23 High life

J’arrive chez M. Caumont que je trouve dans son salon avec sa femme.

Il m’accueille comme si j’avais quarante mille livres de rente. C’est la première fois que je suis si bien reçu et qu’on est si poli avec moi.

Il me gêne presque… Je me crois obligé de lui avouer ma pauvreté.

« M. Eudel vous a dit que je ne savais pas au juste quand je pourrais vous payer… »

M. Caumont a l’air étonné au possible.

J’insiste encore. « Ah ! cela se gâte !… »

« M. Vingtras !… Si vous parlez encore d’argent, nous nous fâchons ! Qu’allons-nous vous faire, voyons ?

– Une redingote… »

Une redingote ?… M. Caumont est ahuri ; madame Caumont aussi. Ils se consultent des yeux.

J’ai peur d’avoir été trop loin. – J’aurais dû demander un pet-en-l’air.

Je tâche de réparer ma maladresse et je fais des gestes qui me viennent à mi-fesse ; je me scie la fesse avec la main.

« Avec de toutes petites basques. J’aime les basques courtes. »

Ce n’est pas vrai ; j’aime les basques longues. C’est comme pour les têtes chez Turquet – mais il faut moins de drap pour les basques courtes, et on me fera plus facilement crédit si l’habit est taillé comme pour un nain.

M. et madame Caumont poussent un cri, ils semblent délivrés d’un grand poids.

« Vous parlez d’une jaquette ! Nous nous disions aussi !… une redingote, c’est bon pour les gens de bureau et pour les vieux, mais pour un jeune homme comme vous ! Il vous faut quelque chose dans le genre de ceci… »

On me montre un vêtement qui attend sur une chaise et qui a une tournure élégante ! Boutons mats, doublure de soie marron, nuance grise, d’un gris doux et vif comme de la poussière d’acier…

On me donne le drap à choisir.

Que c’est souple sous la main ! Il me semble que je caresse et compte des billets de banque.

Je joue le blasé et j’ai l’air de cligner de l’œil et de faire le connaisseur.

À la fin, je me décide pour une étoffe très sombre, je déteste le sombre ; mais je me figure que je parais plus sérieux et par conséquent que je présente plus de garantie de solvabilité en choisissant des étoffes tristes. Je regrette de n’avoir pas mis des lunettes bleues.

« Voyons, décidément, vous voulez être de l’Académie ! dit M. Caumont en souriant avec finesse. Mais il faut avoir quarante ans pour une étoffe comme celle-là ! Autant vous prendre mesure d’un cercueil ! »

Je fais fausse route : « Vingtras, tu fais fausse route ! Tu vas rater ta pelure ! »

Je saute dans l’éclatant et je prends une étoffe qui me fait mal aux yeux ! Je la prends comme les chiens savants prennent la carte dans le jeu étalé à terre, du bout des dents, en regardant de côté et la queue entre les jambes si le maître est content. J’ai l’air d’un Munito, d’un Munito des rues, qui sait qu’il lui en cuira de ramasser le neuf de carreau au lieu de la dame de trèfle ! Si je commets encore un impair, il m’en cuira aussi. M. Caumont regarde mon choix. Que va-t-il me dire ? « Oui, oui ! – mais ça date. » Sa femme jette un petit coup d’œil et dit aussi : « Ça date. » Je fais comme eux, et je dis : « Ça date. » Je ne comprends pas – je ne sais pas si c’est un substantif ou un verbe. Mais je ne veux pas avoir l’air d’un ignorant ni les contrarier. « Ça date peut-être un peu trop, répètent-ils. – Vous trouvez ? » Je dis vous trouvez, comme un homme qui a eu sa hardiesse et qui n’en rougit pas, qui a ses idées à lui, son genre, sa crânerie. Je finis par choisir une étoffe qui ne date pas et qui ne me plaît pas, mais qui a l’air de plaire à Mme Caumont. C’est Mme Caumont qui m’inquiète. J’ai toujours vu pour les crédits qu’il fallait d’abord regarder la figure que faisait la femme. Cette étoffe lui va – ou bien il reste un coupon dont elle veut se débarrasser. Elle met une épingle sur l’échantillon. C’est entendu j’aurai cette jaquette.

« Le pantalon et le gilet pareil, n’est-ce pas ?

– Parfaitement.

– Maintenant au pardessus ! » J’ai peur de faire encore un four avec le pardessus.

Je renonce à regarder les échantillons, je déclare n’y connaître rien ; je me rejette, comme un homme fatigué, dans l’excuse de ma vie sédentaire.

« Je vis dans les livres, je ne sors pas des livres. Voulez-vous choisir pour moi ?

