La grande panne

Théo Varlet

1930

AVANT-PROPOS

Ce présent roman, la Grande Panne, a paru pour la première fois aux Éditions des Portiques, en octobre 1930.

Or, en octobre 1931, donc un an après, parut dans un magazine américain, Wonder Stories (Histoires merveilleuses), une nouvelle signée Rowley Hilliard : Death from the Stars (la mort venue des étoiles), dont l’ idée initiale ressemble singulièrement à celle de La Grande Panne. Deux savants, Julius Humboldt et George Dixon, découvrent une poussière mystérieuse dans un météore. Cette poussière mystérieuse est une forme de vie élémentaire. Elle se développe aux dépens de la vie terrestre. Les végétaux sont brûlés, leurs feuilles deviennent noirâtres. Les humains sentent d’abord des démangeaisons, puis des brûlures. Dixon meurt dans des souffrances atroces. Humboldt comprend le danger, mais il est lui-même atteint, tellement atteint qu’il peut à peine remuer. Il trouve cependant la force d’arroser de pétrole le cadavre de Dixon, son lit, le cottage et le jardin, et toute la zone contaminée ; puis il s’enferme à double tour et met le feu. On attribue son suicide à la folie.

Cette nouvelle eut beaucoup de succès. Les lecteurs réclamèrent une suite. M. Hilliard leur donna satisfaction, et la deuxième parut quelques mois plus tard dans le même magazine.

Au reste, s’ils sont bien évidemment inspirés de mon roman, ces deux récits sont d’une rudesse toute yankee, et tous deux tournent au macabre.

Dans l’état actuel de la législation américaine, je n’aurais pas grand’chance d’obtenir une compensation pécuniaire pour cet acte de « piraterie ». Mais, tout comme le maître J. H. Rosny aîné l’a fait pour son roman la Force Mystérieuse, j’ai cru devoir établir ici ma priorité par ce rappel des faits, en tête de cette nouvelle édition de la Grande Panne.

Et je remercie mon bon confrère ès-anticipations Régis Messac, romancier, traducteur et historien de la littérature d’imagination scientifique, qui a eu l’amabilité de me signaler ce plagiat.

THÉO VARLET.

P.-S. Un roman intitulé Les Naufragés d’Éros et formant « suite » à La Grande Panne paraîtra prochainement chez un éditeur qui reste encore à trouver.

I

AUX RUINES DE TAUROËNTUM#id___RefHeading__26_1638060096

Il est certain que si, au retour de cette excursion, j’étais monté dans la voiture de Géo, et non dans celle du Dr Alburtin, toute mon existence en eût été changée, et fort probablement aussi, l’avenir du monde.

C’est pourquoi les propos que nous tînmes cette après-midi-là, 15 octobre, moi, Géo, sa sœur Luce, leur mère, et le docteur, devant les ruines de Tauroëntum et l’azur de la Méditerranée, commencent pour moi l’aventure.

Mais d’abord, que je me présente :

Gaston-Adolphe Delvart, né à Lille (Nord), vingt-sept ans. Artiste peintre, d’un talent honorable, si j’en crois l’opinion de mes amis, et surtout les prix que les marchands et les amateurs payent mes toiles. Je n’en suis pas plus fier pour cela, du reste, car certains badigeonnages exécutés par des farceurs sans aucun mérite atteignent des cotes beaucoup plus élevées, au décimètre carré ; mais du moins je gagne ma vie, et j’ai conscience de faire de l’art véritable, ce qui n’est pas déjà si commun.

Mais passons ; mon art n’est qu’indirectement en cause dans la présente histoire. Il vaut mieux faire remarquer que je suis, à l’époque dont je parle, célibataire, en flirt superficiel avec Mlle Luce de Ricourt, sœur de mon ami Géo, un ancien camarade de lycée devenu ingénieur, que j’avais perdu de vue et que j’ai retrouvé depuis une quinzaine, à Cassis, où je suis venu villégiaturer, peindre et me livrer aux plaisirs des bains et d’un nudisme tempéré.

Luce de Ricourt, vingt-quatre ans, une rousse d’un roux ardent, qui me fait songer à la Danaé du Titien qui est au musée de Naples, a pour moi un attrait esthétique, freiné par une incompatibilité morale évidente et indéniable. Baronne authentique, mais sans fortune, elle est aussi moderne que possible et regrette de n’être pas née Américaine. L’argent compte avant tout dans la vie, affirme-t-elle. Elle s’est juré d’atteindre à la richesse, connaît le gros brasseur d’affaires Rosenkrantz et se livre à des opérations de Bourse fructueuses.

Ce qui ne l’empêche pas d’avoir un flair artistique assez développé, mais uniquement utilitaire. Elle estime mes tableaux, elle a confiance dans l’ascension future de leur valeur marchande, mais elle méprise ouvertement mon manque de roublardise qui retarde la hausse.

– Tonton, me répète-t-elle (car elle a fait de mon prénom ce gracieux diminutif ; et elle me tutoie, comme il y a dix ans, quand elle m’arrachait les cheveux par gentillesse), Tonton, tu n’es pas à la page ; tu as beau te croire jeune, tu es aussi fossile que ma noble mère, avec tes principes d’avant le déluge.

Ou encore :

– Mon pauvre vieux ! Ce qu’on se chamaillerait, nous deux, si jamais il me prenait la fantaisie de t’épouser !

C’est bien mon avis. Mais il n’y a aucune chance, heureusement : pas pressée de se marier, elle raille le sentimentalisme, regrette de ne pouvoir suivre les cours du professeur Morton, de New-York, pour devenir une « vamp » accomplie, et n’épousera jamais qu’un homme faisant beaucoup d’argent… « a money-making man »… un Américain, au moins de cœur, comme elle.

Avec moi, elle se contente de flirter, et profite des heures où je m’y laisse à moitié prendre, pour m’acheter, ou me faire acheter, soi-disant par sa mère, mes meilleures toiles, au rabais : ce sont, croit-elle, des placements or. Et cette opinion flatte assez mon amour-propre pour je lui pardonne la manœuvre, qui frise l’escroquerie sentimentale.

Son frère lui-même la blague, à l’occasion :

– ÔLucy ! Tu n’as aucun sens moral !

Géo en a, lui, ou croit en avoir. Le sens moral du second quart du XXe siècle. Il ne dédaigne pas les petits profits, commissions, pourcentages et ristournes que peut lui valoir sa situation d’ingénieur, dans les usines du grand fabricant d’avions Hénault-Feltrie, à Saint-Denis. Sa passion est pour les autos. Il a muni récemment sa voiture d’un nouveau dispositif, qu’il appelle « turbo-compresseur », et il en a plein la bouche.

– Avec ce truc-là sur ma vulgaire petite Renault, je gratte n’importe quelle bagnole de marque. L’autre jour, en venant de Paris avec maman et Luce sur la route entre Arles et Miramas… dans la Crau : 30 kilomètres en ligne droite et en palier… je rattrape une grosse hispano qui marchait peinard, à 50. Ils me laissent arriver à 10 mètres derrière eux, mais comme de juste, au moment où j’allais les rejoindre, ils pressent l’accélérateur… Ftt ! du 80. Moi, j’ouvre en grand mon « turbo » : Rrran !… comme un moteur d’avion… Klaxon. Et je les passe à 140. Mes bonshommes en sont restés comme deux ronds de flan.

Au rappel de cet exploit de son fils, qui lui donne « encore la chair de poule, rétrospectivement, Mme de Ricourt murmure :

– Quelle horreur ! Du 140 ! Mon Géo, tu pouvais nous tuer tous les trois !

Mme de Ricourt, c’est Luce à 50 ans, et teinte en châtain foncé. Empâtée, bouffie, elle se sangle et s’étrangle pour « faire jeune ». A le snobisme de se croire à la page, se maquille, fume la cigarette, mais laisse à tout instant percer son irrémédiable passéisme.

Ces propos s’échangent devant les ruines de Tauroëntum, qui sont au bord de la plage des Lèques. On y voit dans une excavation, un reste de mosaïque peu reconnaissable, et trois énormes jarres de terre cuite, comme il s’en trouve encore chez les vieux paysans provençaux. Les vestiges d’une villa gallo-romaine. Ils m’ont laissé plutôt froid, comme les de Ricourt. Le Dr Alburtin, qui a pris l’initiative de nous y mener, est assez piteux, et par manière de compensation, il nous invite à prendre le thé, au petit hôtel de la plage, où sont restées les deux voitures : la « turbo », dans laquelle je suis venu de Cassis avec Géo et sa sœur, et la torpédo d’Alburtin, à qui Mme de Ricourt a donné la préférence, « parce que le docteur conduit comme un sage »…, c’est-à-dire qu’il ne dépasse jamais le 60.

Le Dr Tancrède Alburtin me plairait fort, sans sa manie de vous allonger à tout propos de grandes claques joviales sur l’épaule, y laissant sa main appliquée, de façon affectueuse et exaspérante.

Ce grand bonhomme quadragénaire, large de figure, blondasse de cheveux et de peau, a fait la guerre comme aide-major. Loin de crâner et de poser au héros, il tourne ses exploits en aimables galéjades… mais les raconte quand même. Nous nous sommes liés de camaraderie deux ans plus tôt, lors de mon premier séjour à Cassis, où il exerce la médecine, tout en dirigeant une clinique de radiothérapie qu’il a le tort de négliger un peu pour se livrer à ses recherches personnelles. C’est un scientiste convaincu, en même temps qu’un amateur des curiosités de la région.

L’insuccès de son Tauroëntum s’oublie, devant le thé et le cake. L’éloge enthousiaste que Géo a fait de sa turbo aiguille l’entretien vers les vitesses de transport actuelles et futures. Luce évoque ses souvenirs de voyage en avion : Londres-Paris en 1 heure 30… 260 à l’heure.

– Chez Hénault-Feltrie, déclare son frère avec orgueil, nous mettons au point un monoplan métallique à turbo-compresseur, qui donnera en vitesse commerciale du 350.

Alburtin, pour se faire pardonner ses antiquités à la manque, soutient et stimule la conversation nouvelle :

– Et quand la fusée astronautique sera devenue d’usage courant, ce n’est plus par centaines de kilomètres à l’heure que l’on comptera, mais par milliers.

– Quelle horreur ! s’exclame la douairière moderniste. Heureusement, ce n’est pas encore pour aujourd’hui. Je ne verrai pas cela, ni vous. Dans un siècle ou deux, peut-être…

– Ça, maman, raille Luce, sévère, ça s’appelle être à la page ! Tu ne lis donc plus les journaux ?

J’allais citer, en effet, le départ de la Fusée américaine ; mais Alburtin me devance. Carré dans son fauteuil d’osier, doctoral et bonhomme, il conférencie, face à la mer bleue.

– Les voyages interplanétaires ? Mais nous y touchons ; nous y sommes ! Avant dix ans, affirmait en 1929 Hénault-Feltrie… votre patron, Géo… l’un des donateurs du prix Rep-Hirsch et le grand champion de l’astronautique en France… Après l’avion, la fusée : c’est dans l’ordre, c’est la courbe du progrès inévitable. Songez à l’accélération du progrès scientifique et à la multiplication des découvertes. Le XIXe siècle a réalisé à lui seul plus que les deux mille ans qui l’ont précédé. Le début du XXe jusqu’à la guerre a fait faire le même chemin que le XIXe entier. Toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus haut ! La fusée à la Lune et aux planètes ? Ce sera un jeu enfantin dès que l’on aura découvert, dans la dislocation atomique, par exemple, des sources d’énergie plus puissantes. Avec celles dont nous disposons à présent, c’est déjà possible, tout juste. Il n’y a que deux ou trois ans qu’on s’en occupe sérieusement. Et cela progresse, l’opinion s’émeut, se passionne ; on sent que l’instant est venu. En 1929, un Allemand faisait démarrer à 200 à l’heure la première auto-fusée… qui explosa au bout de quelques kilomètres, avec son chat-passager ; mais peu importe. En 1930, l’avion-fusée monté par l’aviateur Espenlaub faisait un tour d’aérodrome à Lohenhausen près de Dusseldorf. On annonçait dernièrement qu’un professeur de Budapest, herr Doktor Oberth, a inventé un obus-fusée, avec lequel il organise un voyage à la Lune et retour ; 87 personnes, dont 20 femmes, se sont fait inscrire pour l’accompagner…

– Vous oubliez le film : « Une femme sur la Lune », qui nous montre le voyage accompli… d’après le metteur en scène Fritz Lang, décocha Luce, en tirant une lente bouffée de sa cigarette à long tuyau de jade.

– Blaguez toujours, mademoiselle ! C’était de l’anticipation, ce film : mais ce n’en est plus. À présent, vous avez pu le lire comme moi dans les quotidiens de ces jours derniers, voilà ce savant américain, le professeur Oswald Lescure, qui lance réellement une fusée avec passager vers les espaces interplanétaires. Et, vous avez pu le voir aussi dans le Petit Marseillais de ce matin, le départ a dû avoir lieu aujourd’hui même…

– De Columbus, Missouri, complétai-je. Et le passager… ou plutôt la passagère, c’est la propre fille du professeur Lescure. Il faut qu’il ait confiance dans son invention !

– Et qu’elle ait un certain cran, la gosse ! reprit le docteur. On la compare dans les journaux à une aviatrice ; mais c’est autrement dangereux que de franchir l’Atlantique en avion, son raid. Même si elle ne monte pas jusqu’à la Lune comme on lui en prête l’intention, qui sait où elle va retomber sur terre, et même si elle y reviendra !

– Ne doit-on pas essayer de suivre son appareil au télescope ? demanda Mme de Ricourt, en affectant un air renseigné.

– J’en doute, madame. Et de toute façon ce ne serait pas un moyen de la guider, ni de la ramener à bon port.

– Alors, c’est un suicide ! Le gouvernement ne devrait pas permettre…

Géo intervint.

– Tu penses bien, maman, qu’il y a eu des vols d’essai. On ne part pas de but en blanc comme ça, pour la Lune, avec un engin nouveau ; on doit posséder la manœuvre, d’abord. Elle a fait de l’entraînement, cette fille, comme les premiers aviateurs, les frères Wright, à Dayton, en 1903 et 4… Maintenant que le docteur m’y fait penser : Aurore Lescure, j’ai vu son nom sur des affiches de films d’actualité.

– Moi, je l’ai vue à l’écran, reprit Alburtin. Elle est fort gentille.

– Peuh ! fit Luce dédaigneusement. Une doctoresse américaine, une savantasse à lunettes…

– Tu exagères, Luce ; elle n’a pas de lunettes ; mais elle a un bien mauvais genre. Un vrai garçon… une horreur. Je me rappelle maintenant ; je l’ai vue aussi… avec toi, Luce, et Mme Delval, au Paramount…

À chacune de ces réflexions, je fus sur le point de m’écrier : « Moi aussi je l’ai vue au cinéma ! Et non pas une fois comme vous, mais huit ou dix ; le plus souvent que je l’ai pu… » Mais quels éclats de rire de Géo, quelle joviale plaisanterie d’Alburtin, quelle moue scandalisée de la vieille dame, quels ricanements de Luce ne me serais-je pas attirés, en ajoutant l’aveu qu’il m’eût été impossible de retenir : « Je l’ai vue… et je la trouve adorable ! »

Sagement, je me tus, comprenant moi-même tout le ridicule de mon sentiment romantique et romanesque. S’éprendre d’une beauté professionnelle de cinéma ; d’un Rudolph Valentino quand on est femme ; d’une Pola Négri quand on est homme, passe encore ; il y a la contagion, l’esprit d’imitation, le snobisme. On subit le prestige d’un visage aimé par des milliers d’humains… Mais dans mon cas personnel, l’explication ne tenait pas. Ces gens à passions cinématographiques y sont prédisposés ; ils s’éprennent tour à tour de toutes les grandes vedettes, de toutes les stars. Chez moi, au contraire, il suffisait qu’une idole du public parût à l’écran pour que mon instinct individualiste se hérissât contre elle ; cette multiplicité d’hommages, loin de me séduire, bloquait mes sentiments au-dessous du point de congélation. Pas une fois dans ma vie je n’avais ressenti l’attrait d’un visage célèbre. L’émotion éprouvée devant Aurore Lescure était unique dans mon expérience.

La première fois que j’avais vu ce visage surgir, après un titre lu avec indifférence, je savais à peine de qui il s’agissait ; et pourtant mon regard fut happé, mon attention mise au cran d’arrêt. L’image en noir et blanc était pour moi une apparition surnaturelle, une révélation bouleversante. Cette mince jeune fille en combinaison d’aviatrice, le visage ovalisé par le serre-tête d’étoffe rude, ce visage réduit aux traits essentiels, je le reconnaissais. Ce sourire un rien mélancolique et douloureux, cette bouche bien fendue, aux lèvres fermes, aux dents magnifiques, ces yeux limpides d’enfant, mais si profonds, c’était la synthèse même de mon type idéal de la beauté… Je l’avais déjà vue dans mes rêves… Ou dans une vie antérieure, qui sait ?

J’avais beau me fouailler d’ironie : dans quelle vie antérieure, nigaud ! Cette jeune étrangère, séparée de toi par cinq ou six mille kilomètres, cette pionnière d’un sport futuriste, debout à côté de son wagon-fusée, de cet obus de métal brillant, la main sur le verrou du hublot-porte qui va se refermer sur elle quand elle aura fini d’adresser au tourneur de caméra son sourire forcé, de convention…

Lorsque son image disparut de l’écran, je ressentis un vide étrange, un découragement intime, un esseulement démesuré… Et je quittai la salle, refusant de voir un autre film, emportant l’image merveilleuse.

Et, tout en me raillant de cette hantise, de cette possession, plus forte et plus tenace à chaque fois, j’étais retourné la voir, toujours plus intimement convaincu de retrouver l’image d’un être connu dans une vie antérieure… d’un être à qui ma vie était intimement liée par des liens mystérieux… mais aussi d’un être que, suivant toutes les probabilités, je ne rencontrerais jamais…

Pouvais-je vraiment laisser soupçonner, même par un mot d’allusion imprudente, pareils sentiments fous, à mes compagnons, cette après-midi d’octobre, devant la Méditerranée d’un bleu d’encre violette, sous les rayons du soleil déclinant ?

II

AURORE LESCURE#id___RefHeading__28_1638060096

Pourquoi montai-je dans la petite torpédo du Dr Alburtin pour retourner à Cassis, pourquoi fis-je astucieusement en sorte que Mme de Ricourt prît place avec Luce dans la turbo, sur la promesse de Géo qu’il ne dépassait pas le 30 à l’heure ? Ma rancune latente du jugement dédaigneux porté par Luce sur l’astronaute américaine dut provoquer ma détermination, et aussi le sentiment subconscient d’être plus en sympathie avec Alburtin, et le secret espoir de continuer l’entretien sur la Fusée.

Mais j’invoquai plaisamment pour motif que je ne voulais pas faire affront au Docteur, en paraissant mépriser sa modeste C. 6.

Quoi qu’il en soit, cette décision que je pris, sur le seuil de l’Hôtel de la Plage, aux ruines de Tauroëntum, eut, je le répète, une influence capitale sur mon avenir, et influa aussi notablement sur le sort du monde civilisé.

Si je croyais à la métapsychique, je verrais sans doute une prémonition occulte dans cette conversation que nous venions d’avoir et dans l’image d’Aurore Lescure qui hantait mon esprit. Mais je n’y crois pas ; et, à la froidement analyser, la coïncidence fut toute naturelle. Les journaux avaient annoncé pour aujourd’hui l’envol de la Fusée interplanétaire ; en cette même heure, par toute la France, par toute l’Europe et l’Amérique, par toute la terre, des centaines de milliers d’hommes et de femmes devaient songer à l’héroïne et s’entretenir de son exploit.

La seule différence qu’il y eut entre moi et les autres, c’est que je la vis atterrir. La Fusée, diront les mathématiciens, avait autant de probabilités pour retomber au pôle Nord ou dans le désert de Gobi ? Simple jeu théorique. Car si elle était retombée ailleurs, il ne se serait plus agi de l’ordre de faits que nous vivons. Je préfère croire au destin. Dans l’univers réel, dont fait partie ma destinée, Aurore Lescure devait inévitablement prendre terre en un point déterminé et je devais aussi nécessairement passer par là au même moment. En vérité, ce fut tout simple et naturel, encore que merveilleux.

Cela se passa si rapidement que nous eûmes à peine le temps de comprendre, Alburtin et moi.

Il était 5 heures du soir ; le soleil avait disparu derrière les crêtes calcaires de la pittoresque gorge que nous remontions sans hâte ; mais il faisait encore grand jour. Depuis dix minutes, dès la sortie de La Ciotat et le début de la côte, l’ami Géo s’était offert le facile plaisir de nous « gratter » par un démarrage foudroyant de sa turbo, et les Ricourt devaient, à cette heure, être arrivés à Cassis et à l’Hôtel Cendrillon, où je les retrouverais au dîner. Nous étions en vue du col de Bellefille, où bifurquent les deux routes, celle sur Aubagne et celle sur Cassis, lorsqu’une lueur perçue du coin de l’œil au ciel me fit relever la tête…

Une traînée de feu rouge, comme la trace d’un bolide, mais qui ralentissait en tombant tout droit du zénith… un fusement strident… La lueur s’éteignit, le bruit cessa et, dans l’azur clair, on vit une forme flasque et indéterminée, en chute rapide suivant la verticale.

– Un avion ! m’écriai-je. Un avion qui a pris feu et qui tombe !

Deux secondes, Alburtin, les mains au volant, quitta la route des yeux.

– Drôle d’avion, opina-t-il… Un dirigeable, plutôt ?

La distance, et par conséquent la grandeur de l’objet, ne pouvaient s’apprécier encore. Dans le soleil oblique, la forme flasque de l’instant précédent avait pris l’aspect net d’un ovale allongé, le profil jaunâtre d’un « semi-rigide ». Mais, au-dessous, suspendu à d’invisibles filins étincelait une chose de métal.

Cela descendait, non plus en chute libre, mais avec une lenteur régulière, juste devant nous, sur l’éperon de colline boisé qui sépare les deux routes.

Je crus comprendre et m’écriai :

– Une descente en parachute ! L’avion a pris feu et le pilote s’est jeté.

Arrivée à la bifurcation, l’auto s’était suffisamment rapprochée de l’objet aérien pour que l’on pût discerner ses dimensions et sa nature. Ce n’était pas, au loin, un grand dirigeable, mais, assez près, un vaste parachute de tissu jaune, supportant une nacelle brillante comme de l’aluminium.

– Qué qu’c’est qu’çà ? fit, perplexe, Alburtin, en stoppant au pied de la borne indicatrice.

Un trouble singulier m’envahit ; mon cœur battait avec violence… Mais je n’osais encore comprendre : le parachute me déroutait.

À 150 mètres de nous, à distance égale entre les deux routes, avec un froissement de rameaux et de branches, la cabine métallique s’enfonça dans les pins et la brousse ; on perçut un choc et un bruit de verre cassé, tandis que le parachute s’étalait mollement sur les cimes des arbres.

– Vousvenez ? fis-je impatient.

– Minute.

Mon compagnon remit la voiture en marche, la rangea 50 mètres plus loin sur le bord de la route, à l’orée du bois, arrêta le moteur et verrouilla l’allumage.

J’avais sauté à terre, prêtant l’oreille.

La brise du soir se levait, dans le grand silence de ces vallons sans oiseaux ; mais aucun son humain, aucun cri d’appel.

Une angoisse profonde, dépassant de loin l’inquiétude que l’on peut éprouver pour un inconnu en danger, m’étreignait la poitrine.

À travers les buissons de ciste roussi, de bruyère en fleur et de chêne-kermès, je fonçai droit vers le point repéré par le vélum jaune et festonné du parachute, sans souci des ajoncs et des tue-chèvres aux épines acérées me griffant les mains et les jambes à travers mon pantalon de toile. Le gros Alburtin s’essoufflait derrière moi.

Enfin, parmi la brousse, je discernai un éclair de métal, et quelques enjambées plus loin, une espèce d’obus énorme, renversé presque à plat, sur une saillie de rocher.

Un obus ?… Non ! La Fusée interplanétaire ! Car elle s’imposait à moi, l’évocation que tantôt je rejetais comme démente et absurde ; je reconnaissais le véhicule ogival vu tant de fois sur l’écran, avec Aurore Lescure me souriant, une main sur le verrou de la porte-hublot.

Cette porte, ce « trou d’homme », je l’avais là devant moi, mais hermétiquement clos par les écrous et les joints d’une fermeture étanche qui la dessinait sur la paroi, presque au plus haut du gros cylindre couché.

Comme il n’y a pas encore au monde deux fusées astronautiques en service, c’était indubitablement celle du professeur Oswald Lescure, partie de Columbus (Missouri) aujourd’hui même. À l’intérieur se trouvait Aurore Lescure… ou son cadavre.

Un examen rapide de l’obus me montra que la saillie de rocher sur laquelle il reposait avait crevé un petit hublot rond. Je me baissai, pour tenter de voir à l’intérieur, mais il n’y avait pas assez d’espace entre la pointe calcaire et les éclats de glace brisée. Il s’en échappait une inquiétante odeur de produit chimique.

Je me redressai, en criant :

– Vite, Alburtin ! Elle asphyxie ! Aidez-moi à ouvrir la porte.

Et je saisis, pour la dévisser, l’une des deux poignées encastrées dans les cavités sur la plaque de fermeture du trou d’homme. Une inscription en deux langues, anglais et français, surmontée du drapeau américain et des initiales « M. G. 17. Premier voyage à la Lune », indiquait : « Pour ouvrir, tourner la poignée dans le sens de la flèche ».

– On a prévu l’atterrissage brusqué, fit Alburtin, qui arrivait, tout haletant.

Et il manœuvra la seconde poignée.

Un déclic… La plaque ronde, libérée, se rabattit sur ses charnières et une entrée béa, d’environ 50 centimètres de diamètre.

Avidement, je me penchai, entrevis une forme humaine affaissée contre un tableau de distribution. La figure était tournée par en bas, on ne voyait que la calotte du serre-tête de cuir.

– Je suis plus mince que vous, docteur, déclarai-je ; et il n’y a pas place pour deux.

D’un rétablissement, je m’introduisis dans l’obus, non sans peine. La cabine de pilotage, excessivement petite, était encombrée d’un tas de leviers et d’appareils où je n’osais m’accrocher, et je faillis poser le pied sur la main de la jeune fille qui serrait encore une manette. Malgré les deux ouvertures, du trou d’homme et du hublot crevé, l’air intérieur était chargé d’une odeur âcre, étouffante.

Je serrai les mâchoires, dans un vertige de rage… Si elle était morte !

– Attention, docteur ! Je vous la passe.

Dégageant les doigts crispés sur la poignée d’ébonite, je soulevai par la taille le corps inerte, dont je sentis avec une onde de joie la tiédeur rassurante à travers le vêtement de cuir, et le soulevai en vrac vers l’ouverture.

Avec sa dextérité professionnelle, Alburtin sortit d’abord les deux bras pendants, puis attrapa la jeune fille aux aisselles et la hala par le trou, tandis que je suivais le mouvement, la tenant aux hanches. Je ne m’étais pas encore dégagé, qu’il l’avait étendue à terre sur un espace à peu près dépourvu de cailloux et tapissé d’aiguilles de pin, et s’agenouillant, diagnostiquait :

– Pas de blessures apparentes… Simple syncope.

– Nous ne la transportons pas tout de suite à la voiture ? demandai-je un peu moins inquiet.

– Il vaut mieux rétablir la respiration d’abord… Quelques mouvements rythmiques ; et si cela ne suffit pas vous m’aiderez à faire des tractions de la langue.

Débarrassant de son serre-tête la jeune fille évanouie et dégrafant le haut de sa combinaison fourrée, il se mit à lui soulever et rabaisser les bras, en cadence.

Le visage, dans l’ébouriffement bouclé des cheveux acajou sombre, coupés mi-longs, prenait la délicatesse d’un médaillon de cire, où un reste de rouge aux lèvres pouvait dénoter la coquetterie féminine aussi bien que la chaleur de la vie dont je guettais avidement le retour. Je songeais à un roman de Wells, La Merveilleuse Visite, dans lequel un ange se matérialise, sorti de « la quatrième dimension ». La même merveille, ici, se réalisait : l’ange astronaute avait quitté, pour l’existence réelle, le domaine fallacieux de l’écran… Et j’éprouvais une joie tremblante à reconnaître, sur ce visage en relief, à incarner trait par trait et compléter mon Aurore Lescure en noir et blanc.

– Ouf ! elle respire, dit avec satisfaction Alburtin, en cessant la manœuvre des bras. Et voici qu’elle se ranime.

Les paupières battirent, s’ouvrirent au large, et les yeux d’un limpide vert-bleu errèrent d’abord vaguement sur la figure du docteur, sur la mienne et sur les ramures des pins. Elle ne vit pas l’obus, qui était derrière sa tête. Une lueur de compréhension dans le regard, elle interrogea :

– Où suis-je ?… Est-ce que mon appareil est abîmé ?

Je la savais fille d’une Canadienne-française ; mais ce n’en fut pas moins une surprise délicieuse de l’entendre s’exprimer en français. Sa voix, très faible encore, avait un timbre clair et pur, enchanteur comme son léger accent, allègre et parfumé d’ancienne France… Absorbé dans mon ravissement, je laissai le docteur lui répondre :

– Vous êtes, miss, dans le sud de la France, entre Marseille et Toulon, à 4 kilomètres de Cassis, où je vais vous transporter, dans ma clinique… Je suis le docteur Tancrède Alburtin, pour vous servir. Et voici mon ami Gaston Delvart, peintre en renom… Votre appareil, sauf un carreau cassé, ne semble pas avoir trop souffert… Je suppose que nous devrons le laisser où il est, provisoirement, car il doit peser des tonnes…

Le front contracté, elle écoutait avec un effort d’attention qui l’épuisait visiblement. Elle eut peine à répondre.

– Non, les réservoirs sont vides, il ne pèse que 400 kilogrammes… S’il vous plaît, messieurs, faites-le mettre en sûreté, à l’abri des reporters. Il ne faut pas… Et, s’il vous plaît, prenez-y tout de suite la boîte verte où il est marqué : « Météorites » et ma valise en peau de porc. Oh ! quelle chance ! vous n’êtes pas des journalistes… Je vous en prie, empêchez les journalistes de m’interviewer…

Sa voix se perdit dans un murmure indistinct. Elle ferma les paupières et avec un petit soupir laissa retomber sa tête sur le tapis des aiguilles de pin ; nous vîmes ses traits se décomposer, et elle perdit de nouveau connaissance.

Alburtin lui prit le pouls ; et, voyant mon émoi :

– Ne vous troublez pas, Delvart. C’était à prévoir : la réaction ; elle fait de l’épuisement nerveux : c’est tout naturel, après sa séance de pilotage interplanétaire… Mais cette fois ne la laissons pas ici. Un poids plume : je vais pouvoir la transporter moi seul à la voiture. Vous, occupez-vous de prendre cette boîte verte et la valise qu’elle réclame. L’appareil ? Trop lourd et trop encombrant pour ma bagnole ; il ne risque pas grand’chose à rester où il est jusqu’à demain matin ; on ne le voit pas de la route, et il va faire nuit.

Alburtin a transporté gaillardement, sur le champ de bataille, bien des blessés, plus lourds qu’une frêle jeune fille. Retrouvant sa vigueur et son adresse de jadis, il prit sur ses deux bras le corps inerte et se mit en marche vers la route, d’un pas lent mais sûr, sans trébucher malgré le sol caillouteux et encombré de broussailles…

Après un instant de révolte, je le laissai accaparer ce précieux fardeau et me résignai à servir autrement la naufragée des espaces. Retournant à l’obus, je plongeai de nouveau dans son atmosphère méphitique, et cherchai la « boîte verte ». Je la découvris logée vers le haut du dôme et maintenue par des taquets à ressort. Je la décrochai. Une inscription à l’encre ne laissait aucun doute sur son identité : « Météorites recueillis dans le vide interplanétaire, entre 1.000 et 4.000 kilomètres au-dessus de la surface terrestre, ce 15 octobre, de 14 heures à 14 heures 35 ».

Quant à la valise en peau de porc, elle était à mes pieds, parmi d’autres objets décrochés par la secousse de l’atterrissage et partis en dérive. Je la ramassai sans me donner la peine d’examiner le reste. Il me tardait de me retrouver auprès de la fille tombée des cieux. Je pris à peine le temps de rabattre sur le trou d’homme la rondelle de métal et de revisser les poignées. La boîte verte d’une main et la valise de l’autre, je m’enfonçai dans la brousse, à la poursuite d’Alburtin.

L’installation dans la voiture ne fut pas aisée. Le docteur regretta fort d’avoir pris, au lieu de sa « conduite intérieure » professionnelle, sa petite torpédo de promenade. Elle comportait quatre places, mais disposées par baquets individuels, où il était impossible d’allonger même à demi la jeune fille sans connaissance. Après quelques essais infructueux, je dus me résoudre à la tenir comme un enfant, mi-étendue, assise sur mes genoux, le torse contre ma poitrine et la tête dans le creux de mon bras droit calé contre le dossier. Attitude assez incorrecte pour des spectateurs non prévenus. Nous n’en avions que pour quatre kilomètres de descente, mais le crépuscule débutait à peine, et comme par un fait exprès, nous ne croisâmes pas moins de trois grosses voitures de tourisme, dont les occupants, des étrangers, nous lancèrent au vol des regards surpris, ironiques ou scandalisés, qui disaient clairement : « Quels sans-gêne, ces amoureux français ! »

Seule, une connaissance d’Alburtin, le grand viticulteur de Cassis, M. Botin, dont la Renault nous rattrapa vers les premières maisons de la ville, regarda mieux, comprit, et ralentissant, interrogea :

– Un accident, docteur ?

– Oui, une malade que j’emmène à ma clinique, répondit Alburtin, évasivement.

Les virages dangereux de l’entrée de Cassis le dispensèrent d’en dire plus et nous séparèrent de notre questionneur, qui continua par la route de Marseille. Je sus gré à Alburtin d’observer la discrétion dont nous avait priés la jeune fille. Il n’eut d’ailleurs pas à dépister d’autres interrogations. Sur les cinquante mètres du parcours, la rue Droite était déserte, et quand nous arrivâmes à la porte de la clinique, il n’y avait pas un visage humain aux environs.

