22 La pension Legnagna

Je suis à Paris.

J’y suis arrivé avec une fluxion. Legnagna, le maître de pension, m’a accueilli avec étonnement. Il a dit à sa femme : « Ce n’est pas un élève, c’est une vessie. »

Enfin, cela n’empêche pas d’avoir des prix aux concours.

« Vous travaillez bien, n’est-ce pas ? »

Et moi dont la lèvre tient toute la joue, je réponds :

« Boui, boui. »

Il m’a trouvé moins fort qu’il ne pensait. Je mets du mien dans mes devoirs.

« Il ne faut pas mettre du vôtre, je vous dis : il faut imiter les Anciens. »

Il me parle haut, me fait sentir que je paye moins que les camarades.

Il y a fait allusion dès le second jour. Il y avait des épinards. Je n’aime pas les épinards, et voilà que je laisse le plat.

Il passait.

« Vous n’aimez pas ça ?

– Non, monsieur !

– Vous mangiez peut-être des ortolans chez vous ? Il vous faut sans doute des perdrix rouges ?

– Non ; j’aime mieux le lard ! »

Il a ricané en haussant les épaules et s’en est allé en murmurant : « Paysan ! »

Il donne des soirées, le dimanche ; on m’invite.

Je dis toujours : « Sacré mâtin ! » C’est une habitude ; elle me suit jusque dans son salon.

« Mossieu Vingtras, me crie-t-il d’un bout de la table à l’autre, où avez-vous été élevé ? Est-ce que vous avez gardé les vaches ?

– Oui, monsieur, avec ma cousine. »

Il en perd la tête et devient tout rouge.

« Croyez-vous, madame ! » dit-il à une voisine.

Et se tournant vers moi :

« Allez au dortoir ! »

Je suis dans la classe des grands, qui se fichent de moi tant soit peu, mais sans que ça me gêne ; qui ont l’air de faire les malins, et que je trouve bêtes, mais bêtes !... Il y a une gloire, un prix de concours ; il est maigre, vert, a comme la danse de Saint-Guy, se gratte toujours les oreilles, et cherche constamment à s’attraper le bout du nez avec le petit bout de sa langue.

Il y a une demi-gloire, – Anatoly.

Il est pour les bons rapports entre les élèves et les maîtres ; il voudrait qu’on s’entendît bien, – pourquoi donc ?

J’ai l’air mastoc ; on me trouve lourd quand je joue aux barres, on me blague comme provincial. Anatoly me protège.

« Il se fera, ne l’embêtez pas ! Dans un mois il sera comme nous ; dans deux, vous verrez ! »

Oh ! on ne m’embête pas beaucoup ! Je suis solide, et je n’ai pas mes parents pour me rendre timide, honteux, gauche. Ça m’est à peu près égal qu’on me blague, je ne suis pas ébloui par les copains.

Ah ! je me faisais une autre idée de ces forts en latin ! Je trouvais la province plus gaie, moi !

Ils parlent toujours, mais toujours de la même chose, – de celui-ci qui a eu un prix, de celui-là qui a failli l’avoir ; il y a eu un barbarisme commis par Gerbidon, un solécisme par…

« Chez Labadens, tu sais, le petit qui devait avoir le prix de version grecque, il n’est pas venu parce que son père était mort le matin. Labadens a été le chercher en lui promettant qu’il le ramènerait en voiture à l’enterrement. Il n’a pas voulu et a continué à pleurer. »

Ils ont l’air de trouver ce petit stupide.

La pension mène à Bonaparte.

Le mardi, on a le droit de rester pour fignoler sa composition, et je reste jusqu’à ce que le professeur ait eu le temps de tourner le coin ; alors je m’échappe aussi. J’ai devant moi une grande heure, au bout de laquelle j’irai porter chez son concierge la copie qu’on me croit en train de finir.