– Nous ne le faisons jamais. Le client n’a ensuite qu’à être mécontent…

– Je comprends, mais je vous dis… l’habitude de penser… Ainsi, tenez, je pensais dans ce moment à une coutume romaine…

– Oui, les gens qui travaillent de tête ! Je sais. »

M. et madame Caumont ont l’air d’avoir pitié de mon cerveau, et se décident à faire une exception en ma faveur. Ils me choisissent un pardessus.

« Vous viendrez essayer. Faut-il passer chez vous ? »

Passer chez moi ! mais il n’y a pas moyen d’essayer, chez moi ! Il faut se mettre sur l’escalier pour enfiler ses bas et dedans, on se renfonce la tête.

« Non, non, je viendrai. Je vous éviterai la peine. »

Il faut pourtant qu’on sache où je demeure. Je ne puis pas emporter mes effets dans de la lustrine, quand ils seront finis, comme si j’allais rendre l’ouvrage, en marchant les reins cassés comme un tailleur. Il ne m’a pas encore demandé mon adresse. Il m’a seulement demandé pour le moment mes habitudes comme pantalon.

Je n’en ai pas de personnelles. J’ai eu longtemps les habitudes de ma mère ; depuis j’ai eu l’habitude d’acheter mes culottes toutes faites.

« Pour votre pantalon, comment voulez-vous le fond ? »

De même couleur !… oh ! de même couleur ! Mes derniers pantalons étaient comme fond d’une nuance si différente du ventre et des jambes !… De même couleur ! Je le demanderais à genoux !

Ces cris allaient m’échapper comme une culotte trop large que j’ai failli laisser tomber une fois dans une maison, ayant oublié dans le feu de la conversation de la retenir en l’empoignant par le derrière.

J’ai pu, Dieu merci, les étrangler dans ma poitrine.

« Vous ne dites pas pour le fond ?

– Ah ! c’est vrai ! »

Je fais l’homme qui revient de loin. Je secoue ma tête avec fatigue… M. Caumont insiste :

« Aimez-vous serré… la boucle en haut ?… la boucle en bas ?… »

Je veux la boucle juste sur le ventre. Quand je n’aurai pas de quoi dîner, je serrerai un cran, deux crans !

« La boucle correspondant au nombril, s’il vous plaît, monsieur Caumont. »

On passe à la jaquette.

« Quelle forme ont vos jaquettes, d’ordinaire ? »

L’air d’un sac généralement : d’un morceau de journal autour d’un os de gigot, d’une guenille autour d’un paquet de cannes – voilà la forme de mes pardessus jusqu’ici ; mais à M. Caumont, je réponds :

« Je n’ai jamais remarqué la coupe de mes vêtements (avec un sourire grave et hochant la tête). – C’est que je vis du travail de la pensée ! »

Menteur ! menteur ! Je vis de rien ! D’un peu de saucisson ou d’un bout de roquefort, mais pas du travail de la pensée, ni de me pencher sur les livres ! Ça me coupe tout de suite, d’ailleurs ; ça me fait comme une barre sur l’estomac quand les volumes sont un peu gros.

M. Caumont a pris mes mesures, puis ouvert un registre.

« L’orthographe de votre nom, s’il vous plaît ?… Vintras, sans g ? »

J’ai peur de lui déplaire ; il a peut-être l’horreur de la lettre g. Je consens à un faux, – je dénature le nom de mes pères !…

« Oui sans g.

– L’adresse ?

– Hôtel Broussais, rue d’Enfer, 52. »

Je ne demeure pas hôtel Broussais, rue d’Enfer, 52, mais je ne pouvais pas donner mon adresse à moi. J’ai donné celle d’un camarade qui paie trente francs par mois. C’est un palais chez lui !

C’est la première fois de ma vie que j’ai eu du sang-froid, que j’ai trouvé illico ce qu’il fallait dire ; le mensonge m’a donné de l’assurance.

M. Caumont connaît justement la maison !

« Celle qui a une statue du Dieu des Jardins, dans la cour ?…

– Oui… »

Je n’ai jamais remarqué la statue – je ne remarque pas les statues généralement, – mais je dis : « oui » à tout hasard, parce que la maison a l’air de plaire à M. Caumont.

« Vous aimez les arts, M. Vin-tras ?

– Beaucoup. »

Il attendait plus, je le vois.

J’ai répondu comme s’il m’avait interrogé sur un plat, des radis, des boulettes, de mou de veau ; je crois bon d’insister, de donner un peu plus de développement à ma pensée et je répète d’un petit air échauffé :

« J’aime beaucoup les arts ! »

Je suis habillé…

On se charge aussi de me procurer un chapelier et un bottier. À chaque commande j’ai un frisson.