Ces quelques minutes depuis le col de Bellefille avaient passé pour moi comme un rêve, où j’oubliai mon rôle de garde-malade. Cette naufragée des espaces, cet ange matérialisé de l’écran, je la tenais comme une conquête, comme une proie, dans l’ivresse d’un provisoire miraculeux, sans songer que ces instants dussent jamais finir… Je me faisais l’effet d’être moi-même aussi peu réel qu’un personnage de cinéma… de vivre un épisode de film…

Je revins à la réalité quand, l’auto stoppée, Alburtin et une nurse me prirent des bras mon exaltant fardeau pour le transporter dans la maison. Machinalement, je sautai sur le trottoir et m’apprêtai à les suivre. Mais Alburtin, qui marchait à reculons dans le couloir, le premier, portant la jeune fille par la tête (la nurse tenait les pieds), me jeta :

– Restez donc à dîner avec nous, Delvart ; ma femme vous tiendra compagnie. Dans cinq minutes je redescendrai vous donner des nouvelles.

Et, tandis que Mme Alburtin s’avançait sur le seuil, avec un sourire de bienvenue, je dissimulai ma gêne et ma déception en tirant de la voiture la valise en peau de porc et la boîte aux « météorites ».

Vis-à-vis de la doctoresse, dépositaire habituelle des secrets professionnels de la clinique, je ne me sentais pas tenu à la réserve ; et une fois attablé avec elle devant un verre de porto, sans autre réticence que de taire mes sentiments intimes, je lui confiai l’étonnante rencontre.

Mais la dame ne parut pas apprécier comme moi la beauté de l’aventure. En femme pratique et avisée, elle y voyait surtout une aubaine pour son mari, dont le nom allait s’associer, dans les « papiers » des journalistes, à l’atterrissage de la fusée interplanétaire.

– Voyons, calcula-t-elle en fixant sur moi ses pensifs yeux noirs. La poste est fermée, il est 7 heures 10 ; mais nous trouverons bien quelqu’un pour aller jusqu’à Marseille… Votre ami M. de Ricourt ne vous refuserait pas… Et pour rédiger l’information à la Presse, nous avons M. Blanc, l’instituteur, qui est correspondant régional du Petit Marseillais.

La doctoresse avait un ton si net et décisif, en organisant d’avance sa publicité, que j’en fus presque intimidé. Mais tant pis si je me faisais d’elle une ennemie : la tranquillité d’Aurore avant tout !

– Je regrette, madame ; la principale intéressée, miss Lescure elle-même, nous a priés instamment de la soustraire à toute interview,… Mais elle lèvera peut-être la consigne pour demain, ajoutai-je, conciliant… Le docteur va nous le dire.

Je n’eus pas à affronter l’orage que je voyais poindre sur la mine de son interlocutrice : Alburtin entrait dans la salle à manger ; et, au soupir résigné de sa femme, je sus qu’il était réellement le maître du logis et que sa volonté y faisait la loi.

– Et maintenant, à table ! cria-t-il. Delvart, excusez-moi de vous avoir fait attendre, mais j’ai tenu à passer notre miss à la radio… Rien de cassé, pas de déplacements d’organes, pas de fracture ni de lésion visible. C’était bien, comme je le pensais, la fatigue nerveuse qui a causé son second évanouissement. Elle n’en est sortie que pour prononcer quelques phrases et retomber presque aussitôt dans un sommeil réparateur. À cette heure, elle dort comme une bienheureuse, sous la garde de Mme Narinska, l’infirmière principale… Nous lui laisserons faire le tour du cadran.

– Vous ne l’avez donc pas interviewée, docteur ? demandai-je avec intention, en adressant à sa femme un regard oblique.

– Jamais de la vie ! Elle m’a : 1° renouvelé sa prière instante de ne rien dire aux journaux jusqu’à nouvel ordre ; 2° obligé de prendre une banknote de cinquante dollars, « pour mes frais », a-t-elle spécifié, et pour le transport de son appareil… dont nous nous occuperons demain, en même temps que du 3° : câbler à son père, dès l’ouverture du bureau de poste.

Pendant le dîner, Mme Alburtin s’efforça de revenir à la charge et prononça insidieusement les noms de « M. Blanc » et du Petit Marseillais. Mais le docteur, avec une autorité calme et sans réplique, lui dicta la version qu’elle aurait à répandre, pour satisfaire les curiosités : un simple accident d’aviation.

– Cela expliquera aussi le remisage chez moi de l’appareil, qui peut passer à la rigueur pour une sorte d’aéro.

Et il fut convenu que j’irais dans la matinée avec le camionneur local, à Bellefille, chercher l’obus et le parachute.

– Quant aux Ricourt, si vous les voyez ce soir à votre hôtel, ayez soin de leur servir la même fable… » Et l’aviatrice se nomme Aurette Constantin ; c’est ainsi qu’elle a signé sur son câblogramme.

Le café pris, la doctoresse s’éclipsa, pour faire dans la clinique sa tournée réglementaire. D’un ton faussement détaché, Alburtin me proposa :

– Si nous jetions un coup d’œil sur les météorites de cette fameuse boîte verte que miss Lescure nous a fait prendre ?… Elle n’y verra sûrement pas d’inconvénient, ajouta-t-il, prévenant ainsi mon objection.

Je sentais l’indélicatesse du procédé ; mais si la curiosité scientifique poussait Alburtin, j’étais moi-même avide de voir ces précieux météorites rapportés de son expédition par la jeune astronaute.

Sans répliquer, je suivis Alburtin, qui m’emmena dans son laboratoire.

La boîte verte, en métal embouti et laqué, assez pareille à une petite sorbetière, se fermait par un couvercle à douille de baïonnette, sans aucune espèce de secret. Au fond du récipient, une couche de fines granulations noirâtres. Sur une spatule de verre Alburtin en puisa une pincée. C’était peu de chose, à l’œil : de la poudre de charbon aux grains peu visibles. Le docteur me proposa :

– Voulez-vous que nous regardions ça ensemble au microscope ?

Je déclinai l’offre. Je ne suis pas un scientifique. Il me suffit d’apprendre, par les explications de mon ami, que cette poussière devait être un échantillon de la matière cosmique qui erre à l’état libre dans les espaces.

– Échantillond’un prix inestimable pour la science, car lorsque ces grains sont happés au passage par la terre comme un vol de moustiques, leur frottement sur les couches de l’atmosphère les « craque » comme des allumettes et les volatilise en étoiles filantes. Les bolides, qui sont des cailloux plus gros et probablement d’une autre nature, résistent parfois à la flambée et arrivent jusqu’au sol ; mais jamais encore personne au monde n’a vu ni tenu dans ses mains la moindre parcelle de cette poussière météoritique que voici.

Alburtin, comme de juste, voulait en savoir davantage, et pour cela expérimenter. Je le vis, méditatif, l’index sur le coin de la bouche, contempler, front plissé, la petite cuillerée de granulations noires. Il me fit l’effet d’un malade difficile et méfiant qui examine avant de se l’administrer une dose d’un nouveau médicament.

– Vous n’allez pas en manger ? plaisantai-je.

Le visage d’Alburtin se détendit dans un sourire.

– Non, pas en manger, mais… Après tout, pourquoi pas ? Quelques grammes de plus ou moins ; la miss peut bien m’offrir ça… Je vais voir ce que ses poussières météoritiques donneront sous les rayons X.

Et, sans, plus attendre, le radiologue procéda au montage de son expérience. Il versa la pincée de poussière noire dans une coupelle de porcelaine, mit celle-ci sur un support et la disposa sous l’ampoule à rayons X, grosse comme un ballon de football et portée par un pied articulé. Il tourna des commutateurs, un solénoïde ronfla, des étincelles crépitèrent, l’ampoule s’illumina…

Je regardais, machinalement attentif, comme devant un tour de prestidigitation.

– Et alors ? demandai-je. C’est tout ?

– C’est tout pour l’instant, je suppose. Ces quelques décigrammes de poussière météoritique sont baignés dans un torrent de rayons X, où je vais les laisser toute la nuit. Il est plus que probable que cela ne donnera rien ; mais il y a une chance sur dix mille pour que cela donne quelque chose… Quoi ? Vous m’en demandez trop ! Si je le savais, cela n’aurait plus d’intérêt. C’est précisément le plaisir de l’expérimentation, de nous révéler du nouveau… de l’inattendu. Nous verrons demain.

Je pris congé, sans me douter de l’importance énorme, démesurée, que devait avoir, par ses résultats, la petite expérience d’allure si anodine et insignifiante, commencée sous mes yeux. Et pas plus que moi, en exposant ces quelques granulations noires aux rayons X de son ampoule, le Dr Tancrède Alburtin ne pouvait soupçonner qu’il prît vis-à-vis de la France et du monde une part de responsabilité capitale, en déclenchant l’explosion d’une calamité planétaire amorcée par les soins de miss Lescure, de son père, et généralement de tous ceux qui avaient, d’une façon quelconque et de près ou de loin, collaboré au lancement de la Fusée M. G. 17 et à l’importation sur terre de la poudre météoritique.

Au sortir de chez Alburtin, je pris par les petites rues pour gagner directement le port et l’hôtel Cendrillon, où je logeais. J’évitais ainsi de passer devant la terrasse de La Réserve, où, vu la douceur de la soirée, j’eusse couru le risque de rencontrer les de Ricourt, avec leur bande habituelle de « Montparnos »… Luce et Géo ne manqueraient pas de me demander pourquoi on ne m’avait pas vu au dîner ; et je ne tenais pas du tout à fournir des explications à Luce devant ces gens-là… D’ailleurs, ne fût-ce que pour me bien prouver que je suis un homme libre !… Il ne faut pas qu’un flirt de plage devienne tyrannique au point d’obliger à rendre compte de toutes ses actions !

Un flirt ! Luce de Ricourt !… Et j’eus un ricanement sarcastique. Ah ! ah ! mademoiselle Lucy ! Vous croyez le tenir en servitude, par la grâce de votre beauté de rousse Danaé, ce bon jeune homme de peintre que vous brimez, que vous exploitez, ce Tonton que vous tournez sans cesse en bourrique… Mais vous allez voir demain comme il s’occupe encore de vous !

Toutes les taquineries de Luce, sa sécheresse de cœur, les incompatibilités qui nous séparent me reviennent à la fois, dans cette promenade solitaire que je fais au bout du môle, sous les étoiles, et je la déteste, Luce, je rejette son emprise ; il n’existe plus pour moi qu’une femme au monde : Aurore Lescure, la fille tombée du ciel… Aurore, l’aurore d’une vie nouvelle…

III

UNE PROMENADE AUX CALANQUES#id___RefHeading__30_1638060096

Dès 7 heures du matin, je sonnais à la clinique. Sur mon interrogation, une nurse me donna le bulletin de santé de miss Lescure : elle avait passé une nuit excellente ; aucune température ; elle pourrait sans doute se lever aujourd’hui ; mais elle dormait encore…

– Si vous voulez voir le docteur ? ajouta l’infirmière.

– Inutile ; ne le dérangez pas ; je reviendrai dans la matinée.

Mon expédition au col de Bellefille, avec un camion et trois hommes, s’effectua sans encombre. Personne n’avait pénétré dans la pinède depuis la veille au soir, et la fusée M. G. 17 reposait tranquillement sur son lit de roc et de broussailles. La transporter jusqu’à la route fut relativement aisé, car malgré ses dimensions : 3 m. 50 de haut sur 1 m. 20 de diamètre, sa forme de gros obus permit, dans les endroits peu raboteux, de la faire rouler comme une barrique. Ce qui nous donna le plus de mal, ce fut cet immense parachute, étalé sur une dizaine d’arbres différents ; il fallut couper une partie des filins de suspension et les abandonner, entortillés dans les branches.

Mon explication sommaire : un avion nouveau modèle qui avait eu un accident, passa sans difficulté et satisfit le camionneur et ses aides. Ce qui leur importait davantage, ce fut la généreuse gratification que je leur distribuai, en sus du prix convenu, lorsque tout eut été remisé dans la cour du docteur, sous un hangar. Avec un tel pourboire, ils eussent transporté et véhiculé sans poser trop de questions, même un habitant de la Lune.

Les camionneurs congédiés, Alburtin qui avait présidé au remisage, me dit d’un air singulier :

– Dites donc, Delvart, il y a du nouveau.

Mon cœur cessa de battre.

– Elle est plus mal… miss Lescure ?

– Mais non, mais non. Elle va très bien. Elle est entrain de déjeuner. Je prétendais lui imposer au moins une demi-journée de chaise longue ; mais va te faire fiche ! Elle veut se lever. Non, ce n’est pas d’elle, c’est de ma petite expérience que je parle.

– Les météorites ?

– Les météorites. Ils ont… poussé. Comme des champignons. Cette poudre noire renferme évidemment des germes inconnus, qui se sont développés sous l’influence des rayons X… Des végétaux, je suppose, non catalogués, d’origine extraterrestre… Les botanistes vont élever une statue à miss Lescure…

Nous montâmes au laboratoire. Sous l’ampoule à rayons X toujours en activité, la coupelle de porcelaine qui avait contenu hier la pincée de poussière météoritique disparaissait à présent sous une masse spongieuse roussâtre comparable à un polypier, débordant jusque sur la table. Et cette masse était en activité, comme en ébullition. Par endroits, des boursouflures se soulevaient, d’un effort imperceptible, gonflaient comme des bulles. Sous nos yeux, les deux plus grosses crevèrent, avec une petite explosion, tels ces champignons dits « vesses-de-loup », et un fin nuage de poussière impalpable se dissipa dans l’air. Cette même poussière, couleur brique, salissait déjà une partie de la table.

– Curieux ! fit le docteur. Et ça ?

Il me désigna les fils conducteurs aboutissant à l’ampoule. Sur leur revêtement de soie blanche, il y avait des taches rougeâtres, des plaques de moisissure, épaisses et larges comme des lentilles.

– Ça ressemble à du lichen… Je donnerais gros pour être plus calé en botanique.

Même pour un profane comme moi, le spectacle de cette étrange manifestation vitale offrait un intérêt de curiosité ; mais je songeais surtout à la gloire qu’allait en tirer la jeune astronaute.

On frappa.

– Entrez ! cria Alburtin.

Dans le cadre de la porte parut sa femme, poussant par l’épaule d’un geste affectueux, Aurore Lescure.

– Tancrède, je t’amène une ressuscitée, bien vivante, qui a tenu absolument à se lever… Monsieur Delvart, bonjour ; excusez-moi, mes infirmières me réclament. À tantôt.

Et elle tira la porte sur elle.

Tête nue, coiffée de ses cheveux acajou comme un page de Botticelli, c’était encore une variante aux deux exemplaires d’Aurore Lescure que je connaissais : le pilote en combinaison de cuir, au serre-tête ajusté cernant le visage, vue à l’écran, et la naufragée des espaces que je ramenais hier dans mes bras. Était-ce la vraie, celle-ci en petite robe cachou, dont les longues jambes gantées de soie havane, aux muscles invisibles, donnaient une impression d’énergie discrète et souple ?

Elle s’avança vers nous, ses deux mains fines tendues, et sans salamalecs conventionnels nous serra les mains en prononçant nos deux noms, simplement, mais avec un sourire plus expressif que des discours. Son regard franc et droit me baignait d’une vie lumineuse. Je me sentais d’emblée en intimité avec elle, comme un vieux camarade. Et malgré son faux air de garçonne désinvolte, elle était délicieusement femme. Tout en laissant Alburtin la plaisanter sur sa révolte contre la Faculté, je détaillais comme si je le voyais pour la première fois son visage au teint doré, au menton volontaire, aux maxillaires un peu larges, sous un grand front dégagé ; le blanc de ses yeux avait la pureté lactée des sclérotiques d’enfants, et la blancheur éblouissante de ses dents formait l’autre pôle de son sourire adorable.

Épreuve décisive. Sera-t-elle ce que son visage annonce ?… Ou, comme celui de Luce, mentirait-il ?

– Je n’ai pas de chapeau ! Mon carton est resté dans la fusée.

Mais non ! Avec cette voix-là, elle doit être sincère et vraie, à fond.

Voyant qu’elle regardait la fameuse boîte verte, posée sur un escabeau, Alburtin s’arrêta au milieu d’une phrase, rougissant ; puis il se ressaisit et avec rondeur déclara :

– Miss, j’ai à vous faire un aveu. Le démon de la curiosité scientifique m’a poussé à commettre un affreux larcin. Sans vous en demander la permission, j’ai prélevé sur vos météorites… quelques décigrammes, pour expérimenter.

Dans les yeux aux sclérotiques de lait, brilla simplement la curiosité désintéressée du savant.

– Mon intention était de vous offrir cet échantillon… Et votre expérience a donné ?

Visiblement soulagé, Alburtin tendit l’index vers la masse spongieuse en effervescence sous l’ampoule à rayons X, puis vers les moisissures rougeâtres des fils conducteurs.

– Voyez : ceci… et ceci.

Les deux mains à plat sur le bord de la table, grave et concentrée elle se pencha longuement sur les étranges végétations. Puis, se redressant :

– Voilà des faits qui vont révolutionner la biologie et peut-être la cosmogonie. C’est plus beau encore que je n’osais l’attendre… Docteur, je suis heureuse que vous ayez eu l’inspiration d’expérimenter sur ces météorites. Je comptais les offrir à l’Université de Montréal ; mais qui sait si, sans vous, la découverte se fût faite ! Que l’honneur vous en revienne, je m’en réjouis doublement, d’abord parce que vous m’avez sauvée, ensuite parce qu’il fait retour, en votre personne, à mon pays d’autrefois… Je suis Française de cœur, comme ma mère défunte.

Alburtin allait répliquer ; mais elle reprit, avec un accent soudain d’amertume :

– Vous vous étonnez peut-être que je puisse disposer à mon gré de ce don ; mais il est purement scientifique et incapable de se monnayer ; il ne lèse en rien les organisateurs de mon raid. C’est moi, et moi seule, qui ai conçu l’idée d’un engin destiné à récolter ces météorites et qui l’ai fait construire et installer sur la M. G. 17… Mon père, lui, ne s’intéresse à la Fusée que comme à la solution d’un problème d’énergétique. Et son commanditaire Lendor-J. Cheyne, directeur de la société The Moon Gold, exige que les découvertes « payent ». La solution des problèmes les plus hauts, s’ils ne doivent pas avoir de résultats pratiques, ne compte pas à ses yeux. Il ne voit qu’une chose : récupérer, avec de gros bénéfices, les capitaux investis dans l’affaire de la Fusée astronautique… Questions sans intérêt pour moi ; mais pour lui !… Cela se comprend, du reste, chez un bailleur de fonds qui est un businessman. Savez-vous combien elle a coûté, ma petite excursion de quatre heures dans les espaces ? Tous frais compris, de recherches et d’expériences préliminaires depuis deux ans ?… 800.000 dollars : 20 millions de vos francs. Je ne le sais que trop ! J’en ai les oreilles rebattues (et je la vis esquisser un froncement de sourcils dégoûté). 230.000 dollars, rien que pour rendre industriels des procédés de laboratoire et me permettre d’emporter les 500 kilos d’hydrogène atomique liquéfié servant à la propulsion de l’appareil… Moitié autant pour réaliser une tuyère motrice capable de supporter la déflagration d’un gaz porté à la température de 5.000 degrés et éjecté à la vitesse de 6.000 mètres par seconde.

– Je ne soupçonnais pas ces à-côtés pécuniaires, en lisant dans les journaux la relation de vos essais, miss… répliqua le docteur.

Elle eut un petit haut-le-corps agacé, et interrompit, avec un sourire qui tempérait la réprimande :

– Non, pas « miss », je vous prie. Excusez-moi, mais je souffre d’entendre ce « miss ». Laissons-le aux Yanks. Au Canada, nous disons « mademoiselle », comme en France.

– Mademoiselle… répéta en s’inclinant Alburtin. Nous ignorions, dis-je l’énormité de ces dépenses préalables… Pour consentir à de pareils sacrifices il a fallu que dès le premier jour M. Cheyne… c’est-à-dire la Moon Gold, eût la certitude de votre réussite finale. L’exploitation de l’or lunaire, ce sera une spéculation splendide, le jour où vous aurez établi la liaison avec notre satellite… Est-ce que, comme l’annonçaient les journaux, votre raid d’hier… ?

Elle se raidit, impénétrable et de nouveau amère.

– En effet, atteindre la Lune est le but final auquel prétendent mon père et les dirigeants de la Moon Gold… but purement scientifique chez mon père, but de spéculation pour la Société… Mais…

Et, délibérément, elle changea de sujet :

– À propos, docteur, mon câblogramme est parti ?

– Dès l’ouverture du bureau de poste, mademoiselle, à 7 heures.

– J’aurai donc une réponse aujourd’hui. Et si elle est telle que je l’attends, demain je vous débarrasserai de ma présence et de mon encombrant appareil… Docteur, vos occupations vous réclament sans doute ; mais vous, monsieur Delvart, si vous êtes libre cette après-midi, voulez-vous me faire le plaisir de me montrer le pays ? J’éprouve le besoin de respirer un peu d’air pur, d’air terrestre, après mon excursion d’hier.

J’acceptai avec une joie dont j’eus peine à ramener les manifestations aux simples limites exigées par la politesse. Il fut convenu que je viendrais la chercher à 2 heures, après déjeuner. Mais pour l’instant, comme elle parlait d’aller prendre son carton à chapeau dans la Fusée, sur la demande d’Alburtin elle consentit à nous exhiber l’appareil.

Je ne veux pas risquer de me perdre, avec mon incompétence technique, dans les détails qu’elle nous donna. Ils sont connus, du reste, par de nombreux articles de vulgarisation. Je n’ai sur leurs lecteurs que l’avantage d’avoir vu de près et touché du doigt ces parois en « magnalium » redoutablement minces, les réservoirs à hydrogène et à oxygène liquéfiés, les manettes et régulateurs commandant le départ de la Fusée, l’accélération, la direction… Ce qui me passionna surtout, ce fut de me trouver quelques minutes dans cette cabine (trop petite pour y tenir à trois : le docteur resté dehors, passait la tête par le trou d’homme) avec la voyageuse, et de l’entendre évoquer les heures fantastiques qu’elle avait vécu, à des milliers de kilomètres de la planète natale et des hommes, livrée à un appareil rudimentaire et peu sûr, avec sous les pieds une demi-tonne d’explosif, à la merci du moindre détraquement.

Elle n’avait pas d’instruments convenables pour évaluer l’altitude ni le chemin parcouru : le baromètre ne fonctionne plus hors de l’atmosphère ; rien qu’un « gravimètre » indiquant la diminution de la pesanteur et par conséquent l’éloignement de la terre, à 100 ou 200 kilomètres près… d’où résultait, à la descente, l’effroyable danger de se briser au sol, en faisant fonctionner trop tard le parachute, ou de griller tout, par le frottement de l’air, en le déployant trop tôt après le dernier coup de frein au moteur… Et respirer, durant des heures, un air artificiel et confiné, puant l’âcreté de la soude caustique destiné à le « régénérer » et dont le réservoir fissuré lors de l’atterrissage, avait causé son début d’asphyxie… Et assurer toutes les manœuvres avec exactitude, pendant qu’on a les tempes étreintes par la migraine, les membres amollis et le corps vidé par le malaise atroce que procurent l’augmentation du poids pendant la marche accélérée, puis son abolition totale lorsque, moteur stoppé, l’appareil court sur son erre, pour récolter les météorites… malaise qui donne l’angoisse d’une perte de connaissance imminente, et à laquelle on n’a pas le droit de céder, sous peine de mort…

En sortant de l’appareil, la jeune héroïne me vit tellement ému qu’elle lança dans un rire vaillant :

– Bah, monsieur Delvart, ce n’est pas si terrible, puisque je suis ici, vivante et prête à recommencer… Je suis ici par suite d’une fausse manœuvre, du reste ; j’ai surévalué la dérive probable vers l’ouest, et gouverné trop dans l’est, pour le retour ; sinon j’aurais atterri, comme prévu, sur le continent américain. Mais on fera mieux la prochaine fois, avec l’habitude. Ce n’est pas très commode la navigation interplanétaire, à l’estime, et seule !

J’eus un cri de révolte :

– Mais pourquoi seule ? Pourquoi ne vous adjoint-on pas un compagnon… une compagne ?

– Question de poids. À deux, ce serait plus commode et plus sûr ; mais 60 ou 70 kilos de plus, c’est trop lourd. Nous en sommes, dans la naissance de l’astronautique, à peu près au même point que les tout premiers navigateurs de l’air, Montgolfier ou Charles et Robert… Et puis, mon père a tellement confiance en mon sang-froid… et en ses découvertes.

Elle s’éloigna, son carton à la main, de nouveau assombrie par cette allusion à son père, et je commençai à flairer un mystère.

Alburtin en avait perçu quelque chose. Au moment de me quitter, sur le seuil, il me glissa :

– Dites donc, elle n’y a pas été, hein ?

– Où ça ?

– À la Lune. C’est clair ; elle nous l’a quasi laissé entendre. Voilà pourquoi elle craint d’être interviewée. Ça blesserait son amour-propre, d’avouer son échec… Et pourtant il faudra bien qu’elle finisse par là… Bizarre… À moins qu’il n’y ait là-dessous un coup de Bourse. Elle attend peut-être des instructions de son père ?

– Cela m’étonnerait d’elle, fis-je simplement… Allons, à tantôt.

Et là-dessus je regagnai mon hôtel.

Dans la salle à manger, les pensionnaires étaient déjà à table. J’eus la satisfaction de ne pas voir les de Ricourt, partis tous trois en auto pour la journée. Mais je dus serrer quelques mains au passage, avant d’arriver à ma place, et je perçus derrière mon dos une réflexion insuffisamment discrète sur l’« aviatrice accidentée ».

Tout en déjeunant, je songeais que M. Botin et les camionneurs avaient jasé, Mme Alburtin aussi sans doute ; la curiosité publique était en éveil. Un ou deux journalistes parisiens, à ma connaissance, villégiaturaient à Cassis. N’aurais-je pas dès cette après-midi à défendre « Mlle Aurette Constantin » contre une tentative d’interview ?

Mais pourquoi cette répugnance d’Aurore à l’égard des reporters ? Simplement par amour-propre, par crainte d’avouer qu’elle n’avait pas atteint la Lune ?… Cela ne suffisait pas à expliquer l’espèce d’irritation, de révolte, qu’elle trahissait à chaque fois qu’il était question du directeur de la Moon Gold, Lendor Cheyne, et même de son père… J’imaginais vingt hypothèses pour me rendre compte de ce mystère… ou évidemment elle ne pouvait manquer de jouer le beau rôle de damoiselle persécutée. Et je rêvais, donquichottesque, de devenir son chevalier, de combattre pour elle, de l’arracher à je ne sais quelle trame suspecte où elle se débattait, impuissante, où toute sa science et tout son courage ne pouvaient rien, sans mon aide !

Ces trois heures passées avec elle, l’après-midi : une aventure exquise et décevante…

Sur le chemin de Port-Miou, elle allait à mon côté, d’un pas souple et alerte, vêtue comme le matin mais coiffée d’une toque étroitement ajustée qui cernait son visage à la manière du serre-tête de pilote et refaisait d’elle l’Envoyée, l’Ange de la merveilleuse visite. J’avais cru qu’il me serait nécessaire de l’apprivoiser peu à peu, de me borner d’abord au rôle de cicerone démontrant les beautés du paysage, pour mettre à l’unisson nos personnalités si différentes, mais la petite stratégie que j’avais préparée s’avéra inutile.

Au bout de cinq minutes, avant même d’avoir dépassé la plage du Bestouan où quelques fanatiques des bains se soleillaient sur les galets à cette heure intempestive, la savante doctoresse américaine se trouvait en sympathie complète avec le peintre français ; aucune barrière d’éducation ne nous séparait plus, nous étions égaux, réunis dans une allégresse d’écoliers en vacances, et nous causions avec entrain, comme des camarades, de toujours.

Ce qu’elle me conta, rapporté par écrit, apparaîtrait insignifiant et puéril, mais par le délicieux parfum de confidence et le candide sourire de sa bouche et de ses yeux, tout ce qu’elle disait, jusqu’aux anecdotes sur ses chiens et ses chats, prenait pour moi une valeur sentimentale unique. J’écoutais, avec la joie de pénétrer dans sa vie intime, et elle s’abandonnait à ses souvenirs, m’y associait, auditeur bénévole et émerveillé. Je parlais aussi, je crois, mais j’écoutais surtout ; j’écoutais, inlassable de ces histoires qui m’initiaient à son passé, me la rendaient plus proche et quasi fraternelle. De quelques mots, je l’excitais à poursuivre, avide uniquement de l’entendre, d’entendre sa voix qui émouvait en moi des résonances infinies.

J’en oubliais presque mon rôle de cicerone ; elle oubliait de « contempler » le paysage ; mais elle le percevait, l’absorbait sans y prendre garde ; d’un geste, je lui montrais une crique aux rochers blancs, un pin penché sur l’azur ; ou bien c’était elle, d’un autre geste, sans interrompre la causerie ; et cela suffisait à nous imbiber de beauté.

Ce fut alors que je commis la gaffe. Je nous sentais si bien à l’unisson que je la crus baignée dans les mêmes ondes que moi. Nous marchions depuis une heure ; nous nous étions assis sur l’isthme séparant la calanque de Port-Miou de celle de Port-Pin. Le massif du cap Canaille étalait devant nous sa fauve et grandiose silhouette dévorée de lumière, par dessus la baie indigo, et au second plan une pointe d’éclatants rocs calcaires. Ma compagne admirait de tous ses yeux. La splendeur du décor achevait, me semblait-il, d’abolir les distances conventionnelles, m’obligeait à parler.

– Savez-vous bien, mademoiselle, que je vous connais depuis des mois… Et c’est long, à notre époque accélérée.

– Des mois !…

Et, comme si elle lisait dans mon regard, elle reprit avec un sourire où je crus discerner un peu d’ironie et de lassitude :

– Ah oui, au cinéma… Je suis un personnage de l’actualité mondiale. Qui ne me connaît pas, à l’écran ? Ce genre de célébrité m’a déjà valu des déclarations, orales ou écrites, d’innombrables admirateurs. Si j’étais une « vamp », comme ils disent aux États-Unis… une femme fatale… j’aurais de quoi m’amuser. Mais je ne désire même pas qu’on me fasse la cour ; au contraire, cela suffit à m’éloigner de quelqu’un. Savez-vous que depuis deux ans j’ai reçu douze cent trente-sept demandes en mariage ?

L’avertissement était clair, mais je fus piqué au vif ; allait-elle me confondre avec le troupeau de ses ridicules soupirants ?

Je répliquai :

– Que m’importe ! La badauderie et le snobisme n’ont rien à voir dans mon cas. Dès la première fois que j’ai vu votre image, je vous ai reconnue, comme si nous avions déjà vécu dans une autre existence antérieure… Et aujourd’hui que je vous ai retrouvée…

Elle m’interrompit, d’un ton calme et indulgent :

– Monsieur Delvart, vous oubliez que moi je ne vous ai pas vu à l’écran. Je ne vous connais donc que depuis hier… ou plus exactement depuis une heure. Vous m’êtes sympathique… très sympathique, même, et je suis réellement heureuse du hasard qui nous a mis en présence. Nous sommes faits, je crois, pour nous entendre et devenir de bons camarades. Je sens que vous êtes sincère, que vous pensez ce que vous me dites. C’est pourquoi je tiens à éviter un malentendu qui risquerait de tout gâter entre nous.

– Si je vous parlais d’amour ?

– Vous deviendrez le douze cent trente-huitième, tout bonnement.

– Et j’aurais le sort de mes douze cent trente-sept prédécesseurs éconduits ?

– Oui. Je suis déjà fiancée.

Et, me voyant déconfit et penaud, elle compléta :

– Fiancée par la volonté de mon père et par convenances d’affaires. Avec le directeur de la Moon Gold, Lendor-J. Cheyne.

Et de nouveau je vis reparaître sur son visage cette contention pénible que provoquait chaque allusion à la Société astronautique et à son directeur. Mais je n’eus garde de commettre une nouvelle sottise en lui offrant de mettre à son service ma donquichottesque vaillance de chevalier-errant !

Je craignais d’avoir rompu le charme. Quelques minutes, elle cessa d’être l’enfant insoucieuse évoquant ses souvenirs et me les offrant comme des joujoux ; elle redevint Aurore Lescure, la première femme astronaute, aux prises avec un compagnon agréable mais qu’il convient de tenir à distance. Mais bientôt, d’abord volontairement pour me montrer qu’elle ne me tenait pas rigueur de ma déclaration prématurée, puis se laissant aller insensiblement, elle redevint confiante et me livra de nouveau une âme d’enfant, sœur de mes rêves.

La rebuffade que je venais de recevoir, cependant restait en moi comme un noyau de gêne. J’étais comblé, attendri de ces confidences délectables ; mais quand même je ne pouvais m’empêcher de remarquer qu’elle ne m’avait rien dit de son père, ni de son fiancé, ni des raisons qui lui faisaient redouter les journalistes… Elle m’avait livré des confidences rétrospectives, traité en bon camarade, oui, mais pas en ami, en ami vrai. Alors que tout en elle me plaisait, m’enchantait, que je m’accrochais à elle de toutes mes antennes, je ne sentais pas la réciprocité attendue, espérée, nécessaire… Je me scandalisais de cette dénivellation entre nos sentiments. Et pourtant ! Comme elle le disait : elle ne m’avait pas vu au cinéma. Ma « cristallisation » amoureuse était trop en avance sur la sienne. Pour elle, je n’étais, je ne pouvais encore être qu’un bon camarade.

Nous arrivions sur le port, lorsque dans un groupe de badauds qui regardaient débarquer des sardines, je reconnus, trop tard, le hideux calot blanc de marin américain dont s’affublait Géo et le sweater jade de Luce. Ils nous avaient aperçus ; mais tant pis pour les aménités que j’essuierais plus tard. Cette bonne pièce de Luce était capable de toutes les incartades ; je n’allais certes pas lui présenter ma compagne. Au lieu de continuer à longer le quai, nous obliquâmes vers la petite rue de pêcheurs qui mène à l’église. Déjà, Luce nous lorgnait de derrière son face-à-main ; je la vis adresser un mot à son frère, mais celui-ci la retint par le bras en m’adressant un clin d’œil complice. J’en fus quitte pour un signe de tête ironique de ma rousse Danaé, qui se détourna avec affectation.