Je flâne dans les rues pleines de femmes en cheveux ; elles sont si gaies et si jolies avec leurs grands sarraux d’atelier ! Je les suis des yeux, je les écoute fredonner, et je les regarde à travers les vitres déjeuner à côté de ciseleurs en blouses blanches et d’imprimeurs en bonnets de papier. C’est tout ce que je regarde.

Je n’ai pas envie de voir les monuments, quoiqu’il n’y ait plus de bagages pour m’en empêcher ; je trouve que toutes les pierres se ressemblent, et je n’aime que ce qui marche et qui reluit.

Je ne connais donc rien de Paris, rien que les alentours du faubourg Saint-Honoré, le chemin du lycée Bonaparte, la rue Miromesnil, la rue Verte, place Beauvau ; j’y rencontre beaucoup de domestiques en gilet rouge et de femmes de chambre, en coiffe, dont les rubans volent à la brise.

Le dimanche, nous allons en promenade.

Le plus souvent, c’est aux Tuileries, dans l’allée du Sanglier.

Ce Sanglier ! je le déteste, il m’agace avec son groin de pierre.

Je m’ennuie moins cependant, à partir du jour où M. Chaillu devient notre pion.

Il n’a pas la foi, lui ; il nous laisse nous éparpiller le dimanche, à condition qu’à six heures nous soyons là.

Nous, nous filons sur les Hollandais, au Palais-Royal. C’est le café des saint-cyriens et des volailles. On appelle volailles ceux qui se destinent aux écoles à uniforme et en ont un déjà, à bande orange, à collet saumon, avec des képis à visières dures, à galons d’or ou d’argent.

Quoique des lettres, je suis bien avec les volailles, surtout avec les Lauriol. Malheureusement, je n’ai que des semaines de vingt sous, et je suis forcé d’y regarder à deux fois avant de trinquer.

Un jour j’ai eu une fière peur. Nous avions joué et j’avais perdu un franc cinquante. À partir de la première partie, je voulais me lever ; je n’ai pas osé.

« Allons, allons, reste là ! »

Sueur dans le dos, frissons sur le crâne.

Je joue mal, et je laisse voir mes dominos. Tout est fini, j’ai la culotte !...

Par bonheur on se battit. Il s’éleva une querelle entre une volaille jaune et une volaille rouge, entre des nouveaux et des anciens de Saint-Cyr, et les carafons se mirent à voler.

Ce fut une mêlée, je m’y jetai à corps perdu.

Je comptais sur quelque coup qui me mettrait en pièces.

Pas de chance ! Je donne beaucoup et ne reçois rien.

Je n’en fus pas moins sauvé tout de même.

On nous jeta à la porte, tout un lot, pour débarrasser la place, et je partis vers le Sanglier, devant trente sous aux Hollandais ; mais j’avais jusqu’à l’autre dimanche.

Je vendis un discours latin à la composition du mardi, – vingt sous comptant.

Je faisais ce commerce quelquefois, je procurais ainsi une bonne place à quelqu’un qui attendait un oncle, ou qui voulait épater pour sa fête, ou qui avait un intérêt quelconque à être dans les dix, quoi !

Je retournai aux Hollandais, mes trente sous dans le creux de la main. On ne voulut pas mon argent. C’est la caisse de Saint-Cyr ou une souscription des volailles qui avait réglé la casse et les consommations.

J’eus de l’argent devant moi, et en plus une réputation de friand du coup de poing.

N’importe, je reviens toujours pensif de cet estaminet de riches ! Et la nuit, dans mon lit d’écolier, je me demande ce que je deviendrai, moi que l’on destine à une école dans laquelle j’ai peur d’entrer, moi qui n’ai pas, comme ces volailles, ma volonté, mon but, et qui n’aurai pas de fortune.

Ma vie des dimanches change tout d’un coup.

Il y avait au collège de Nantes un élève modèle nommé Matoussaint.