J’hésite à m’endetter, mais les camarades m’y poussent…

« Tu végètes avec tes capacités ; quand tu pourras te présenter partout, tu gagneras de quoi payer tes dettes et au delà ! »

Je me laisse aller, d’autant mieux que je grille d’être bardé de drap fin et chaussé de chevreau.

On me fait des compliments sur mon pied chez le bottier. Il paraît que je ne l’ai pas trop vilain – je ne l’ai jamais su.

Je n’ai encore usé que les bas de ma mère, ou bien je me suis chaussé à la fortune du pot – à six sous la paire – toujours forcé de rentrer le bout sous les doigts de pied, ou de plier le talon comme une serviette, ce qui m’a fait, plus d’une fois, accuser de manquer de courage, sous l’Odéon, quand, après cent vingt-sept tours, je me plaignais de ne pouvoir marcher.

On accuse les gens de manquer de courage ! On ne sait pas comment sont leurs chaussettes, si la main d’une mère n’a pas entassé les reprises qui font hernie ou tumeur dans le soulier !

J’ai toujours eu du linge propre, par bonheur ! Je l’envoie à ma mère, qui le blanchit, le raccommode et me le renvoie. Ça ne coûte rien de transport, grâce à M. Truchet et M. Andrez des Messageries ; mais toujours aussi, ce linge ressemble à de la peau de vieux soldat, trop raccommodée et mal recousue.

Le jour où j’essaie mes bottines, il y a des cris d’admiration. Je garde un moment l’ancien soulier à l’autre pied pour constater la différence. C’est celle du pied d’éléphant au pied de biche, du moignon à la griffe.

Me voilà enfin armé de pied en cap : bien pris dans ma jaquette ; les hanches serrées dans mon pantalon doublé d’une bande de beau cuir rouge ; à l’aise dans ce drap souple.

J’ai fait tailler ma barbe en pointe ; ma cravate est lâche autour de mon cou couleur de cuir frais ; mes manchettes illuminent de blanc ma main à teinte de citron, comme un papier de soie fait valoir une orange.

« Savez-vous que vous avez l’air d’un mâle ! » dit une femme de camarade, de l’air d’un sauvage qui dit, en apercevant un missionnaire entrelardé, – et se léchant les lèvres : « J’en mangerais. »

Je tiens haut ma tête.

C’est la première fois que je la relève ainsi depuis que je suis « étudiant ». Jusqu’à ce jour, je n’ai pas pu. Il fallait que je fusse un peu lancé. J’oubliais alors que j’avais à cacher le gras de ma cravate.

Ma grande joie est de pouvoir maintenant penser à ce que je dis.

J’ai pu penser en particulier, quand j’étais seul dans mes chambres de dix francs, devant les murs des cours ! – mais je n’ai jamais pu penser à ce que je disais en public.

J’avais à songer, pendant que je parlais, à ma culotte qui s’en allait, à mes habits que je sentais craquer, il y avait à cacher mes déchirures et mes taches, mon linge sans boutons, mon derrière sans voile.

Toujours sur le qui-vive ! Je monte la garde depuis le berceau devant mon amour-propre en danger. Je veille, les ciseaux aux poings, la ficelle à l’épaule, les pieds près de l’encrier, pour noircir mes chaussettes là où le soulier est fendu.

Je m’évadai un moment de cette vie grotesque quand je revenais de Nantes, mais ma liberté fut gâtée dès le lendemain par l’horrible spectacle de la mouchardise impériale et de l’aplatissement public – le cœur et le nez y sont faits maintenant, et l’on ne sent plus la mauvaise odeur qu’on a respirée des années : l’odorat s’est rallié !

Je n’ai pas une douleur qui vienne me prendre à la gorge, comme celle qui m’empoigna le lendemain de décembre dans mon premier vêtement neuf. Je me carre dans mes habits et me dresse sur le talon haut de mes bottines. Je garde mon chapeau sur ma tête… comme un grand d’Espagne.

Me voilà fier et libre de nouveau !

Je ne rentre plus mes côtes ni mes ongles, je ne traîne plus les pieds, je ne mâche plus les mots, je n’avale plus mes colères ou mes rires. Je ne marche plus sous l’Odéon, comme les réclusionnaires dans la promenadeen queue de cervelas, au fond des lugubres centrales.

