17 Souvenirs

M. Laurier, l’économe, qui a passé dans un collège de première classe du côté de l’Ouest, a entendu dire qu’une place est vacante à Nantes. La chaire d’un professeur de grammaire est vide. Il s’est démené pour que mon père l’obtînt.

La nomination arrive.

Nous allons quitter Saint-Étienne. Je viens de ranger les cahiers d’agrégation de mon père : les thèmes grecs ici, les versions latines par-là ; il y en a des tas.

Mes parents vont faire leurs adieux.

Ils sortent, je les vois qui descendent la rue sans se parler.

Instinctivement, près du passage Kléber, ils se détournent et prennent la gauche du chemin, pour éviter la maison où madame Brignolin demeure…

J’enfile du regard cette rue qui d’un côté mène au collège, de l’autre à la place Marengo ; qui me rappelle le plaisir, la peine, les longues heures d’ennui et les minutes de bonheur.

Ah ! j’ai grandi maintenant ; je ne suis plus l’enfant qui arrivait du Puy tout craintif et tout simple. Je n’avais lu que le catéchisme et je croyais aux revenants. Je n’avais peur que de ce que je ne voyais pas, du bon Dieu, du diable ; j’ai peur aujourd’hui de ce que je vois ; peur des maîtres méchants, des mères jalouses et des pères désespérés. J’ai touché la vie de mes doigts pleins d’encre. J’ai eu à pleurer sous des coups injustes et à rire des sottises et des mensonges que les grandes personnes disaient.

Je n’ai plus l’innocence d’autrefois. Je doute de la bonté du ciel et des commandements de l’Église. Je sais que les mères promettent et ne tiennent pas toujours.

À l’instant, en rôdant dans cet appartement où traînent les meubles comme les décors d’un drame qu’on démonte, j’ai vu les débris de la tirelire où ma mère mettait l’argent pour m’acheter un homme et qu’elle vient de casser.

Est-ce le silence, l’effet de la tristesse qui m’envahira toujours plus tard, quand j’aurai quitté un lieu où j’ai vécu, même un coin de prison ?

Est-ce l’odeur qui monte de toutes ces choses entassées ? Je l’ignore ; mais tous mes souvenirs se ramassent au moment de partir.

Voici, dans ce coin, un bout de ruban bleu.

C’était à ma cousine Marianne. On l’avait fait venir de Farreyrolles sous prétexte qu’elle était née avec des manières de dame, et qu’un séjour de quelque temps dans notre famille ne pouvait manquer de lui donner le vernis et la tournure qu’on gagne dans la compagnie des gens d’éducation et de goût.

Pauvre cousine Marianne !

On en fit une domestique, qu’on maltraitait tout comme moi, – moins les coups.

Nous étions ensemble dans la cuisine, – je faisais le gros – un homme doit savoir tout faire. Je grattais le fond des chaudrons, elle en faisait reluire le ventre. Pour les assiettes, c’est moi qui raclais le ventre, c’est elle qui essuyait le fond : c’était la consigne. Ma mère avait fait remarquer avec conviction que ce qui est sale dans les chaudrons, c’est le dessous ; que ce qui est sale dans les assiettes, c’est le dessus. Et voilà pourquoi je faisais legros.

On l’a obligée aussi à garder son petit bonnet de campagne. Elle en était toute fière à Farreyrolles et savait que les gars disaient qu’elle le portait bien. Mais elle sentait qu’à Saint-Étienne cela faisait rire. On détournait la tête, on la regardait avec curiosité.

Ma mère de dire :

« C’est que je l’aime comme mon fils, voyez-vous ! Je ne fais pas de différence entre eux deux. » Et elle ajoutait : « Jacques pourrait presque s’en fâcher. »

Oui, je me fâche, et je voudrais qu’on fît une différence ; c’est bien assez qu’on m’ait ennuyé comme on l’a fait, sans qu’on l’ennuie aussi.

M. Laurier lui-même a fait observer que ce n’était point de mise à la ville ; ma mère a répondu :

« Croyez-vous donc que je rougisse de mon origine ? Voulez-vous que j’aie l’air d’être honteuse de mes sœurs et de ne pas oser sortir avec ma nièce parce qu’elle a un bonnet de campagne ?... Ah ! vous me connaissez mal, M. Laurier. »

Un jour cependant elle crut avoir assez brisé la volonté de sa nièce et assez prouvé qu’elle ne rougissait pas de son origine ; elle supprima la coiffe ; mais elle dicta un bonnet, coupa elle-même une robe.

« Je ne sortirai jamais habillée comme ça, dit Marianne le jour où on les essaya.

– Tu entends par là que ta tante n’a pas de goût, que ta tante est une bête, qui ne sait pas comment on s’habille, qui souillonne ce qu’elle touche. Ah ! je souillonne ?...

– Je n’ai pas dit ça, ma tante.

– Et hypocrite avec ça ! – Oui va-t’en dire partout que je souillonne les robes de mes nièces. – Tu ajouteras peut-être aussi que je les laisse mourir de faim ! »

Une pause.

Tout d’un coup se tournant vers moi, d’une voix qui était vraiment celle du sang, dans laquelle on sentait mourir la tante et ressusciter la mère :

« Jacques, fit-elle, mon fils, viens embrasser ta mère… »

Tant d’amour, de tendresse, cette explosion, ce cœur qui tout d’un coup battait au-dessus du sein qui m’avait porté, tout cela me troubla beaucoup et je m’avançai comme si j’avais marché dans de la colle.