Matoussaint vient rester à Paris. Mon père lui a donné une lettre qui l’autorise à me faire sortir le dimanche.

Matoussaint n’est libre qu’à deux heures. C’est bien assez de la demi-journée, – nous ne savons que faire jusqu’à cinq heures ; nous ne voulons pas aller au café pour ne pas dépenser notre argent. Il m’a apporté vingt francs de la part de ma mère ; mais je les ménage.

Nous tuons mal l’après-midi. – C’est ennuyeux, je trouve, de se promener quand tous les autres se promènent aussi, et qu’on a tous l’air bête. Ah ! si c’était comme en semaine ! On verrait grouiller le monde. Aujourd’hui, on ne fait pas de bruit ; on glisse comme des prêtres.

Il faudrait aller à Meudon. Là on rit, on s’amuse.

Mais c’estdix sous, de Paris à Meudon ! Attendons qu’on ait fait fortune !

« Ça fait du bien de marcher par ce froid-là », dit Matoussaint, – qui veut me faire croire qu’il s’amuse, mais qui grelotte comme un lustre qu’on époussette.

J’aimerais mieux me porter plus mal et avoir plus chaud.

Les dimanches de pluie, nous allons dans les musées.

« On apprend toujours quelque chose, » dit Matoussaint, en entrant dans les galeries.

« On apprend quoi ?

– Tu contemples les tableaux, les marbres !

– Et après ? »

Matoussaint m’appelle positif, et me dit avec amertume :

« Toi qui as fait de si beaux vers latins ! »

C’est vrai, tout de même !

Matoussaint me voit ébranlé et continue

« Tu renies tes dieux, tu craches sur ta lyre !

– Messieurs, crie le gardien en habit vert, en étendant sa baguette et nous montrant du son, si vous voulez cracher, c’est dans le coin. »

Cinq heures arrivent enfin. Je ne suis pas fou des chefs-d’œuvre et des monuments, décidément.

C’est à cinq heures que Lemaître nous rejoint. Lemaître est calicot et Matoussaint le tient en petite estime ; il ne comprend que les professions nobles. Cependant, comme Lemaître connaît des douillards et desrigolos, il l’accueille à bras ouverts.

Il arrive et l’on va prendre l’absinthe à la Rotonde, ou à la Pissote, où l’on espère rencontrer Grassot. « Oh ! voici Sainville ! – Non ! Si ! »

L’absinthe une fois sirotée dans le demi-jour de six heures, nous filons du côté du Palais-Royal, où l’on doit trouver les amis chez Tavernier. Ils se mettent toujours dans la grande salle, à la table du coin.

Nous dînons à trente-deux sous.

Les calicots, camarades de Lemaître, sont avec leurs petites amies, bien chaussées, toutes gentilles, et qui rient, qui rient, à propos de tout et de rien…

Et comme c’est bon ce qu’on mange !

Purée Crécy, côtelettes Soubise, sauce Montmorency. À la bonne heure ! Voilà comment on apprend l’histoire !

Ça vous a un goût relevé, piquant, ces plats et ces sauces !

M. Radigon, le loustic de la bande, n’est pas pour toutes ces blagues-là.

« Garçon, un pied de cochon grillé… Pour faire des pieds de cochon, prenez vos pieds, grattez-les. »

On rit. Moi, je ne dis rien, j’écoute.

« Votre ami est muet, M. Matoussaint ? »

Je fais une grimace et pousse un son, pour établir que je n’appartiens pas aux disciples de l’abbé de l’Épée. On me discute au coin de la table.

« Une tête – des yeux. – Mais il a l’air trop couenne ! »

Je me rattrape par les tours de force. J’abaisse les poignets, j’écrase les doigts, je soulève la soupière avec les dents, je reste quatre-vingts secondes sans respirer, à la grande peur des gens d’à-côté, qui voient mes veines se gonfler ; les yeux me sortent de la tête.