Le manège avait, grâce à Dieu, échappé à Aurore.

À la clinique, le câblogramme était arrivé. Dès le vestibule, la femme de chambre remit la formule à « Mlle Constantin », qui la décacheta, la parcourut et resta songeuse, perplexe, à la relire deux ou trois fois. À la fin, elle me dit :

– Mon père m’annonce qu’il s’embarque avec mon fiancé sur le Berengaria. Je dois les retrouver à Paris le 21.

Une inquiétude barrait ses traits, un effort pour comprendre l’inexplicable. Mais une seule chose m’importait. J’interrogeai, affectant un calme sourire :

– Vous ne partez pas tout de suite ?

Je lui aurais baisé la main pour sa réponse :

– Rien ne presse, puisque nous ne sommes que le 16 ; j’ai encore cinq jours. Cassis me plaît, et j’ai bien droit à prendre un peu de vacances. Mais comme je ne suis plus une malade, je quitterai demain la maison du docteur, et m’installerai à l’hôtel… au vôtre, puisqu’il est bon, dites-vous.

Mais Alburtin arriva, nous fit entrer au salon. Il s’informa de notre promenade, et bondit de m’entendre.

– Aux calanques ! Vous l’avez menée aux calanques, Delvart ? Mais, miséricorde ! C’était trop loin. Je n’avais laissé sortir ma pensionnaire que sur sa promesse formelle de ne pas se fatiguer.

– Je ne suis pas du tout fatiguée, docteur.

– Possible que vous ne le sentiez pas, mademoiselle ; mais tant que vous êtes à la clinique, je suis responsable de votre santé. Mme Narinska aura ordre de vous coucher ce soir à 9 heures tapant.

Il affectait un ton bourru ; puis redevenant amical :

– Croyez-moi, ma petite, ne veillez pas trop tard ; vous en serez plus alerte demain.

J’allais prendre congé, avec le regret de n’être pas invité à dîner, comme je l’espérais, mais Alburtin m’administra dans le dos une de ses claques joviales et exaspérantes.

– Un instant, Delvart ; venez jusqu’au laboratoire… et vous aussi, mademoiselle. Ça pousse toujours, ma petite horticulture en chambre.

Cela poussait, en effet ! Dès la porte du laboratoire, une légère odeur de roses en putréfaction prenait aux narines. Envahissant la table, la masse spongieuse née de la poussière météoritique, sous l’ampoule à rayons X toujours en activité, faisait à cette heure un gros tas vaguement pyramidal, couleur marc de café, agité d’une effervescence bouillonnante. Les boursouflements de bulles et les petites explosions de fine pulvérulence roussâtre s’y succédaient de seconde en seconde, en un crépitement continu. On eût dit une éruption volcanique en miniature. La poussière impalpable revêtait toute chose dans la pièce, d’un voile couleur brique. Quant aux moisissures rouges sur les fils de l’ampoule, c’étaient maintenant des tumeurs grosses comme des noix.

Le spectacle avait pour moi quelque chose d’inquiétant, de répugnant. Mais les deux scientifiques étaient uniquement intéressés, et ils échangeaient des « Splendide !… Prodigieux ! ».

– Qui sait si nous n’assistons pas ici à une phase unique dans cette évolution de germes extraterrestres ? fit Aurore, pensive. Nous laissons peut-être perdre des observations d’un prix inestimable. Il faudrait un spécialiste en biologie végétale.

– Mon vieil ami Nathan, le professeur à la Sorbonne ?… murmura Alburtin. Au fait, continua-t-il, montrant la boîte verte, la provision de météorites n’est pas épuisée. Nous pourrons lui en envoyer quelques grammes demain ?

En sortant du laboratoire, Aurore et Alburtin, qui avaient manipulé les végétations, furent obligés de passer au lavabo ; et moi-même, couvert de poussière rouge, je dus accepter de la femme de chambre un solide coup de brosse, avant de quitter la clinique.

À l’hôtel Cendrillon, j’affrontai l’accueil gouailleur des Ricourt, en demandant, de l’air le plus naturel :

– Et votre excursion à Saint-Maximin ? Elle s’est bien passée ?

– Pas mal, ricana Géo. Et toi, hier ? On ne t’a pas vu de la soirée.

– Nous étions inquiets, dit la vieille dame. Nous vous croyions en panne dans la colline avec le docteur Alburtin.

Luce me toisait d’un air sardonique.

– Ah ! Tonton, tu lâches la peinture pour la médecine… et le camionnage… Mais je t’en veux d’avoir filé comme ça tout à l’heure. J’aurais aimé que tu me présentes ta jolie aviatrice.

Comme je détestais Luce ! comme je la trouvais vulgaire, avec son américanisme de contrebande, son rire bruyant et aurifié ! Quel mépris j’avais pour elle, désormais ; et que j’eus de peine, ce soir, à supporter ses brocards sans lui jeter au nez mon opinion toute nue !

Mais la pensée d’Aurore me soutenait, et ce fut d’un front d’airain que j’inventai les mensonges nécessaires pour répondre aux questions sur « Mlle Constantin », son pays, d’où elle arrivait, etc. Mais je faillis rougir quand Luce me dit :

– C’est curieux, Tonton, elle ressemble à cette Américaine dont nous parlions hier à Tauroëntum… tu sais bien, miss… miss… ah oui ! miss Lescure.

Je la regardai, mais elle faisait sa réflexion sans y attacher d’importance, et elle n’insista pas quand son frère lui eut répliqué, par esprit de contradiction :

– Où prends-tu cette ressemblance, ô Lucy. Tu rêves. Mlle Constantin est visiblement plus forte, plus petite, et française… Pas du Midi, hein, Gaston ?

– Non, plutôt du Nord.

Je fus soulagé quand ils s’en allèrent enfin rejoindre des amis, à la Réserve.

Mécontent de ma soirée, de moi-même et de tout, inquiet pour la tranquillité d’Aurore, je passai une heure à classer mes toiles de Cassis… et à être harcelé de démangeaisons. Je pestais : « Des puces, à présent ! Ça c’est le comble ! Depuis quinze jours il n’y en avait pas une à l’hôtel… Et Elle qui doit venir loger ici demain ! »

IV

LE CANARD DE L’AGENCE « AMERICA »#id___RefHeading__32_1638060096

Réveillé en sursaut par des coups impérieux à la porte de ma chambre, j’entr’ouvris un œil et lus à ma montre, dans le jour naissant : 6 heures ¼. Hargneusement, je grognai :

– Qu’est-ce que c’est ?

La voix du garçon d’étage me répondit :

– Monsieur, c’est M. le docteur Alburtin qui vient de téléphoner pour qu’on vous réveille et qu’on vous prévienne que Mlle Constantin va partir tout de suite.

– C’est bon. Répondez que j’y cours.

Mis en activité comme par une douche, je sautai du lit et commençai à me vêtir, vite mais avec méthode, maîtrisant l’inquiétude qui faisait trembler mes doigts sur les boutonnières. Que se passait-il ? Que signifiait ce départ imprévu et matinal ?… En six minutes, chronomètre au poignet, je fus prêt. Une inspiration : trois autres minutes dépensées à bourrer une valise ; et, celle-ci à la main, je filai au pas gymnastique vers la maison du docteur… Je le prierai de régler ma note… Et mes toiles ? Hé ! on me les enverra… À 6 h. 32, j’étais à la clinique.

Je n’eus pas besoin de sonner. Sur le seuil, la femme de chambre guettait mon arrivée. Elle me fit traverser la maison et m’introduisit dans la cour de derrière, où Alburtin en manches de chemise achevait de refermer le capot de sa voiture, la conduite intérieure professionnelle, sortie du garage.

– Ah ! Delvart ! Je pensais bien que vous viendriez ! fit-il en s’essuyant les mains avec une poignée d’étoupe. Lisez donc !

Il tira de son veston un Petit Marseillais fleurant l’encre fraîche, et me le tendit.

Mais, au prononcé de mon nom, je vis Aurore Lescure surgir du hangar où luisait vaguement la masse métallique de la M. G. 17. Les mains encombrées de paquets ficelés à la diable avec des vieux journaux, elle alla les déposer dans la voiture, tout en m’adressant un sourire d’intelligence, qui éclaira, deux secondes, ses traits insolitement graves et durcis de résolution. Sans s’arrêter, retournant au hangar, elle me lança :

– Lisez, monsieur Delvart ; je vais venir.

En première page, sous le titre : UN BLUFF AMÉRICAIN ? LA FUSÉE INTERPLANÉTAIRE AURAIT ATTEINT LA LUNE, un cliché me sauta aux yeux : la photo bien connue de « miss Aurore Lescure » souriant à l’objectif devant son appareil. À toute vitesse, je lus :

« Une nouvelle stupéfiante, et qui pourtant ne paraîtra pas invraisemblable aux personnes qui ont suivi avec quelque attention les progrès depuis deux ans de la science astronautique, nous est transmise par l’Agence America. La fusée interplanétaire M. G. 17, dont nous avons annoncé le départ probable dans l’intention d’atteindre la Lune, aurait effectué le prodigieux raid. Pour la première fois, un appareil, piloté par une simple jeune fille de 23 ans, la gracieuse et hardie miss Aurore Lescure, fille de l’inventeur, Oswald Lescure, « le nouvel Edison », se serait arraché à l’atmosphère et au champ gravitatoire terrestres et, sous l’accélération imprimée par son moteur à hydrogène atomique, aurait atteint en 2 heures 10 la surface de notre satellite. Là (toujours d’après la dépêche de l’agence America), la pionnière de l’infini, après avoir prélevé quelques échantillons minéralogiques, et entre autres des pépites d’or, a planté sur le sol de l’astre des nuits la bannière étoilée, les « stars and stripes » aux couleurs américaines ; puis, se rembarquant dans son appareil, elle a effectué le voyage de retour en un laps de temps sensiblement égal à l’aller. Partie de Columbus (Missouri) à 6 heures (heure locale : midi heure de Greenwich), après cinq heures seulement d’absence, à 17 heures, elle a repris contact avec la Terre, « en France, dans une localité voisine de Marseille », que le télégramme ne précise pas autrement, où elle serait soignée dans une clinique, de la commotion causée par un atterrissage brusque.

« En admettant que la nouvelle soit exacte, il paraît à première vue étonnant que nous n’ayons pas eu connaissance plus tôt de ce sensationnel atterrissage ; mais il est juste d’observer que, si la jeune astronaute, blessée, a subi une perte de connaissance un peu prolongée, son appareil, en l’absence de ses explications, a pu être pris pour une sorte d’avion par des personnes peu compétentes qui en ont fait la découverte.

« Quoi qu’il en soit, nos reporters sont dès ce matin en quête, et ils auront vite fait de savoir la vérité… »

Je relevai les yeux. Aurore Lescure était devant moi.

– Vous voyez, prononça-t-elle, vibrante d’une colère concentrée, je ne peux plus rester ici, je vais être la proie des journalistes. Il faut leur faire perdre ma trace.

Je ne comprenais pas.

– Mais, mademoiselle, s’il s’agit d’un canard, pourquoi ne pas lui couper les ailes tout de suite ? Rétablissez les faits dans une déclaration à la presse, et vous serez tranquille ensuite.

– C’est ce que j’ai dit à mademoiselle, interjeta Alburtin, en vérifiant le gonflage des pneumatiques.

– Il me semble que c’est très simple, m’obstinai-je.

La jeune fille eut un petit ricanement.

– Il vous semble à tort, mon cher monsieur. En réalité, je n’ai qu’une chose à faire : disparaître. Je n’ai pas voulu partir de Cassis sans prendre congé de vous, mais il faut que je parte. Le docteur a l’amabilité de me conduire à la gare pour le train de 8 h. 15. Je serai à Marseille à 9 heures, et en repartirai par l’express de 14 heures qui me met à Paris à 5 heures du matin.

Tandis qu’elle parlait, une sonnerie, la sonnerie de l’entrée principale, avait grelotté vigoureusement à l’autre bout de la maison. J’allais répliquer, lorsque la porte du corridor s’ouvrit et la femme de chambre, l’air effaré, annonça :

– Monsieur le docteur, ce sont des messieurs du Petit Marseillais… Ils sont venus en auto et il y en a un qui a commencé à photographier avec son appareil. Ils ont insisté pour voir monsieur le docteur et mademoiselle, et j’ai dû les laisser entrer… Qu’est-ce que je vais leur dire ?

– Zut ! zut ! zut ! gronda Alburtin. Quelle bécasse vous êtes, Jeanne ! Je vous ai donné ordre de ne surtout pas les recevoir… Enfin, dites que je viendrai dans cinq minutes… que je fais une opération, un accouchement… Ah ! Et servez-leur donc un verre de vin cuit, ça les aidera à patienter.

La femme de chambre disparut.

– Et maintenant, reprit Alburtin, go ! Nous n’avons plus une seconde à perdre. Dans cinq minutes ils s’impatienteront ; dans dix ils viendront d’autorité voir ce que je deviens… Et d’ici là il peut s’amener aussi d’autres reporters, du Petit Provençal, de Marseille-Matin…, et de je ne sais quoi encore ; ils apprendront l’existence de cette porte de derrière : nous serons cernés…

Et il alla ouvrir la porte charretière donnant sur la route de Marseille.

Aurore Lescure, à la portière de l’auto, un pied sur le marchepied, me tendit la main.

Mais sans la prendre, je levai la mienne en un geste de dénégation pour refuser l’adieu qu’elle s’apprêtait à prononcer.

– Mademoiselle, dis-je résolument, permettez-moi de vous accompagner. Rien ne me retient à Cassis. Je retourne à Paris ; vous le voyez, j’ai ma valise. Nous ferons route ensemble, si cela ne vous déplaît pas.

Dès les premiers mots, son sourire avait accepté. Je déposai ma valise dans la voiture, sur le siège gauche avant, tandis qu’elle disait avec simplicité :

– Cela ne me déplaît pas, monsieur Delvart ; au contraire.

Elle monta, je la suivis. Ayant ouvert les deux battants de la porte charretière, Alburtin prit place au volant et pressa le démarreur.

Trois tours de roue, et la voiture fut dehors, sur la chaussée, grimpant la côte en deuxième vitesse. Mais nous n’avions pas encore viré au calvaire que plusieurs passants nous saluaient d’un « Bonjour, docteur ! »… entre autres les deux gendarmes.

– Nous voilà repérés ! c’était inévitable, grommela Alburtin, mettant en troisième vitesse.

– Mademoiselle ne peut évidemment pas partir par la gare de Cassis, déclarai-je. Le train ne passe que dans une demi-heure. Avant cela nous aurons dix journalistes sur le dos… Si vous avez une heure de plus, à nous donner, docteur, c’est à Marseille qu’il faudrait nous conduire.

– Ça va ! fit laconiquement Alburtin, sans se retourner.

Il y a trois kilomètres de la ville à la gare de Cassis. À mi-chemin donc, au lieu de continuer tout droit, nous tournâmes à gauche par la grand’route qui s’élève en lacets jusqu’au col de la Gineste, à travers des sites, grandioses et farouches : ravines aux falaises à pic, pentes pelées de rocs calcaires se découpant sur l’azur cruel… À part moi, je songeais que les paysages de la Lune doivent ressembler à ceux-là. Mais je me gardai bien d’émettre ma réflexion à ma voisine, qui restait silencieuse, absorbée dans la contemplation vague de la route coulant sous nos roues son ruban goudronné.

À plusieurs reprises depuis Cassis, Alburtin avait lâché le volant d’une main pour se gratter vivement la nuque, ce qui provoquait des embardées. Après une plus forte, arrivé au col de la Gineste, il fit halte.

– Toutes mes excuses, mademoiselle ! C’est idiot, mais je suis dévoré de puces. Si je n’ai pas deux minutes de répit, je n’arriverai pas à conduire proprement dans la descente. (Et il se gratta sans vergogne, avec une rage joviale). Mademoiselle, je crains que vous n’en ayez eu aussi ? Ma femme s’en est plainte ; il doit y en avoir une invasion à la clinique…

– Dites plutôt dans Cassis, interrompis-je. J’en ai eu également à l’hôtel Cendrillon.

La passagère se dérida un instant.

– Vous me rassurez, docteur. Quand ces démangeaisons m’ont prise hier soir, je me suis crue atteinte d’une maladie de peau, et ce matin, sans mon départ précipité, je vous aurais demandé une consultation.

Égayée par l’épisode burlesque, le temps de l’arrêt elle consentit à regarder la rade de Marseille qui s’étalait au loin, vaporeuse dans la gloire de la lumière matinale et dans l’haleine géante de la ville et des ports. Mais lorsqu’on fut reparti, dévalant les pentes désertiques, l’arrivée derrière nous d’une auto plus rapide, qui s’amusait à nous dépasser, rendit notre compagne à sa préoccupation… Elle avait craint, évidemment, que ce ne fussent des journalistes lancés à notre poursuite.

La banlieue : rouges distributeurs d’essence, lotissements de chalets enfouis sous les pins… une ligne de tramways annonçant les faubourgs… un interminable pavé, une rue encaissée d’huileries et de savonneries, sillonnée de camions tonitruants… et nous débouchâmes en plein Marseille, sur la place Castellane, où la vie gaie et lumineuse fait un tournoi d’exubérante activité autour de la fontaine.

– Où vais-je donc vous déposer ? demanda par-dessus l’épaule Alburtin, en s’engageant dans la rue de Rome. Il est 8 heures ½. Vous n’avez pas de train pour Paris avant 14 heures. Mais il faut d’abord que mademoiselle mette ses colis à la consigne… après les avoir emballés un peu mieux.

– Pour cela je vais acheter une malle. Ce sont les organes les plus précieux de mon appareil, m’expliqua-t-elle en désignant à mes pieds les paquets ficelés de vieux journaux qui m’avaient fort gêné en cours de route par leur glissement continuel… Docteur, je n’abuserai pas plus longtemps de votre complaisance. Vous avez à faire à Cassis. Déposez-moi chez un marchand d’articles de voyage, et nous vous dirons adieu.

Ainsi fut fait. Mais, non content d’entrer avec nous dans un grand magasin de la Canebière et d’assister à l’acquisition d’une mallette dans laquelle furent rangés les paquets, il voulut encore nous mener à la gare avec sa voiture, pour déposer nos bagages en consigne, puis nous remettre en ville et nous installer au café Riche. Enfin, après avoir bu à notre heureuse chance, il consentit à repartir.

– Et pour votre appareil, mademoiselle, n’ayez crainte ; je vais le faire emballer proprement avec le parachute et vous expédier les caisses en grande vitesse à Paris, en gare P. L. M. Je vous aviserai d’un mot, à l’hôtel… Métropole, n’est-ce pas ?

– L’hôtel Métropole, avenue de Villiers. Et n’oubliez, pas de joindre la note de vos débours, docteur… Encore merci, vous avez été mille fois bon ; je n’oublierai jamais l’heureuse chance qui vous a mis sur mon chemin, M. Delvart et vous.

Sur une dernière poignée de main, le docteur rejoignit sa voiture, démarra et se perdit dans la cohue des véhicules.

Son départ nous laissa désorientés. À présent, assis à cette table de café, dans la foule indifférente, nous étions vraiment seuls. Seuls… et séparés. Où est, me disais-je, l’insoucieuse intimité d’hier et de la promenade aux calanques !… Bah ! intimité illusoire ! En évoquant devant moi ses souvenirs, elle m’a traité en bon camarade, voilà tout. Mais à cette heure, si nous parlions, ce ne pourrait être que de ces secrets qu’elle a laissés subsister entre nous. Et je ne vais pas commettre une nouvelle gaffe en sortant de mon rôle : je suis le bon camarade, qui respecte les secrets, et avec lequel on ne se gêne pas pour se livrer à ses préoccupations.

Aurore, silencieuse, fumait sa cigarette, l’air inquiet, les narines imperceptiblement secouées de spasmes nerveux, tandis que je ruminais mon amertume. Je respectais son silence, me jugeant idiot de n’avoir pas plus d’esprit de société, de ne savoir pas la distraire par d’agréables niaiseries… Et c’était évidemment tout ce qu’elle pouvait attendre de moi, puisqu’elle me taisait ses secrets… Même pas capable de cela ! Quel triste compagnon je fais, décidément ! Ne regrette-t-elle pas de m’avoir laissé venir avec elle ?

Mais un incident ne tarda pas à provoquer le dénouement de la crise, en portant la tension à son paroxysme.

Nous nous taisions depuis dix minutes, en consumant des cigarettes. Soudain, elle se pencha vers moi :

– Ne regardez pas tout de suite ; mais là, sur ma droite, quatrième table, ces deux hommes qui causent, à la manière dont ils me regardent, ce doivent être des journalistes !

J’attendis trente secondes, et promenai autour de moi un coup d’œil nonchalant, sans paraître l’arrêter plus spécialement sur personne…

En effet, deux jeunes gens, à mine de courtiers cossus, avec un maladroit effort de dissimulation qui rendait encore la chose plus manifeste, s’occupaient de ma compagne. L’un d’eux, le Petit Marseillais à la main, montrait à l’autre le cliché de « miss Aurore Lescure devant son appareil ». Visiblement, tous deux comparaient les traits de l’image avec ceux de la jeune fille assise à mon côté ; et, par des hochements de tête, des coups d’œil à la dérobée et des chuchotements derrière leur main, témoignaient qu’ils avaient perçu l’étonnante ressemblance.

J’essayai de la tranquilliser.

– Oui, évidemment, ils s’occupent de vous, mademoiselle ; mais ce ne sont pas des journalistes ; et même si c’en étaient ; même s’ils avaient l’audace de vous aborder, rassurez-vous, je suis là ; je leur apprendrais qu’on n’impose pas des interviews à qui n’en veut pas donner.

– On voit bien que vous ne connaissez pas les journalistes américains pour dire cela, monsieur Delvart ! Combien de fois ai-je dû leur fournir des renseignements, alors que je n’en avais pas envie ! Il m’est arrivé d’être harcelée, obsédée pendant des heures entières ; il y en a un qui, pour m’extorquer un papier, m’a accompagné dans l’avion de Columbus à Chicago ; un autre s’est maquillé en serveur de restaurant… Et je suis persuadée que les journalistes sont pareils en France et qu’ils seraient encore plus tenaces que leurs confrères des États, maintenant que je suis célèbre et que j’ai des motifs graves de les éviter… Oh ! tenez, voilà le grand qui se lève ; il entre dans le café… C’est pour téléphoner au journal qu’il a vu Aurore Lescure et demander qu’on envoie un photographe… Partons, je vous en prie.

Son agitation me peinait, sa peur était contagieuse. Après tout, qui sait ! elle a peut-être raison et je ne peux risquer, en la retenant là, d’empoisonner notre voyage par la précaution des reporters !… J’appelle le garçon, je paye et nous partons, tandis que l’homme resté seul à la quatrième table va pour se lever et se rassied avec un geste de dépit.

Au bout de cent mètres de marche rapide, nous tournons dans la rue Saint-Ferréol et ralentissons.

Aurore me prend un instant le bras et le serre dans un geste spontané de reconnaissance.

– Oh, merci, Delvart ! Vous êtes gentil.

Cette familiarité amicale, tombant sur mon irritation de la voir garder des secrets avec moi qui me ferais hacher pour elle, joue le rôle de détonateur… Tant pis si c’est la gaffe… et au diable le « mademoiselle » ! Bourru, révolté, désespérément affectueux, j’éclate :

– Mais enfin, Aurore, pourquoi avez-vous si peur des journalistes ?… Pardonnez à ma franchise brutale, mais il n’est pas possible… j’ai de vous une trop haute idée pour admettre que ce soit chez vous une question d’amour-propre… la peur mesquine de devoir avouer que votre raid a été moins lointain… que vous n’êtes pas allée jusqu’à la Lune comme le prétend l’article du Marseillais.

 La bonne opinion que vous avez de moi est exacte ; vous ne vous y trompez pas. Il s’agit de tout autre chose que d’amour-propre.

Battus par le flot des passants, nous nous sommes arrêtés devant un étalage de chaussures. Aurore ne sourit plus. Elle me regarde bien en face, de ses grands yeux limpides, comme pour me jauger à fond. Elle reprend, sur un ton qui interroge à peine :

– Delvart, vous êtes pour moi un camarade, un vrai ? Je peux avoir confiance en vous ?

– Rappelez-vous cet aveu que je vous ai fait hier et que vous avez raillé… mademoiselle. C’est ma réponse.

– Je n’aurai donc plus de secrets pour vous… Vous me demandez pourquoi j’ai peur des journalistes ? Je vous pose une autre question : ne vous étonnez-vous pas de lire si vite ces informations erronées… ou, pour mieux dire, tendancieuses, ce bluff comme quoi j’aurais atteint la Lune ?

– Je crois deviner qu’un journaliste en mal de copie sensationnelle… ou plutôt l’Agence America, a mis à profit l’annonce de votre départ de Colombus pour lancer ce canard. Il sera toujours temps de rectifier…

– L’explication serait à la rigueur plausible ; mais comment un informateur de fantaisie saurait-il que j’ai atterri près de Marseille ?

– Votre câblogramme…

– Il était daté de Cassis en toutes lettres. Pourquoi taire une précision qui eût augmenté la vraisemblance ? Non. Avez-vous remarqué ce détail des pépites d’or que j’aurais soi-disant recueillies sur le sol lunaire ? Et les allusions aux espoirs de la Moon Gold ?… Écoutez. Ce canard a été lancé par la Société elle-même… par Lendor-J. Cheyne, mon fiancé, qui l’a fait répandre par l’agence, afin d’électriser l’opinion publique et les souscripteurs. Le nom de Cassis n’est pas mentionné parce que Cheyne préfère que je ne sois pas interviewée trop tôt… parce qu’il veut être d’abord assuré de ma complicité auprès des journalistes. On me l’a demandée formellement, cette complicité, par ce câble que j’ai reçu hier soir, et je n’ai pas encore répondu… On me l’a demandée une fois de plus ; je l’ai toujours refusée jusqu’ici.

– Peut-être M. Cheyne croit-il que vous avez pu en effet atteindre la Lune ?

– Il sait parfaitement, tout comme mon père, que c’est impossible, avec l’appareil et les réservoirs dont je disposais. Il le sait si bien qu’il a pris soin de me munir contre mon gré de pépites d’or, dans l’espoir que je finirais par céder et me rendre complice de sa supercherie ; que je me laisserais fléchir, du moins par amour filial… Mon pauvre père, si bon, si plein de génie, mais si faible !…

Elle eut un hoquet de détresse ; je la vis prête à fondre en larmes, là, au milieu des passants. Déjà une vieille dame, arrêtée aussi devant l’étalage, nous observait…

Doucement, je posai la main sur le bras de ma compagne, pour l’apaiser.

– Ma pauvre petite ! Votre peine me déchire. Remettez-vous ; faisons quelques pas sans rien dire, venez plus loin, à l’abri de la foule, sur le port.

Je l’entraînai, la soutenant par le bras, car elle vacillait. Sur le quai des Belges, je l’installai à une terrasse de café presque déserte et l’obligeai à boire quelques gouttes de madère. Alors seulement, je repris :

– Votre père accepte donc de soutenir les… allégations prématurées de M. Cheyne ?

– Attendez… Que je vous parle d’abord de lui. Mon père est un savant hors classe, « le nouvel Edison », comme on le reconnaît aujourd’hui, depuis que Lendor a « rationalisé » l’exploitation de son génie. Mais par lui-même, mon père, en véritable inventeur, n’a jamais su tirer parti de ses découvertes ; il ne s’en est jamais occupé ; au contraire, il a englouti dans ses recherches toute sa fortune propre et, celle que je tenais de ma mère. Il a fini, voici deux ans, par se trouver hypothéqué, couvert de dettes, plus que ruiné. Alors, pour pouvoir continuer ses travaux, qui sont sa vie même, et, dans son idée, pour refaire la fortune dont il m’avait lésée, renonçant à son indépendance de chercheur, il accepta les propositions d’un grand brasseur d’affaires des États-Unis, Lendor-J. Cheyne, qui s’est institué son « manager ».

« Vous comprenez mieux maintenant quel genre d’homme est mon père. C’est l’inventeur pur. Il ne voit guère de différence entre la réalité d’aujourd’hui et celle de demain, dès que toutes deux peuvent s’exprimer par des épures correctes. Et il a déjà établi celles de la fusée M. G. 22, qui sera susceptible, elle, d’atteindre la Lune, quand on possédera un explosif plus puissant que l’hydrogène atomique, découverte que croit tenir mon père. Les chiffres seuls comptent pour lui ; le reste, ce que le vulgaire nomme les faits, est sans importance. Mon père, je puis vous l’avouer à vous, mon père n’a pas le sens moral. Oh ! entendez-moi bien ; c’est une espèce de saint laïque ; sa vie privée est d’une innocence parfaite ; mais le domaine social lui échappe entièrement, il y perd toute notion du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Voilà comment il ne voit dans le bluff de Lendor Cheyne qu’une anticipation légitime… une extrapolation, comme on dit en sciences… puisque le résultat final est tout proche et assuré.

« Lendor-J. Cheyne, lui aussi, est persuadé que le génie de mon père vaincra les derniers obstacles qui nous séparent encore du succès définitif ; que, d’ici deux, trois, quatre ans au plus, quelqu’un, moi ou un autre pilote, débarquera sur le sol lunaire et en rapportera des échantillons de l’or dont le spectroscope y a révélé l’indiscutable présence. Ce n’est qu’une question d’argent, déclare-t-il ; et les faits jusqu’ici lui ont donné raison. C’est à coups de dollars, en prodiguant les expériences et les essais coûteux, que nous avons déjà réalisé l’envol d’hier jusqu’au vingtième du trajet : 18.000 kilomètres sur 380.000. Secondées par des ressources financières suffisantes, la science et la volonté peuvent tout. Mais la foi du public qui fournit ces ressources a besoin d’amorces plus grossières qu’une certitude rationnelle. Pour obtenir de lui ce crédit indispensable, il faut nourrir sa foi par des illusions, des anticipations. On a le droit de le tromper, dans son propre intérêt. Voilà la thèse de Lendor-J. Cheyne, la justification qu’il m’a donnée de son projet, lorsqu’il m’en a fait part.

« Je dois ajouter encore une chose, c’est que mon père, malgré son titre fallacieux de Directeur Technique de la Moon Gold, est, par le contrat qu’il a imprudemment signé avec son manager, à la merci absolue de Lendor, et que Lendor n’hésiterait pas à le renvoyer froidement comme un simple contremaître tout en gardant ses plans et accaparant ses inventions, s’il ne trouvait plus en lui et en moi des collaborateurs dociles à suivre ses directives… ou si je me refusais, en devenant sa femme, à lui apporter la copropriété légale de tous les brevets dont il use déjà au nom de la Moon Gold… Et pareil renvoi, à l’âge de mon père, causerait sa mort.

« Telle est donc la situation. Lendor-J. Cheyne veut imposer à mon père et à moi l’obligation de soutenir la fable que la Lune a été atteinte dès ce premier raid. Mon père y a consenti, moi pas. Je crois à la force suprême de la vérité… Ou plutôt c’est chez moi une question instinctive et atavique de propreté morale ; car, logiquement, j’admets que l’opinion de Lendor peut se soutenir, et je ne le condamne pas, du point de vue affaires. Moi-même, je suis persuadée que la réussite est inévitable et toute proche, que l’on est à la veille de réaliser la traversée. Mon premier grand raid n’a fait que me renforcer dans cette conviction. Mais je m’estimerais salie, déshonorée vis-à-vis de moi-même et indigne de piloter une Fusée, si je truquais, si je ne déclarais pas les résultats exacts obtenus et rien d’autre…

« Et pourtant, j’aime la tâche que j’ai assumée, d’être un jour la première représentante de l’humanité à prendre possession du sol lunaire ; je serais navrée d’être remplacée dans cette entreprise ; et pourtant aussi, j’aime mon père, et ne voudrais pas lui causer la plus légère peine… Or, si je parle, si je me laisse interviewer, je dirai infailliblement la vérité, je démentirai la fiction des journaux… La Moon Gold sombrera dans un éclat de rire et dans un scandale universels. Lendor, pour se venger, comme il m’en a menacée, renverra mon père, dont ce sera la fin… Vous voyez maintenant, mon cher Delvart, pourquoi j’ai peur des journalistes, pourquoi j’ai fui Cassis, pourquoi je vous ai prié de nous en aller, tantôt au café Riche !…

Elle haletait, ravagée d’anxiété, mais à présent maîtresse d’elle-même. Les joues, sous leur ocre léger, rehaussées d’un pourpre vif, les yeux perdus sur le spectacle du Vieux-Port et du Transbordeur qu’elle ne voyait pas, elle considéra un instant le cruel, l’atroce cas de conscience, puis elle me regarda, refoulant sa détresse, comme si elle se contentait de m’avoir confessé la vérité et n’espérait de moi nul secours autre que le réconfort de mon impuissante sympathie.

Je n’osai lui prodiguer les banales paroles d’encouragement. D’un ton concentré, où je tentai de faire passer la ferveur et la sincérité de mes sentiments, je lui dis :

– Aurore… permettez-moi de vous appeler ainsi… je ne vois pas de remède à la situation que vous venez de m’exposer… pas encore. Mais si nous y réfléchissons, si nous en recausons plus tard à nous deux, peut-être trouverons-nous un moyen d’en sortir. Vous pouvez compter sur mon dévouement absolu.

Elle m’écouta, grave et stoïque.

– Merci. J’accepte votre aide. Mais que pouvons-nous, vous et moi, ni personne ? Ma situation est inextricable.

Dans le silence qui suivit entre nous, parmi la rumeur de la circulation, les timbres de tramways et les cornes d’autos, un braillement se rapprocha : « Demandez les journaux de Paris de ce matin arrivés par avion… Matin, Journal… »

Le vendeur s’avançait, son paquet de feuilles sous le bras. Je lui en achetai deux.

LA LUNE ATTEINTE… Mêmes gros caractères que sur le Marseillais, même cliché, mais plus net, de « Miss Lescure devant son appareil », même texte, un peu plus développé ; un paragraphe nouveau, annonçant que « l’inventeur de la Fusée, Oswald Lescure, et Lendor-J. Cheyne, se sont embarqués pour l’Europe, en vue d’y organiser des exhibitions astronautiques et de créer une filiale de la Moon Gold Mines Society Limited ».