Pour la première fois, je marche au milieu de la rue au risque d’être écrasé par les voitures, j’y marche. Je n’en ferai pas une habitude, c’est trop gênant, mais j’ai été condamné au rasage de murs trop longtemps. Il me faut cette sensation de la chaussée que je connais à peine. Je retournerai demain sur le trottoir, où l’on verra reluire mes bottines ; en attendant, j’aveugle les gens de l’entresol avec les éclairs de mon chapeau. Je passe sous tous les entresols où je vois des gens à la fenêtre.

American Bar

Nous avons été promener nos beaux habits sur les boulevards. Il y a un bar américain, près du passage Jouffroy, où la mode est d’aller vers quatre heures.

Des boursiers, à diamants gros comme des châtaignes, des viveurs, des gens connus, viennent là parader devant les belles filles qui versent les liqueurs couleur d’herbe, d’or et de sang. Ils font changer des billets de banque pour payer leur absinthe.

Je ne déplais pas, paraît-il, à ces filles.

« Il a l’air d’un terre-neuve », a dit Maria la Croqueuse.

Je croyais que c’était une injure ; il paraît que non !…

Avant les habits Caumont, j’avais l’air d’un chien de berger, d’un caniche d’aveugle, d’un barbet crotté auquel on avait coupé la queue. – Un homme vêtu de bric et de broc a l’air aussi bête qu’un chien à qui l’on a coupé la queue tout ras. Je paraissais avoir la maladie, on m’aurait offert du soufre. Maintenant, je suis un terre-neuve, un beau terre-neuve…

« Et pas bête », ajoutent quelques-uns en faisant allusion à mes audaces de conversation.

Pas bête ? – Mais si demain j’avais de nouveau la redingote à la doublure déchirée, la cravate éraillée et tordue, le pantalon m’écartelant comme Ravaillac ; si demain j’avais des chaussettes trop grosses dans des souliers percés, demain je serais de nouveau bête et laid, – bête comme une oie, laid comme un singe !

Vous ne savez donc pas de quoi j’ai eu l’air pendant quatre ans ?

Deux ou trois fats qui, par-derrière, me blaguaient ou me calomniaient quand j’étais mal mis, sont arrivés caresser mes habits neufs.

« Bas les pattes ! » ai-je sifflé en leur fumant au visage.

Je les ai traités comme des chiens.

Ah ! vous voulez vous remettre avec Vingtras : ce Vingtras qu’on dit distingué à sa façon, à présent ! Il faut rayer ça par des acceptations de blague cruelle ou des menaces de gifles toutes prêtes.

Je n’ai jamais eu l’envie de brutaliser un impertinent. Elle me prend. Je souffletterais bien un ganté du bout de mes gants neufs.

Je vaux moins pourtant depuis que j’ai ces habits-là !

Il a fallu mentir à mes habitudes d’honnêteté muette, démordre de mon entêtement à vivre de rien. Il a fallu dire adieu à mes résolutions de héros.

J’en ai souffert dans un coin de mon cœur.

Quelquefois je trouvais une vanité d’orgueilleux à me jurer que j’irais ainsi, mal vêtu, jusqu’au jour où je forcerais la chance ; si je mourais, je mettrais mon éloge dans mon testament en racontant ma vie, et en fouettant de mes dernières guenilles les survivants qui devaient leurs habits – moi je ne devais rien, pas même une paire de savates.

Je vaux moins. J’ai dû jouer la comédie pour avoir mes vêtements, ces bottines et ce chapeau – une comédie dont j’ai honte !

Mes souliers percés étaient miens ; je pouvais les jeter à la tête du premier passant, en disant :

– Tu es peut-être aussi honnête, mais tu n’es pas plus honnête que moi.

À un ruiné, je pouvais crier :

« Je te fais cadeau de l’empeigne. »

Je crois que je gagnerai de quoi payer, cependant ! Le Vingtras est en hausse.

« Il a mis de l’eau dans son vin, dit l’un ; il a jeté sa gourme, dit l’autre ; j’avais toujours dit qu’il avait du bon, ce garçon-là ! » fait un troisième.

Je n’ai pas mis d’eau dans mon vin, j’ai mis du vin dans mon eau ; je n’ai pas jeté ma gourme, j’ai jeté mes frusques.

Tas de sots !

Partout, je fais prime.

Je suis devenu un grand homme chez Joly.

Je puis me pencher sans danger maintenant, pour corriger les devoirs.

Il y a une des mères, trente ans, cheveux d’or, rire d’argent, qui a toujours quelque chose à me montrer sur le cahier de son fils et qui se penche aussi, en appuyant le bout de ses seins sur mon épaule…

Un matin, ma jaquette m’allait bien, paraît-il, dans le demi-jour qui baignait la classe de latin – le corsage de la dame aux cheveux d’or luisait et sentait bon comme un gros bouquet ! Sur un coin de cahier elle avait en souriant dessiné une tête échevelée qui ressemblait fort à la mienne. Nos lèvres se sont rencontrées…

…………………

Elle m’a présenté à son mari, l’autre soir.