« Je n’aime pas qu’on fasse ça près de moi quand je mange », dit un voisin.

Radigon lui-même en a assez.

« Ah ! c’est qu’il nous embête à la fin, avec sa respiration ! »

Après le dîner, il faut que je parte.

Les autres élèves de la pension ont jusqu’à minuit. Legnagna – par méchanceté, – exige que je sois là à huit heures.

Je quitte la société et je redescends du côté du faubourg Saint-Honoré.

Il me reste un quart d’heure à assassiner avant de regagner le bahut, mais j’aurais l’air de n’avoir pas su où dépenser mon temps si je reparaissais avant l’heure.

J’aimerais mieux être rentré. Je ne crains pas la solitude de ce dortoir où j’entends revenir un à un les camarades. Je puis penser, causer avec moi, ce sont mes seuls moments de grand silence. Je ne suis pas distrait par le bruit de la foule où ma timidité m’isole, je ne suis pas troublé par les bruits de dictionnaires ni les récits de grand concours.

Je me souviens de ceci, de cela, – d’une promenade à Vourzac, d’une moisson au grand soleil ! – et dans le calme de cette pension qui s’endort, la tête tournée vers la fenêtre d’où j’aperçois le champ du ciel, je rêve non à l’avenir, mais au passé.

On m’appelle un jour chez Legnagna.

Il me délivre un paquet que ma mère m’envoie ; il a l’air furieux.

« Vous emporterez cela aussi », me dit-il.

Il me glisse en même temps un pot et me reconduit vers la porte.

Je n’y comprends rien, je déplie le paquet. J’y trouve une lettre :

« Mon cher fils,

« Je t’envoie un pantalon neuf pour ta fête, c’est ton père qui l’a taillé sur un de ses vieux, c’est moi qui l’ai cousu. Nous avons voulu te donner cette preuve de notre amour. Nous y ajoutons un habit bleu à boutons d’or. Par le même courrier, j’envoie à M. Legnagna un bocal de cornichons pour le disposer en ta faveur.

« Travaille bien, mon enfant, et relève tes basques quand tu t’assieds. »

Il y avait un mot de mon père aussi.

Je lui avais écrit que Legnagna essayait de m’humilier, que je voudrais quitter la pension, vu que je souffrais d’être ainsi blessé tous les jours.

Mon père m’a répondu une lettre qui m’a tout troublé. Fait-il le comédien ? Est-il bon au fond ?

« Prends courage, mon ami ! Je ne veux pas te dire que c’est de ta faute si tu es à Paris… Aie de la patience, travaille bien, paye avec tes prix ta pension, puis tu pourras lui dire ses vérités. »

Pas une allusion au passé, rien ? Pas un reproche ; presque de la bonté, un peu de tristesse !... Je lui aurais sauté au cou s’il avait été là.

Je ferai comme il l’a dit : j’attendrai et j’essayerai d’avoir des prix.

Et cependant comme ce latin et ce grec sont ennuyeux ! Et qu’est-ce que cela me fait à moi les barbarismes et les solécismes !

Et toujours, toujours le grand concours !

Le professeur s’appelle D***.

Il a une petite bouche pincée, il marche comme un canard, il a l’air de glousser quand il rit, et sa perruque est luisante comme de la plume. Il a eu pour la troisième fois le prix d’honneur au concours général ; l’an passé, on l’a décoré, il a une crête rouge. Il parle un peu comme un incroyable, il prononce : « Cicé-on, discou-e, Alma pa-ens. »

Il est le professeur de latin, il a un français à lui.

Quand des élèves ont manqué la classe pour aller au café ou au bain et qu’il aperçoit des bancs vides, il dit :

« Je vois ici beaucoup d’élèves qui n’y sont pas. »

Le professeur de français s’appelle N***. c’est le frère d’un académicien qui a deux morales au lieu d’une : abondance de bien ne nuit pas.