Aurore replia les feuilles, en prenant soin machinalement de cacher son portrait. Elle soupira :

– Ah ! il est habile, mon fiancé ! Il prétend me mettre devant le fait accompli, par la diffusion immédiate de la fausse nouvelle. Il compte ainsi me museler jusqu’à son arrivée, et me trouver dans quelques jours résignée à favoriser son abus de confiance… Que vais-je faire ?

– Vous taire, en tout cas, si vous échappez aux journalistes.

– Et parler, s’ils réussissent à me rejoindre ?

Je réfléchis un instant. Puis :

– Mais dites !… Vous avez quand même un sujet sur lequel vous pouvez vous laisser interviewer, à la rigueur ; la récolte des météorites, et l’expérience faite sur elles par le Dr Alburtin… en attendant celles du professeur Nathan. C’est un résultat scientifique de première importance. Vous l’avez dit vous-même.

Je perçus l’insuffisance de la solution que je proposais ; et, pour empêcher ma compagne d’y répliquer, je biaisai :

– À propos, qu’avez-vous fait de la boîte verte ? Vous ne l’avez pas oubliée à Cassis ?

– Elle est dans la mallette, à la consigne ; mais j’ai pris aussi dans mon sac à main, ici, une fiole contenant des spécimens des végétations nées dans le laboratoire du docteur.

Cette diversion nous éloigna du sujet brûlant. Il continuait de nous préoccuper ; mais d’un accord tacite il n’en fut plus question pour le moment.

Pendant le déjeuner… au restaurant Pascal : des huîtres, une somptueuse bouillabaisse, arrosées de vin blanc de Cassis… et d’un vieux châteauneuf-des-papes… un point de protocole fut définitivement réglé. Une fois de plus, je venais de l’appeler « Aurore » tout court, quand je la vis froncer le sourcil. Je me troublai.

– Excusez-moi ; je croyais que vous m’aviez permis…

– Oui, oui… Mais c’est à cause des gens qui pourraient entendre. Aurore… Non. Dites Aurette, plutôt. C’est ainsi que m’appelaient mes camarades à l’Université.

Je respirai. Mais le « camarades » me gâta un peu mon plaisir ; cette appellation familière, elle ne m’en faisait pas un privilège spécial. Je m’offris sournoisement une petite compensation.

– Aurette, bon, et pas Aurore… Mais moi, à l’École des Beaux-Arts, on me disait Gaston, et pas Delvart.

– Gaston ? Oui, c’est mieux. Je n’y pensais pas.

Allons, il y a progrès. Si elle me considère toujours comme un simple camarade, elle me laisse du moins l’illusion d’une intimité plus tendre.

Quant à l’exigence qu’elle eut, de régler elle-même sa moitié de l’addition, et un peu plus tard, à la gare, de me rembourser tout de suite son billet, s’il eût dû payer ces deux places de première, le portefeuille de l’aspirant Don Quichotte eût été, à quelques francs près, mis à sec.

Le trajet Marseille-Paris s’effectua sans incident ; mais quel mauvais train, cet express de 14 heures ! pas de wagons-lits ni de wagon-restaurant ; il nous fallut prendre des paniers-repas, exécrables du reste, au buffet de Lyon-Perrache… Et des puces ! notre compartiment devait en être infesté. Les démangeaisons de la veille à l’hôtel Cendrillon me reprirent, plus violentes, et Aurore se grattait aussi. Le troisième voyageur, un Anglais taciturne, semblait en proie également aux puces, et il nous jetait des regards indignés, comme si nous étions responsables… »

Et nous l’étions ! Je ne devais pas tarder à comprendre l’origine de cette épidémie du prurit… Aurore avait débouché la fiole à large goulot pour examiner avec moi dans le creux de sa main les « moisissures » rouges de chez Alburtin et la poudre impalpable expulsée par elles. Cette poussière était formée de spores microscopiques, et ces spores, comme devait bientôt l’apprendre aussi par expérience la population parisienne, constituaient un redoutable « poil à gratter ».

De plus, par suite de l’obstination de l’Anglais à lire ses magazines, les lampes électriques du compartiment, avaient brûlé toute la nuit, pour notre plus grande gêne, et leur globe était revêtu, à l’arrivée, d’une sorte de résille couleur corail.

V

CHEZ LE PROFESSEUR NATHAN#id___RefHeading__34_1638060096

Paris à 5 heures du matin, sous les électricités blafardes, dans la nuit noire et, sortis de la gare, la pluie… Porteur !… Les bagages sur un taxi.

– À l’hôtel Métropole !…

Un portier somnolent tendit une fiche à ma compagne, qui la remplit, et « Mlle Aurette Constantin, de Montréal (Canada) » se vit assigner la chambre 127.

– Bon repos, chère Aurette. Et rendez-vous à 11 heures et demie, café Terminus Saint-Lazare !

À la porte de l’ascenseur, elle se retourna encore pour m’envoyer un sourire amical, et je regagnai mon taxi.

– Rue Cortot… Oui, derrière le Sacré-Cœur, par la rue Caulaincourt.

Les coupoles de la Basilique se profilaient à peine sur les premières lueurs de l’aube, lorsque je sonnai, et la porte ne s’ouvrit qu’à ma troisième récidive. Il me fallut parlementer avec la concierge ensommeillée, qui n’attendait pas mon retour avant une quinzaine et qui ne voulait pas admettre que ce fût bien moi.

Un sentiment d’abandon et de découragement m’oppressa en me retrouvant dans mon atelier. J’allumai toutes les ampoules, mais le désordre de la pièce laissée à l’abandon, avec ses toiles éparses, acheva de m’inspirer du dégoût. Soudain, je perçus la folie de ce retour. Encore une de ces « foucades » que feu mon père m’a si souvent reprochées ! « Cerveau brûlé ! » disait-il justement… « Tête d’artiste », comme proférait avec plus d’indulgence ma bonne mère. Je n’en ferai jamais d’autres, décidément ! Après m’être engoué d’une américanisante Danaé qui me tournait en bourrique, aller m’éprendre romanesquement d’une célébrité mondiale malgré elle, qui me considère comme un bon camarade, apprécie mon dévouement, mais c’est tout… et qui est déjà fiancée, en outre, résolue à faire un mariage de raison, de froide, scientifique et américaine raison !…

S’il est vrai qu’une grande passion est celle qui n’est pas partagée, me voilà embarqué pour vivre la plus frappante illustration de cet axiome !

Avec tout cela, mes toiles restées à Cassis ; dans quel état vont-elles me parvenir, si elles sont emballées par des profanes !… Et j’en ai besoin ; il me faut de l’argent, et ce sont mes « calanques » qui se négocient le mieux.

Tout en ruminant ces réflexions et grattant un reste de démangeaisons, j’allai me coucher et finis par m’endormir, sans éteindre la lampe de chevet.

À mon réveil, d’un somme lourd et plus fatigant qu’une veillée prolongée, à 10 heures, la première chose qui frappa ma conscience fut une odeur de roses en putréfaction, et j’eus l’étonnement de voir l’ampoule revêtue d’une épaisse résille couleur corail, dont les festons pendaient en stalactites, tel un ornement d’une fantaisie baroque. Je mis quelques secondes à comprendre que c’était là un nouveau développement de la poudre impalpable rapportée de Cassis sur mes vêtements et ma personne. Le cordon souple, lui aussi, était chargé de tout un champignonnement de taches lenticulaires et de nodosités rouges, comme chez Alburtin, mais plus grosses et qui avaient poussé plus vite, sur lesquelles se gonflaient déjà de petites vésicules crevant l’une après l’autre et projetant chacune un nuage de fine poussière rousse. Il y en avait sur mes draps et sur ma figure. Le cou et les épaules me démangeaient à nouveau avec violence, et ce fut alors que je commençai à établir le lien entre les soi-disant invasions de puces et la poussière des « champignons célestes », comme je disais alors.

Cet incident ridicule, cette saleté qui s’écrasait sous le doigt comme une suie couleur brique, acheva de ramener la mauvaise humeur. La lampe éteinte, j’entrepris un nettoyage sommaire de l’ampoule et des fils, mais j’abandonnai vite la tâche, m’en remettant pour l’achever à la concierge, qui faisait fonctions de femme de ménage. N’étant pas un scientifique, les possibilités incluses dans cet envahissement ne m’apparaissaient pas encore. Je n’y voyais qu’un épisode désagréable ; je ne songeais même pas qu’il avait toute chance de se reproduire dès que je rallumerais l’électricité.

Un « tub » et du linge frais mirent fin aux démangeaisons, mais non à la mauvaise humeur. J’étais hérissé, misérable. Le rendez-vous avec Aurore ne m’inspirait qu’un sentiment de duperie… Et elle serait en retard, comme de juste, cette Ange !

Le Nord-Sud, de « Lamarck » à « Saint-Lazare »… 11 h. 25 au cadran de la gare…

J’entrai au Terminus, parcourus l’aile droite, côté cour du Havre, retournai vers l’autre…

– Gaston !…

Aurore, mi-levée derrière sa table, la main tendue !… J’allais passer sans la reconnaître !

Le simple son de sa voix, soulevant un raz-de-marée de tendresse et d’espoirs merveilleux, rasséréna mon humeur. Tout en me glissant entre les marbres, pour m’asseoir à son côté sur la banquette, je la considérai de mon œil de peintre, et je compris.

– Ah ! Aurette, vous vous êtes acheté un nouveau chapeau. Mes félicitations. Il vous change si extraordinairement…

– Que vous ne me reconnaissiez pas. J’ai donc réussi. Ma toque en paille havane, qui m’engonçait la figure, ressemblait trop au serre-tête que je porte sur mes photos. Tandis qu’avec cette capeline en crin dentelle, à bords évasés, on voit mes cheveux… Je les ai fait bouffer, aussi.

– Vous pouvez être tranquille. Pas un journaliste ne vous identifiera.

– La précaution était d’autant plus utile que les journaux signalent mon départ de Cassis. De là à me chercher dans Paris, il n’y a pas loin.

Et, remarquant mon air étonné :

– Vous n’avez pas lu ? Tenez, voici le Matin…… En dernière heure.

L’article s’intitulait :

D’AMÉRIQUE À CASSIS… VIA LA LUNE. – Marseille, 18 octobre. – C’est à Cassis, charmant petit port à 20 kilomètres de Marseille et bien connu des peintres et visiteurs de la Côte-d’Azur, que Miss Aurore Lescure, la première femme astronaute, dont nous relations hier le raid prodigieux, a repris contact avec le globe terrestre, au retour de son expédition sur « la blonde Phébé ». Recueillie sans connaissance sur le territoire de la commune par le médecin radiothérapeute Tancrède Alburtin, qui passait par là en automobile, elle a été transportée à la clinique du docteur. Celui-ci a jugé de son devoir, vu l’état de la jeune astronaute, de la soustraire à toute interview. Tel est le motif du silence gardé par les dépêches publiées dans nos éditions d’hier sur le point d’atterrissage exact de miss Lescure. On doit supposer que c’est pour la même raison, afin d’aller prendre quelques jours d’un repos trop légitime, qu’elle a quitté ce matin Cassis, pour une retraite ignorée. Mais cette réclusion volontaire sera de courte durée et nous aurons d’ici peu le privilège d’offrir à nos lecteurs le récit détaillé de son aventure, qu’elle est en train de rédiger à notre intention ».

Je repliai la feuille, avec pour tout commentaire un léger haussement d’épaules.

Elle reprit :

– J’ai téléphoné au professeur Nathan. Il était prévenu de notre arrivée par le docteur Alburtin, et il nous recevra tantôt à 2 heures. J’ai apporté la boîte et le flacon.

– Ah !… Au fait, j’ai du nouveau pour lui.

Et je contai l’incident de ma lampe et du cordon souple envahis par les « champignons célestes ».

Le Nord-Sud jusqu’à « Rennes »… la rue de Vaugirard, face aux automnaux jardins du Luxembourg…

Le professeur Albert Nathan nous reçut dans son cabinet de travail sévère, aux murs entièrement tapissés de bouquins. À notre entrée, il s’inclina légèrement sans quitter son fauteuil et nous désigna deux chaises.

– Mademoiselle Aurette Constantin ; monsieur Gaston Delvart… Mon ancien élève et ami Tancrède Alburtin me dit que vous avez une communication intéressante à me faire… J’ai cinq minutes à vous donner. Soyez brefs.

Ce grand et maigre vieillard sans âge… 65 ans ou 80… aux traits parcheminés, à la calvitie prolongeant un large front entre deux touffes de cheveux blanc d’argent, au nez révélateur de son origine hébraïque, fixa sur nous, de ses yeux d’un bleu de nuit, un regard olympien, comme s’il doutait que d’aussi jeunes gens pussent avoir quelque chose à apprendre à un savant de son espèce.

Je l’avoue humblement, malgré la bonne opinion que j’ai de moi-même en tant qu’artiste, je me sentais tout petit devant ce représentant supérieur de l’humanité, devant ce biologiste doublé d’un philosophe à la réputation universelle. Je laissai ma compagne prendre la parole.

Le front haut et le regard droit, modeste mais assurée elle prononça :

– Monsieur le professeur, avant tout je me vois obligée de vous demander votre parole de savant et de gentleman que vous ne ferez mention à qui que ce soit de ma visite chez vous ni de mon adresse actuelle. Il ne faut pas que l’on me sache à Paris avant que les circonstances me permettent de vous y autoriser… Aurette Constantin n’est qu’un pseudonyme.

Albert Nathan fronça ses sourcils blancs et touffus.

– Mademoiselle, je n’aime pas ces cachotteries. En considération de Tancrède Alburtin, je veux bien vous faire la promesse que vous me demandez. Mais si votre communication doit avoir des résultats scientifiques, il faut que j’aie l’autorisation de les publier… à condition qu’ils en vaillent la peine.

– Pourvu que l’on ne me sache pas à Paris, je ne vois rien qui s’oppose à la publication de ces résultats. Et s’ils en valent la peine, vous allez en juger.

Se baissant un peu, elle prit sur le tapis la boîte verte qu’elle y avait déposée en s’asseyant, se leva et alla l’ouvrir sous les yeux du savant.

– Voici des poussières météoritiques recueillies par moi hors de l’atmosphère terrestre, entre 1.000 et 4.000 kilomètres d’altitude. Je suis Aurore Lescure.

Le grand vieillard esquissa un pâle sourire qui accentua l’ironie de son regard.

– Mademoiselle Aurore Lescure, vous êtes, je crois, docteur ès sciences physiques et mathématiques, et les méthodes cartésiennes de la recherche rationnelle vous sont familières. Un savant doit toujours douter a priori… Qui me prouve que ces poussières (il eût été plus indiqué entre parenthèses, de les soumettre à mon collègue Quentin-Dufour, le minéralogiste), que ces poussières, dis-je, sont bien d’origine météoritique ?

– Quand vous aurez expérimenté sur elles, monsieur le professeur, vous vous rendrez compte que, du moins, ces poussières se comportent d’une façon autre que toute substance terrestre.

En peu de mots elle décrivit la naissance et l’aspect du magma spongieux couleur marc de café, obtenu sous l’ampoule à rayons X, puis sortit de son sac à main le flacon à large goulot.

– Cette autre poussière rousse a été projetée, elle, par des vésicules qui se forment spontanément sur le magma, et c’est elle qui a proliféré, semble-t-il, les végétations rouges dont voici des échantillons.

– Végétations qui naissent en particulier sur les lampes électriques allumées et le long des fils conducteurs, ajoutai-je, m’enhardissant. Et cela pousse très vite… cela, paraît pousser plus vite à présent qu’au début à Cassis.

Je contai ce qui s’était passé le matin même dans ma chambre.

Le savant m’écouta-t-il ? Je l’ignore. Tandis que je parlais, il se pencha sur la table, et à l’aide d’une pince nickelée prit successivement dans la boîte verte et dans le flacon quelques granules météoritiques, un peu de poudre rousse impalpable et une parcelle de champignon corail, qu’il déposait au fur et à mesure sur une feuille de papier ; puis, muni d’une forte loupe, se pencha sur les spécimens.

Quand je me tus, il releva son visage d’où le sourire sceptique s’était effacé, et, sans même me regarder, s’adressa à Aurore, d’un ton volontairement froid et impassible où l’on sentait une émotion contenue :

– Mademoiselle, voici en effet des spores et un tissu sans aucun rapport avec les végétaux terrestres… Si les faits que vous me rapportez sont exacts… et j’aurai vite fait de les contrôler… nous avons dans ces organismes les premiers témoins d’une création nouvelle en train de se développer sur la terre et se hâtant de prendre possession de son nouveau domaine. Et dans ce cas la science vous doit, mademoiselle, la solution d’une de ses énigmes les plus angoissantes : l’origine de la vie. Vos météorites sont des échantillons de ces mystérieux cosmozoaires, ou germes de vie extraterrestres, purement hypothétiques jusqu’ici…

« Votre découverte est appelée, j’ai tout lieu de le croire, à un grand retentissement, et non seulement dans le monde scientifique. Car l’expérience ne se bornera pas au laboratoire du docteur Alburtin et au mien. Elle va se développer au dehors, grâce à l’extrême petitesse de ces spores reproductrices qui les rend aussi mobiles et diffusibles qu’un pollen de fleur. Vous en véhiculez sur vos personnes et en laissez dans l’atmosphère le long de votre trajet. Pour peu que quelques-uns de ces germes aillent se poser sur des fils électriques où le courant passe, l’ensemencement de Paris est assuré. Ce sera fort intéressant à suivre.

Il se tut et consulta ostensiblement sa montre, placée devant lui sur sa table.

– C’est donc entendu ; je vais entreprendre l’étude de ce nouveau règne vivant… Mademoiselle, avez-vous besoin de cette boîte et de ce flacon ?

– Non, monsieur le professeur, ils sont à vous. Je n’ai recueilli ces météorites que pour les livrer à la science.

– Merci. Voulez-vous me donner votre numéro de téléphone, je vous aviserai quand j’aurai du nouveau… Hôtel Métropole, chambre 127 ? Parfait… Maintenant, excusez-moi, j’ai du travail. Mademoiselle… monsieur…

Pas plus qu’à l’arrivée il ne se leva de son fauteuil ni ne nous tendit la main.

Nous nous retirâmes. J’étais furieux. Et dire que c’était là un savant de l’institut, un homme de l’autre siècle, où l’on prétend que se cultivaient la courtoisie et la politesse !… Pas une fois il ne s’était adressé à moi, et il ne m’avait pas invité à revenir. Oh ! certes non, je n’avais pas envie de le revoir ! Évidemment, il me considérait, en ma qualité d’artiste, comme une non-valeur Aurore seule, donatrice des cosmozoaires, avait quelque droit à son intérêt.

– Quel ours ! Et il n’a même pas été poli avec vous, Aurette !

– Mais si, mais si, Gaston, il a été poli. Si vous connaissiez les savants américains, vous trouveriez même qu’il a été très poli… L’essentiel, du reste, c’est qu’il ait consenti à étudier les météorites. Je me sens un peu déchargée d’une responsabilité.

– Croyez-vous que ses pronostics aient chance de se réaliser ? L’ensemencement de Paris, comme il dit ? Il exagère, n’est-ce pas ?

– Il voit cela en théoricien, à tout le moins. Il extrapole du laboratoire à la vie courante.

Nous fûmes d’accord pour conclure que l’aperçu du professeur n’était qu’une simple vue de l’esprit, incapable de prendre une importance réelle dans le domaine des faits quotidiens. Le vertige allègre et confiant de Paris, le mouvement tourbillonnaire de Métropolis, nous ressaisit dès que nous eûmes regagné les grandes artères. Le spectacle de ce merveilleux organisme qu’est une capitale au fonctionnement harmonique si complexe, inspire une telle confiance dans la solidité de la civilisation ! Comment supposer que son ordre pût être mis en danger par cette pincée de poussière rapportée des espaces par ma compagne ?

Aurore voulait régler tout de suite nos relations de façon à « respecter ma liberté ». J’avais eu le tort de lui parler de mes marchands de tableaux, et elle souhaitait que j’y aille dans l’après-midi.

– Et vous, Aurette ? Vous ne connaissez personne dans Paris. Qu’est-ce que vous ferez ? Non, je vous ai consacré cette première journée. Ce sont mes vacances, comme les vôtres.

Tout ce que je consentis à faire, ce fut d’entrer dans un café, pour écrire à l’hôtelier du Cendrillon ; je lui demandais le montant de ma note réglée par Alburtin, et le priais de me renvoyer mes tableaux, bien emballés et mes effets restés à Cassis.

De mon côté, j’obtins d’elle qu’elle me laisserait faire son portrait ; mais la journée était trop avancée, la lumière artificielle ne vaudrait rien. Elle me promit une séance de pose pour le lendemain.

Après quoi, promenade dans Paris. Bons camarades toujours ; mais elle me livra de nouveau ses souvenirs et je retrouvais par instants l’illusion du courant de sympathie réciproque.

Le soir, nous allâmes au Paramount… Une surprise nous y était réservée… un film sonore d’actualité, transmis par téléphotographie : le départ de la Fusée, à Columbus, trois jours plus tôt. Aurore s’entendit et se vit avec amusement, elle-même, prononcer les dernières paroles et entrer dans l’appareil ; puis le jaillissement de l’obus vers le ciel, en tonnerre, et les acclamations de la foule américaine… Mais elle fut heureuse de l’obscurité de la salle, qui la dérobait au danger d’être trop directement confrontée par les voisins à sa vivante image.

VI

LE LICHEN GAGNE#id___RefHeading__36_1638060096

Je rentrai chez moi à minuit passé et me couchai aussitôt, croyant lire les Mémoires de Benvenuto Cellini, mais rêvant plutôt à Aurore. La concierge avait secoué les draps de mon lit et nettoyé la lampe et les fils, mais il était évident que des spores, pour parler comme le professeur Nathan, avaient ensemencé mon appartement. Je lisais ainsi depuis une demi-heure, et j’allais m’assoupir, avec l’illusion que la pluie commençait à crépiter aux vitres, quand je m’aperçus que la lumière de la lampe faiblissait et rougissait… Et l’odeur de roses en putréfaction… Et les démangeaisons !… Un nouveau réseau de dentelle corail encroûtait l’ampoule, et les fils du cordon souple. Le petit crépitement que je prenais pour la pluie n’était rien moins que les explosions minuscules et réitérées des pustules sporifères projetant leur pollen ocreux sur la table de nuit, sur les draps, sur moi.

La plaisanterie devenait mauvaise. Pour la première fois je pensai : « C’est très joli, la science, mais il eût mieux valu laisser dans le bois de Bellefille cette boîte à météorites ! »… Sans la censure de mon subconscient, comme dit Freud, mon exclamation se serait peut être traduite : « Quelle idée a-t-elle eu, Aurore, de recueillir ces satanés cosmozoaires ! ».

Et, dégoûté de me salir les mains, répugnant à nettoyer l’ampoule, j’éteignis.

Ma première pensée au réveil fut pour Aurore ; mais il n’était plus question de lui adresser des reproches. « Encore deux jours ! »… Oui, dans deux jours, son père et son fiancé débarqueront à Paris ; et alors ce sera fini. Adieu les rendez-vous quotidiens avec elle ; adieu l’illusion du compagnonnage amoureux et de me leurrer de l’espoir qu’à la longue, à force de sentir auprès d’elle mon adoration, elle finira par voir en moi autre chose qu’un bon camarade. À sa façon de parler de son père et de son fiancé, de son père surtout, je comprends que dès qu’ils seront là je cesserai de compter ; elle travaillera avec son père, ne le quittera plus. Fera-t-elle même un effort pour échapper à l’accaparement et me consacrer… je ne serais pas exigeant : une heure par jour ! Car je ne peux songer à m’introduire dans leur compagnie. De quel droit ? Sous quel prétexte ? Je suis nul en sciences et en « business » ; et quant aux services que j’ai pu rendre à Aurore, quelle reconnaissance ces gens-là croiraient-ils me devoir ? Je l’ai recueillie ? Mais l’honneur en revient à Alburtin… Je l’ai convoyée de Cassis à Paris ? je lui tiens compagnie ? Elle pouvait très bien se passer de moi ; le fiancé, même, verrait plutôt cela d’un mauvais œil, si j’avais la tentation de m’en prévaloir… Je fais son portrait ? Eh bien ! on me le paiera, et cela me vaudra un « Thanks » distrait, avec tout au plus une invitation à dîner…

Encore deux jours… Tout en allant ramasser L’Excelsior et le Matin que la concierge, reprenant ses habitudes régulières, a déposés devant ma porte avec la boîte au lait, je surprends dans les replis de ma conscience un souhait insidieux : que le Berengaria, en avarie, ait un jour ou deux de retard… qu’une rencontre avec un iceberg. Mais il n’y a pas d’icebergs dans l’Atlantique Nord, en octobre…

Qui donc a écrit cette pensée : « Je ne sais pas ce que peut être l’âme d’un criminel ; mais je connais celle d’un honnête homme ; c’est effroyable ! ».

Un frisson me court le long des mains et des bras, dans le dos et me pince le cœur… UN INTERVIEW DE MISS AURORE LESCURE, LA FEMME QUI A ÉTÉ SUR LA LUNE… Pauvre petite ! la voilà découverte ! Les reporters sont arrivés jusqu’à elle. Ils ont tiré d’elle des mensonges… Mais quand cela ?… Cette nuit ? Je l’ai quittée à 11 heures ¾ devant la porte du Métropole !

Mais à mesure que je lis, l’angoisse se desserre ; je me rends compte que cet interview n’est pas plus authentique que le message précédent. C’est la manœuvre de Cheyne qui continue et se développe. Pas un mot de tout cela n’a pu être prononcé par mon Aurette d’hier. Et d’abord cette photo d’elle, avec sa toque qu’elle ne porte plus ! Et cette interview, où a-t-elle été prise ? À Cassis ? À Marseille ? À Paris ? Le reporter ne le dit pas. Il se tait, « à la prière de miss Lescure » (et toujours ce « miss » ! qu’elle commencerait par faire rectifier en « mademoiselle ») pour lui éviter la fatigue de visites trop multipliées de ses confrères, car « elle est encore très ébranlée par la commotion de son atterrissage brusqué »… Ah ! s’il l’avait vue trotter dans Marseille et dans Paris avec moi, le journaliste !… Voici la photo de l’espèce de scaphandre qu’elle aurait revêtu pour sortir de la Fusée et se promener sur la Lune. Voici les pépites d’or ramassées lors de son « alunissage »… Il se croit spirituel, le reporter qui a trouvé ce mot grotesque ! Trois lignes sur le « chalut à météorites », mais rien sur la récolte qu’elle a faite en réalité… la seule ! Ah ! et pour finir le « businessman » qui laisse passer le bout de l’oreille, long comme le bras :

« La Moon Gold Mines Society Limited, fondée par Lendor-J. Cheyne, au capital de 30 millions de dollars, va recevoir de ces nouvelles une impulsion prodigieuse. Malgré le doublement de capital annoncé, les titres, émis à 20 dollars et précédemment cotés 40 en Bourse de New-York, ont bondi hier à 60. M. Cheyne, qui vogue actuellement vers la France à bord du Berengaria, avec M. Oswald Lescure, inventeur de la Fusée et père de miss Aurore, débarquera à Cherbourg après-demain. Il compte organiser au Champ-de-Mars des exhibitions de la M. G. 17 et un nouveau départ pour la Lune, dès que la jeune astronaute sera entièrement rétablie. En attendant, nous radiotéléphone-t-il, il s’occupe de mettre sur pied une filiale européenne de la Moon Gold, avec siège à Paris, afin de faire participer l’épargne française aux avantages évidents que retireront d’ici peu les actionnaires de cette société ».

Bon ! la lampe de mon atelier, sous laquelle je lis, commence à s’obscurcir et à rougeoyer. Il fait très sombre, une journée de « fog » parisien, et j’ai dû allumer dès le réveil… fuyant la chambre à coucher où l’ampoule à la tête de mon lit reste encroûtée des lichens nés hier soir et à présent ratatinés, que nettoiera la concierge… Ici dans l’atelier, les nouveaux lichens, d’un vermillon plus vif et d’une énergie de développement encore accrue, engaînent déjà les fils et font sur ma lampe un feutrage en réseau. Leurs premières vésicules reproductrices pétillent en projetant leur poudre impalpable… Et l’odeur nauséabonde ! Et les prurits qui me reprennent !… Il n’y a plus de raison pour que cela s’arrête. Le seul moyen serait de me passer de lumière. Mais il m’en faudra cette après-midi, avec ce ciel de cataclysme, pour commencer le portrait d’Aurore. Vais-je devoir sortir ma vieille lampe à pétrole ?

Oh ! et puis tant pis ! tant pis pour cela, tant pis pour tout ! Encore deux jours !… dans le provisoire, dans le provisoire merveilleux et sans espoir de l’intimité avec Aurore…

Mais je n’ai rendez-vous avec elle qu’à 11 heures et demie, comme hier, au même endroit. Et il n’est que 8 heures. Que devenir jusque-là ? Rester ici dans l’atelier ? À regarder pousser le lichen sur la lampe ? Ah non ! je deviendrais enragé !… Ou essayer de travailler au pétrole ?… Non, je ne saurais pas, je suis trop impatient, trop trépidant. Il me faut sortir, circuler par les rues.

Mais, au lieu de rendre visite à mes marchands, comme il le faudrait, je me décide à aller voir mon oncle Frémiet, le photographe. Je vais m’entendre avec lui pour qu’il prenne tantôt une douzaine de clichés d’Aurore. Avec ces documents-là, même si elle ne me donne qu’une ou deux séances de pose, aujourd’hui et demain, je pourrai continuer (je n’ose dire : terminer) son portrait de mémoire. Sans être doué comme un Alma Taddéma, qui peignait de souvenir des sites ou des visages vus plusieurs années auparavant, j’ai une bonne mémoire visuelle, au-dessus de la moyenne…

Mon oncle habite tout là-bas, au haut du boulevard Saint-Michel : de quoi passer une heure rien qu’avec les trajets, métro et autobus…

Pourquoi a-t-elle choisi de nouveau comme lieu de rendez-vous le Terminus Saint-Lazare ? Parce qu’elle a fait encore une séance aux Galeries Lafayette en vue de remonter sa garde-robe ; elle ne néglige pas la coquetterie féminine, mais se moque des couturières en renom ; la présentation des mannequins et les essayages chers au snobisme l’horripilent ; elle veut pouvoir choisir un costume tout fait ; et elle a une telle harmonie de formes, une telle élégance innée, que n’importe quelle « confection », qui fagoterait toute autre femme, l’habille à merveille. Sans la perte de temps, et quoique disposant de nombreux dollars, elle ferait ses toilettes elle-même.

J’étais en avance d’un quart d’heure. Et, tout en cherchant par acquit de conscience après elle dans le café, du premier coup d’œil je m’aperçus que les choses n’allaient pas droit. L’éclairage électrique, comme de juste fonctionnait à plein, vu le « fog ». Près de la porte, un garçon était sur une échelle double, en train d’épousseter rageusement un globe dépoli tout barbouillé d’un revêtement de crasse rouge… Le Lichen ! Et je flairai dans l’air l’odeur caractéristique. Au fond de la salle à droite, deux électriciens pareillement juchés auprès d’une cent-bougies en activité, dépouillée de son globe, raclaient sur les fils des lanières coriaces d’un feutre vermillon renaissant presque au fur à mesure sous leurs doigts. Les globes et appliques dont ils ne s’occupaient pas encore étaient à divers stades de l’envahissement. La clarté rougeoyante des plus atteints perçait à peine la croûte végétale. Une partie des consommateurs, nombreux vu l’heure de l’apéritif et la journée maussade, suivaient les opérations d’un œil réprobateur et intrigué ; d’autres affectaient d’ignorer ces intempestifs travaux de nettoyage. Un vieux monsieur décoré, de tournure militaire, querellait un garçon en lui montrant au-dessus de sa tête les lampes veloutées de moisissure minium, d’où la poudre impalpable neigeait dans son « mandarin »… Mais là ne se bornait pas la perturbation. La plupart des gens, dans le café, clients et personnel, se grattaient, avec une discrétion variable suivant leur tempérament et leur genre d’éducation ; ils se grattaient, en décochant à leurs voisins des regards méfiants, inquiets ou menaçants.

– C’est dégoûtant ! protesta, furibond, un gros citoyen barbu. Gérant ! faites donc chercher de la poudre insecticide !

Une révolution grondait, que les gérants, effarés mais toujours dignes, tentaient d’apaiser, en aidant les garçons à essuyer les tables, changer les ampoules et, en désespoir de cause, protéger les consommations à l’aide de soucoupes renversées sur les verres.

Aurore vint à moi, en jetant un œil consterné sur cette agitation, et se laissa aller sur la banquette.

– Ici aussi ! fit-elle. Savez-vous, mon cher Gaston, que c’est pareil aux Galeries Lafayette, d’où je sors ! Le magasin est plein d’échelles, d’électriciens et de pompiers ; malgré cela on n’y voit presque plus et il tombe des lampes un nuage de poussière rousse ; tout le monde se gratte, et à beaucoup d’étalages les commis remballent les étoffes… C’est terrible, cette invasion !… À mon hôtel, cela commence. J’ai pourtant évité d’allumer dans ma chambre, mais chez les voisins le lichen s’est déclaré. Un gérant m’a arrêtée dans le hall pour me demander si je n’avais pas été incommodée par les « moustiques » ! Des garçons passaient dans les couloirs avec des pulvérisateurs au Crésyl…

« Mais ce n’est pas tout, il s’est produit encore autre chose de grave, à mon hôtel. Quelqu’un doit soupçonner mon identité ; on a fouillé dans mes effets et dans la mallette.

– Qui contient les pièces détachées de votre fusée ?

– Oui : le bec de la tuyère d’éjection, le détendeur d’hydrogène liquéfié et le gravimètre. Ces accessoires, pour un scientifique, sont éloquents. Il y a d’ailleurs la marque du brevet : « Patent Moon Gold » sur le gravimètre. Cela me paraît être le prélude à une interview… pas comme celle des journaux de ce matin… une vraie.

