissance. Elle s’était mariée sans peine, mais sans enthousiasme ; elle avait été fidèle et dévouée à son mari, mais elle ne pouvait lui donner toute son existence. Elle l’avait pleuré sincèrement, mais raisonnablement. On ne peut rien demander de plus.

Pierre continua à la voir. Il était son plus intime ou, pour mieux dire, son unique ami. Un jour qu’il se trouvait seul avec elle, il la regarda avec sa bonne expression de physionomie et lui demanda simplement si elle voulait l’épouser. Elle sourit et lui tendit la main.

Après leur mariage, leur vie se continua tranquillement comme par le passé. Dix années se sont écoulées. Ils ont deux filles et un garçon. Le vieil Étienne demeure avec eux, ne pouvant plus se résoudre à les quitter, ni à s’éloigner de ses petits-enfants. L’aspect de ces enfants l’a rajeuni. Il cause et joue sans cesse avec eux, surtout avec le petit garçon, qui, comme lui, s’appelle Étienne, et qui, sachant l’ascendant qu’il exerce sur son aïeul, s’amuse à le contrefaire quand le vieillard se promène dans la chambre en répétant :

« Braou ! braou ! »

Et le grand-père rit, et chacun rit de ses espiègleries. Le pauvre Boris n’est point oublié dans ce cercle d’affections. Pierre parle de son ami avec une vive cordialité. Chaque fois qu’il en trouve l’occasion, il ne manque pas de dire : « Voilà ce que faisait Boris, voilà ce qui lui plaisait, » et Pierre et sa femme, et tous ceux qui leur appartiennent, vivent d’une vie uniforme, silencieuse, paisible. Cette paix, c’est le bonheur… Il n’y en a pas d’autre en ce monde.

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