Il est long, maigre et rouge, a une redingote à la prêtre, des lunettes de carnaval, une voix cassée, flûtée, sifflante.

De cette voix-là, il lit des tirades d’Iphigénie ou d’Esther, et quand c’est fini, il joint les mains, regarde le plafond plein d’araignées et crie : « À genoux ! à genoux ! devant le divin Racine ! »

Il y a un nouveau qui, une fois, s’est mis à genoux pour tout de bon.

Et d’un geste de dédain, chassant le bouquin qu’il a devant lui, le professeur continue :

« Il ne reste plus qu’à fermer les autres livres. »

Je ne demande pas mieux.

« Et à s’avouer impuissant. »

C’est son affaire.

J’ai commencé par avoir de bonnes places en discours français, mais je dégringole vite.

De second, je tombe à dixième, à quinzième !

Ayant à parler de paysans qui, pour fêter leur roi, trinquent ensemble, j’avais dit une fois :

Et tous réunis, ils burent un BON verre de vin.

« UN BON ! – Ce garçon-là n’a rien de fleuri, rien, rien ; je ne serais pas étonné qu’il fût méchant. UN BON ! Quand notre langue est si fertile en tours heureux, pour exprimer l’opération accomplie par ceux qui portent à leurs lèvres le jus de Bacchus, le nectar des Dieux ! Et que ne se souvenait-il de l’image à la fois modeste et hardie de Boileau :

Boire un verre de vin qui rit dans la fougère ! »

C’est que je n’ai jamais compris ce vers-là, moi ! Boire un verre qui se tient les côtes dans l’herbe, sous la coudrette !

Je suis sec, plus sec encore qu’il ne croit, car il y a un tas de choses que je ne comprends pas davantage.

« Bien peu là-dedans », fait le professeur en mettant un doigt sur son cœur.

Il s’arrête un moment :

« Mais rien là-dedans, bien sûr », ajoute-t-il en se frappant le front, et secouant la tête d’un air de compassion profonde. « Il a une fois réussi parce qu’il avait lu Pierrot, – mais allez, c’est un garçon qui aimera toujours mieux écrire « fusil », qu’arme qui vomit la mort. »

C’est que ça me vient comme cela à moi ! nous parlons comme cela à la maison ; – on parle comme cela dans celles où j’allais. – Nous fréquentions du monde si pauvre !

Je me rejette sur le vers latin, et le vers latin me réussit.

Il était temps.

Je sentais le moment où ce misérable Legnagna, dans son dépit de me voir sans succès, me porterait trop de coups sourds. Je lui aurais, un beau matin, cassé les reins.

J’avais même songé une fois à filer pour tout de bon ; non pas pour aller flâner aux Champs-Élysées ou devant les saltimbanques, comme je faisais quand je manquais la classe ; mais pour lâcher la pension du coup, et me plonger, comme un évadé du bagne, dans les profondeurs de Paris.

Qu’aurais-je fait ? Je l’ignore.

Mais je me suis demandé souvent s’il n’aurait pas autant valu que je m’échappasse ce jour-là, et qu’il fût décidé tout de suite que ma vie serait une série de combats ? Peut-être bien.

Ma résolution était presque prise. C’est Anatoly le Pacifique qui la changea, parce qu’il crut bon d’avertir Legnagna.

Celui-ci me fit venir et me dit qu’il savait ce que je voulais faire. Il ajouta qu’il avait prévenu le commissaire, et que si je m’échappais, j’appartenais aux gendarmes. Ce mot me fit peur.

C’est sur ces entrefaites que je composai une pièce en distiques, qui fut, paraît-il, une révélation. J’aurais le prix si je m’en tirais comme cela au concours.

Le prix au concours, je voudrais bien. Ce serait pour payer ma dette, et en sortant de la Sorbonne, en pleine cour, je prendrais les oreilles de Legnagna et je ferais un nœud avec.

Le jour du concours arrive.