– Voyons, Aurette, ne vous inquiétez pas si vite…

– Oh ! j’en ai pris mon parti ; ne cherchez pas à me rassurer inutilement. Je sais ce que je ferai ; je raconterai mon voyage, mais sans parler de la Lune, puisque c’est déjà fait. Le journaliste en conclura ce qu’il voudra… C’est une lâcheté de ma part, je le sais. Mais j’ai peur, pour mon père, j’ai trop peur. Cheyne est capable de tout. J’ai reçu de lui un sans-fil ce matin, où il me dit : « Résistance inutile. Prenez garde… ». Et en effet, il a trouvé le moyen de me briser par cette fausse interview. Par elle, la décision m’est retirée ; je suis mise hors de jeu… Pis même, depuis que je l’ai lue, il me semble que je ne compte plus, que ma destinée se joue en dehors de moi. La vraie Aurore Lescure vit de son côté, dans les journaux et les conversations de tous les humains de la planète ; c’est elle qu’on interviewe, qu’on photographie. Je l’envie presque ; elle, au moins, n’a pas rapporté sur terre de météorites ! Mais elle m’a volé ma personnalité. Je ne suis plus qu’un mythe, une forme vaine, assise à cette table de café… un mensonge qui s’apprête à mentir. Je me méprise.

Son ton me faisait mal. Encore qu’elle s’efforçât de rire, je la sentais ulcérée, presque démoralisée.

– Amie, si vous mentez, c’est par dévouement, pour sauver votre père. Vous êtes pour moi la plus noble des femmes… et la seule réalité qui importe.

Elle se redressa un peu ; mais, sans paraître m’avoir entendue, regarda autour d’elle.

– C’est moi, pourtant, qui suis l’origine de ce trouble calamiteux ; et ce qui prouve bien que je suis un mythe, c’est que je n’arrive pas à m’en croire réellement responsable.

Le café se vidait. Malgré tous les efforts des électriciens et du personnel, l’envahissement du lichen gagnait en vitesse, et une moitié des luminaires, empaquetés de rouge, ne versaient plus qu’une clarté infernale. Las de se gratter, et de boire de la poudre de brique pilée, les consommateurs l’un après l’autre déguerpissaient, rageurs… Fuyant à notre tour le spectacle catastrophique, j’entraînai ma compagne.

Taxi… Rue Favart, au Poccardi…

Limpide et nette sur des nappes immaculées, la lumière dorée des lampes à elle seule nous réconforte déjà. Chianti en fiasque et capri blanc, finocchi, soles milanaises, lasagnes au parmesan, gorgozonla, cassata sicilienne : avec ce menu l’optimisme renaît. Tout s’arrangera : les incidents provoqués par les cosmozoaires n’auront pas de suite ; Nathan ou un autre découvrira vite un moyen d’empêcher le développement du lichen hors des laboratoires, où il ne sera qu’un sujet d’étude scientifique… Et, buvant le café, dans la fumée des cigarettes, nous finissons par nous égayer de l’illusion où étaient tous ces braves gens, au Terminus, de subir une invasion de puces. Un rien grise, Aurore se résigne presque à passer pour avoir été sur la Lune ; n’ira-t-elle pas, en effet, d’ici quelques mois, un an au plus ? L’arrivée même de son père et de son fiancé, après-demain, n’est pas de si mauvais augure que je m’étais figuré ; elle n’interrompra pas nos bonnes relations ; Aurore me fera faire leur connaissance ; et lorsqu’ils retourneront tous trois en Amérique, pourquoi ne les accompagnerais-je pas ? J’aurais un succès fou, là-bas, en tant que peintre français, et je gagnerais beaucoup de dollars, ce qui n’est pas tellement à dédaigner…

Le ciel lui-même se mit de la partie, en se dégageant vers une heure : la lumière naturelle était suffisante dans mon atelier, et je n’eus pas besoin d’allumer pour la séance de pose. En trois heures de bon travail, j’esquissai à fond le portrait d’Aurore. Puis nous nous rendîmes chez mon oncle Frémiet, pour les photos documentaires.

Cela n’alla pas tout seul. Ma visite du matin avait déjà produit son effet, je m’en rendis compte avec un serrement de cœur et un mouvement de dépit : j’étais un porteur de germes ! Le brave homme ne s’en doutait certes pas lorsqu’il prit soin d’essuyer avec un linge humide les espèces de phares destinés à éclairer violemment le sujet, suivant la coutume des photographes modernes. Il tourna les commutateurs en surveillant les appareils avec une appréhension visible. Et au bout d’une minute :

– Nom d’un pétard ! ronchonna-t-il en tirant sur sa barbe de fleuve, voilà que ça recommence, cette histoire-là ! C’est fou ! Depuis ce midi, pas moyen de garder nette une lampe cinq minutes, dès qu’elle est allumée. Il se forme dessus des champignons, comme tu vois… Jamais je n’ai entendu parler de ça ! Et de la poussière ! une poussière diabolique qui gâche les plaques ; j’ose à peine ouvrir un châssis.

Aurore me lança un regard interrogateur. Devait-elle renseigner mon oncle ? Je lui adressai à la dérobée un vigoureux signe de dénégation, avec un haussement d’épaules et de sourcils exprimant l’impuissance. À quoi bon dire la vérité, puisque nous n’avions aucun remède à offrir ?

– Opérons vite, pria le photographe.

Et, modifiant sur mes indications la pose du sujet entre chaque cliché, il prit une dizaine de plaques : face, profil, trois-quarts, sous des angles plus ou moins relevés, comme il est de règle en pareil cas.

Au dixième cliché, les ampoules-phares, envahies de la fatidique dentelle corail, ne donnaient plus que les deux tiers de leur puissance lumineuse.

Mon oncle fit claquer les commutateurs avec rage.

– Si ça continue, je n’ai plus qu’à fermer boutique, tonnerre de Brest !

Mais son naturel insouciant prit vite le dessus, et m’attirant un peu à l’écart, il retrouva sa joviale bonhomie pour m’inviter « à la fortune du pot ». J’objectai :

– Vous êtes bien gentil, mon oncle, mais j’ai déjà prié ma cliente, Mlle Aurette Constantin, à dîner avec moi en ville…

En dépit du succès matériel qui a fait de lui, sur le tard, le plus grand photographe de la rive gauche, le père Frémiet est toujours resté un peu bohème et sans façon. Il répliqua, pour Aurore autant que pour moi :

– En ville ! Hé, monsieur mon neveu, te crois-tu donc en dehors de Paname, dans mon quartier latin ? Invite donc Mlle Constantin à partager avec toi le brouet de ta vieille ganache d’oncle. Ta tante n’admettra pas de refus, et j’ose dire que vous ne mangeriez pas mieux au restaurant.

La perspective ne me souriait guère ; mais Aurore, amusée par la jovialité de mon oncle, et peut-être curieuse de voir un intérieur de bourgeois parisiens, accepta, et il me fallut céder.

C’est ainsi que nous dînâmes à la table des Frémiet, ce soir-là. Ma tante, sauf en politique et en religion, où elle se borne à soupirer en levant les yeux au ciel, des propos subversifs ou irrévérencieux de son grand homme de mari, salue comme des oracles toutes ses décisions ; elle accueillit sans rechigner l’étrangère que j’amenais, et ne tarda pas à lui faire fête en la voyant apprécier sa cuisine ; car Mme Frémiet s’enorgueillit avec raison de ses talents de cordon-bleu. Mais, à peine au milieu du repas, un développement impétueux de lichen envahit les ampoules et les fils de la suspension, d’où la poudre rousse neigeait à foison dans les plats ; il fallut renoncer à l’éclairage électrique pour allumer les lampes à pétrole prévues en cas de panne. Mon oncle faisait contre mauvaise fortune bon cœur et s’efforçait de dissimuler sa contrariété, non moins que les démangeaisons dont il était dévoré. Le jeune Oscar Frémiet (13 ans), qui se plaignit tout haut, en enfant terrible, d’être « bourré de puces », attrapa une taloche. Ma tante craignait surtout pour ses plats ; mais le soufflé au fromage, mangé à la clarté du pétrole, n’en fut pas moins délicieux. Une bouteille de heidsieck fut débouchée en l’honneur de « ma cliente » et les propos se haussèrent aux actualités du jour. Il fut question, naturellement, de « miss Lescure », et nos hôtes accumulèrent les gaffes inconscientes. Ma tante, bonne bourgeoise, ignorant si la Lune était beaucoup plus loin que Marseille, admettait sans discussion les dires des gazettes ; mais mon oncle, esprit frondeur, affectait le scepticisme.

– Des bobards ! Et qui serviront, vous allez voir, à soutirer du fric aux gogos. Moi, je pense comme Clémentel-Vault, qui en a dit de bien bonnes dans le Journal d’hier : « Les pépites ne me convainquent pas du tout. Et même si miss Lescure nous avait rapporté de son passage sur la Lune une attestation, légalisée par un maire sélénite, je me méfierais encore ! »

Aurore était à la gêne. Aussi, bien que j’abhorre en général la T. S. F., j’accueillis en libérateur le jeune Oscar, quand il proposa de nous faire ouïr le concert de la Tour Eiffel.

Même s’il n’acquiert pas un jour d’autre titre de gloire, il lui restera l’honneur d’avoir été fort probablement le premier humain à découvrir les propriétés gustatives de la nouvelle variété de lichen née dans la longueur d’onde de la Tour.

Au beau milieu de l’audition des « Jardins sous la Pluie », de Debussy, nous l’entendîmes s’écrier :

– Oh, papa ! on dirait de la confiture de framboise ! Tu dois goûter aussi… et toi, tonton, et vous, mademoiselle !

Et du bout de son index qu’il venait de lécher, il grattait pour nous l’offrir un peu de la matière gélatineuse, rouge rubis, enrobant les lampes de son poste.

– Petit dégoûtant ! se récria Mme Frémiet. Veux-tu bien laisser cette saleté, Dodo : c’est sûrement du poison !

Plus curieux de nouveautés, le père Frémiet consentit à goûter, prudemment, une miette cueillie par lui-même, de l’ongle.

– En effet, pas mauvais du tout, ce machin-là… Mais, tout de même, si ça va se mettre à pousser sur n’importe quoi !… Qu’est-ce que ça peut être ? Qu’est-ce que ça peut donc bien être ?

À Aurore et à moi, on fit l’honneur de présenter la friandise inconnue et suspecte sur des soucoupes et avec des cuillers à café en argent.

Le jeune Oscar l’avait dit : c’était tout à fait, comme consistance et comme goût, pareil à une exquise gelée de framboise…

VII

ENCORE UN JOUR !…#id___RefHeading__38_1638060096

Le lendemain 20 octobre, la nouvelle de l’inexplicable invasion végétale s’étalait dans tous les journaux du matin, délogeant les autres actualités, y compris le voyage à la Lune et la Moon Gold. Excelsior publiait toute une page de photos particulièrement suggestives, représentant la lutte contre l’envahissement des lampes et fils, aux Galeries Lafayette, au Terminus Saint-Lazare, à l’hôtel Métropole, au ciné Paramount et à l’institut.

Évidemment ! Des endroits dans lesquels Aurore et moi avons séjourné quelque temps et répandu des spores, séparément ou ensemble, depuis notre arrivée à Paris… Mais l’Institut ?… Hé ! Nathan ! Parbleu ! lui aussi est un porteur de germes depuis ce même jour, autant et plus que nous, puisqu’il a dû se livrer à l’élevage intensif du lichen dans son laboratoire !

La plus grande partie de l’article consacrée à la description détaillée des accidents survenus en ces divers lieux, ne m’apprenait rien de plus que je n’en avais vu par moi-même. Je parcourus la suite :

« … Au coin du boulevard Malesherbes et de l’avenue de Courcelles, en face de l’hôtel Métropole, un foisonnement de ces étranges végétaux s’est produit sur les câbles électriques d’un égout que l’on avait mis à nu pour y effectuer des réparations. Il en est résulté un court-circuit et un commencement d’incendie à la conduite de gaz voisine…

« … On nous apprend en dernière heure qu’un centre de contamination (il faut bien appeler ainsi la propagation de cette étrange épidémie qui frappe les appareillages électriques) s’est déclaré hier après-midi chez la photographe d’art bien connu du boulevard Saint-Michel, M. Marcel Frémiet. L’apparition du mal en un point de Paris aussi éloigné des autres énumérés ci-dessus nous prive de l’espoir de voir se localiser cette invasion, dont l’origine comme le mode de propagation restent à l’heure qu’il est un entier mystère. Des bruits ont couru dans certains quartiers, au voisinage des immeubles atteints, attribuant la responsabilité de ces faits à quelque puissance étrangère mal intentionnée ; on a même parlé de « guerre des microbes ». Nous tenons à mettre en garde nos lecteurs contre des interprétations fantaisistes d’un phénomène qui s’avérera sans aucun doute d’ordre purement naturel lorsqu’on en connaîtra l’origine, et qui est resté jusqu’ici à peu près totalement inoffensif en dehors des dégâts matériels, peu considérables d’ailleurs. Ces proliférations végétales sont plus gênantes que dangereuses, et l’on peut affirmer qu’une guerre des microbes procédant par attaque brusquée ne se bornerait pas à user de moyens aussi anodins.

« … Le préfet de police a ouvert une enquête. Le laboratoire municipal chargé d’analyser les matières formées sur les lampes et les fils conducteurs n’a pas encore communiqué ses conclusions.

« … Un coup de téléphone, reçu de Marseille au moment de mettre sous presse, nous signale que des accidents analogues se seraient produits dans la grande cité phocéenne et dans sa banlieue, depuis un ou deux jours. Cette « épidémie électrique » ne se serait donc pas déclarée uniquement dans Paris ? – Sous toutes réserves jusqu’à plus ample informé. »

Comme je sortais, la concierge m’arrêta au passage dans le vestibule.

– Alors, monsieur Delvart, c’est-y vrai que les Boches ont répandu sur Paris des obus de poil à gratter ? Ça a commencé chez vous, et puis chez M. Noguès, votre voisin, mais nous en avons aussi dans la loge depuis hier soir. Moi, je ne sens pas les « incestes » ; mais mon mari s’est tout écorché à force de se gratter la nuit. Avant qu’il aille prendre son service au Métro, j’ai dû lui mettre de la poudre de talc comme aux petits enfants… Et sitôt qu’on allume, c’est une dégoûtation partout. Il pousse du mou de veau sur la lampe et les fils… Qu’est-ce que nous allons devenir ?

– Faites comme moi, madame Taquet ; n’allumez plus l’électricité, éclairez-vous au pétrole ou à la bougie ; vous verrez que votre mari n’aura plus de démangeaisons et qu’il ne poussera plus de mou de veau sur vos lampes.

Et je sortis, laissant la bonne femme incrédule et mystifiée. Je l’entendis murmurer derrière mon dos :

– Toujours blagueur, ce M. Delvart ! La bougie, je veux bien, mais ça n’empêchera pas le poil à gratter de gratter !

Contrairement à la veille, c’était une belle journée d’octobre, un azur délicat, un soleil éclatant, qui me donnait l’horreur de m’enfoncer dans le sous-sol du métro. Je choisis d’aller à pied par la rue Caulaincourt jusqu’au boulevard de Clichy. Nulle part, je ne voyais sur les visages des passants trace d’une préoccupation bien grande, d’une réelle inquiétude.

Je venais d’arrêter un taxi au coin du boulevard de Clichy, lorsque je m’aperçus qu’un gros paquet roussâtre enveloppait comme d’une loque ignoble la boîte d’accumulateurs, sur le marchepied. Devant mon regard intrigué, le chauffeur ricana :

– Vous en faites pas, monsieur ; c’est pas de l’ordure ; fallait bien que ça vienne aussi sur les taxis, ce fichu champignon boche de malheur ! Ça s’est collé hier au soir sur ma boîte d’accus et tout le temps que je roule, tant plus que j’essuie tant plus que ça repousse ; alors je le laisse, vous comprenez.

Je comprenais surtout que d’heure en heure les spores gagnaient du terrain et que, immanquablement, d’ici peu on verrait dans Paris tous les appareillages électriques envahis de lichen. Cette boîte d’accumulateurs contaminée, sur ce marchepied, me donna soudain, ce que je n’avais pas eu jusqu’ici, l’impression d’un début de catastrophe sociale.

– Et où qu’on va ? fit l’homme, car je restais sidéré, une main sur la poignée de la portière.

Je me secouai.

– Hôtel Métropole.

Devant l’hôtel, au coin du boulevard Malesherbes et de l’avenue de Courcelles, un groupe de badauds, sous l’œil bénévole d’un sergent de ville, entouraient un « regard » de canalisation électrique, dans lequel deux électriciens travaillaient sur un câble… à réparer les dégâts du court-circuit…

Dans l’hôtel, rien d’anormal en apparence, que l’odeur de crésyl et l’air inquiet et affairé du personnel. On avait nettoyé les lampes et aucune n’était allumée. Toutefois, à la caisse, un gros Allemand à lunettes d’or, vert chapeau tyrolien et pèlerine de loden, tout en réglant sa note, adressait des reproches véhéments à la caissière, digne et l’air pincé. Au passage, je saisis le mot « inzegdes » abondamment répété.

L’ascenseur électrique ne fonctionnait pas. Je pris l’escalier, sans rien demander à personne. Je savais le numéro de la chambre d’Aurore : 127, au troisième. Arrivé devant sa porte, je fus surpris d’entendre des voix à l’intérieur. Une visite ? Sans savoir pourquoi, une angoisse m’envahit. Je frappai. Les voix se turent ; je reconnus celle d’Aurore qui me disait : « Entrez ! » J’obéis. Un spectacle bizarre me fit bégayer en saluant la jeune fille qui venait au-devant de moi. Elle était en conversation avec le valet de chambre, et ce valet de chambre, en gilet à rayures noires et rouges, le plumeau obliquement planté dans la poche de devant du tablier, stylo et carnet en mains, s’apprêtait à prendre des notes, dans l’attitude du parfait reporter !

Sur un guéridon, un plateau chargé de croissants, tasse, cafetière et pot à lait fumant. L’homme venait d’entrer, sous couleur d’apporter le petit déjeuner commandé.

– Cher ami, me dit Aurore, vous arrivez à point ! Ce garçon, qui se dit reporter, me demande une interview…

À ma vue, l’homme s’était troublé. Je m’avançai vers lui, me contenant à peine.

– De quel droit… ?

Il tira de sa poche un bout de carton et répliqua en se redressant avec un effort à l’arrogance :

– Voici mon coupe-file, que mademoiselle a déjà vu… Tristan Meffray, envoyé spécial de l’Agence America.

– Et après ? C’est l’Agence qui vous a chargé de venir ici ?

– Ou…i. (Mais je vis bien que l’homme mentait). J’ai besoin de compléter ma précédente interview… dans laquelle il n’a été question que de l’alunissage (il appuya sur le mot avec une intention sardonique) de mademoiselle… et je suis venu, à la faveur de ce déguisement que je vous prie comme elle de vouloir bien excuser, lui demander quelques détails sur la façon dont elle a recueilli les cosmozoaires qui sont en train de répandre leurs bienfaits sur la capitale.

Je répliquai avec violence :

– Cosmozoaires ? Vous avez dit cosmozoaires ? D’où tenez-vous ce terme ? Aucun journal ne l’a encore employé…

– M. le professeur Nathan a eu l’extrême obligeance de me documenter sur l’invasion du lichen. Le papier dont il m’a donné la matière est à cette heure sous rotative… Je dois reconnaître qu’il m’a refusé toute indication sur la résidence de mademoiselle. Mais je venais de l’apprendre par ailleurs. Personne d’autre qu’une astronaute… et il n’y en a encore qu’une au monde… ne pouvait garder dans sa chambre, dans une mallette fermée par une serrure de bazar, un bec de tuyère en matière réfractaire, un détendeur à hydrogène liquéfié, et un gravimètre breveté…

– C’est vous, monsieur, qui avez fouillé dans mon bagage ! s’écria Aurore.

– Oh, par devoir professionnel.

Le faux valet de chambre souriait avec suffisance. J’éprouvai une envie folle de le gifler.

– Monsieur, m’écriai-je, cet espionnage est odieux ! Mlle Aurette Constantin n’a rien à vous dire.

– Mais Mlle Aurore Lescure en a davantage.

Aurore allait parler, mais la colère m’emporta ; je la devançai :

– Mademoiselle ne vous dira rien. Sortez, monsieur !

– Vous avez tort. Si ce n’est pas moi qui fais parler mademoiselle, ce seront mes collègues… ou les employés de M. le préfet de police. Pour infraction à la loi sur les étrangers ; son passeport n’est pas en règle. La douane aussi aura un mot à dire, au sujet de son appareil et des cosmozoaires qu’elle a introduits en France sans les déclarer à l’arrivée.

Je sentis que je venais de commettre une maladresse, puisqu’Aurore avait résolu hier de subir l’interview. Mais il était trop tard pour me rétracter ; et cet homme allait peut-être se venger… Il me vint une inspiration.

– C’est bien monsieur. Mademoiselle se plaindra demain à M. Cheyne. Nous verrons s’il vous approuvera de dépasser vos instructions.

J’avais mis dans le mille. Pâlissant, le faux valet de chambre eut un sourire crispé, qu’il voulait désinvolte et dédaigneux, et s’inclina.

– Monsieur… mademoiselle… puisque ma présence vous est à ce point importune, je n’insiste pas… Au plaisir.

La porte refermée, Aurore battit des mains gaminement, et me dit avec malice :

– Gaston, vous êtes admirable ! Vous avez racheté votre précipitation par une présence d’esprit encore plus grande. Sans reproche, mon ami, n’eût été votre intervention violente, j’aurais donné à cet homme quelques détails sur ma pêche aux météorites, et il serait parti à peu près satisfait… Mais en invoquant le nom de Cheyne, vous l’avez empêché de mettre ses menaces à exécution. Vous l’avez « eu », comme on dit en France, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui vous a donné cette idée ?

– Son hésitation, quand je lui ai demandé s’il était envoyé auprès de vous par l’Agence America. J’ai cru comprendre que ce reporter n’agissait que de son initiative personnelle, dans l’espoir de tirer de vous un papier qu’il aurait vendu cher à quelque journal. Et, comme vous m’aviez dit que l’Agence America dépend plus ou moins de votre fiancé…

– Vous avez conclu que ce monsieur craindrait d’être sévèrement réprimandé s’il venait à me causer du désagrément. C’est exact. Grâce à vous, mon ami, le voilà éliminé. Il a couru sa chance, et il a perdu. Bon ou mauvais joueur, il doit le reconnaître… Je n’ai plus d’autres ennuis à redouter, jusqu’à demain, que les reproches de ma conscience, à propos du lichen… de me sentir comme une criminelle…

Encore cette obsession ! Il fallait à tout prix la distraire.

Sans relever le mot, je proposai simplement :

– Si nous sortions, Aurette ? Il est 11 heures. L’heure de l’apéritif. Où voulez-vous ?…

– Au Terminus Saint-Lazare…

Le nom avait jailli spontanément, tel un réflexe.

Voyant ma moue désapprobatrice, elle reprit, avec une sorte d’humour cruel :

– Voilà que j’acquiers tout à fait la psychologie des vrais criminels. J’aspire à me retrouver sur les lieux de mon forfait !

– Notre forfait, s’il vous plaît ! répliquai-je avec vigueur. Si forfait il y a, j’en revendique ma part. Je suis, tout comme vous, porteur de germes. Et je voudrais savoir combien de Parisiens ne le sont plus, à l’heure actuelle, dans Paris !

Malgré le beau temps et la courte distance, Aurore manifesta le désir de prendre le métro ; elle avait un faible, bien américain, pour ce mode de transport. La station « Villiers » était à cent mètres.

À la bouche située sur le boulevard de Courcelles, cinq ou six personnes remontaient lentement les marches ; elles discutaient avec des exclamations, en palpant et se passant de main en main quelque chose… pareil à un lambeau d’étoffe rouge déchiquetée. À cette vue, mon cœur se serra d’appréhension, et Aurore poussa une espèce de soupir horrifié. Mais ni elle ni moi n’émîmes aucune réflexion. Au bout de l’escalier, en croisant les sortants, nous reconnûmes entre leurs mains le fatidique feutrage corail né des spores extraterrestres… Le lichen avait commencé d’envahir le métro !

C’était peu de chose encore, à la vérité, comme nous pûmes le voir sur le quai de la station, en attendant notre rame. Ça et là, le long des six rails (les deux rails conducteurs et ceux des voies), des plaques rouges où des bourrelets champignonnants tachaient le luisant du métal. Parmi la rangée des ampoules d’éclairage, à la voûte, quatre ou cinq seulement portaient la résille rouge caractéristique de la contamination.

– Qui sait, Aurore ! dis-je à l’oreille de ma compagne, la virulence des germes diminue peut-être, s’épuise…

Elle me regarda, un reproche dans ses yeux francs et loyaux.

– Pourquoi essayez-vous de me tromper, Gaston ? Ce n’est qu’un début.

C’était l’avis général du public, autour de nous. Penchés au bord du quai, ou levant les yeux vers les lampes, des gens se montraient les stigmates alarmants. Dans un groupe, un gros homme pérorait, vitupérant la Compagnie et le Gouvernement.

– Allons, il y a de l’espoir ; on va se gratter aussi dans le métro ! rigola un loustic, au moment où la rame entrait en gare.

Dans le wagon de première où nous montâmes, les lampes restaient intactes, les voyageurs indifférents. Le souterrain, sans doute, n’était pas encore contaminé en direction de la porte Champerret.

« Europe »… « Saint-Lazare »… le long corridor souterrain… la rotonde avec ses vitrines éclairées du dedans comme à l’ordinaire, mais quelques lampes extérieures « malades »… Et l’escalier « cour du Havre » nous mit sur le trottoir même du Terminus.

De nombreux badauds arrêtés devant le café semblaient attendre un événement. Mais il ne se produisait rien. Dans la belle journée d’octobre, la terrasse peuplée de consommateurs avait repris son aspect habituel ; de même à l’intérieur, sur les appliques et les plafonniers, les ampoules astiquées et non allumées, restaient nettes.

Sans ce que nous venions de voir dans le métro, on eût pu se leurrer, croire à l’évanouissement de la menace…

Mais non, toutefois ! Sur la chaussée, dans le flot des taxis et des autobus, rares étaient à présent les véhicules qui ne traînaient pas, soit au marchepied sur la boîte d’accumulateurs, soit sous le châssis à l’arrière du moteur, leur goitre loqueteux de fongosités rousses. Quant aux tramways, chaque voiture soulevait au passage, entre ses roues, une gerbe de boue sèche… de lichen arraché par la « charrue » au caniveau de prise de courant.

Non loin, une détonation soudaine, comme d’un pneu éclaté… des cris confus… C’est vers la rue de la Pépinière… Au ras du pavé, sous un tram arrêté fuse une flamme blanche… Court-circuit… Mais en un instant le spectacle nous est bouché par la ruée compacte des curieux qui se précipitent. Nous ne voyons plus, devant nous, que la file des voitures de tramway immobilisées par l’accident. Puis une fumée, là-bas, s’élève : la voiture court-circuitée qui brûle.

Beaucoup de consommateurs ont déserté la terrasse, pour aller se rendre compte. Mais nous ne bougeons pas. Aurore, toute pâle, me regarde profondément comme si elle mettait en moi son dernier espoir : elle souffre. Je m’efforce de la distraire, affectueusement, de bavarder de n’importe quoi, jusqu’au moment où, l’un après l’autre, les badauds reviennent s’asseoir aux tables voisines, et nous apprenons avec soulagement qu’il n’y a pas de blessés, que les voyageurs ont pu s’échapper à temps de la voiture incendiée.

« Demandez Paris-Midi !… ».

Achetée avidement aux vendeurs, comme si les gens se fussent attendus à y trouver la relation de l’accident qui venait de se produire sous leurs yeux, la feuille ne contenait pas l’article du professeur Nathan annoncé par le reporter de l’Agence America. La seule nouvelle que nous y lûmes, autre que dans les journaux du matin, fut l’aveu de l’envahissement du métro par le lichen. Le fait avait été constaté pour la première fois au début de la nuit sur l’ex-Nord-Sud, aux stations « Lamarck » et « Rennes »… celle où je m’étais embarqué et celle par où j’étais sorti pour me rendre chez mon oncle. La contamination des boîtes d’accumulateurs et des magnétos ou dynamos des taxis et des autobus datait aussi de la nuit ; celle des tramways s’était manifestée vers 6 heures du matin, en face du Terminus, ici même.

En dépit de cette diffusion inquiétante, l’auteur de l’article faisait preuve d’un bel optimisme en déclarant que « des mesures avaient été prises par les autorités pour enrayer l’extension de cette épidémie électrique ».

Après cela, la dépêche annonçant que le Berengaria serait à Cherbourg demain matin à midi, prenait une saveur plutôt ironique :

« Dès son arrivée à Paris, où il compte se rendre par avion, M. Lendor-J. Cheyne s’occupera d’organiser la filiale de The Moon Gold Mines Society Limited. Il a déjà pris ses dispositions radiophoniquement avec la banque des États-Unis et d’Europe… Les titres au porteur de l’European Moon Gold seront émis à la valeur nominale de 500 francs, dont moitié payable à la souscription… ».

Avant le déjeuner, Aurore prit soin de téléphoner à Nathan. Dès hier elle avait projeté de faire visite au savant biologiste aujourd’hui si possible, et il était entendu que je la laisserais aller seule ; mais, depuis la déclaration du reporter de l’America, je tenais à l’accompagner, pour adresser à Nathan les reproches que méritait, à mon avis, son impardonnable indiscrétion.

Malgré les règlements, qui interdisent de se servir à deux d’une cabine publique, je pris place à l’appareil avec Aurore, dans le bureau de poste de la Madeleine.

– Allô, oui le professeur Nathan. Que me voulez-vous, mademoiselle Lescure ? Je suis en train de déjeuner.

La brusquerie coupante de son ton me révolta. D’un geste impulsif, j’arrachai le cornet des mains d’Aurore et lâchai tout à trac :

– Allô, Monsieur le professeur. Ici Gaston Delvart. Je suis avec Mlle Lescure. Elle a eu ce matin une aventure très désagréable ; un journaliste qui venait de chez vous, et auquel vous aviez eu le tort de livrer les confidences qu’elle vous a faites sous le sceau du secret…

– Monsieur Delvart, votre jeunesse seule excuse votre emportement et votre étourderie. Je ne vous reconnais pas le droit de juger ma conduite ni de suspecter ma parole. Mlle Lescure m’a demandé le secret uniquement sur le lieu de sa résidence. Si le reporter de l’Agence America l’a découvert, je n’y puis rien. À chacun son bien. À Mlle Lescure le fait brutal de la découverte des cosmozoaires ; quant à mes conclusions à leur sujet, elles appartiennent à la science, c’est-à-dire au monde. Vous n’allez pas prétendre m’empêcher de les proclamer ?

– Et quelles sont-elles, je vous prie ?

– Ah non ! J’ai dicté ce matin un article complet pour qu’on me laisse en paix. Lisez-le dans l’édition spéciale de l’Intransigeant.

J’allais sans doute lâcher des paroles vives ; mais Aurore s’empressa de me reprendre le cornet.

– Monsieur le professeur, vous avez tout droit de proclamer vos conclusions… Même si cette révélation prématurée doit me causer des désagréments, je m’incline. Mais vous m’accorderez bien le plaisir de voir dans votre laboratoire les résultats de votre expérimentation ?

À l’autre bout du fil, un grognement agacé. Puis :

– Soit, je vous dois cela… Je suis très pris ; attendez, que je consulte mes rendez-vous. Je peux vous donner vingt-cinq minutes, tantôt, à partir de 15 heures 30. Soyez exacte.

Et il raccrocha.

Nous nous entre-regardâmes. Un rictus d’amertume relevait le coin des lèvres d’Aurore.

– Ce savant de l’institut de France vaut les savants d’Amérique… Toute découverte qui leur tombe sous la main, ils oublient volontiers son auteur réel… Pour un peu, M. Nathan se croirait le père des cosmozoaires… (Et avec un soupir de regret, elle ajouta) : Plût à Dieu que ce fût vrai !

Avant de sortir du bureau de poste, je demandai encore le numéro de Frémiet. Sa grosse voix de baryton me répondit :

– Ah, c’est toi, mon petit Gaston ! Quoi de neuf depuis hier ? Tu as lu les gazettes, hein ? C’est formidable ! J’ai reçu le premier journaliste à 6 heures du matin, il en est déjà venu quinze… avec des photographes et des tourneurs de caméras ; la maison est pleine de fumée de magnésium… Et sur les lampes ça continue… et ça empire. Il n’y a que mon gamin qui jubile, avec sa confiture T. S. F., comme il dit…

Je freinai l’exubérance du vieillard.

– Mon oncle, je n’ai qu’un mot à vous dire. C’est au sujet des épreuves de Mlle Constantin. Quand pourrai-je passer les prendre ?

– Avec tout ce micmac… Disons après-demain matin… Tiens, faisons mieux : viens à midi ce jour-là déjeuner sans façons, et amène ta cliente ; elle a fait la conquête de ta tante… et la mienne aussi. (Il eut un ricanement jovial). Hé, hé ! mon gaillard, félicitations, elle est rudement gentille, ta petite…

Je coupai en hâte :

– Mlle Constantin est ici, à l’autre récepteur ; elle vous remercie de votre aimable invitation, mon oncle ; mais elle ne sera plus à Paris après-demain…

Hélas ! en recourant à ce petit mensonge officieux, je ne croyais pas si bien prédire l’avenir !

Nous déjeunâmes à la taverne Royale, au fond de la salle pour éviter de voir dans la rue les véhicules automobiles traînant leurs goitres de lichen. L’établissement était indemne de la contamination, et les ampoules des appliques, au-dessus de nos têtes, éclairaient limpidement.