« L’enfant ferait-il des progrès en prenant des répétitions ? me demande-t-il.

– Beaucoup. »

Je n’ai pas dit ce « beaucoup » – là, comme j’ai dit le beaucoup à M. Caumont, quand il m’a demandé, à propos du Dieu des jardins, si j’aimais les arts.

Mon beaucoup a été entraînant et passionné.

M. Martel, le mari, voit déjà son fils traduisant les Verrines (ce qui serait bien utile pour son commerce, n’est-ce pas ?) et il me demande mes prix. Jadis, j’aurais répondu : deux francs l’heure, vingt sous même, si j’avais eu le derrière sur les épingles.

Je ne l’ai plus sur des épingles, qu’on le sache ! et qu’on se le tienne pour dit une bonne fois !

Je n’ai plus le derrière sur des épingles, aussi je prends cinq francs l’heure !

« Cinq francs l’heure, entendu. Vous vous arrangerez avec la mère pour les jours et les heures. Encore un verre de champagne ?

– Merci ! J’ai beaucoup dîné en ville ces jours derniers et il a fallu sabler le Jacquesson.

– Le Jacquesson ! » J’ai voulu avoir l’air d’avoir une marque à moi que je préférais !

J’ai vu Jacquesson sur une bouteille à goulot entouré de papier d’argent et j’ai dit : « sabler le Jacquesson ! »

M. Martel me regarde. Ce regard me suffit. J’ai lâché une bêtise ; je le vois du coup.

« Vous dites Jacquesson, fait-il en ayant l’air de regarder si ma jaquette est de la Belle Jardinière.

– Pas Ja-que-sson. » Je lui parle très durement, comme un homme qui a à faire à un imbécile et qui le relève du péché de sottise.

« Pas jac-qué-sson ! Savez-vous l’anglais ?

– Non ! » Ah ! il ne sait pas l’anglais ! Attends, va !

« Je n’ai pas dit Jac-qué-sson ! j’ai dit Jack-sonn ! une marque anglaise, la grande marque des William Jackson. » Je n’ai pas insisté sur l’n, je ne suis pas de ceux qui disent Baïronne, pour dire Lord Byron quand je suis avec un Français, et ne veut pas en abuser.

« Je vous demande pardon. J’avais entendu Jacquesson, la marque à deux mille francs la bouteille, du poiré de Champagne !

– Ah ! ah ! ah ! » Je ris comme d’un calembour fait entre marquis à la Pomme de pin, mais il était temps. Mal habillé je n’aurais pas trouvé Jack-sonn, et je n’aurais pas ri d’un rire de marquis, bien sûr.

Je me lève de table un peu éméché comme dirait la mère Mouton, mais ma griserie consiste à croire que je descends d’une famille noble et je raconte, la jambe en l’air dans un fauteuil, une aventure arrivée à un de mes ancêtres qui ne voulait pas saluer le roi. Je n’oublie pas malgré mes habits et ma griserie mes opinions républicaines.

L’un de mes ancêtres s’est trouvé avec un roi, il a dû le saluer pourtant. Car nous sommes une noblesse d’écurie. Du côté de mon père on élevait les cochons, dans ma lignée maternelle on gardait les vaches. Nous portons pied de cochon sur queue de vache, avec une tête de veau dans le fond de l’écusson.

Je donne mes répétitions à cinq francs l’heure.

M. Caumont a déclaré qu’il me fallait un habit du matin.

J’ai toujours vu le matin représenté en jaune clair ou en bleu pâle dans les ballets et dans les pièces de vers. Vais-je être en matin de pièce de vers ou de féerie ? Aurai-je des gouttes de rosée ? M’entr’ouvrirai-je de quelque part au soleil levant ?

Non. J’ai un vêtement dont M. Caumont lui-même est enchanté, qui est « du matin » au possible. Oh mais ! Comme c’est du matin !

M. Caumont ajoute que c’est un vêtement de neuf heures à midi – pas avant neuf heures, pas après midi.

Je le garde pourtant jusqu’à une heure, deux heures même, quelquefois ! – Car ma leçon va jusque-là – Ma leçon ? C’est-à-dire la correction des cahiers de l’enfant, qu’on éloigne…

On entr’ouvre un grand peignoir à raies bleues, bordé de dentelles fines, et qui moule un corps de statue…

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