Nous nous levons de grand matin. On nous a donné un filet qui est un des trophées de la maison, et l’on y met du vin, du poulet froid. Legnagna me tend la main. Je ne puis pas lui refuser la mienne, mais je la tends mal, et ce geste de fausse amitié est pire que l’hostilité et le silence.

« Distinguez-vous… »

Il rit d’un rire lâche.

Nous partons, Anatoly et moi ; il fait un petit froid piquant.

Nous arrivons presque en retard.

Je n’avais jamais vu Paris par le soleil frais du matin, vide et calme, et je me suis arrêté cinq minutes sur le pont, à regarder le ciel blanc et à écouter couler l’eau. Elle battait l’arche du pont.

Il y avait sur le bord de la Seine un homme en chapeau qui lavait son mouchoir. Il était à genoux comme une blanchisseuse ; il se releva, tordit le bout du linge et l’étala une seconde au vent. Je le suivais des yeux. Puis il le plia avec soin et le mit à sécher sous sa redingote, qu’il entrouvrit et reboutonna d’un geste de voleur.

Il ramassa quelque chose que j’avais remarqué par terre. C’était un livre comme un dictionnaire.

Anatoly me tira par les basques, il fallait partir ; mais j’eus le temps de voir une face pâle, tout d’un coup au-dessus des marches.

Je l’ai encore devant les yeux, et toute la journée elle fut entre moi et le papier blanc. Je ferais mieux de dire qu’elle a été devant moi toute ma vie.

C’est que dans la face de ce laveur de guenille, plus blanc que son mouchoir mal lavé, j’avais lu sa vie.

Ce livre me disait qu’il avait été écolier aussi, lauréat peut-être. Je m’étais rappelé tout d’un coup toute l’existence de mon père, les proviseurs bêtes, les élèves cruels, l’inspecteur lâche, et le professeur toujours humilié, malheureux ! menacé de disgrâce !

« Je parierais que ce pauvre que je viens de voir sous le pont est bachelier », dis-je à Anatoly.

Je ne me trompais pas.

Au moment même où l’on nous appelait pour entrer à la Sorbonne, un Charlemagne avait crié, montrant une ombre noire qui montait la rue :

« Tiens, l’ancien répétiteur de Jauffret ! »

C’était la face pâle, l’homme au mouchoir, le pauvre au livre.

On dicte la composition.

Vais-je la faire ? À quoi bon !

Pour être répétiteur comme cet homme, puis devenir laveur de mouchoir sous les ponts ? Quelle est son histoire à cet être qui obsède ma pensée ?

Je ne sais. Il a peut-être giflé un censeur, pas même giflé, blagué seulement.

Il a peut-être écrit un article dans l’Argus de Dijon ou le Petit homme gris d’Issingeaux, et pour cette raison on l’a destitué.

Pas ce métier-là, non, non !

Il faut cependant que je me conduise honnêtement, il faut que je fasse ce que je puis.

Je ne trouve rien, rien, – j’ai du dégoût, comme une fois où j’avais, tout petit, mangé trop de mélasse.

Voilà enfin quarante alexandrins detournés. C’est ma copie.

« Tu as fini ? me dit mon voisin.

– Oui.

– Moi aussi. Veux-tu que nous fassions cuire des petites saucisses ? »

Il tire un petit fourneau à esprit-de-vin et le cache entre les dictionnaires, puis il sort un bout de poêle.

« Ça va crier, prends garde ! »

Le professeur qui surveillait était Deschanel ; c’était un garçon d’esprit, – il entendait cuire les saucisses. – On avait le droit de manger cru dans la longue séance, – il pensa qu’on pouvait manger cuit. Tans pis pour celui qui tenait la casserole au lieu du dictionnaire dans la bataille !

« Le café, maintenant. J’aime bien mon café, et toi ? » Celui de Charlemagne fit le café.