Comme moi, Aurore faisait effort pour oublier la hantise, et durant le repas nous y réussîmes presque. J’avais mis ma compagne sur le chapitre de la peinture, et une fois de plus j’admirais l’union, en elle, d’un savoir inouï et d’un jugement sûr, avec sa simplicité ingénue d’enfant. Déjà, dans mon atelier, la veille, elle avait apprécié mes toiles avec un goût instinctif étonnant. Cette fois, elle parlait des peintres anciens et modernes, citant leurs noms et leurs œuvres qu’elle avait vues dans les musées d’Amérique ou en reproduction… Cette fille de 23 ans savait tout : sciences et arts, et le latin et le grec ; c’était, au féminin, un Pic de la Mirandole moderne ; et avec cela une pudeur intellectuelle, une modestie adorables. On eût dit qu’elle s’écoutait parler, non, comme il eût été naturel, pour en tirer une juste fierté, mais dans un esprit mi-indulgent mi-gavroche. Elle assistait en témoin volontiers railleur au phénomène de sa propre universalité. Après quelque envolée éblouissante, elle se taisait avec un sourire de sa bouche et de ses yeux aux sclérotiques lactées, comme pour s’excuser et dire :

« Ne vous moquez pas trop de moi ; je ne le fais pas exprès ; ce n’est pas de ma faute si j’ai une mémoire infaillible et une intelligence capable de tout comprendre ! »

Mais, Aurore, fille tombée du ciel, tu as aussi, je le sens, un cœur fait pour s’émouvoir à l’unisson du mien, prêt à vibrer sur la même longueur d’onde que celui du « bon camarade ». Tu refuses de l’écouter, ton cœur. Un jour viendra-t-il où tu permettras à l’accord parfait de s’établir ?… Un jour ? Mais c’est aujourd’hui le dernier jour de notre intimité fallacieuse. Aventure sans lendemain, peut-être, dont il ne me restera que ton portrait inachevé… Comment vivre encore, après avoir côtoyé la possibilité du bonheur, de l’harmonie merveilleuse ?…

À 2 heures un quart, comme nous achevions de prendre le café, l’Intran, édition spéciale, arriva… L’article du professeur Nathan !

Retombés de notre ciel dans la réalité immédiate, penchés côte à côte sur la feuille, nous lûmes :

VIII

« UNE INVASION DE XÉNOBIES »#id___RefHeading__40_1638060096

La science a révélé et mis au service de l’homme, sur une échelle gigantesque, des forces qui n’étaient avant elle que des phénomènes fugaces ou inaperçus, cachés ou inutilisables ; et à mesure qu’elle progresse, d’un élan toujours plus accéléré, nous devons nous attendre à voir surgir des nouveautés plus étrangères à nos notions antérieures. On peut dire sans paradoxe que les manifestations de la science sont d’autant plus hautes qu’elles contrarient davantage l’ordre de choses naturel.

De ce même point de vue, l’invasion cryptogamique dont quelques points de Paris subissent actuellement les inconvénients provisoires, doit être considérée comme liée aux plus récents progrès de la science. On peut prédire à coup sûr que celle-ci saura vite endiguer les manifestations turbulentes du « lichen » et en tirer tôt ou tard des applications utiles comme elle l’a fait jusqu’ici de toutes ses conquêtes.

Toutes les personnes douées de la moindre curiosité spéculative apprendront avec un légitime intérêt que cette prolifération de végétaux inconnus n’est pas un accident fortuit, un lusus naturœ, mais bien l’un des résultats de la première expédition astronautique qui ait vaincu la pesanteur et franchi les limites de l’atmosphère terrestre.

Presque tous les articles qui ont été écrits sur le raid de Mlle Aurore Lescure se sont étendus complaisamment sur les pépites d’or « lunaire » recueillies par la jeune astronaute ; mais aucun n’a jugé digne d’être signalée la récolte de poussières météoritiques effectuée par elle dans le vide des espaces interplanétaires.

Or, pour la science, ces pépites sont un fait négligeable. Depuis plusieurs années déjà, nous connaissons de façon sûre, par le spectroscope, la présence de gisements d’or sur notre satellite ; et cela ne nous apprendra rien de plus, d’en posséder sur terre des échantillons réels, voire même des kilos et des tonnes. La spéculation seule y trouvera son compte… au début du moins, avant que la surabondance du métal jaune en ait fait s’effondrer les cours.

Pour la science, le seul résultat de l’expédition qui compte – mais résultat d’une importance primordiale – est la démonstration tangible que l’existence des cosmozoaires n’est pas seulement une hypothèse, mais une réalité grandiose. Le raid de Mlle Lescure apporte une solution définitive à l’un des plus angoissants problèmes de la cosmogonie : celui de l’apparition de la vie sur notre globe.

Rappelons brièvement l’historique de cette théorie.

Dès 1821, le premier, un Français, le comte de Monlivault, eut l’idée que des fragments d’astres, des projections des volcans lunaires chargées de germes auraient pu rencontrer la terre et la peupler.

En 1865, un savant allemand, le Dr E. Richter, donna corps à cette hypothèse, imagina que notre monde était en perpétuelle communication avec les astres par l’intermédiaire des pierres tombées du ciel, les bolides ou météorites. Comme, souvent, ces bolides contiennent des substances charbonneuses qui paraissent provenir de la décomposition d’organismes extra-terrestres, Richter pensait que ces pierres célestes pouvaient parfois contenir des germes sains et saufs. Ces germes, mis en liberté lors de l’éclatement des pierres, après le choc provoqué par leur chute, auraient ensemencé la terre.

La même théorie fut défendue quelques années plus tard par l’illustre savant lord Kelvin. Le physiologiste Preyer, le physicien Helmholtz se laissèrent gagner à ses idées. Ils appelèrent cette conception l’hypothèse des cosmozoaires, nom qui est resté.

De nos jours, le botaniste Van Tieghem et le géologue Stanislas Meunier sont de chauds partisans de cette hypothèse, à laquelle le savant suédois Arrhénius a donné une forme nouvelle en supposant que les germes sidéraux, les cosmozoaires, ne sont pas inclus dans les bolides, mais circulent dans les espaces, à l’état nu, sous forme de poussière météoritique, véhiculés par la pression de la lumière… Le Dr Paul Becquerel, en revanche, nie que ces germes puissent résister à l’action destructive des radiations ultra-violettes.

L’apparition du lichen nous apporte la preuve irréfutable qu’il existe bien, épars dans l’espace infini, des germes susceptibles de donner naissance à une création vitale, sur un astre, dans des conditions déterminées.

Mais alors, dira-t-on, si ces germes existent, pourquoi notre Terre n’est-elle pas ensemencée à chaque instant ? Pourquoi la prolifération de ces végétaux cosmiques, que j’appellerai « Xénobies » (du grec : Xênos, étranger… étranger à la Terre ; et Bios, vie), n’a-t-elle pas eu lieu avant aujourd’hui ?

Parce que l’atmosphère, toute gazeuse qu’elle est, oppose à ces germes une barrière infranchissable et joue à l’égard de la Terre le rôle d’un écran protecteur qui la préserve contre l’intrusion d’autres types de vie dont les germes sont disséminés dans l’espace… Parce que des cosmozoaires que la Terre rencontre dans sa course à travers l’infini n’arrivent pas jusqu’à sa surface : ils sont arrêtés par l’atmosphère, dont le frottement les « craque » comme des allumettes et les volatilise ; ce sont les étoiles filantes.

Tout se passe comme si la création qui s’est implantée sur notre globe (la « biosphère », disent les cosmologues, c’est-à-dire l’ensemble du monde vivant, animal et végétal) avait été mise en vase clos dès l’origine pour y évoluer selon ses destinées propres. Isolement que l’on peut interpréter au choix, comme une sage précaution du Créateur, ou comme un concours de circonstances naturelles et favorables.

Car il se peut, il apparaît très probable, que les cosmozoaires flottant dans l’espace ne soient pas de nature identique dans les divers cantons de l’infini.

Sans aller jusqu’à dire que les propriétés essentielles de la matière, telles que la gravitation, varient selon les zones de l’espace, des savants nombreux, invoquant la « courbure de l’espace » einsteinienne et le fait, entre autres, scientifiquement établi en 1927 par M. Gheury de Bray, que la vitesse de la lumière diminue, mettent en doute que les lois naturelles soient valables, telles que nous les connaissons sur terre, dans le cosmos tout entier. Il est probable que les lois régissant la vie sur les divers systèmes stellaires sont diverses ; que la vie se manifeste sous des formes et avec des modalités entièrement imprévues de nous, par exemple sur les planètes circulant autour de Sirius. Les cosmozoaires qui les ont ensemencées lors de leur création peuvent donner des organismes d’une formule chimique où la série du carbone qui règne chez nous serait remplacée, mettons, par des composés du Silicium ou encore de l’Azote, comme Turpin l’a suggéré.

En admettant, avec la magnifique théorie dualiste de M. Belot, que la Terre ait pris naissance par ondes pulsatoires lors de la pénétration du « protosoleil » dans la Nébuleuse galactique, elle aura capté et mis à l’abri au bout de peu de temps sous la cloche de son atmosphère les germes vitaux récoltés dans ce canton lointain de l’univers.

Depuis lors, durant les millions de siècles qui nous séparent de ces débuts de la vie sur notre planète, les autres germes vivants, les nouveaux cosmozoaires que la Terre rencontre dans sa course sont pour nous comme s’ils n’existaient pas. Tout au plus pourrait-on admettre que la barrière de l’atmosphère a été forcée, à un moment quelconque du passé, par un bolide, dont une anfractuosité aurait renfermé et protégé de la flambée quelques cosmozoaires ?… C’est possible, à la rigueur ; mais la nouvelle création dut être éphémère, car il ne reste pas trace de pareil événement dans les couches géologiques.

À qui objecterait qu’il y a ainsi une trop grande multitude de germes perdus, un gaspillage de billions et de trillions de cosmozoaires, pour quelques-uns qui abordent sur un astre prêt à les recevoir, nous répondrons que la nature, dans son exubérance infinie, n’a pas de ces calculs utilitaires et mesquins. La loi du moindre effort est une invention anthropomorphique. Même sous nos yeux, dans le monde des choses terrestres, la nature répand avec une prodigalité sans mesure les germes : œufs, graines et spores, dont l’infinie majorité sont détruits, annihilés sans aucun profit pour la vie. Une morue, un hareng femelle, pondent plus d’un million d’œufs chacun ; une mère-termite, des centaines de mille ; et que l’on songe encore aux graines ailées des ormes, aux spores des champignons…

Mais combien de vetos de la nature, en apparence inéluctables, la science n’a-t-elle point déjà transgressés ? La fusée M. G. 17 a enfreint cette interdiction et, par l’ingéniosité de son pilote qui a su les récolter, a ramené intacte sur terre une provision de germes météoritiques.

Toutefois, si la science n’était à nouveau intervenue après leur arrivée au sol terrestre, les cosmozoaires captés par Mlle Lescure ne se seraient pas développés dans les présentes conditions naturelles. Tout comme une graine terrestre exige une température et un degré d’humidité et de lumière déterminés, ces cosmozoaires ont besoin pour éclore de radiations qui n’existent dans la lumière des soleils que pendant leur jeunesse ardente ; ils étaient destinés à une planète recevant de son astre central des torrents de rayons X et des champs d’induction électromagnétique plus ou moins intenses. Depuis des millions de siècles la Terre ni le Soleil ne répondent plus à cette définition. Mais n’est-ce pas le propre de la science de rompre le cours apparent des conditions naturelles ? La civilisation scientifique a rendu possible la reconstitution artificielle, en divers points, de ces conditions. Les torrents de rayons X sont déversés à volonté par les ampoules des radiologues ; des champs d’induction électromagnétique plus ou moins intenses règnent autour des ampoules d’éclairage, aux abords des fils conducteurs, des accumulateurs, des dynamos, etc., à condition, bien entendu, que les appareils fonctionnent et que le courant passe.

De mes expériences, poursuivies activement depuis quarante-huit heures (et dont j’épargne au public le détail, réservé pour ma communication à l’Académie), il résulte que la naissance et l’évolution de cette création cosmique s’opèrent en deux temps bien distincts :

1° Sous l’ampoule à rayons X, les germes météoritiques, tirés de leur inertie multiséculaire, se mettent à germer et donnent un premier tissu rudimentaire, presque uniquement composé de spores reproductrices que j’appellerai spores B. C’est là le relais primordial, le coup de pouce déclencheur des créations, le moment privilégié du Fiat Vita ! que doivent rencontrer les cosmozoaires (ces cosmozoaires-ci, du moins) pour se propager sur un astre.

2° Cette mise en train effectuée, les rayons X deviennent inutiles. Du tissu initial produit sous leur influence, sont nées les spores B, qui se dispersent, et auxquelles il suffit de rencontrer un champ électromagnétique pour germer à leur tour et produire le lichen, la Xénobie, dont l’évolution continue indéfiniment, par générations successives.

Mais cette évolution qui se poursuit, dans les champs électromagnétiques présente un caractère exceptionnel, que la science n’a plus guère l’occasion d’observer dans notre vieux biocosme ou l’élan vital est amorti, presque à bout de course : l’effervescence, la hâte en quelque sorte frénétique de cette création à l’état naissant, qui se rue à la conquête de formes nouvelles.

S’agit-il là de l’allure propre à cette création… de l’allure à laquelle les xénobies se reproduiraient, à l’origine de leur évolution, sur une planète vierge qu’ils viendraient d’ensemencer ? C’est fort possible, mais nous n’avons aucun moyen de le vérifier. En tout cas, leur « temps », le rythme qui préside à leur développement, n’a rien de commun avec celui de la vie connue de nous. C’est le temps accéléré, affolé, d’une création à ses débuts de conquête. Les heures, pour elle, équivalent à des siècles, à des millénaires pour les espèces terrestres. En quelques heures, les générations successives de la xénobie évoluent tout autant que les grandes espèces animales ou végétales de notre création ont évolué au cours d’une période géologique entière. Le meilleur point de comparaison que nous puissions trouver pour donner une idée de cette cadence frénétique, il faut l’aller chercher dans le monde des micro-organismes, bacilles et protozoaires restés semblables à ce qu’ils étaient aux origines, et dont les générations se succèdent aujourd’hui encore avec une rapidité fantastique, sans commune mesure avec l’ordre de durée qui mesure le développement et la reproduction des animaux supérieurs, les mammifères et l’homme. Certains bacilles, par exemple, se reproduisent au bout d’une heure, et compensent leur petitesse par cette rapidité de multiplication. À raison d’une génération à l’heure : deux descendants pour chaque individu, et ainsi de suite, F. Kohn a calculé qu’une de ces bactéries, dans un milieu favorable, peut donner plusieurs millions d’individus par jour ; et si ces individus échappaient tous aux causes de destruction, la progression géométrique se continuant, la descendance totale atteindrait, en 4 jours et demi : 1036 individus un décillion… 1 suivi de 36 zéros !), autrement dit, le volume de toutes les eaux contenues dans les océans du globe.

Cela, c’est le calcul, mais dans l’ordre des faits mêmes, les exemples de ces explosions brusques de vie, de ces « ondes de vie », selon l’expression des vieux naturalistes, ne sont pas entièrement disparues du monde actuel, même chez des organismes notablement supérieurs aux bactéries. Parfois, en quelques heures, sur des points privilégiés de la terre, on voit naître et foisonner des myriades d’algues, d’insectes, d’araignées, de petits vertébrés. Ainsi les « éphémères », à certains soirs d’été, couvrent de leurs cadavres sur plusieurs centimètres d’épaisseur les berges des rivières. On peut encore citer les « pluies » de grenouilles, les « nuées » de sauterelles.

En 1889, le naturaliste Dr G. Carruthers, a observé en mer Rouge une migration de sauterelles, écloses en l’espace de quelques heures, qui ont défilé toute la journée du 25 novembre ; soit une nuée de 2,4 X 1013 (240 trillions) d’individus, de 5.967 kilomètres carrés et du poids de 4,10 X 107 (41 millions) de tonnes, chiffre du même ordre que tout le cuivre, le zinc et le plomb extraits au cours du XIXe siècle entier : 4,47 X 107.

Eh bien ! la matière vivante née des cosmozoaires en expérience, la Xénobie, est en permanence, depuis que nous l’observons, à ce stade de suractivité. Et même, au lieu de décroître, de s’atténuer, celle-ci suit une courbe toujours ascendante d’heure en heure. C’est une création nouvelle, affolée par l’impulsion initiale qui a opéré l’amorçage de son règne, qui cherche sa voie, dans toute la fougue d’un déchaînement génétique. De même, la création terrestre a passé en revue des milliers d’espèces, pour aboutir à ces types qui furent à tour de rôle les rois de la planète : ammonites, dinosauriens, mammifères ; mais ici la recherche se produit à l’accéléré, en quelques heures plusieurs espèces nouvelles sont « inventées » et essayées par la Xénobie en marche vers la procréation des formes supérieures et peut-être vers l’équivalent de cette réussite suprême qu’est, dans la création terrestre, l’Homme.

Car mes expériences m’ont permis de constater un fait qui échappe encore au public : malgré l’identité apparente des spores reproductrices, les générations de la Xénobie sont polymorphes et protéiformes. Le lichen né sur une lampe électrique n’est pas le même que sur les fils conducteurs ; il est autre sur une boîte d’accumulateurs, autre encore sur une magnéto. L’intensité des champs électriques, beaucoup plus que son voltage, paraît influer sur la différenciation. J’ai déjà catalogué jusqu’ici 32 espèces bien distinctes réparties en 7 genres ; et malgré la rapidité croissante de la reproduction à l’état libre, je crois avoir anticipé, en laboratoire, de plusieurs dizaines de générations sur la succession normale ; j’ai constaté certaines formes géantes à développement ultra-rapide, et d’autres, corrosives pour le cuivre et l’aluminium, qui dévorent littéralement les fils conducteurs sur lesquels elles se fixent.

Je ne puis m’étendre, dans un simple article de vulgarisation, sur la composition morphologique et chimique des tissus de la Xénobie. Il suffira de savoir que, pas plus chez les végétaux que chez les animaux la Xénobie n’a d’analogue dans le monde organique connu jusqu’ici. Sa formule chimique fondamentale est du type : AzO7 Ar2 (Azote, Oxygène, Argon). Elle se forme donc aux dépens exclusifs de l’atmosphère. Sous l’influence des ondes électromagnétiques la Xénobie assimile directement les gaz de l’air, pour en construire sa substance, à peu près comme la chlorophylle de nos plantes à feuilles vertes assimile l’anhydride carbonique, sous l’influence de la lumière solaire. Certaines espèces se constituent en outre un squelette résistant, par l’adjonction de Si (Silicium), Cu (Cuivre), Fe (Fer), Al (Aluminium), etc., empruntés à leur support : le verre de l’ampoule, le fil conducteur… Un aliment indispensable de la Xénobie est l’électricité. En dehors de tout champ d’induction, le lichen, affamé, cesse de croître, puis dépérit ; sa désassimilation n’est plus compensée par sa nutrition, et il se résorbe lentement, volatilisé en une trentaine d’heures, sans résidu, sauf dans les variétés à squelette.

Quant aux spores reproductrices, c’est-à-dire les grains microscopiques de cette poudre impalpable que projettent les vésicules du lichen et qui vont le propager au loin, il est remarquable qu’elles ont des propriétés toutes différentes de celles des cosmozoaires initiaux.

Les cosmozoaires, ou germes météoritiques, sont destinés à conserver la vie potentielle, à être le réceptacle de la création future, durant son transfert à travers l’infini. Aussi sont-ils pratiquement immortels et indestructibles. Ni le froid et le vide des espaces, ni les rayons ultra-violets ne les altèrent ; il faut pour les tuer une température de plus de 300 degrés.

À l’inverse, les spores reproductrices, nées sur terre, soit du magna initial, soit du lichen, ont pour rôle d’opérer une transmission immédiate de la vie, et ne possèdent qu’une faible résistance. Une température supérieure à 120° ou inférieure à 0°, des traces de chlore, de brome ou d’iode, suffisent à les faire périr, et il se peut qu’elles ne conservent que durant peu de jours leur pouvoir germinateur. Manque de résistance, empressons-nous de le dire, qui facilitera la lutte contre l’expansion du lichen.

Il faut bien le reconnaître, un nouveau type de vie a pris position sur la terre et s’efforce, de toute sa jeune énergie, à conquérir sa place sur notre globe. Mais que le lecteur, peut-être alarmé devant les premiers résultats de l’invasion, se rassure. La lutte est inégale, entre cette végétation lichénoïde, rudimentaire, purement organique, et l’activité intelligente de l’homme. La science, qui a conquis les cosmozoaires, saura se rendre maîtresse des Xénobies. À l’extrême rigueur, si l’on ne réussissait pas à entraver leur développement et si celui-ci devenait une gêne réelle pour la civilisation avant la première gelée qui nous débarrassera de cette création nouvelle, il suffira de l’affamer en coupant le courant et suspendant pour quelques jours la distribution et la production de l’énergie électrique dans les zones contaminées.

Mais je n’ai pas à traiter ce sujet d’utilité publique. Mon rôle de vulgarisateur se borne pour cette fois à projeter la lumière de la science sur les faits étranges et singuliers qui ont déconcerté les Parisiens, et à leur faire entrevoir de quelle utilité pourra devenir cette importation sur terre de la Xénobie, que je persiste à nommer une conquête.

La radio-activité légère dont sont douées les spores du lichen (ce à quoi elles doivent les propriétés urticantes qui les ont fait assimiler à du poil à gratter), et d’autres phénomènes du même ordre que j’ai observées chez quelques-unes des espèces les plus évoluées, autorisent les plus beaux espoirs. L’étude de ces faits nouveaux nous aidera vraisemblablement d’ici peu à résoudre le problème crucial dont la science attend la solution : provoquer à volonté la dissociation atomique. Et cette découverte, formidable par ses conséquences, grâce à laquelle on réaliserait sans peine ce qui n’est encore qu’une utopie : « cent chevaux-vapeur dans un boîtier de montre », compenserait et bien au-delà, les quelques inconvénients passagers dont les Parisiens vont avoir à souffrir, ces jours-ci, dans les commodités de l’existence liées au bon fonctionnement des appareillages électriques. Une fois encore, et plus magnifiquement que jamais, la science aura joué son rôle, qui est de rompre le cours apparent des lois naturelles, en usant d’elles contre elles-mêmes, pour les plier finalement à ses fins, à l’utilité de l’homme et au plus grand bien de la civilisation.

IX

L’ACCIDENT DU NORD-SUD#id___RefHeading__42_1638060096

L’article nous avait si vivement intéressés que nous en oubliions presque le rendez-vous d’Aurore. La lecture terminée, il était 3 h. 10. Pour être chez Nathan à la demie, nous avions juste le temps de prendre le Nord-Sud à la station de la Madeleine : la rue à traverser.

Chemin faisant, vinrent les commentaires.

– Vous voyez, Aurette, vous ne risquez plus d’être honnie, quand on saura votre identité. Voilà qu’on va vous tresser des couronnes. Grâce aux anticipations de cet enthousiaste savant, vous devenez une bienfaitrice de l’humanité. C’est bon pour vous, cet article, je ne lui en veux plus de sa grossièreté.

– C’est bon pour moi… et pour la réception qui attend mon père et Lendor demain… Oui. Mais c’est égal, il commet une injustice que je ne lui pardonne pas. Il ne dit pas un mot du Dr Alburtin. À le lire, on croirait que c’est lui Nathan qui a eu l’idée lumineuse d’expérimenter les rayons X sur les météorites.

Nous atteignons la bouche de métro située au carrefour, en face du kiosque des tramways. Une pancarte manuscrite, affichée au-dessous des portes battantes au bas de l’escalier, annonçait sans commentaires :

« La circulation des trains est suspendue sur la ligne 3 (Champerret-Gambetta), entre les stations St-Lazare et Villiers. Cette dernière station est provisoirement fermée au public ».

La même idée nous était venue, suscitée par les commentaires du professeur sur l’accélération de croissance du lichen.

– Quelque petit accident, fis-je d’un ton qui se voulait détaché.

– La station Villiers est à côté de l’hôtel Métropole, appuya simplement Aurore, sans me regarder.

Dès le portillon d’entrée sur le quai, une odeur suffocante de fleurs en putréfaction remplaça le phénol des couloirs qui attestait un essai de désinfection. Sous la voûte de la station grondait une sourde rumeur, non humaine. On eût dit, mêlé de crépitations, le bruit d’une forêt dont les branches craquent sous le givre, en hiver. Les lampes, « malades » pour la plupart, enrobées d’un réseau de végétations, rougeoyaient. Tassés au bord du quai, les voyageurs ouvraient de grands yeux et se grattaient en silence.

La Xénobie avait envahi les voies. Mais ce n’était plus, comme le matin à « Villiers », une offensive timide ; une véhémente poussée de la création extraterrestre développait sur les rails un lichen aux bataillons agressifs, un revêtement d’un rouge violacé, hérissé de pointes, comme une cristallisation géante. À la voûte, sur les deux fils de trolley et sur les trois câbles « feeders », pendaient des paquets de stalactites branchues. Çà et là, de ces masses végétantes, de nouveaux prolongements, gros comme le pouce et longs comme la main, surgissaient à vue d’œil, se développant tels que les tubes d’une lorgnette qu’on tire… ou mieux, tels que ces baudruches de carnaval dans lesquelles on souffle. Et au bout d’un instant, à la pointe de ce bras se gonflait une bulle d’un rouge sang, qui éclatait avec le bruit d’un pistolet d’enfant, en projetant sa poussière de spores.

Ce spectacle nous hypnotisait tous. Pas un mot ne fut prononcé pendant les quatre ou cinq minutes que la rame se fit attendre. À la fin elle arriva en sifflant. Elle soulevait un nuage de poussière, en écrasant avec un fracas sec les végétations des rails. L’avant de la motrice était balafré et maculé de rouge, comme si elle venait de se frayer passage à travers un abattoir. Des traces obliques de même nature striaient les parois des wagons.

C’était hideux. Mais la force de l’habitude engouffra les voyageurs dans les voitures. Ceux qui en descendaient poussaient des soupirs de soulagement et se hâtaient vers la sortie.

Les portes claquèrent. Le chef de train donna le signal. Au ralenti, le convoi s’engagea dans le tunnel.

Notre voiture de première était modérément garnie. Aurore put s’asseoir sur un strapontin ; je restai debout à côté d’elle. Nos voisins, frappés de mutisme, tout en se grattant machinalement, fixaient des regards d’appréhension sur les lampes malades. Voyant l’une d’elles complètement masquée par sa carapace de lichen pourpre, un grand boy-scout dégingandé prit à sa ceinture un couteau « suédois » et se mit à racler l’ampoule. Son exemple fut aussitôt suivi, et les lampes, nettoyées, éclairèrent, ce qui allégea l’atmosphère morale du wagon.

À la Concorde, un flot de voyageurs montants acheva de bonder la voiture et me refoula contre Aurore, qui dut se lever de son strapontin. Mais j’eus à mon flanc et à mon épaule la tiédeur de sa personne, et la communion de nos regards ôta au silence sa contrainte.

Cependant l’arrêt se prolongeait. Sur le quai, en face de nous, le chef de gare, penché sur son téléphone, lançait alternativement des répliques dans l’appareil, et des réflexions au chef de train, qui attendait, à la porte de la cabine vitrée. Enfin la difficulté sembla résolue. On repartit.

À vitesse réduite, comme si la rame s’avançait à tâtons. À mi-chemin de « Chambre-des-Députés », on ralentit encore, puis on stoppa. Au bout de deux ou trois minutes, faux départ ; on avança de quelques mètres ; puis nouvel arrêt, définitif.

Bien qu’elles soient assez familières aux Parisiens, ces pannes en plein tunnel sont toujours un peu inquiétantes ; on songe à l’accident possible… Aujourd’hui, dans ce wagon éclairé par des ampoules sanguinolentes et entouré d’une rumeur de menace monstrueuse, c’était angoissant.

L’arrêt, indéfiniment… L’impatience, parmi tous ces gens pressés d’arriver à destination, rompit le mutisme. On murmura, d’abord à mi-voix, puis tout haut.

– Et alors, qu’est-ce qu’ils attendent ? grincha un homme à chapeau rond et à conserves fumées : un professeur, sans doute.

– Occupez-vous donc de la lampe au-dessus de vous, lui lança le boy-scout. On recommence à ne plus voir clair.

Aurore leva vers moi sa montre de poignet, où je lus : 15 h. 27.

– Je n’arriverai plus à la demie.

– Et il est capable de ne pas vous recevoir, si vous êtes en retard !

Le silence retomba. On se taisait, dans l’espoir d’entendre un signal, dehors, un ordre du chef de train, le bruit de pas d’un employé sur la voie. Mais dans le silence sonore du souterrain, ce n’était toujours qu’une sourde rumeur mêlée de craquements, de froissements, de crépitations… l’énorme poussée du Lichen en travail. Et aussi le ronflement d’un violent courant d’air, dont on sentait le remous, par les vasistas ouverts.

– Vous entendez ? me dit Aurore. C’est l’appel d’air créé par la nutrition du lichen, qui absorbe en masse l’atmosphère du tunnel.

J’admirai sa présence d’esprit scientifique…

Mais, derrière moi, un cri aigu, étranglé, de femme jaillit. Je me retourne, comme tous les voyageurs.

– Là, là ! Il m’a touché le cou… C’est tout chaud…

Une grosse boulotte, les traits décomposés d’effroi sous son fard, les yeux exorbités, désigne, au haut de la glace, un vasistas d’aération ouvert, par où a surgi une hideuse chose rouge, comme un poing écorché. On se bouscule pour tâcher de voir. En y regardant mieux, je distingue derrière la glace, parmi les reflets des objets intérieurs éclairés, dans le noir du tunnel, un énorme tentacule de lichen, que sa croissance a introduit par le bout dans le wagon.

– Les champignons !… le Lichen !… la Xénobie !…

Tous les noms appliqués aux végétations cosmiques jaillissent à la fois. On a compris le danger : la poussée s’accélère, foudroyante.

Piaillements aigres de femmes ; exclamations apeurées, indignées :

– On n’aurait pas dû nous laisser partir…

Un alarmiste affirme, persuadé :

– Le lichen a envahi le tunnel ; le train est cimenté dedans ; nous allons être écrasés, asphyxiés…

Chacun surveille ses voisins, tendu, n’attendant qu’un signe… et ce sera la panique. Je vois les lèvres d’Aurore frémir ; ses yeux cherchent dans les miens un sang-froid qui est en train de me fuir, sous l’aspiration de la folie unanime. Désespérément, je me réfugie dans l’idée fixe de protéger Aurore, à tout prix. Je me penche vers elle :

– Attention, ma chérie.

Elle est adossée dans l’angle formé par un dossier de siège et par la glace du wagon. Je me tourne un peu et l’enferme dans la barrière de mes deux bras, les mains sur la barre d’aluminium.

– Ne bougez pas. C’est par cette porte-ci qu’on nous fera sortir, puisqu’il y a l’échelle de secours pour descendre sur la voie.

Dehors, le tunnel s’emplit de cris, de bruits de pas : une galopade de troupeau en déroute… Les voyageurs des autres voitures qui fuient vers la station ?…

Dans notre wagon, tout le monde court aux portes de l’avant, et, dans la pénombre rougeoyante des ampoules envahies, on s’acharne sur les poignées, on tente d’écarter les battants. En vain : ils sont bloqués.

– Et nous ? On ne nous délivre pas ? On va nous laisser crever… Employé ! Ici ! Le wagon de première !… Et aïe donc ! passons par les fenêtres !

Un fracas de glace cassée. Au dehors, le gros des fuyards est passé ; appels, vitupérations, blasphèmes des retardataires… Un coup de revolver claque, tout proche.

– Vite donc, là-bas ! Avancez, n… d… D… !

Mais, à notre bout de la voiture, s’ouvre la petite porte d’intercommunication, et me saute aux yeux le jet blanc d’un falot à acétylène que brandit un contrôleur… Et un commandement hargneux de sous-off. :

– Attention, là-dedans ! Ordre d’évacuer la rame et de gagner à pied la station Chambre-des-Députés. Mais le courant n’est pas coupé… On n’a pas pu téléphoner au secteur. Méfiez-vous des rails électriques, attention ! marchez bien entre les rails de roulement, ou en dehors sur la gauche. Pas de bousculade, un à la fois, mais dépêchez-vous !

Pendant que tout le monde accourt, l’homme vient à la porte près de laquelle nous sommes restés seuls, Aurore et moi, presse un levier qui ouvre les battants par où s’engouffrent le vent et la rumeur tempétueuse du lichen en croissance, puis, pour avoir les deux mains libres, accrochant son falot à la barre d’un filet à bagages, enlève la chaînette qui fixe l’échelle de fer aplatie contre un dossier, la fait tourner sur l’axe du support, et l’amenant à l’extérieur du wagon, l’abaisse le long de la tige qui la retient, parmi un bruit sec de branches cassées.

– Par ici la sortie !

L’homme descend le premier, son falot au poing ; et la clarté de l’acétylène révèle le rouge fouillis hérissé du lichen, qui, de dessous le wagon, allonge ses tentacules.

J’espérais que, vu notre position favorable, Aurore et moi serions les premiers à descendre après lui ; mais tous les voyageurs ont reflué en masse vers cette portière-ci.

La disparition du falot nous a laissés dans une obscurité presque complète ; les lampes, livrées à elles-mêmes, ont achevé de se masquer. Cramponné d’une main à une barre, maintenant Aurore devant moi de l’autre, je réussis d’abord à garder notre rang de priorité, malgré la poussée ; mais au moment où, lâchant la barre, j’avance la main vers la rampe verticale surmontant l’échelle, un grand diable en profite pour rabattre mon bras d’un coup de poing, me repousse furieusement, prend ma place, et descend.

Deux secondes, tout au bord de l’ouverture béante, coincé parmi l’affreuse bousculade du premier rang, où l’on joue des coudes pour résister à la pression, j’oscille, sans plus rien pour me retenir et avec Aurore dans mes bras, cambré de toutes mes forces…

– Ne poussez pas, tonnerre ! Laissez descendre !

Un remous me secoue… nous sommes basculés à bas.

Pas directement sur le ballast. Des branchages amortissent la chute, cassant sec comme des baguettes de sureau. Je roule sur le flanc ; ma compagne sur moi ; elle n’a même pas heurté le sol. Relevée la première, elle m’aide à en faire autant.

– Pas de mal, Aurette ?

– Pas de mal, Gaston ?

L’échelle, à deux pas de nous, dégorge un à un les fuyards. La main dans la main, nous nous insérons dans la file indienne, car l’espace entre le wagon et la paroi du tunnel n’est pas assez large pour deux de front.

Sous nos pieds, le chemin est frayé ; mais la prolifération continue avec frénésie, sous les voitures : masse confuse d’où saillissent, tels des membres menaçants, des tentacules qui nous frôlent au passage. Les cris des fugitifs, en avant de nous et derrière, ne couvrent pas la rumeur confuse du lichen en travail ; il emplit le souterrain de sa poussée géante et affolée. Et, toujours plus fort, le grondement du formidable torrent d’air qui nous flagelle la figure et contre lequel nous peinons.

