17 Les camarades

J’arrive chez Petray.

Personne encore. Le garçon me demande si je veux un journal, en attendant.

Je prends le journal, comme s’il devait y être question de moi, de mon bonheur d’hier, d’un monsieur qu’on a vu se promener, cigare aux dents, fleur à la boutonnière, poitrine en avant : qui est allé aux Tuileries, puis au spectacle le soir, un De Marsay chevelu, trapu, et qui va compter dans Paris.

Parole d’honneur, je cherche entre les lignes s’il n’y a pas trace de ma promenade si inondée de soleil, de joie intime, d’insouciance robuste et de confiance en moi !

C’est Legrand qui paraît le premier, mais Legrand méconnaissable. – L’air d’un homme épié par le Conseil des Dix, regardant de droite et de gauche comme s’il avait peur de la Bouche de fer, vêtu d’un paletot sombre et coiffé d’un chapeau triste.

Il me reconnaît, comme dans une conspiration, avec des gestes de conjuré. Je lui serre la main et lui lâche mon impression sur sa mine et son costume.

« Je t’aime encore mieux dans les rôles de cape et d’épée, tu sais ! Tu ressembles à un ermite, tu as l’air d’un capucin de baromètre.

– Rôles de cape et d’épée ! fait-il avec un sourire de Tour de Nesle : cinq manants contre un gentilhomme – ce temps-là est passé – c’est maintenant dix sergents de ville contre un républicain, un officier de paix par rue, un mouchard par maison ! On voit bien que tu arrives de Nantes ! Vingtrassello, il n’y a plus qu’à se cacher dans un coin et à rêvasser comme un toqué ou à faire de l’alchimie sociale comme un sorcier… J’ai le costume de la pièce ! »

Il a dit juste, le théâtral !

Le souvenir de la défaite m’est revenu deux ou trois fois hier, pendant que je me promenais, – mais j’ai chassé ce souvenir, je lui ai crié : « Ôte-toi de mon soleil ! »

N’ai-je pas dit une bêtise ? Ne viendra-t-il pas toujours, ce souvenir, jeter son ombre noire et sanglante sur mon chemin ? Il enténèbre déjà ce restaurant !

Nous, qui parlions toujours si haut, voilà que nous parlons tout bas !…

Je n’y pensais plus, je n’en savais rien. Je suis parti le lendemain de la bataille, n’ayant vu que les soldats, la tragédie, le sang ! Je n’ai pas respiré la fange, je n’ai pas senti derrière moi l’œil des espions.

La police avait une épée et tuait en plein jour au coup d’État ; maintenant c’est autre chose.

On ne peut pas parler, on ne peut pas se taire… Les mots sont saisis au vol… les gestes et le silence sont mouchardés… Oh je sens la honte me monter, comme un pou, sur le crâne ! Mes impressions d’hier, mes espoirs de demain, tout cela est fané, rayé de sale tout d’un coup…

Quelle pitié !

Les bouches se ferment machinalement, nos yeux se baissent, nos faces s’essaient à mentir – parce qu’un homme à mine douteuse vient d’entrer et s’est mis dans ce coin…

Legrand m’a fait signe, et nous avons dû jouer la comédie comme au collège on criait : Vesse ! quand on croyait que le surveillant arrivait.

Je me sens plus malheureux que quand j’avais mes habits grotesques, que quand ma mère faisait rire de moi, que quand mon père me battait devant le collège assemblé ! Je pouvais faire le fanfaron alors, ici il faut que je fasse le lâche !

« Tu as raison, Legrand. Trouve-moi, comme à toi, un chapeau qui me tombe sur les yeux, une souquenille d’ermite, un trou de sorcier !

– Plus bas, plus bas donc ! »

Justement, le garçon a cligné de l’œil du côté de la mine douteuse, pour nous faire signe qu’on écoutait, et tout le monde a dit : « Plus bas, plus bas ! »

Voici d’autres camarades !

Mais ils n’ont plus les mêmes têtes, le même regard, les mêmes gestes que la dernière fois où je les vis !…

Les mains dans les manches, eux aussi : le pied traînant, la lèvre molle…

Ils trouvent que je fais trop de bruit, ils le trouvent pour tout de bon. Leur poignée de main a été chaude, mais leur conversation est gelée.

Ils m’envoient des coups de genou sous la table.

Est-ce la rancune du passé, de nos querelles de Décembre, qui revient malgré tout, et qui a creusé entre nous un abîme ? Il y a peut-être des mots irréparables, même ceux prononcés sous le canon !…

Non ! c’est bien Décembre qui pèse sur nous ; mais point le souvenir de ce que j’ai dit en ces heures de désespoir : c’est la peur de ce que je puis dire dans le milieu d’espionnage et de terreur que Décembre a créé.