« Tu ne viens pas embrasser ta mère ! » s’écria-t-elle attristée de ce retard en levant les mains au ciel.

Je pressai le pas, – elle m’attira par les cheveux et elle me donna un baiser à ressort qui me rejeta contre le mur où mon crâne enfonça un clou !

Oh ! ces mères ! quand la tendresse les prend ! Ça ne fait rien, le clou m’a fait une mâchure.

Ces mères qu’on croit cruelles et qui ont besoin tout d’un coup d’embrasser leur petit !

Quel coup ! j’ai mal pourtant ! et je me frotte l’occiput.

« Jacques ! veux-tu ne pas te gratter comme ça ! Ah ! tu sais, j’ai regardé le fond du grand chaudron, tout à l’heure : – tu appelles ça nettoyer, mon garçon, tu te trompes. Il y a deux jours qu’on n’y a pas touché, je parie !

– Ce matin, maman !

– Ce matin ! tu oses !...

– Je t’assure.

– Allons, c’est moi qui ai tort, c’est ta mère qui ment.

– Non ! m’man.

– Viens que je te gifle ! »

Chère Marianne, depuis ce jour-là, elle fut bien malheureuse. Elle écrivit à sa mère qui l’aimait bien, et lui demanda de retourner tout de suite au village.

Mais à la lettre qui vint de Farreyrolles, ma mère répliqua :

« Veux-tu donner raison à ta fille contre moi ? Crois-tu ta sœur une menteuse ? Crois-tu, comme elle l’a dit, que je souillonne ! Crois-tu ?... – Si tu le crois, – c’est bien ! »

C’est moi qui mis les virgules et les pluriels.

On n’osa pas reprendre Marianne tout de suite, et elle resta un mois encore.

Elle souffrit beaucoup pendant ce mois-là, mais moi, comme je fus heureux !

Elle était blonde, avec de grands yeux bleus toujours humides, un peu froids, qui avaient l’air de baigner dans l’eau. – Ses cheveux étaient presque couleur de chanvre, et ses joues étaient saupoudrées de rousseurs ; mais la peau du cou était blanche, tendre et fine comme du lait caillé.

Je l’ai revue, longtemps après, dans le fond d’un couvent, à travers une grille : elle s’était faite religieuse.

« Si j’étais restée plus longtemps à Saint-Étienne, murmura-t-elle en baissant les paupières, je ne serais peut-être jamais venue ici.

– Le regrettez-vous ? »

Elle éloigna du guichet sa tête pâle encadrée dans la grande coiffe blanche des sœurs de Charité et ne répondit rien, mais je crus voir deux larmes tomber de ses yeux clairs, et il me sembla reconnaître un geste de regret et de tendresse…

Elle disparut dans le silence du couloir muet qu’ornait un Christ d’ivoire taché de sang.

Voilà le pupitre noir devant lequel je m’asseyais, qui était si haut ; il fallait mettre des livres sur ma chaise.

Quelles soirées tristes et maussades j’ai passées là, et quelles mauvaises matinées de dimanche, quand on exigeai que j’eusse fait dix vers ou appris trois pages avant de mettre ma chemise blanche et mes beaux habits !

Mon père m’a souvent cogné la tête contre l’angle, quand je regardais le ciel par la fenêtre au lieu de regarder dans les livres. Je ne l’entendais pas venir, tant j’étais perdu dans mon rêve, et il m’appelait « fainéant », en me frottant le nez contre le bois.

C’est sensible, le nez ! On ne sait pas comme c’est sensible.

J’avais fait un jour une entaille dans ce pupitre. Il m’en est resté une cicatrice à la figure, d’un coup de règle qu’il me donna pour me punir.

Voilà, plein de vieille vaisselle, un panier rongé !

C’était là que dormait Myrza, la petite chienne que l’ancien censeur, envoyé en disgrâce, nous avait donnée pour en avoir soin. Il n’avait pas d’argent pour l’emmener avec lui ; puis il ne savait pas si, dans le trou où on l’enterrait, il aurait seulement du pain pour sa femme et son enfant.

Myrza mourut en faisant ses petits, et l’on m’a appelé imbécile, grand niais, quand, devant la petite bête morte, j’éclatai en sanglots, sans oser toucher son corps froid et descendre le panier en bas comme un cercueil !

J’avais demandé qu’on attendît le soir pour aller l’enterrer. Un camarade m’avait promis un coin de son jardin.

Il me fallut la prendre et l’emporter devant ma mère, qui ricanait. Bousculé par mon père, je faillis rouler avec elle dans l’escalier. Arrivé en bas, je détournai la tête pour vider le panier sur le tas d’ordures, devant la porte de cette maison maudite. Je l’entendis tomber avec un bruit mou, et je me sauvai en criant :

« Mais puisqu’on pouvait l’enterrer ! » C’était une idée d’enfant, qu’elle n’eût point la tête entaillée par la pelle du boueux ou qu’elle ne vidât pas ses entrailles sous les roues d’un camion ! Je la vis longtemps ainsi, guillotinée et éventrée, au lieu d’avoir une petite place sous la terre où j’aurais su qu’il y avait un être qui m’avait aimé, qui me léchait les mains quand elles étaient bleues et gonflées, et regardait d’un œil où je croyais voir des larmes son jeune maître qui essuyait les siennes…

Share on Twitter Share on Facebook