Bravement, Aurore me suit ; je la sens qui trébuche.

– Je ne vais pas trop vite ?

– Non, non !… Allez, il y a quelqu’un qui me marche sur les talons.

Et, devant nous, derrière nous, dans la file trottante, toujours les cris :

– Plus vite !… Accélérez !

Dépassées, les deux premières voitures de seconde aux intérieurs évacués, aux lampes sanguinolentes… Nous voici dans le noir ; sur la lueur du falot à acétylène perdue au loin, se profilent les rouges stalactites. Je me bute dans un buisson aux tentacules tièdes ; impossible d’avancer. Le lichen a-t-il subitement bloqué le passage ? Mais non ; le sentier oblique pour prendre le milieu des rails de gauche.

Nous allons entre deux confuses murailles hérissées, pleines de crépitements, qui nous montent jusqu’aux épaules. En haut, il pend des stalactites dont les pointes nous frôlent ; mes bras et ma poitrine heurtent des tentacules tièdes et spongieux, les petits cèdent élastiquement, les plus gros pètent… Et l’homme qui me précède n’est pas à cinq mètres ! La folle poussée de vie s’accélère toujours… Dans un cauchemar funeste, je marche sans espoir, luttant contre le niagara d’air qui nous fouaille, remorquant Aurore muette, haletante, trébuchante, à travers cette grotte vivante, cette sylve enchantée qui s’efforce sournoisement à nous barrer le passage, à nous bloquer parmi ses frondaisons, à nous ensevelir…

Atteindre la station ! Où est-elle ? On ne voit plus trace de lumières, en avant, pas même un signal… Le tunnel est-il déjà bouché par le lichen ? Non, le torrent d’air prouve que le souterrain reste libre.

Des cris de protestation, des injures derrière nous, se propagent, se rapprochent, une galopade furieuse nous rejoint… Une secousse violente de la main d’Aurore dans la mienne ; et je m’abats avec elle, rejeté de côté par quelqu’un qui nous dépasse, dans les branches de lichen.

Hideuse impression, de sentir foncer sous soi ces branchages ! d’être enseveli dans une masse grouillante de tentacules secs et chauds, qui cèdent sous les mains, se dérobent sous les pieds, me font désespérer de pouvoir me relever ! Et, sur le sentier, les fuyards, qui ont pris la panique et qui hurlent d’épouvante !

– Aurette ! mon Aurette !

Son silence m’effraie. Elle est tombée avec un petit gémissement, et reste étendue, abandonnée. À genoux, penché sur elle, je palpe tendrement son visage. Elle exhale, dans un souffle :

– C’est fini… Je vais m’évanouir… Laisse-moi ; sauve-toi, bien-aimé !…

L’aveu m’emplit d’une onde triomphale et désespérée. Elle m’aime ! enfin !… Et nous sommes perdus !

Ces quelques secondes d’immobilité ont suffi au lichen pour nous envahir de sa poussée inexorable. Comme ceux d’une pieuvre douée de volonté intelligente, les tentacules secs et chauds ont multiplié leur garrottement sur le corps étendu. À l’aveuglette, j’en arrache par poignées, j’en casse, j’essaie de la dégager. Mais ils renaissent à mesure, il s’en allonge d’autres. Moi-même, je suis saisi, envahi, enchevêtré dans l’étreinte multiple et dégoûtante de ces membres grêles, secs et chauds…

C’est fini. C’est la mort… Et, dans un élan d’extase désespérée, sur les lèvres défaillantes de ma bien-aimée je dépose ce premier baiser qui sera aussi le dernier…

Que m’importe cette clameur de délivrance qui s’élève, au loin du tunnel. Ces gens là-bas crient leur joie d’être sauvés… Moi je mourrai heureux.

Mais que se passe-t-il ? À part ces cris et le ronflement décroissant du courant d’air qui s’apaise, c’est comme un énorme silence dans le souterrain, une lacune incompréhensible, l’arrêt de quelque chose. Plus de crépitations, de craquements, la sylve enchantée aux branches vivantes et agressives s’est figée en immobilité, brusque comme un coup de commutateur. Et les tentacules aussi se sont figés sur Aurore et sur moi… Je reste pris dans leur étreinte, mais le poulpe semble frappé de catalepsie. Soudain, je comprends le sens des cris qui se rapprochent :

– On a coupé le courant ! Il n’y a plus de danger à marcher sur les rails électriques !

Le lichen est paralysé, faute de nourriture électrique ; la poussée de vie est arrêtée… Nous sommes sauvés… Sauvés !… Et Aurore m’aime !…

À coups de reins, à coups de pieds et de poings, je me dégage, cassant, arrachant les tentacules encore tièdes ; je dégage Aurore, l’empoigne à bras-le-corps, l’enlève…

Nous sommes restés seuls, restés les derniers, tout le monde a déguerpi, sauvé. Et le souvenir me revient, de la première heure de notre rencontre, à Cassis, où je l’ai tenue ainsi dans l’auto d’Alburtin… Mais cette fois elle m’aime ! Une onde de vigueur héroïque m’emporte, je ne sens plus le poids de mon cher fardeau.

Dix pas, et au delà d’un tournant insoupçonné du tunnel, m’apparaît le quai en rumeur de la station, où s’agitent des silhouettes, dans la clarté des phares à acétylène. D’autres viennent à notre rencontre : les sauveteurs…

Dans mes bras, Aurore renaît, se ranime, veut se faire déposer à terre.

– Je saurai marcher, je vous assure, Gaston. Cette ridicule faiblesse est passée.

Je m’y refuse. Triomphant, exultant, je vais lui dire ma joie de son aveu… Mais une infirmière me rejoint, et me demande :

– Est-elle blessée ? Faut-il une civière ?

Et quand j’ai remis Aurore sur ses pieds pour démontrer qu’il n’en est pas besoin, la femme la soutient par l’autre bras, et arrivée au bout du quai, l’aide à monter l’échelle de fer.

L’infirmière, dans sa sollicitude, et comme si elle regrettait de lâcher si vite ses deux derniers rescapés, exigea que nous absorbions un cordial d’authentique chartreuse verte, d’ailleurs. Des infirmières, des médecins, des pompiers nous entouraient ; des journalistes aussi ; mais grâce à un de leurs confrères, qui s’était trouvé dans la rame lors de l’accident et qui leur dictait un article, nous pûmes nous échapper sans encombre. J’en vis bien un faire un geste de surprise à la vue d’Aurore, esquisser un mouvement vers elle ; mais déjà je l’entraînais vers l’escalier. Le barrage d’agents et la foule traversés, cinquante mètres parcourus, nous respirâmes enfin, sur le quai d’Orsay.

Aurore dégagea son bras, que je soutenais toujours.

– L’air me fait du bien. Marchons un peu, voulez-vous.

Sous les arbres mi-défeuillés du quai, entre la Seine et la circulation de la chaussée, il me semblait revenir à la vie réelle. Les minutes vécues précédemment, sous terre, au pouvoir du Lichen, m’apparaissent plus fantasmagoriques qu’un rêve d’opium ou de haschich. Si le souvenir du tutoiement et de ces deux mots suprêmes : « bien-aimé », n’eussent été entaillés aussi profondément dans mon cœur, j’aurais douté de les avoir entendus. En tout cas, j’éprouvais une pudeur à m’en ressouvenir ; je sentais qu’elle m’avait laissé entrevoir par surprise un dessous interdit de son âme ; il y avait eu maldonne ; après cet aveu-là, elle au moins devait mourir. Entre nous, survivant tous deux, il n’en pouvait plus être question. Et pourtant, puisque je savais !… Comment redevenir le simple bon camarade qu’elle m’avait imposé d’être les jours précédents ?… Soit ! je ne me livrerais pas aux élans triomphaux qui me soulevaient tout à l’heure, mais je pouvais du moins, par une allusion…

Elle marchait à mon côté, pensive, m’observant parfois de biais. Elle devinait ce qui se passait en moi. Elle suivait le cours de mes sentiments. À la seconde même où j’allais parler, elle m’arrêta.

– Gaston, ami cher, non, pas maintenant. Pas de paroles irrémédiables. Entendez-moi bien. Il ne s’est passé qu’une seule chose, dans le tunnel, quand je suis tombée : c’est que vous avez renoncé à vous sauver pour tenter de me sauver ou périr avec moi. Je ne vous ai rien dit. Rien. Cela ne compte pas, puisque nous sommes ici, vivants. Il ne faut pas que cela compte. Rien ne doit, rien ne peut être changé entre nous. Seul, le souvenir de votre dévouement…

– Bon camarade !… ne pus-je m’empêcher d’exclamer, amèrement.

– Vous voyez ? Vous êtes incapable de vous contraindre, à présent. Il ne faut pas, pour l’avenir de notre belle amitié, que nous restions ensemble aujourd’hui. Nous allons nous quitter. Voici un taxi… (et, levant le bras, elle arrêta la voiture, qui vint se ranger au bord du trottoir)… un taxi qui va me reconduire à mon hôtel. Je me reposerai, je dormirai, ne vous inquiétez pas pour moi… En compensation, j’irai demain matin chez vous, vous donner une séance de pose.

– La dernière…

– Et alors nous pourrons causer. Mais, je vous le répète, au nom de notre amitié, pas une allusion à cette parole interdite que le danger suprême m’a arrachée. Est-ce convenu ?

Je ne voulus pas compromettre le présent, ni l’intuable espoir du futur.

– Oui, Aurette. C’est convenu.

– À demain donc, Gaston… À 9 heures.

Et, preste, lançant au chauffeur : « Hôtel Métropole », elle monta en voiture et claqua la portière. Mais elle ouvrit la glace pour me donner en guise de meilleur adieu, son sourire, franc, direct, d’amie loyale.

X

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Même pour mon histoire personnelle, les sentiments qui m’agitèrent, cette après-midi et cette soirée-là, n’ont pas grande importance. Ils n’influèrent sur les événements de ma vie que de façon nulle, et il est préférable de les passer sous silence. La décision du destin ne fut pas le moins du monde modifiée par les folies que je triturai durant les heures passées à me promener dans la ville, puis dans mon atelier ; par mon dépit, en songeant à la séparation qu’elle m’imposait, pour ce si précieux jour ; par mes révoltes contre les obstacles, par mes résolutions de les vaincre, d’amener Aurore à n’écouter que la voix de son cœur. Durant ces heures, je crus à la puissance absolue de la volonté humaine ; j’oubliai ma croyance habituelle, que nous sommes entre les mains des dieux : nos dieux intérieurs et ceux des événements… Et, par une inconséquence ultime, j’allai jusqu’à reprocher à Aurore de m’avoir fait cet aveu, de m’avoir laissé comprendre qu’elle m’aimait, alors que je commençais de m’habituer à notre situation réciproque, alors que je me résignais à n’être pour elle qu’un bon camarade… Tant l’illusion rétrospective de la passion peut transformer et fausser le souvenir de nos propres sentiments !

Mais peu importent, je le répète, les souffrances morales que j’endurai ce jour-là et tout ce que je me promis de lui dire le lendemain, à la séance de pose. Rien de tout cela ne se réalisa, pas même cette dernière.

Mieux vaut donner un aperçu de la situation dans Paris, ce soir-là et le lendemain. Cette période de ma vie est en général tellement intriquée avec l’histoire du Lichen, que je ne puis raconter mes souvenirs de l’une sans parler de l’autre. Mais durant les dix-huit heures en question, le Lichen seul a de l’importance, et je puis me dispenser de mentionner mon modeste personnage ; je ne me prends pas systématiquement pour le centre du monde.

Pour cette fois, au lieu d’énumérer les événements dans l’ordre où je les appris, j’anticipe sur les nouvelles du lendemain, pour parler des faits concernant les transports en commun.

L’arrêt total du trafic sur tout le réseau du Métro, même sur les lignes encore indemnes, fait honneur au discernement et à l’esprit de décision des dirigeants de l’exploitation, qui aperçurent d’emblée l’urgence de cette mesure et osèrent l’appliquer dès 19 heures, malgré les conséquences pour les actionnaires.

Il fallut deux nouveaux incidents, et plusieurs autres « explosions de vie » analogues à celle du Nord-Sud, il est vrai, pour faire comprendre à la compagnie qu’elle ne devait pas s’obstiner à maintenir le service des trains. À 17 heures, la ligne Maillot-Vincennes était à son tour fortement contaminée, les souterrains envahis de lichen à croissance ultra-rapide et deux rames furent bloquées comme la nôtre, l’une à « Champs-Élysées », l’autre vers la Bastille, mais le courant fut coupé assez vite, et il n’y eut pas non plus de victime. Un peu plus tard, l’obstruction se produisit entre la gare du Nord et les Halles, mais les trains furent sagement retenus aux stations.

La T. C. R. P., dès 16 heures, avait pris pour les tramways une mesure identique, après que se furent produits en divers points du réseau une dizaine de cas analogues à ce que nous avions vu rue de la Pépinière : court-circuit, moteur grillé, avec ou sans incendie consécutif de la voiture.

Alors seulement, les Parisiens comprirent que cela devenait sérieux.

Jusqu’ici, même dans les quartiers de Paris les plus atteints, tout s’était borné à des incommodités domestiques, supportées avec plus ou moins de bonne humeur. Mais en apprenant coup sur coup cette série d’accidents, puis l’arrêt des tramways et celui du Métro, ce fut un émoi général.

Les usagers des différentes lignes de tramways, faute de pouvoir rentrer chez eux après la journée de travail, par leur moyen habituel de transport, se rabattirent sur la station de Métro la plus proche ; mais bien que la cessation officielle du trafic ne pût être ordonnée qu’une heure plus tard, à 18 heures déjà les trains ne circulaient plus que sur des tronçons de lignes. À la gare Saint-Lazare, aux Invalides, au quai d’Orsay, les gens habitant la banlieue se butèrent à une désorganisation complète du service des trains à traction électrique, par suite de courts-circuits, comme sur les tramways. Les derniers moyens de transport : autobus et taxis, furent pris d’assaut, et leur insuffisance obligea nombre de banlieusards à regagner leur gîte par des moyens de fortune.

Et, rentrés chez eux, l’incertitude de se demander si les services seraient rétablis le lendemain…

Ils ne le furent pas ; ils ne pouvaient pas l’être. Toute nouvelle tentative dans ce sens eût provoqué au bout de peu d’heures une nouvelle série d’accidents pires que les premiers. Des expériences furent évidemment faites, au cours de la nuit, et démontrèrent qu’aucun balayage, aucune désinfection ne pouvaient débarrasser tunnels ni voitures des spores calamiteuses. Il fallait jusqu’à nouvel ordre, jusqu’à découverte d’un moyen de destruction efficace, se résigner aux pertes financières et à la perturbation de la vie sociale que devait entraîner cet arrêt de l’exploitation.

Le personnel des tramways et du Métro fut mis en congé provisoire, avec demi-salaire… et chaque employé, porteur de germes, contribua comme l’avaient fait les voyageurs, à diffuser le Lichen dans Paris et la banlieue.

Les zones contaminées s’étaient déjà fort étendues. À ce que je vis avant de rentrer chez moi vers 7 heures après un long vagabondage, les grands boulevards étaient atteints, avec une répartition capricieuse, comme il arrive, dans les épidémies. Beaucoup de réclames électriques fonctionnaient encore convenablement ; mais certaines avaient une partie de leurs lampes « malades » ; la gazette lumineuse de la place de l’Opéra n’offrait plus qu’un texte brèche-dents, illisible. Plusieurs cinémas, en sus du Paramount, avaient fermé. Aux terrasses des cafés, même celles aux éclairages non déficitaires, les visages étaient mornes. Malgré mon désintérêt, des choses extérieures, je sentais dans la ville une atmosphère de consternation.

Et pourtant, les résultats calamiteux de l’invasion cosmique ne faisaient que commencer !

Dans mon atelier, sur son chevalet, le portrait commencé attendait la séance de pose. Dès 8 heures, sitôt levé et habillé, je me mis à préparer ma palette. Une nuit de bon sommeil… inattendu, certes, après ces heures de tourmente… avait rasséréné mon esprit et rendu l’équilibre à mon cœur, en ranimant la confiance en l’avenir et la juste appréciation des valeurs. La partie serait dure à gagner, c’était trop probable, mais mes chances avaient triplé, décuplé, depuis la veille… Bons camarades, en apparence, soit ! pour observer le protocole imposé par Aurore, mais son aveu de la veille me donnait la vraie température de ses sentiments. Dans cette lutte que j’entreprenais pour lui faire partager mon amour, elle était en secret mon alliée.

Cependant, à trop réfléchir avant l’arrivée de mon modèle, je craignais de perdre mon calme et la confiance recouvrée. Lorsque la concierge me monta le courrier, avec L’Excelsior et le Matin, je laissai volontiers bavarder la bonne femme.

Elle me remercia d’abord de mon conseil : depuis qu’elle s’éclairait à la bougie, la loge restait propre et les démangeaisons de son mari avaient disparu. Mais j’étais curieux de savoir ce qu’elle pensait des événements. Elle était renseignée, puisque son mari était wattman au Métro ; mais à ses commentaires, je compris que les accidents de la veille n’étaient tragiques que pour qui y avait assisté. Ces choses-là ne pouvant arriver à domicile, on n’avait pas trop à s’en émouvoir. Pour Mme Taquet, c’était surtout un ennui à cause de la mise en chômage de son homme.

– Mais ça n’est que pour un jour ou deux, bien sûr ; autrement la Compagnie ne lui donnerait pas demi-salaire… Aujourd’hui qu’il fait beau, il en profite pour se balader. Il va avec des copains, à la Tour Eiffel, cueillir du zébi.

– Du quoi ?

– Du zébi. Vous n’avez pas vu ? On commençait à en vendre déjà hier au soir dans le quartier, sur les petites charrettes. C’est quasiment de la confiture et ça pousse sur les antennes de la Tour. Il paraît que ça a bon goût ; mais moi, quand même, je ne voudrais pas y toucher. Si Antoine en rapporte, il pourra tout manger… Vous en mangeriez, vous, monsieur Delvart ?

Je me ressouvins de la « gelée de framboises » du jeune Frémiet.

– Ma foi, oui, madame Taquet. Pourquoi pas ? Il faut prendre les bienfaits de la science avec ses inconvénients. Si la police n’interdit pas la cueillette, c’est que le zébi est inoffensif.

La brave femme hocha la tête, mal convaincue.

– C’est égal, j’ai idée que ça ne doit pas être sain.

En manière de parenthèse, je dirai tout de suite que la même répugnance manifestée par ma concierge régna au début chez bien des gens du peuple, qui eussent dû pourtant accueillir comme une manne céleste cette variété comestible de Xénobie, friandise économique qui compensait pour une faible part les inconvénients des autres formes du Lichen. Les petites charrettes à bras que je vis, plus tard ce jour-là, dans mon quartier et ailleurs, attiraient une foule de ménagères curieuses autour de l’espèce de gélatine rouge-rubis qui tremblotait dans des seaux de fer-blanc ; mais peu cédaient aux sollicitations des marchands et des pancartes : « Zébi framboise, première qualité. Confiture Tour Eiffel. Plus nourrissant que la viande de bœuf d’après les analyses du Laboratoire de la Répression des Fraudes Alimentaires. 2 francs le kilo, 25 centimes le quart ». Le susdit Laboratoire avait-il donné son autorisation, comme l’affirmaient les Crainquebilles ? Ou bien la police fermait-elle les yeux, en ces jours de relâchement ? Je l’ignore ; mais le fait est que cette substance fut déclarée par les journaux inoffensive pour le consommateur, sinon réellement nutritive. De temps à autre, une ménagère tendait un bol de faïence ou une boîte à conserves, que le marchand remplissait sur la balance en puisant au tas avec une louche de bois à tourner les sauces ; mais la vente manquait d’entrain. Le bon marché du produit le fit un peu dédaigner, au début, tant que sa récolte fut libre. Mais quand un syndicat l’eut trustée, le prix augmenta, et le zébi acquit la vogue populaire.

– Et ça ne se conserve même pas ! conclut Mme Taquet. Ça doit se manger frais, ou ça tourne comme du lait.

La concierge partie, je jetai un coup d’œil sur les journaux. J’ai déjà parlé de l’arrêt complet des services, sur le Métro et les tramways. Sur les chemins de fer électrifiés, État, Orléans, désorganisation complète et trafic virtuellement suspendu au départ de la capitale. Au P. L. M., de nombreux fils télégraphiques aériens s’étaient rompus, entre Paris et Villeneuve-St-Georges, sous la surcharge du Lichen. Les rapides du Midi avaient jusqu’à deux heures de retard ; et là-bas, entre Marseille et Nice, dans la zone envahie par la Xénobie, régnait un désarroi pire encore.

Je venais de lire que le Conseil des Ministres s’était réuni pour discuter de la situation, et que la rentrée des Chambres était avancée au 25 octobre, lorsque le carillon tubulaire tenant lieu de sonnette à la porte de mon appartement retentit… Aurore, déjà ? En avance d’un quart d’heure ?… Je m’élançai…

C’était Luce de Ricourt, avec son frère.

Je dus lui laisser voir mon peu d’enthousiasme devant cette visite aussi intempestive qu’imprévue, et Luce parut y prendre un malin plaisir.

– Tu ne nous attendais pas, hein, mon vieux Tonton ! On te dérange ?

– Pas du tout. Entrez donc… Et par quel hasard êtes-vous à Paris ? Je vous croyais à Cassis jusqu’au 30.

Alors seulement je m’avisai que Géo était porteur d’un volumineux paquet. Il me le remit.

– Tes toiles, que l’hôtelier du Cendrillon m’a chargé de te porter, sur ma demande. J’ai cru cela plus prudent que de lui laisser faire l’envoi.

Mon irritation mollit, devant ce service rendu de si bonne grâce, et je supportai l’intrusion avec plus d’indulgence. Cependant Luce avait pénétré en coup de vent, la première, dans mon atelier. Elle tomba en arrêt devant le portrait commencé.

– Hé ! Tonton ! Mais c’est « la jeune et sympathique astronaute », comme disent MM. les journalistes… Et tu l’attendais, je parie, pour une séance de pose ?

– Oui mais…

– Mais maintenant que nous sommes là, tu ne nous mets pas à la porte ? Merci. Nous allons te laisser bientôt ; mais auparavant, sais-tu ce que tu devrais faire si tu étais gentil ? Nous présenter à Mlle Lescure. Depuis que je l’ai vue à Cassis, de loin, à ton bras, je meurs d’envie de faire sa connaissance.

Impossible de refuser. Tout en craignant quelque piège de Luce, à qui ce ton doucereux n’était pas habituel, je me résignai à la mettre en présence de celle qui devait lui apparaître comme une rivale triomphante, et contre qui elle devait nourrir un solide antagonisme.

Au moment précis où j’acquiesçais, on sonna de nouveau… Aurore.

Malgré les effusions affectées de Luce, il y eut une minute de gêne. Pour y mettre fin, Géo conta leur exode de Cassis.

Le jour même de mon propre départ, le 17, les lampes de l’hôtel avaient commencé de se contaminer. Le 18, le pain avait manqué une demi-journée, les boulangers de Cassis usant tous de pétrins électriques, et les moteurs s’étant détraqués mystérieusement. De plus, Mme de Ricourt avait une horreur maladive des puces ; et, après s’être grattée deux nuits, ses plaintes et ses lamentations avaient fait décider le retour… car les journaux ne signalaient encore l’invasion du Lichen qu’à Marseille, et ils se figuraient que Paris devait être indemne. Partis le 19 au matin, ils étaient arrivés hier à la fin de l’après-midi, Luce relayant son frère au volant. Ils auraient fait le trajet en beaucoup moins d’heures, n’eussent été, sur la fin, des pannes réitérées dues à la formation du lichen sur les bougies d’allumage.

– C’était bien la peine, continua Géo, de changer de patelin !… Mais il faut que je vous parle de notre ami le docteur. Les infirmières ont dû jaser, Mme la doctoresse aussi, sans doute ; et les Cassidiens l’ont vite rendu responsable des perturbations de l’éclairage électrique et autres accidents. L’attitude de la population était devenue si hostile, à notre départ, que ce brave Alburtin n’osait presque plus se montrer. Les gens refusaient de travailler pour lui ; il a eu toutes les peines du monde à trouver quelqu’un pour emballer et transporter à la gare l’appareil de Mlle Lescure.

– Pauvre docteur ! murmura Aurore. Quand était-ce ?

– La veille de notre départ, je crois, le 18. Les caisses doivent présentement vous attendre en gare de Paris… Avec tout cela, le mal était fait, Cassis n’avait plus une maison indemne. Les hôteliers sont furieux et navrés ; les étrangers sont tous partis pour La Ciotat, Bandol, Saint-Cyr… Et nous, ce n’est qu’après Chalons que nous avons compris que nous en trouverions autant à Paris… Autant, et pis ! Car ce qui n’était là-bas qu’une petite incommodité, dans un village, risque de tourner à la catastrophe dans une grande capitale, où tout dépend de l’électricité.

– En somme, chère mademoiselle, interrompit Luce d’un air perfidement affable et apitoyé, le professeur Nathan a beau dire, vous avez fait là un triste cadeau à l’humanité. Nous commencions déjà à soupçonner, depuis la guerre, que les découvertes de la science ne sont pas toutes bonnes… Mais vous me direz que vous avez rapporté en compensation l’or lunaire.

Aurore tressaillit.

– En effet, je dois être considérée comme une criminelle…

Cette allusion à l’or lunaire, était-elle de la part de Luce une gaffe involontaire ou une méchanceté ?… À la hâte avec laquelle Géo s’interposa, je penchai pour la seconde hypothèse. Alburtin avait dû leur dire que la Fusée n’avait pas atteint la Lune.

– Moi, reprit Géo, je ne pense pas que l’opinion publique soit tentée de vous accuser, mademoiselle. On a beau savoir, par les révélations de la Presse, que le germe initial du Lichen a été rapporté des espaces par la Fusée de Mlle Lescure ; l’infinie majorité des Français moyens ne « réalisent » pas la connexion. Pour ce plus grand nombre, les cosmozoaires sont un mythe impersonnel, une de ces données livresques que l’on absorbe sans y attacher d’attention réfléchie, comme tant d’articles de vulgarisation scientifique, et dont ceux mêmes qui s’en rappellent quelque chose ne gardent qu’un souvenir de psittacisme pur. Il est en somme heureux que le bel article de M. Nathan ait été peu compris des masses. On croit aux cosmozoaires par un acte de foi ; mais ils restent sans rapport commensurable avec le Lichen, fait matériel que l’on connaît seul, comme une calamité naturelle, assimilable à une épidémie, à une inondation, à un tremblement de terre. Entre le Lichen qui bouche les tunnels du Métro et la gracieuse astronaute que l’on a vue à l’écran ou sur ses portraits, il ne peut y avoir commune mesure, dans l’opinion populaire. Seuls, les gens cultivés comme nous parviennent à établir un rapport de causalité entre le foisonnement des Xénobies et les météorites récoltés par Mlle Lescure ; mais ceux-là ne peuvent évidemment songer à vous rendre « responsable ». Et nous savons encore mieux que les autres l’inutilisé de vous en vouloir.

– Tu parles comme un livre, Géo, fit sa sœur, pince-sans-rire.

Aurore regardait son défenseur avec reconnaissance.

– Vous me rassurez, monsieur. Je redoutais des manifestations hostiles à l’arrivée à Paris de mon père et de Lendor-J. Cheyne, cette après-midi.

Luce n’attendait que cela.

– Chère mademoiselle, vous allez me faire faire la connaissance de M. Lendor-J. Cheyne, que je suis très désireuse de voir. Sa spéculation à l’américaine sur l’or… lunaire (et à son ton ce fut comme si elle eût ajouté : Qui n’existe pas) m’emballe tout à fait… À quelle heure donc, cette arrivée au Bourget ?

– À 15 heures.

– Vous voulez bien, n’est-ce pas ? reprit Luce.

– Oui. Mais comment ?…

Géo trancha la question.

– Faisons une chose. Mon patron Hénault-Feltrie, qui vient de me téléphoner, sera au Bourget pour recevoir MM. Cheyne et Lescure au nom de l’Astronautique française. Je vous prends dans ma turbo, et avec vous quatre, nous aurons encore la place de les emmener à Paris. Malgré tout, ce sera leur rendre service, car je ne crois pas que les Parisiens, sans leur être précisément hostiles, leur réservent un accueil chaud, chaud…

J’espérais qu’Aurore allait refuser la combinaison, mais elle inclina la tête en silence. Et Géo conclut :

– Allons, c’est dit. Et nous déjeunons ensemble.

J’espérais voir partir les intrus, qui nous donneraient rendez-vous ; mais Luce n’en avait pas fini. Elle tint à choisir plusieurs toiles, dans le lot de mes « calanques » rapportées par son frère. Elle avait un coup de Bourse en train, de réussite sûre, et se hâtait de faire un placement or.

La discussion et le choix des tableaux eurent lieu avec le concours d’Aurore. Elle y mit tant de complaisance que je la soupçonnai d’être heureuse de l’occasion qui la privait du tête-à-tête avec moi, malgré sa promesse de la veille. Elle n’était pas sûre du bon camarade !

Quand ces interminables palabres furent conclus, par l’achat de quatre toiles que Luce me paya d’un chèque, il était 11 heures et demie. Aurore et Luce semblaient dans les meilleurs termes. Cela m’agaçait, mais j’éprouvais néanmoins un secret plaisir à les considérer ainsi, à les confronter l’une à l’autre.

Revenant à ses projets de spéculation, Luce disait à sa nouvelle amie :

– Je viens de prendre position à la baisse sur les électriques, à la hausse sur les pétrolifères… à terme, malheureusement. Si j’avais quelques centaines de millions disponibles, je raflerais tous les titres pétrolifères du marché… Vous ne suivez pas les cours de la Bourse ?… Ni toi, naturellement, Tonton ?… Hé bien, la Royal Dutch a fait hier 400 francs de hausse, et la Shell dépasse le cours de 700 !

En prononçant ces phrases misérablement vénales, Luce s’échauffait, prenait son expression suprême et complète de beauté. Mieux que jamais je comprenais pourquoi j’avais si longtemps pu me méprendre sur elle : je détestais les bassesses qu’elle disait, les sentiments qui étaient en elle… et cela juste au moment où le resplendissement de sa physionomie et de son attitude me forçait à l’admirer, d’une émotion artiste… La rousse Danaé du Titien sous le ruissellement de l’or !

Et Aurore, dédaigneuse comme moi de ces contingences, réfugiée dans un sourire d’indifférente politesse… Aurore, dont la grâce ingénue, souple et simple m’enchante, elle, par toutes les antennes de mon humanité…

Ce petit jeu des contrastes, savouré en secret, m’aida encore, un peu plus tard, à faire bonne figure à nos hôtes, pendant le déjeuner… Et puis, un peintre peut-il se montrer revêche à l’amateur qui vient de lui acheter quatre toiles, au prix fort, et dont on a le chèque dans son portefeuille ?

XI

AU BOURGET#id___RefHeading__46_1638060096

La « turbo », en vitesse, sur la route de Flandre. Ingrate banlieue de guinguettes. Foule dominicale sur les bas-côtés. Charrettes de zébi, entourées de dégustateurs. Pas de tramways. Taxis et autobus traînant leurs goitres loqueteux de lichen. Et, depuis la porte de la Villette, combien d’autos en panne au bord de la chaussée !

– Pannes de bougies, tout ça, nous lance Géo, en évitant d’un dextre coup de volant une cadillac qui vient de s’immobiliser net devant nous, sans signal. Moi, j’ai un tuyau qu’Alburtin m’a donné : arroser les bougies à l’eau salée… chlorure de sodium… cela retarde le développement du lichen et rend les pannes plus rares. Mais ce n’est qu’un palliatif. Vous allez voir, les autos finiront pas se bloquer, comme le reste… Et les avions aussi.

Entre les énormes hangars gris que nous dépassons à gauche, les premières échappées sur la plaine lépreuse de l’aéroport, où des appareils, près ou loin, évoluent à ras du sol, ou atterrissent avec des souplesses gracieuses de ballerines.

Foule énorme, tassée le long des grilles. Aux portes, des gardes républicains, à pied ou à cheval. Il fallut stopper, montrer patte blanche.

La turbo parquée, Géo nous guida vers le pavillon de l’Aéro-club. 3 heures moins 10 à l’horloge. Un haut-parleur proclame que l’avion portant MM. Oswald Lescure et Lendor Cheyne vient de survoler Mantes et sera ici dans un quart d’heure.

Devant le pavillon, deux groupes attendaient : l’un, d’une vingtaine de journalistes, caméramen, photographes, presque tous des jeunes gens, chapeau mou et trench-coat, l’air aigu et décidé. L’autre, une douzaine de messieurs graves et presque tous âgés, qui portent à la boutonnière le ruban ou la rosette rouges, et deux ou trois dames semblablement décorées.

– Mon patron, M. Hénault-Feltrie, annonça Géo à mi-voix, en désignant du regard à Aurore un solide quadragénaire qui causait avec le professeur Nathan. Sous quel nom dois-je vous présenter, mademoiselle ?

Ma compagne se redressa.

– Sous mon vrai nom, monsieur !… Assez de mensonges ! compléta-t-elle en aparté.

Au nom d’Aurore Lescure, M. Hénault-Feltrie, célèbre avionneur et président de la Ligue Astronautique de France, s’inclina muettement et, comme prêt à lui poser quelque question embarrassante et délicate, hésita deux secondes avec un sourire sous lequel je crus discerner du scepticisme et de l’ironie… un sourire qui m’humilia, me rappelant un lambeau d’article que j’avais lu, signé Hénault-Feltrie, démontrant l’impossibilité d’atteindre la Lune avec la Fusée M. G. 17, et surtout en cinq heures.

Mais Nathan, à son tour, salua ma compagne ; et, d’un ton pincé :

– Je vous ai attendue hier, mademoiselle.

Soulagée de la diversion, elle lui conta notre accident de métro, tandis que Luce entreprenait M. Hénault-Feltrie.