L’homme à mine douteuse regarde toujours de notre côté.

Nous avons dîné ainsi, sur le qui-vive !

Je tire ma bourse.

« C’est moi qui paie, voulez-vous ?

– Allons, si tu es riche !

– J’offre des petits verres, un punch. Ça va-t-il ?

– Non, non », disent-ils d’une voix fatiguée, d’un air indifférent, et nous sortons.

J’étais entré dans ce restaurant joyeux et rayonnant. J’en sors désespéré.

Cette séance d’une heure m’a montré dans quel ruisseau j’avais à chercher ma joie, mon pain, un métier, la gloire !…

« Eh bien ! tenez, je crois qu’il aurait mieux valu nous faire tuer au coup d’État… »

Je n’ai pas eu le temps de parler en particulier à personne, avec tout cela, et je n’ai pas vu les intimes.

Pourquoi Renoul et Rock n’étaient-ils pas là ?

« Où est Renoul ? Que fait-il ?

– Entré au ministère de l’instruction publique comme surnuméraire.

– Où demeure-t-il ?

– Encore rue de l’École-de-Médecine, mais non plus au 39 ; plus haut, près de chez Charrière. »

J’y vais :

La concierge me reçoit mal – on dirait qu’elle croit que j’en suis.

« C’est au cinquième. »

Je suis venu le soir, pensant que Renoul serait de retour de son bureau.

En effet, il est là, en redingote, il ne porte plus de robe de chambre.

Mais c’est la peste du chagrin, la gale du désespoir !… Il a l’air si las et si triste ! Sa robe de chambre le vieillissait moins. Où donc a-t-il pris ce teint gris, ce regard creux ?

« Tu as été malade ?

– Non… »

Lisette arrive.

Oh ! non, vous n’êtes plus Lisette !

« Quel vent a donc passé, qui vous a changés ainsi tous deux ?… Vous ne m’en voulez pas ?… Ce n’est pas parce que ma visite vous déplaît ?

– Mais non, non ! »

Un « non » qui jaillit du cœur.

« Nous sommes si heureux de te revoir, au contraire ! Nous te croyions perdu, enlevé, mort.

– J’ai eu ma part de supplice, en effet… »

Je leur racontai ma vie de Nantes.

Je file chez Rock, qu’on ne voit que par hasard chez Petray, parce qu’il reste trop loin.

Il ne demeure plus où il demeurait, lui non plus.

Tout le monde a délogé. On était connu comme républicain par le concierge et les voisins ; ils savent qu’on a été absent pendant les événements de Décembre. Il y a à craindre les dénonciations et les poursuites, et l’on a porté ailleurs ses hardes, sa malle et sa douleur.

J’aborde Rock plus difficilement encore que je n’avais abordé Renoul. C’est lui-même, qui à la fin, après avoir regardé par le trou de la serrure, vient m’ouvrir en chemise.

Il me paraît bien changé.

Il est un peu moins abattu que les autres, cependant. Il trouve à la défaite une consolation.

Il a le goût du complot, l’amour du comité dans l’ombre. Est-ce croyance ou manie ? Il est vraiment maniaque et il tourne la tête de tous les côtés avant de parler. Même il regarde sous le lit et fait toc toc à tous les placards. Il sait que, s’il y avait quelqu’un dedans, le son serait plus sourd.

Rock s’ouvre à moi – autant qu’il peut – il ne peut pas énormément. – Plus tard, il me dira tout, dès qu’il aura reçu du « centurion » le droit de me communiquer le mot d’ordre.

Comme il répondra de moi, ça ne sera pas long.

« Tu feras bien de ne pas rester longtemps, par exemple. On doit savoir ton retour, à la préfecture de police ! »

Il regarde de nouveau, par surcroît de précaution, entre le mur et la ruelle, et ouvre carrément un placard dont il n’était pas sûr.

Il n’y a personne.

N’importe ! il me reconduit sur les orteils et je rentre chez moi découragé.

Je m’accoude à ma fenêtre dans le silence du soir, et je réfléchis à ce que j’ai vu et entendu depuis deux jours !

Oh ! ma jeunesse, ma jeunesse ! Je t’avais délivrée du joug paternel, et je t’amenais fière et résolue dans la mêlée !

Il n’y a plus de mêlée ; il y a l’odeur de la vie servile, et ceux qui ont des voix de stentor doivent se mettre une pratique de polichinelle dans la bouche. C’est à se faire sauter le caisson, si l’on ne se sent pas le courage d’être un lâche !

Quand j’ai lâché en fermant ma porte, le cri que j’avais gardé au fond de ma gorge, dans les cafés, chez mes amis, le long du chemin plein d’agents et de soldats ; à ce bruit, on a dû se demander dans la chambre à côté, s’il y avait par là un sanglier mangé par des chiens !

