II

Un homme entra. Il était grand de taille, portait une redingote propre, des pantalons un peu courts, des gants de peau de daim grise et deux cravates, l’une noire par-dessus, l’autre blanche en dessous. Tout en lui respirait la convenance et le comme il faut, depuis sa figure agréable et ses cheveux lissés sur les tempes, jusqu’à ses bottes sans talons qui ne grinçaient pas sous la pression du pied. Il salua d’abord la maîtresse du logis, puis Marpha Timoféevna, et, se dégantant lentement, s’approcha de Maria Dmitriévna, dont il baisa respectueusement la main à deux reprises. Il s’assit ensuite sans se presser dans un fauteuil, souriant et frottant les extrémités de ses doigts.

– Et mademoiselle Élisabeth, se porte-t-elle bien ? dit-il.

– Oui, répondit Maria Dmitriévna, elle est au jardin.

– Et mademoiselle Hélène ?

– Lénotchka est aussi au jardin. Y a-t-il quelque chose de nouveau ?

– Comment n’y en aurait-il pas ? répondit le visiteur, clignant lentement des yeux et gonflant les lèvres. Hum ! Voilà une nouvelle, et une nouvelle des plus extraordinaires… Lavretzky Fédor Ivanowitch est arrivé.

– Fédia ! s’écria Marpha Timoféevna. Vous inventez cela, mon cher.

– Point du tout, madame, je l’ai vu de mes deux yeux.

– Cela n’est pas encore une preuve.

– Il a beaucoup repris, continua Guédéonofski, feignant de n’avoir pas entendu l’observation de Marpha Timoféevna. Ses épaules ont pris plus d’ampleur, et ses joues sont plus colorées que jamais.

– Comment ! il a pris encore plus d’embonpoint ? dit en traînant sur chaque mot Maria Dmitriévna. Il me semble pourtant qu’il n’a pas eu de quoi engraisser.

– C’est vrai, dit Guédéonofski ; un autre, à sa place, aurait eu conscience de se montrer dans le monde.

– Pourquoi cela ? interrompit Marpha Timoféevna. Quelle folie dites-vous là ? Un homme revient dans sa province ; où voulez-vous qu’il aille ? Et en quoi, s’il vous plaît, fut-il coupable ?

– Un mari est toujours coupable, madame, permettez-moi de vous le dire, lorsque sa femme ne se conduit pas bien.

– Vous parlez ainsi, monsieur, parce que vous n’avez jamais été marié.

Guédéonofski fit un sourire embarrassé.

– Excusez ma curiosité, dit-il après quelques moments de silence, à qui destinez-vous cette jolie petite écharpe ?

Marpha Timoféevna leva brusquement les yeux sur lui.

– Elle est destinée, répondit-elle, à celui qui ne fait jamais de commérages, qui n’a point recours à la ruse et n’invente rien sur le compte d’autrui ; mais je ne sais s’il existe un pareil homme. Fédia, je le sais bien, n’a eu qu’un seul tort, c’est d’avoir gâté sa femme. Et puis, il s’est marié par amour, et de ces mariages d’amour il ne résulte jamais rien de bon, ajouta la vieille en lançant un regard de côté à Maria Dmitriévna ; et se levant :

– Maintenant, mon cher, dit-elle, vous pouvez aiguiser vos dents sur qui bon vous semble, même sur moi, – je m’en vais ; que je ne vous dérange pas.

Et Marpha Timoféevna s’éloigna.

– Elle est toujours ainsi, murmura Maria Dmitriévna en suivant des yeux sa tante, toujours ainsi.

– Que voulez-vous, à son âge !… observa Guédéonofski ; voyez, elle vient de parler de ruse ; mais qui, de nos jours, n’a point recours à la ruse ?… Le siècle est ainsi fait. – Un de mes amis, homme très-respectable et j’ajouterai même appartenant à un rang élevé, disait : « De nos jours, une poule, pour prendre un grain de mil, s’approche de côté et tâche de le happer par la ruse. » Et lorsque je vous regarde, madame, je vois en vous une nature vraiment angélique. Laissez-moi, je vous prie, baiser votre main de neige.

Maria Dmitriévna sourit faiblement et tendit à Guédéonofski sa main potelée en repliant avec grâce le petit doigt. Il y déposa un baiser, tandis qu’elle approchait de lui son fauteuil, et lui demandait à voix basse en s’inclinant légèrement :

– Ainsi, vous l’avez vu ? et, en effet, sa santé est prospère ? il ne montre pas de tristesse ?

– Oui, il est gai, bien portant, répondit Guédéonofski du même ton.

– N’avez-vous pas entendu dire où était sa femme ?

– En dernier lieu, elle était à Paris ; maintenant, j’apprends qu’elle est allée dans le royaume italien.

– C’est vraiment affreux que la position de Fédia. Je ne conçois pas comment il peut la supporter. Chacun, il est vrai, a ses malheurs, mais on peut dire que son aventure a été répandue dans toute l’Europe.

Guédéonofski soupira.

– Oui, oui, on dit qu’elle voyait beaucoup d’artistes, et des pianistes, et des lions et d’autres bêtes, comme on les appelle là-bas. Elle a perdu toute pudeur.

– C’est bien dommage, dit Maria Dmitriévna ; j’en suis surtout fâchée, comme parente. Vous savez, Serguéi Petrowitch, Fédia est un petit-neveu à moi.

– Certainement ; je le sais. Comment voulez-vous que j’ignore quelque chose de ce qui touche à votre famille ? Est-ce possible ?

– Viendra-t-il chez nous ? Qu’en pensez-vous ?

– Oui, je le crois. Au reste, on dit qu’il se propose d’aller habiter la campagne.

Maria Dmitriévna leva les yeux au ciel.

– Ah ! Serguéi Petrowitch, Serguéi Petrowitch, quand j’y pense… Combien il est nécessaire, à nous autres femmes, de nous conduire avec prudence !

– Toutes les femmes ne se ressemblent pas, Maria Dmitriévna. Il y en a malheureusement qui ont le caractère léger… Et puis l’âge… Et puis elles n’ont pas toutes reçu, dans leur enfance, des principes solides.

Serguéi Petrowitch tira de sa poche un mouchoir bleu quadrillé, et commença à le déplier :

– Il y a certainement des femmes pareilles.

Serguéi Petrowitch approcha de ses yeux, à tour de rôle, les coins de son mouchoir :

– Mais, en général, si l’on considère… c’est-à-dire… Il y a une poussière horrible en ville…, conclut-il.

– Maman, maman ! s’écria, en se précipitant dans la chambre, une jolie petite fille qui pouvait avoir onze ans ; Vladimir Nicolaewitch arrive à cheval.

Maria Dmitriévna se leva ; Serguéi Petrowitch se leva aussi et salua.

– Mon plus respectueux salut à mademoiselle Hélène, murmura-t-il.

Et se retirant par discrétion dans un coin, il se prit à moucher son nez long et régulier.

– Quel magnifique cheval il a ! continua la petite fille. Il vient de passer devant la petite porte, et nous a dit, à Lise et moi, qu’il allait s’approcher du perron.

On entendit un bruit de sabots sur le sol, et un cavalier élégant, monté sur un joli cheval bai, apparut dans la rue et s’arrêta devant la fenêtre ouverte.

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