XVIII

Le lendemain des obsèques (j’étais resté au village pour attendre mon frère), Simon vint m’annoncer qu’Ilia demandait à me voir.

« Quel Ilia ?

— Ben, notre colporteur. »

Je le fis appeler.

Il vint, exprima quelques regrets au sujet de la fin subite de M. le sous-lieutenant, s’étonna qu’il lui fût arrivé une chose pareille…

« Est-ce qu’il te devait quelque chose ? m’informai-je.

— Point du tout. M. le sous-lieutenant avait coutume de payer rubis sur ongle… Seulement voilà… »

Il fit une grimace.

« … Seulement voilà… Vous avez en votre possession un objet qui m’appartient…

— Quel objet ?

— Celui-là. (Il désigna le peigne de cuivre qui traînait sur la table.) Bien sûr, il ne vaut pas grand-chose, mais comme c’est un souvenir… »

Je relevai la tête, illuminé par une idée subite.

« Tu t’appelles Ilia ?

— Oui, monsieur.

— N’est-ce pas toi que j’ai… »

Il me cligna de l’œil et fit un large sourire.

« Bien sûr !

— Et c’était toi qu’on appelait ?

— Moi-même, convint-il avec une modestie enjouée. Il y a une jeune personne dans le coin, poursuivit-il de sa voix de fausset, que ses parents, trop sévères…

— Très bien, très, bien », l’interrompis-je en lui donnant le peigne et en le mettant dehors.

Ainsi donc, « Ilioucha » c’était lui, songeai-je en me plongeant dans des réflexions hautement philosophiques, dont je me garderai bien de vous faire part, car chacun est libre de croire, après tout, à la prédestination et autres « fatalités ».

De retour à Saint-Pétersbourg, je me mis en quête d’informations au sujet de Marie et réussis même à retrouver le médecin qui l’avait soignée. À ma stupéfaction, il m’apprit que la jeune femme n’était point morte empoisonnée, mais du choléra !

Je lui racontai, de mon côté, tout ce que je tenais de Teglev.

« Hé, mais je le connais, s’écria tout à coup le docteur. C’est un officier d’artillerie, un homme de taille moyenne, voûté, légèrement zézayant ?

— Exactement.

— Figurez-vous qu’il m’est venu trouver — c’était la première fois que je le voyais — avec l’intention de me démontrer que la jeune fille s’était empoisonnée.

— Choléra, lui dis-je.

— Non, poison », me réplique-t-il…

« Comme il insiste, qu’il est large de nuque — un indice infaillible de l’entêtement —, qu’après tout la cliente est morte, j’en conviens : soit, elle s’est empoisonnée si cela peut vous faire plaisir… Il m’a remercié chaudement, m’a serré la main et… je ne l’ai plus revu. »

Je dis au praticien de quelle façon Teglev s’était suicidé la même nuit.

Il ne sourcilla point et se contenta d’observer qu’il y a de drôles d’individus en ce bas monde.

« Eh oui, de drôles d’individus », répétai je après lui.

Quelqu’un a remarqué fort justement, en parlant des suicidés : personne ne veut les croire aussi longtemps qu’ils ne mettent pas leur projet à exécution, et, s’ils le font, aucun ne les regrette.

Baden-Baden, 1870.

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