Ah ! ils disaient au collège que les gamins de Sparte se laissaient dévorer le ventre par le renard ! Je me sens le cœur dévoré, et il faudra que, comme le Spartiate, je ne dise rien ?

Que je ne dise rien ?… de combien de semaines, de combien de mois, de combien d’années ?…

Mais c’est affreux ! Et moi qui avais pris goût à la vie !… qui avais trouvé le ciel si clair, les rues si joyeuses !…

Malheureux ! Il n’y a plus qu’à se tapir comme une bête dans un trou, ou bien à sortir pour lécher la botte du vainqueur !

Je le sens !… c’est la boue… c’est la nuit !…

J’ai fermé ma fenêtre du geste d’un dompteur qui boucle la porte de la cage où est le tigre et s’enferme avec lui.

RÉGICIDE.

Il m’est venu une pensée !…

Elle me serre le crâne et me tient le cerveau. Je n’en dors pas de la nuit.

Plus de calme, voyons ! Tes amis ont raison – il faut voiler ton œil, cacher ta fièvre, étouffer tes pas.

Il faut marcher à ton but prudemment, pour pouvoir arriver, sauter et faire le coup…

Je n’oserai pas tout seul !

Il faut que j’aille consulter ceux qui ont de l’expérience et qui approchent les hommes influents du parti.

Il y a Limard, Dutripond, dont j’ai fait connaissance en 51.

Je les trouve gris, en face d’une absinthe qui est la cinquième de la soirée, et ils s’avancent vers moi en titubant ; ils me prennent les mains et me tirent par les basques, baveux et laids, l’œil écarquillé, la bouche béante.

« Laissez-moi !… »

Je les écarte d’un geste trop fort, l’un d’eux va rouler dans le coin ; il se relève gauchement avec des allures d’estropié.

C’est qu’aussi j’ai été irrité et indigné en les voyant ivres, moi qui venais parler du salut de la patrie !… Oui, je venais pour cela !

Le salut de la patrie ! – Et qui donc veut la sauver ?

Ce n’est ni celui-ci, ni celui-là ! À aucun je n’ose confier ce que j’ai rêvé, ni dire que j’épargne mon argent pour réaliser mon projet !… Car je l’épargne, je ne vis de rien.

Je regrette les sous que je donnai aux aveugles, que je dépensai en bouquets.

…………………

Personne qui m’écoute, ou qui m’ayant écouté, m’encourage…

« Faites le coup ! nous verrons après », répondent quelques-uns.

D’autres s’indignent et s’épouvantent.

« Ne les écoutez pas !… Vous inspirerez l’horreur simplement et cela ne mènera à rien, à rien – me dit avec sympathie et effroi un vieillard qui a déjà fait ses preuves, et au courage duquel je dois croire. Chassez cette idée, mon ami ! Réfléchissez pendant dix ans ! IL Y SERA encore dans dix ans, allez !… »

Et comme je murmurais : « C’est pour qu’IL n’y soit plus !

– Vous n’avez pas, en tout cas, le droit, dit-il en dernier argument, parce que vous joueriez votre vie comme un fou, de jouer la vie de ceux que votre action fera, le soir même, emprisonner et déporter en masse ! Vous n’avez pas ce droit là !… »

Il ne faudrait écouter personne.

Le courage me manque.

J’offre d’avancer le premier, de donner le signal. Je l’offre ! Je commanderai le feu en tête du groupe ; mais voilà tout… Et encore, je demande que l’insurrection soit prête derrière… moi ; que ce soit le commencement d’un combat !…

Je tiendrais Bonaparte sous ma main que je ne lèverais pas le bras, que je n’abaisserais pas l’arme si j’étais seul à avoir décrété la mort !…

J’ai voulu avoir l’opinion et l’appui de ceux qui font autorité, avant de confier aux intimes l’idée qui avait traversé mon esprit et me brûlait le cœur.

Puisqu’il n’y a rien à attendre de ce côté, rien que la peur, la pitié ou le soupçon, je vais retourner aux amis sans nom, mais sûrs et braves, et leur conter mon projet et mon échec.

Rock me répond comme on m’a répondu déjà :

« Cela ne servirait à rien, à rien !… N’y pense plus ! »

Mais il ajoute : « Il y en a de plus braves que ceux que tu as vus qui s’en occupent. On te préviendra. Ne tente plus de démarches, ne bouge pas !… Tu te ferais arrêter, et nous ferais peut-être arrêter aussi !… »

Ah ! il a raison !… Il n’est pas facile de tuer un Bonaparte !

Donc il n’y a pas à jouer sa tête pour le moment, au nom de la République.

Mon rêve est mort !

Maintenant que la fièvre du régicide est passée, il me semble que c’eût été terrible, et je me figure du sang tiède me sautant à la face – un homme pâle, que j’ai frappé… Il aurait fallu être en bande et que personne ne fût spécialement l’assassin !

