XVIII

PENDANT que nous marchions, la fièvre l'avait reprise, mais elle avait réussi à se dominer. La disparition du corps la terrassa définitivement, et je craignis pour sa raison.

À grand-peine, je la ramenai à la maison, la fis mettre au lit et convoquai d'urgence le médecin. Aussitôt revenu à elle, ma mère exigea que je me misse immédiatement à la recherche de « cet homme ». Je m'exécutai, mais n'obtins aucun résultat en dépit de tous mes efforts. Je me rendis à plusieurs reprises au commissariat, entrepris des investigations dans tous les villages avoisinants, fis passer des annonces dans les journaux, mais en vain.

J'appris en fin de compte que le corps d'un noyé, échoué sur la grève, avait été transporté dans un petit hameau des alentours. Je m'y précipitai, mais arrivai trop tard : on l'avait déjà mis en terre, et d'ailleurs le signalement du mort ne correspondait pas à celui de mon père.

D'autres renseignements m'apprirent que le navire à bord duquel le baron aurait du prendre place serait parvenu à destination, bien qu'on l'eût cru perdu pendant assez longtemps. Ne sachant plus quoi entreprendre, je me rejetai sur le nègre et lui offris une forte somme, par le truchement des journaux, s'il consentait à se faire connaître.

Un jour que j'étais absent, un grand nègre, drapé dans une cape noire, se présenta chez nous, mais s'éloigna après avoir posé quelques questions à la servante et ne revint plus jamais.

Je perdis toute trace de… mon père, irrémédiablement disparu dans la nuit et le silence.

Nous ne parlâmes plus jamais de lui avec maman. Une fois seulement, elle me demanda pourquoi je ne lui avais pas raconté mon rêve plus tôt et ajouta presque immédiatement : « Donc, il est vraiment… » sans aller jusqu'au bout de sa pensée.

Maman resta longtemps malade. Après sa guérison, nos relations ne redevinrent plus les mêmes que par le passé. Elle se sentait gênée en ma présence — gênée, c'est bien le mot — et ce sentiment ne la quitta plus jusqu'à son dernier souffle. Et je ne pouvais pas l'aider.

Certes, le temps efface tout, et les souvenirs les plus tragiques finissent par perdre leur force ; mais si une sensation de gêne s'est établie une fois entre deux intimes, plus rien ne peut la dissiper !

Je n'ai plus revu le songe qui m'effrayait tant et ne «cherche » plus mon père. Toutefois, il m'arrive encore d'entendre, quand je dors, de lointains gémissements, des plaintes lancinantes, qui retentissent derrière un mur, que je ne puis escalader, et me déchirent le cœur. Je pleure, les yeux fermés, et ne puis comprendre si c'est un homme qui sanglote ou la mer qui hurle à la mort, irritée… Soudain, le son devient un ronchonnement grognon — et je me réveille, la terreur dans l'âme.

1876.

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