Il manquait la goutte. On vendit des morceaux de composition, des tranches de copie à des bouche-trou de Stanislas et de Rollin qui avaient des faux cols droits, des rondins de drap fin, et de l’argent dans leurs goussets. Nous eûmes une bonne rincette et une petite consolation. Pour finir, je me chargeai spécialement du brûlot.

« Ton brouillon ? » fit Anatoly le Pacifique, dès que je rentrai à la pension.

Legnagna arriva, et ils l’épluchèrent ensemble.

Je sais que ma composition est ratée, et maintenant que le souvenir de la face pâle est moins vif et que les fumées de notre banquet sont évanouies, je me sens chagrin, j’éprouve comme des remords.

Legnagna ne me dit pas un mot. Il me jette un regard de haine.

Le résultat est connu. – Je n’ai rien !

Mais Anatoly n’a rien non plus, la classe n’a rien, le collège n’a pas grand-chose. C’est un désastre pour le lycée.

Les bûcheurs et les malins n’ont pas fait mieux que moi ; ma conscience est plus calme.

La distribution des prix arrive. J’y assiste obscur et inglorieux ! Fractis occumbam inglorius armis !

Et chacun s’en va…

Moi, je reste.

J’attends une lettre de mon père, et des instructions. Rien ne vient. On me laisse ici à la merci de Legnagna, qui me hait.

Nous sommes quatre dans la pension.

Un qui n’a pas de parents et dont le tuteur envoie la pension, un créole des Antilles qui ne sort que par hasard, et un petit Japonais qui ne sort jamais.

Ils payent cher, ceux-là ; moi, je suis engagé au rabais, et je devais avoir des prix. Je n’ai rien eu, et je mange beaucoup.

J’ai écrit. Si mes parents ne viennent pas demain, si je n’ai pas de réponse, je quitte la maison et je pars.

Legnagna me laissera filer, par économie, sans aller chez le commissaire, cette fois.

Oh ! ces lettres attendues ! ce facteur guetté ! mes supplications dont mon père et ma mère se rient !

J’ai presque pleuré dans mes phrases, en demandant qu’on vînt me chercher, parce que Legnagna me larde de reproches éternels.

« C’était bien assez de me nourrir pendant l’année, il faut qu’il me nourrisse encore pendant les vacances ! »

Un jour une scène éclate ; mon père est en jeu. Legnagna arrive échevelé.

« Quoi ! me dit-il en écumant, je viens d’apprendre que monsieur votre père gagne de l’argent, s’est fait huit mille, cette année ; je viens d’apprendre que j’ai été sa dupe, que je vous ai fait payer comme à un gueux, quand vous pouviez payer comme un riche. C’est de la malhonnêteté cela, monsieur, entendez-vous ? »

Il frappe du pied, marche vers moi…

Oh ! non, halte-là ! Gare dessous, Legnagna !

Il devine et s’échappe en déchargeant sa colère contre la porte avec laquelle il soufflette le mur.

Une fois parti, le bruit de ses injures tombé, je réfléchis à ce qu’il vient de dire, et je lui donne raison.

Oh ! mon père ! vous pouviez m’éviter ces humiliations !

Est-ce bien vrai que vous n’êtes pas un pauvre ?

C’est vrai. – Celui qui a averti Legnagna est son beau-frère lui-même, arrivé de Nantes la veille.

Après la scène, Legnagna est venu à moi dans la cour.

« Je n’aurais rien dit, fait-il, si votre père vous avait retiré à la fin des classes, mais voilà huit jours qu’on vous laisse ici sans nouvelles ; cela a l’air d’une moquerie, vous comprenez ! »

Je balbutie et ne trouve rien à répondre ; je pense comme lui.

« Mon père payera ces huit jours.

– Il le peut. Votre père a plus gagné que moi cette année, et il n’avait pas besoin de venir demander une remise de trois cent francs sur votre pension. »

C’est pour trois cent francs que j’ai tant souffert !

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