Il n’y a plus qu’à rouler sa carcasse bêtement, tristement, jusqu’au moment où elle sera démantibulée par la maladie plutôt que par le combat – j’en tremble !…

Je gardais mes pièces de cent sous, mes pièces d’or, pour acheter des armes, pour avoir aussi de l’argent dans mon gilet quand on m’arrêterait, afin qu’on ne crût pas que j’avais du courage par misère et que j’avais attendu mon dernier sou pour agir.

Puisque je n’ai plus besoin de cet argent pour cela, il me servira au moins à me consoler.

Mais la consolation ne vient pas !

Il y a par les rues autant de soleil et autant de bouquetières ; dans les Tuileries, autant de femmes à la peau dorée ; il y a autant de bruit et d’éclat dans les cafés ; pour trois sous on a toujours un cigare blond qui lance de la fumée bleue – mais je n’ai plus le même regard, ni la même santé ! Je n’ai plus l’insouciance heureuse, ni la curiosité ardente ; j’ai du dégoût plein le cœur.

Je dois avoir l’air vieux que je reprochais à mes amis ; j’ai vieilli, comme eux, plus qu’eux peut-être, parce que j’étais monté plus haut sur l’échelle des illusions !

Oh ! je voudrais oublier cela… en rire… m’enfiévrer d’autre chose !

Contre quoi se cogner la tête ?

Voilà huit jours que nous courons les restaurants de nuit en cassant des chaises et du monde ! Nous nous rattrapons sur les civils de ne pouvoir nous mettre en ligne contre les soldats. Nous courons après les heureux qui sont contents de ce qui se passe et qui s’amusent ; nous leur cherchons querelle avec des airs de fous !

Nous campons dans les restaurants des Halles où l’on passe les nuits.

On siffle du vin blanc, on gobe des huîtres. Mais ce vin nous brûle et fait bouillir dans nos veines le sang caillé de Décembre !

La nostalgie des grands bruits, le regret des foules républicaines me revient en tête, se mêle à mon ivresse bête, et la rend méchante.

Malheur à qui me regarde et me donne prétexte à insulte !

On nous défend de faire tant de bruit.

Mais nous venons pour en moudre, du bruit ! C’est parce que dans Paris, écrasé et mort, nous ne pouvons plus élever la voix, jeter des harangues, crier : « Vive la République ! » que nous sommes ici et que nous poussons des hurlements.

Notre colère de bâillonnés s’y dégorge, nos gorges se cassent et nos cœurs se soûlent…

Le reste de mes cinq cents francs file vite dans cette vie-là !

L’achat des habits, le prix du voyage, le reliquat dû au père Mouton, avaient déjà fait un trou.

Il ne me reste plus que quelques pièces de cinq francs ; je les retrouve au milieu de gros sous qui se sont entassés dans mes poches.

Oh ! j’ai eu tort !

Maintenant que l’argent est parti, je me dis qu’en mettant le pied sur le pavé il fallait aller acheter tout de suite – le soir de mon arrivée – un mobilier de pauvre, et porter cela dans une chambre de cent francs par an dont j’aurais payé six mois d’avance.

J’avais cent quatre-vingt-deux nuits assurées – bien à moi ! clef en poche !

Je pouvais regarder en face l’avenir.

Ah bah ! – Je ne pouvais pas être heureux ! Quelques sous de plus ou de moins !

Petit à petit, d’ailleurs, la fièvre tombe, et il me reste de ma foi meurtrie, de ma crise de désespoir, une douleur blagueuse, une ironie de crocodile.

Je me retrouve avec mes quarante francs par mois – la même somme que lorsque j’arrivai rejoindre Matoussaint en pleine république et en pleine bohème.

Mais on ne vit plus maintenant avec quarante francs comme on vivait avant décembre. On ne vivait pas d’ailleurs. Il fallait s’endetter chez les fournisseurs d’Angelina, ou chez le père Mouton.

Je pourrais avoir crédit dans un hôtel du quartier Latin.

Non. Pas de dettes !

J’ai trop souffert avec le compte Alexandrine.

D’ailleurs il me faudrait vivre près de ces fils de bourgeois qui n’ont ni passion ni drapeau. Je les méprise et je veux les fuir.

Je préfère me réfugier dans mon coin : travaillant le jour pour les autres, afin de gagner les quelques sous dont j’ai besoin en plus de mon revenu misérable ; le soir, travaillant pour moi seul, cherchant ma voie, méditant l’œuvre où je pourrai mettre mon cœur, avec ses chagrins ou ses fureurs.

Allons, Vingtras, en route pour la vie de pauvreté et de travail ! Tu ne peux charger ton fusil ! Prépare un beau livre !

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