Mais, se détachant de leur groupe, des journalistes s’étaient égaillés autour de nous, aux écoutes. Des objectifs se braquèrent sur Aurore et Nathan, les stylos noircissaient carnets ou blocs. Et, sur les visages, des demi-sourires, narquois et complices. En l’un des reporters, je crus reconnaître le faux valet de chambre de l’hôtel Métropole, qui parlait, en me regardant, à l’oreille de son voisin. Ce dernier s’approcha de moi et me demanda tout de go :

– Monsieur Gaston Delvart ?… Voulez-vous me dire quelques mots… sur vous-même… et sur Mlle Aurore Lescure, que vous pilotez dans Paris ?

Me fâcher ?… Mais non, improviser plutôt quelques vagues banalités…

Le métallique enrouement du haut-parleur proclama que l’appareil de Cherbourg était en vue. Deux gros biplans, un rouge et un bleu, convergeaient sur l’aéroport. Le rouge, d’une compagnie anglaise : courrier de Londres. Le bleu : le nôtre.

L’avion bleu toucha terre, roula, s’immobilisa à moins de trente mètres. Les mécanos s’élancèrent, calant les roues, disposant l’escabeau. Presque mêlé maintenant à la foule des reporters, notre groupe restait en suspens.

À la porte de la carlingue, un incontestable Yank parut, nu-tête, rappelant par sa physionomie le fameux Lindbergh, mais avec des traits moins francs, moins ouverts, sans ce charme juvénile… et, débarqué, aida à descendre un vieillard à cheveux blancs, au teint de cire, aux yeux lumineux de génie.

– Mon père ! s’écria Aurore.

Et, sans souci du protocole, elle courut à sa rencontre, parmi les « Hip ! hip ! Hourrah ! » lancés par les plus gamins des journalistes, parmi le claquement des obturateurs et le cliquetis des caméras qui « tournaient » l’embrassade passionnée du père et de la fille, puis le shakehand d’apparat, vigoureux mais sans tendresse, qu’elle échangeait avec son fiancé.

Présentations en bousculade, noms égrenés par Hénault-Feltrie, Nathan, Géo : Mme Camille Flammarion, Mme Curie, Mlle de Ricourt, M. Lequint, ministre de l’Air, M. Dusautoy, président du Syndicat de la Presse… Les reporters, s’insinuant entre les épaules, ajoutaient au brouhaha et à la confusion. Au loin, contre les barreaux de la clôture, sur la route, la foule se démenait et hurlait : vivats ou huées, impossible de le savoir. On ne commença à se reconnaître qu’une fois rassemblés dans la salle de l’Aéro-club, autour des coupes de champagne.

Toasts officiels : bienvenue sur la terre de France aux vaillants champions de l’astronautique américaine… À tour de rôle, chacun y alla de son petit couplet.

Lendor-J. Cheyne, flegmatique, saluait en automate et vidait sa coupe à chaque fois. Il s’excusa, en un invraisemblable charabia, de ne pas « parler biène le française langage » et passa la parole à M. Oswald Lescure, qui remercia tous et chacun en quelques phrases apprises par cœur. Lui non plus ne parlait pas couramment le français. Puis les conversations particulières, enchevêtrées, s’amorcèrent, au profit des journalistes dont quelques-uns s’étaient faufilés dans la salle.

Aurore avait pris tendrement par le bras son père, qui rayonnait, la couvant du regard. Elle tint à me présenter de nouveau à lui et à Cheyne, faisant de moi presque son sauveur, à l’occasion de l’accident, qu’elle évoqua. Mais je ne connais pas un mot d’anglais (elle traduisait à mesure pour moi), et ce fut sans doute une des raisons qui m’aliénèrent leurs bonnes grâces. Malgré l’accolade et les protestations de reconnaissance du vieillard (traduites aussi, ce qui les rendait un peu ridicules) et le shake-hand en coup de pompe du Yank, je sentis tout de suite que cela ne « cordait » pas : j’avais beau être le « sauveur » d’Aurore, j’avais capté sa confiance et son amitié ; et pour le père comme pour le fiancé, j’étais aussi l’ennemi, susceptible de gêner l’affection jalouse de l’un, et les plans ou les intérêts de l’autre. Ce sont là de ces prémonitions auxquelles on ne se trompe pas. Aurore dut le sentir aussi, car elle me jeta un regard déçu et peiné.

Luce, également présentée à eux dans le coin des intimes, considérait avec une admiration évidente Lendor J. Cheyne, qui lui opposa d’abord sa traditionnelle insensibilité aux hommages féminins. Mais il se dégela quand elle se mit à lui parler en anglais, de près et d’une voix contenue mais avec chaleur.

Je compris tout juste le mot « businessman ». Comme je regrettais mon ignorance ! À la mine intéressée du Yank, à la volubilité de Luce et à son sourire conquérant, je devinais qu’il se disait là, à portée de mon ouïe, des choses considérables ; mais je ne soupçonnais pas l’importance que devait avoir sur mon propre avenir l’accrochage de ces deux êtres. Luce resplendissait de la perfection de beauté qui lui vient quand elle parle affaires. Le Yank laissa paraître un peu d’inquiétude, en voyant rôder autour d’eux, l’oreille tendue, un reporter qui apparemment, comprenait l’anglais, et tous deux se mirent à parler bas. À un moment donné, Cheyne eut un léger haut-le-corps estomaqué, puis après quelques secondes de tension, une réplique de Luce le dérida, et il grimaça un sourire muet, comme s’il avouait à demi une bonne farce énorme.

Aurore, qui laissait son père s’absorber dans un entretien animé avec Nathan, était seule, en sus de moi, assez rapprochée pour entendre. Elle écoutait, les narines frémissantes de dédain.

Un peu plus tard, elle me renseigna : Luce venait de démontrer au Yank qu’elle était aussi « américaine » que lui, en le félicitant ouvertement de son bluff lunaire…

Cependant, un à un les officiels avaient disparu, et les journalistes, à l’exception d’un dernier reporter qui s’acharnait sur moi. Il ne restait plus que Nathan, en grande conversation avec Aurore et son père ; et Cheyne venait d’accepter l’offre formulée par Géo, de les prendre dans sa voiture, lorsqu’un personnage s’avança, dont l’entrée avait passé inaperçue.

– Ah bah ! M. Guyon ! chuchota mon reporter. Et, voyant que cela ne me disait rien, il compléta : Le sous-chef de la Sûreté.

Et il se tut, guettant les paroles du commissaire.

M. Guyon ne cherchait pas le secret ; il n’avait attendu ce moment que pour s’exprimer plus à l’aise. S’adressant à Aurore et aux deux Américains, il déclina ses nom et qualité, puis :

– Ne craignez rien, Mademoiselle, nous savons depuis deux jours qui vous êtes et où vous logez ; je regrette seulement que vous n’ayez pas eu plus de confiance en la courtoisie de nos procédés… Votre passeport, si vous voulez bien me le confier, vous sera rendu légalisé, ce soir même, à votre hôtel.

« Et vous, messieurs, j’ai le regret de vous prévenir que, par ordre du ministère, vous êtes placés sous notre surveillance. Le gouvernement de la République n’entend pas vous faire un crime des calamiteux accidents provoqués par le Lichen, et en fin de compte par l’atterrissage en France de l’appareil construit et lancé par vos soins. Nulle entrave ne sera non plus apportée à vos activités financières, tant qu’elles se renfermeront dans les limites de la légalité. Mais interdiction absolue vous est faite de vous livrer, au Champ-de-Mars ou ailleurs, aux essais astronautiques dont vous avez annoncé l’exhibition prochaine. Pour vous faciliter le respect de cette ordonnance, je vous préviens que la Fusée M. G. 17… c’est-à-dire les colis qui la contiennent, expédiés de Cassis par le docteur Alburtin, ont été saisis en gare de Paris-P. L. M. et placés sous séquestre. Ils seront de nouveau à votre disposition le jour où vous quitterez le territoire français… Mademoiselle, messieurs, j’ai bien l’honneur…

Le Yank, s’il parlait mal le français, devait mieux le comprendre. Il répondit par une inclinaison goguenarde au salut du commissaire, tandis qu’Aurore et son père semblaient se résigner à l’inévitable et donner un acquiescement définitif à Nathan, qui paraissait triompher. Je m’inquiétai : quelle décision allait provoquer cette mesure de police ?

La phrase anglaise que Cheyne adressa au père et à la fille entre deux mâchonnements de chewing-gum, avait un accent d’humour à froid, et je restai en doute s’il parlait pour de bon, même après que le complaisant Géo m’en eut donné la traduction.

– Il a dit : Allons, après ça, le plus sage serait de retourner en Amérique.

Mais le Yank ne s’en laissa pas moins guider vers la « turbo », où nous prîmes place. Nathan accompagna Aurore et Oswald jusqu’à la portière et les quitta sur un dernier : « À ce soir donc », pour gagner sa propre voiture.

Géo empoigna le volant comme s’il tenait notre sort entre ses mains et sous sa pédale d’accélération. Mais, aux grilles de l’aéroport, la foule, dix minutes plus tôt compacte, vociférante et hissée sur les toits des hangars, était réduite à une simple rangée de curieux obstinés, et les gardes républicains qui veillaient aux portes n’eurent pas à protéger notre fuite contre la moindre tentative d’hostilités. La démonstration avait-elle eu lieu, prématurément, sur le passage de quelque auto de personnages officiels, pris pour les Américains ? Ou la dégustation aux petites charrettes de l’économique et succulent zébi avait-elle lénifié les sentiments des chômeurs du Métro et des tramways ? Je l’ignore. En tout cas, ce furent des acclamations confuses, saluant des noms indistincts (« Vive Mme Curie ! » crus-je entendre… à l’adresse de Luce ou d’Aurore !) que notre voiture reçut à sa sortie, fonçant par le portail et virant en vitesse vers Paris, sur la route de Flandre.

Quinze minutes plus tard, après une seule courte panne et sans que dix paroles eussent été prononcées dans la voiture, celle-ci s’arrêtait devant l’hôtel Métropole : Aurore, son père et Cheyne descendaient, et ce dernier, d’un « Thank you very much » et d’un shake-hand définitif, montrait sa ferme volonté de n’être pas escorté plus avant. Aurore put tout juste me glisser :

– Je tâcherai d’aller chez vous demain ; téléphonez-moi en tout cas vers 9 heures, avant que je sorte.

J’allais descendre aussi, mais Géo, avant de rentrer avec Luce rue Legendre, tint à me « remonter » jusqu’au bas des escaliers Caulaincourt. Durant le bref trajet, je bénéficiai encore de ces réflexions de Luce :

– Tonton, tu es un minou, de m’avoir fait connaître ton modèle et son fiancé. Je te revaudrai ça… Quel type épatant, ce Cheyne ! Un vrai Américain lui, pas comme cette vieille noix d’Oswald, et tout autre chose que sa fiancée !… Avec lui et Rosenkrantz, nous allons faire un fameux business… C’est égal, voilà une réception qui montre bien l’éternel poirisme des Français ! A-t-on idée d’être aussi chevaleresque ! Si cela se passait en Amérique, le Lichen, et que les lanceurs de Fusée fussent des Français, vous pouvez être sûrs qu’on leur ferait payer les pots cassés… à eux ou au gouvernement : quelques millions de dollars de dommages-intérêts…

XII

LA FRANCE AU BAN DES NATIONS#id___RefHeading__48_1638060096

Je passai une triste soirée dans mon atelier, sans goût pour sortir plus loin que le petit restaurant du quartier où je fis un simulacre de dîner. Je songeais mélancoliquement, tout en rangeant de vieux dessins, des croquis, des études. Certes, je comprenais qu’Aurore se crût tenue de rester au moins ce premier soir avec son père, et que ni lui ni Cheyne n’eussent guère de sympathie pour ma présence ; mais cette situation allait-elle durer ? Étais-je pratiquement éliminé de l’existence d’Aurore, même dans le cas où elle séjournerait plus ou moins longtemps à Paris ?… Et si Cheyne mettait à exécution son idée de retourner en Amérique ? N’avais-je plus aucune chance de m’entretenir avec elle ? de mettre à profit son aveu ? Regrettait-elle cet aveu au point de chercher désormais à m’éviter le plus possible ?

Après une insomnie prolongée, où je tournai et retournai des projets dont le moins fou était encore de suivre le trio en Amérique, je finis par m’endormir d’un sommeil agité et rempli de songes funestes.

Lui téléphoner vers 9 heures ?… Mais attendre cette heure-là chez moi m’apparut dès mon lever à l’aube, intolérable. Sitôt habillé, à 7 heures et demie, je descendis. En passant devant la loge, je vis M. et Mme Taquet attablés. Sur deux assiettes tremblotait la gélatine rubis du lichen comestible… du zébi rapporté la veille de son excursion à la Tour Eiffel par le wattman en congé. La portion que madame dégustait à pleine cuiller n’était pas moins copieuse que celle de monsieur.

Sous couleur de prendre mon courrier, j’entrebâillai la porte.

– Pas de lettres pour moi ?

– Non, monsieur Delvart. Le facteur n’est pas encore passé. Mais voici toujours votre Matin.

J’affectai de loucher vers son assiette.

– Bon appétit !… Hé, hé, madame Taquet, ce n’est donc pas si mauvais, le zébi, vous y venez, je vois.

– Il faut bien profiter pendant que c’est frais, monsieur Delvart ; ça serait gâté d’ici ce soir ; et mon mari en a rapporté près d’un kilo. Cela fait des économies dans un ménage… en ce moment surtout, où il n’a que demi-paye ; et on ne sait pas combien de temps ça va durer.

Sans m’informer de ce qui n’allait pas durer : les économies, le zébi, la demi-paye ou la situation actuelle, je m’esquivai.

Au débit qui fait le coin de la rue du Mont-Cenis et de la rue du Chevalier-de-la-Barre, j’achetai encore deux ou trois journaux et, longeant le Sacré-Cœur, allai m’installer sur un banc, au haut du square où seuls quelques gamins du quartier jouaient déjà, devant le panorama géant de Paris…

LA FRANCE MISE EN INTERDIT PAR L’AMÉRIQUE.

Le cœur battant d’espoir… car dans ce cas, il n’était plus question pour Cheyne ni pour Aurore de retraverser l’Atlantique… je parcourus avidement le texte du Journal :

« Le grave péril créé à Paris et en France par l’extension brutale de la Xénobie vient d’inciter l’Amérique à se prémunir contre une possible contagion du fléau par des mesures d’un protectionnisme outrancier et sans exemple. Un décret du président Hogg, rendu hier à la Maison Blanche, et prenant force exécutoire à dater d’aujourd’hui 22 octobre, suspend les communications maritimes avec la France. Aux termes de ce décret, tout paquebot, cargo ou autre navire en provenance d’un port de France, ou ayant, au cours de sa traversée fait escale à un port français, se verra interdire l’accès des ports américains. Par conséquence directe, seuls sont autorisés à quitter l’Amérique à destination de la France, les bâtiments, paquebots ou autres qui effectuent leur voyage de retour. La police de la Prohibition, avec sa flotte armée spéciale, est chargée d’assurer l’exécution stricte du décret.

« Ce décret qui viole si manifestement les règles du droit international et contre lequel le chef du gouvernement français élève une protestation vigoureuse, décèle un affolement qui étonne chez un peuple aussi pragmatique et pondéré qu’aux États-Unis. Il apparaît à la froide raison que couper ainsi les communications avec la France est nettement abusif. En cinq ou six jours de traversée, la présence du Lichen à bord du transatlantique le plus rapide aurait tout le temps de devenir évidente. Par conséquent, il suffirait d’établir à l’arrivée au port américain une visite sanitaire spéciale…

« Entre autres conséquences de cette mesure draconienne, qui porte un préjudice des plus graves à nos compagnies de navigation, à nos plus grands ports transatlantiques (Brest, Cherbourg, Le Havre) ainsi qu’au mouvement touristique, il faut noter que les exportations de pétrole américain vers la France vont cesser du même coup, puisque les bateaux-citernes, s’ils traversaient l’Atlantique et débarquaient leur marchandise chez nous, se verraient dans l’incapacité de regagner leurs ports d’attache… Il est inutile d’insister sur les fâcheux résultats que peut avoir pour nous cette suppression des importations de pétrole américaines, au moment précis où nos besoins en cette substance s’accroissent considérablement, par suite de l’atteinte portée à l’éclairage électrique…

« … Voulant, par ailleurs, éviter aux États-Unis tout risque d’une aventure pareille à celle que subit la France, le président Hogg, par un décret complémentaire, interdit la préparation de tout raid astronautique, le départ et la fabrication de tout engin susceptible de franchir les limites de l’atmosphère terrestre. Comme première application, ce décret entraîne la confiscation du laboratoire de M. Oswald Lescure et des usines astronautiques de la Moon Gold, avec le matériel qu’elles renferment… « Toutes les pépites d’or qu’une expédition de ce genre pourrait rapporter de la Lune, déclare M. Hogg, parmi les considérants ayant motivé son décret, ne compenseraient pas le danger de voir rapporter en même temps des espaces interplanétaires des causes de trouble pour notre civilisation, dont le fléau de la Xénobie en France suffit à donner une idée redoutable… Et, en sus de la Xénobie, qui sait les autres périls inconnus et plus terribles encore qui peuvent être tenus en réserve par les espaces interplanétaires ! »

« Hâtons-nous d’ajouter que pareille mesure de prudence a été prise en France également. Les astronautes américains ne trouveront pas chez nous les facilités qui leur sont désormais refusées dans leur propre pays, pour réaliser leurs funestes expériences. Une interdiction identique a été formulée, et signifiée dès leur arrivée au Bourget à MM. Oswald Lescure et Lendor-J. Cheyne, par M. Guyon, sous-chef de la Sûreté…

« … L’exemple des États-Unis a été suivi aussitôt par nombre de pays, dont la liste s’accroît d’heure en heure. À l’instant où nous mettons sous presse, on peut citer, comme ayant coupé toutes communications matérielles avec la France : le Canada, la République de Cuba, le Mexique, l’Angleterre, l’Allemagne, la Hollande, l’Italie, l’Espagne, la Grèce… À l’exception de la Belgique, qui déclare s’associer à notre destin, la mise en interdit s’étendra bientôt à la planète entière… La France traitée comme l’étaient au moyen âge les lépreux et les pestiférés ! Une excommunication telle qu’en fulminait l’Église contre les hérétiques et schismatiques !… Il est impossible d’évaluer, même approximativement, les pertes que cette situation sans précédent va causer au commerce, à l’industrie et à la vie nationale ».

Mes soucis personnels s’étaient fondus dans une angoisse plus vaste, débordant mon simple égotisme. Sur Paris, avec la France ainsi isolée du reste de l’humanité, sur Paris étendant à mes pieds son panorama géant, je laissai errer mes regards…

Sous le soleil automnal jauni par la brume, cette province de maisons et d’édifices avait son aspect habituel… Oui. Sauf sur les gares… à ma gauche, Nord et Est ; plus loin vers la Seine, P. L. M. et Orléans ; à droite, tout près, les lignes de la gare Saint-Lazare… absence presque complète de fumées.

Je me remis à explorer les journaux.

Ah ! en effet : les gares… « Nombreuses suppressions de trains. » « L’exploitation intensive des chemins de fer, on le sait, n’a été rendue possible que par l’invention complémentaire du télégraphe électrique ; par contre, même avec le matériel roulant et les voies en bon état, toute entrave apportée au fonctionnement du télégraphe et de la signalisation électrique entraîne l’impossibilité de poursuivre l’exploitation régulière. Les ruptures de fils télégraphiques et de commandes de signaux s’étant multipliées avant-hier, sur les réseaux non électrifiés, les compagnies se sont vues forcées de réduire dans des proportions énormes le nombre des trains, aussi bien de voyageurs que de marchandises, dont la vitesse commerciale maxima est ramenée à 20 kilomètres à l’heure.

« Nous voilà presque revenus au temps des diligences… avec cette aggravation que nous n’avons même pas la ressource d’user des antiques guimbardes disparues… Les services d’autocars, destinés à doubler ou concurrencer les services de banlieue, sont encore trop embryonnaires pour suppléer à la déficience des chemins de fer.

« Et combien de jours encore les voitures automobiles seront-elles utilisables ? Les pannes de bougies se multiplient avec une fréquence croissante, et les magnétos non blindées sont victimes d’avaries peu réparables…

« L’invasion des Xénobies se développe. – Le foyer secondaire qui s’est déclaré avec, comme centre Marseille, où la situation est comparable à celle de Paris, gagne rapidement du terrain le long de la ligne P. L. M. Entre Marseille et Toulon, toutes les villes de la côte sont atteintes. Plus loin, l’apparition du Lichen était signalée hier à Saint-Raphaël et Cannes. Dans la région sud-est, Aix et Avignon sont également atteintes ; de même que Bordeaux, dans le Sud-Ouest, et dans le Nord, Lille et Rouen… »

Oui, mais dans Paris ?… À la page précédente… Trois colonnes de détails sur les divers accidents, et entre autres ceux d’un nouveau genre « provoqués par une variété de Lichen qui ronge les isolants et corrode le métal des conducteurs électriques ; d’où une quantité de courts-circuits survenus un peu partout, à l’air libre et dans les canalisations souterraines : magnétos, dynamos et moteurs « grillés », fils et câbles de toute nature mis hors de service… » Rien d’étonnant si je rencontre ces sous-titres : « Les dégâts dans les sous-stations électriques… » « Dans les centraux télégraphiques et téléphoniques… » Mais je ne vais pas lire tout cela. Passons.

« … Pour résumer la situation à Paris, en dehors des Ve, VIe, VIIIe, IXe, XVIIe arrondissements, contaminés dès le début de l’invasion et où ses progrès ont été les plus graves, la dissémination a gagné plus ou moins largement les arrondissements voisins. À chaque instant de nouveaux foyers de Lichen sont signalés dans des quartiers jusque-là indemnes. On peut considérer à l’heure actuelle tout le centre de Paris comme voué à une contamination proche. Sur la périphérie, les XIIIe, XVe, XVIe, XIXe et XXe paraissent les plus épargnés.

« La proche banlieue est touchée, surtout au nord et au sud-est. Au-delà, on trouve des foyers à Argenteuil, Taverny, Bessancourt, Enghien, Villeneuve-St-Georges, etc.… Saint-Denis, contaminé dès le 19, est atteint presque à l’égal de la capitale. Versailles l’est aussi, à un degré moindre.

« La soudaineté de l’invasion du Lichen et la brusquerie de son développement ont surpris les Pouvoirs publics, et jusqu’à présent, au lieu d’une action d’ensemble immédiate, ils n’ont pris que des mesures fragmentaires et tardives. Si les compteurs électriques sont fermés dans les immeubles de Paris les plus touchés, c’est uniquement aux concierges ou aux propriétaires qu’on le doit, et non à la Compagnie. La seule mesure générale qui ait encore été prise par la Préfecture de la Seine, c’est d’interdire à partir d’aujourd’hui le fonctionnement des enseignes, réclames et journaux lumineux.

« Dans quelques arrondissements, les commissaires de police exigent la déclaration des immeubles atteints par le Lichen (assimilé à une maladie contagieuse), qui sont soumis à la désinfection par les services municipaux. Ou bien on voit dans les rues des arroseuses effectuer sur la chaussée des pulvérisations à l’eau de javel ou à l’eau salée, qui tuent les germes de la Xénobie. Mais tout cela ne peut évidemment aboutir à grand’chose. Paris est en proie au Lichen comme à une maladie grave. Si on veut le guérir, il faut prendre des moyens énergiques et radicaux.

« Dans quelques-unes des villes contaminées aux environs de Paris, et dans le Midi à Toulon, les maires ont pris des arrêtés interdisant l’emploi du courant électrique dans leur commune, et cette initiative a toute chance de protéger contre la diffusion du Lichen les localités en question.

« À leur exemple, il a été question un instant au Conseil des Ministres de préserver les parties de Paris non encore contaminées, en décrétant l’interdiction de distribuer le courant électrique dans tout Paris et le département de la Seine.

« Tant qu’on n’en viendra pas à cette mesure décisive, a fait ressortir le président du Conseil, on n’aura rien fait pour la sauvegarde des Parisiens. Il suffit d’un immeuble où une lampe reste allumée pour provoquer la formation du lichen autour de ladite ampoule, et la diffusion des spores reproductrices dans l’immeuble et au dehors, par les habitants qui les véhiculeront sur leurs personnes.

« Mais le Conseil n’a osé assumer à lui seul la responsabilité d’un pareil décret, qui sera soumis au vote des Chambres, convoquées pour le 25… dans trois jours.

« … Quelle sera la durée probable du fléau ? Doit-on s’attendre à le voir décroître et cesser de lui-même, comme certains optimistes s’empressent de le déclarer ? La disparition des formes géantes et à croissance ultra-rapide observée dans les souterrains du métro est due avant tout à l’arrêt du trafic et du courant ; elle ne signifie pas nécessairement que la poussée de vie soit en décroissance et que nous n’ayons plus à redouter, dans d’autres champs électriques, la naissance et la prolifération de formes analogues ou même plus nocives… L’éminent professeur Nathan, néanmoins, est d’avis que l’espoir est autorisé de ce côté. En outre, on a constaté, dans les chambres frigorifiques des Halles, que les ampoules allumées restent nettes de tout lichen, alors que, dans le reste de l’édifice, elles sont fortement contaminées. Cette observation confirme l’assertion de M. Nathan lui-même, dans son article d’avant-hier, que les spores ne résistent pas à un froid de 0 degré. Cette vulnérabilité de l’ennemi nous donne en tout cas la certitude d’en être débarrassés à la première gelée… »

Paris sous la neige ?… Mon œil de peintre caresse le panorama souverain que je découvre du haut du square. Au lieu de ces miroitements de vitres, de ces scintillements de coupoles dorées, de ce Paris en polychromie tendre, aux valeurs délicatement fondues dans le beau matin d’automne, j’évoque l’infinie blancheur de la neige aux ombres bleues, sous un ciel d’antimoine…

Je hausse les épaules en rejetant l’amas des feuilles froissées… La première gelée ! Et nous sommes au 22 octobre… Encore un mois, deux peut-être. C’est bien lointain, et d’ici là…

Et soudain je cesse de m’intéresser aux événements ; je me secoue comme un chien qui sort de l’eau, rejetant l’âme sociale pour dégager mon seul égotiste personnage : Gaston Delvart, le peintre amoureux de l’ange astronaute.

Neuf heures moins un quart. Temps de lui téléphoner. Abandonnant tous mes journaux à la vieille femme à cabas qui les guigne, venue s’asseoir au bout de mon banc, je retourne au débit de la rue du Mont-Cenis, où il y a le téléphone.

– Allô. Oui, ici, Aurette… Bonjour, cher ami !… Me retrouver ? Hélas, non, pas aujourd’hui, impossible. Mon père… je ne puis pas le quitter ; nous avons un travail fou : tout un matériel à rassembler, une caravane à prévoir, à organiser. Vous comprenez, il a accepté pour lui et pour moi les propositions de M. Nathan… Mais non, cher !… nous ne partons pas ; les frontières nous sont fermées, rassurez-vous, nous aurons tout le temps de nous revoir… Donc, Lendor, vu l’interdiction des expériences astronautiques, nous a rendu notre liberté provisoirement ; lui-même va former un cartel, je crois, dont la Moon Gold sera le centre ; il doit se rencontrer aujourd’hui, grâce à Mlle Luce, avec le grand brasseur d’affaires Rosenkrantz… Pour en revenir à M. Nathan, il a eu avec mon père une longue conversation hier soir et s’est tellement emballé pour certaines de ses vues qu’il lui a offert aussitôt une très belle situation : directeur d’un service de recherches techniques… concernant le Lichen. Mon père a accepté, et comme il ne saurait se passer de moi qui suis au courant de ses méthodes de travail, il a obtenu que je sois nommée directrice adjointe… Vous voir ce soir, dites-vous, ami ? Je crains bien d’être tenue… Enfin, si je prévois une heure de liberté dans la soirée, je vous enverrai un pneumatique. Car vous ne pourrez pas me téléphoner, je serai absente de l’hôtel toute la journée… Pardon, c’est mon père qui me réclame. Excusez, mon cher Gaston… Comment ! vous dites que je ne vous… Mais si ! j’ai beaucoup, beaucoup d’amitié pour vous ; que trop… Non, non, chut ! pas maintenant. Au revoir. Peut-être ce soir ; ou sinon demain… »

Certes, je ne suis pas trop content ; je suis même furieux, tout d’abord ; mais enfin, avec ce laboratoire à installer (où donc ? elle ne me l’a dit !) je dois bien admettre qu’elle soit occupée et ne puisse me voir aujourd’hui.

Et, que diable ! elle a raccroché si vite que je n’ai pas pu lui poser une autre question… qui va me tourmenter toute la journée : puisque l’association est rompue, entre Cheyne et son père, les intérêts qui, à ce que j’ai compris, poussaient Cheyne à vouloir l’épouser, elle, ont donc cessé d’exister ? L’obstacle fondamental entre nous serait donc levé, ou sur le point de l’être ?… Que ne me l’a-t-elle dit nettement ! Je n’ai même pas pu discerner dans son ton de quelle humeur elle était. Joyeuse, ou simplement affairée ? Ces récepteurs déforment tellement les nuances de la voix !

Même sans certitude, il paraît y avoir là une grande probabilité. Et en plus de cet espoir, pour me faire patienter, je sais que rien n’est perdu, au contraire, puisqu’elle ne part pas ; si je ne la vois pas aujourd’hui, je la verrai demain, et je pourrai de toute façon continuer la lutte, essayer de faire triompher mon amour.

En attendant, ne pas trop penser à moi-même ; réagir… Voyons. D’abord, soigner mes intérêts matériels, totalement négligés depuis mon retour à Paris. Je suis à court d’argent. Toucher le chèque de Luce. Société Générale, boulevard Haussmann… De là, rive gauche, visite chez mes marchands de tableaux : Roussel, Lefort ; chercher mes photos chez l’oncle…

L’autobus AM, que j’allai, sans hâte, prendre au coin de la rue Damrémont, était bondé de gens singulièrement rechignés. Je cessai vite de m’en étonner, car dès le pont Caulaincourt un arrêt intempestif nous immobilisa.

– Ça fait la cinquième panne depuis le terminus ! grincha le receveur, en sautant à terre pour aller aider son camarade chauffeur.

Panne de bougie, qui fut tôt réparée, mais qui décelait l’état précaire des derniers moyens de transport en surface. L’eau de chlore devenait impuissante comme préservatif contre la Xénobie… Sur le pont Caulaincourt, repanne… Idem au bas de la rue d’Amsterdam. Cinq ou six voyageurs, dont je fus, descendirent pour continuer à pied.

À la gare Saint-Lazare, j’eus la curiosité de jeter un coup d’œil dans la salle des pas-perdus. Les aspirants-voyageurs se butaient à des guichets fermés. Assis sur leurs valises, d’autres attendaient avec une résignation d’émigrants. D’évidents Britanniques baragouinaient des récriminations aux employés des bascules, qui refusaient de peser leurs bagages à l’enregistrement et leur montraient les pancartes affichées : « Aucun départ pour l’Angleterre jusqu’à nouvel avis ». Une affiche manuscrite, placardée sur les horaires officiels et les annulant, annonçait un ou deux départs quotidiens « non garantis » de trains omnibus pour Le Havre, Dieppe, Cherbourg… Au fond, sous le hall des quais, silencieux et morts, les rails luisaient, déserts.

Je regagnai la rue. Dès à présent, la circulation s’était sensiblement raréfiée ; pour deux autos qui roulaient, une était en panne, le long du trottoir. Les agents à bâtons blancs laissaient faire ; on n’observait même plus le sens unique. Et, détail significatif, à la circulation mécanique se mêlaient, déjà nombreuses, des voitures hippomobiles : antiques coupés, calèches préhistoriques, fiacres de l’Urbaine. Il y en avait donc encore ! Et qui eût cru que, en dehors des étaux hippophagiques, Paris recelât autant de moteurs à crottin !

À part ce changement, qui rendait sensible le recul de la civilisation et dont se réjouissait sournoisement, je dois l’avouer, mon œil de peintre avide de pittoresque, l’atmosphère morale de la ville semblait peu altérée. Les chômeurs forcés restaient chez eux, il faut croire, ou du moins ne s’aventuraient pas dans les quartiers de l’Opéra, de la Madeleine ou des Champs-Élysées. Les travailleurs du gaz, en revanche, abattaient de la besogne ; j’en vis, dans la rue Royale, qui rétablissaient des réverbères de fortune, sur les pylônes de candélabres électriques.

En pleine rue Royale, aussi, bravant impunément les ordonnances de voirie, des charrettes de zébi stationnaient le long des trottoirs ; mais les marchands, psychologues avisés, affichaient deux qualités (probablement illusoires), l’une à 10 et l’autre à 20 francs le kilo… La plus chère s’enlevait rapidement…

Mon marchand de tableaux du boulevard Saint-Germain, qui était en même temps un « ami », me retint à déjeuner, pour traiter nos affaires à loisir. Il est certain que si Luce m’eût vu dans cette circonstance, elle se serait moquée à juste titre de ma facilité à me laisser « rouler » dès que l’on sait me prendre « par les sentiments ». L’impression d’avoir mon portefeuille déjà garni par le montant du chèque que je venais de toucher en passant boulevard Haussmann, y contribua sans doute ; je ne sus pas défendre mes intérêts pécuniaires avec l’âpreté qui donne à tant de nos contemporains ces airs de bouledogues prêts à mordre, dès l’instant où ils discutent une question d’argent à donner ou à recevoir ; et finalement je laissai à mon homme, avec 30 % de rabais sur le prix que je m’étais fixé, une toile qu’il avait en dépôt et à laquelle il tenait évidemment.

Même à ce prix, affirma-t-il, c’était une grâce qu’il me faisait. L’invasion du Lichen nuisait énormément aux affaires. Le commerce de la peinture était durement touché par le blocus mondial. Pour peu que cela durât, ce serait le marasme complet.

Mon marchand de la rue des Saints-Pères se montra encore plus pessimiste, et non sans cause : deux Américains étaient venus déjà, ce matin, prétendre résilier un marché de 35.000 francs. Il refusa de me rien acheter ; accepta néanmoins de voir « un de ces jours » mes « calanques » rapportées de Cassis.

Sur le boulevard Saint-Michel, quelques derniers autobus, taxis et autos, traînant péniblement leurs grappes de lichen, ou échoués en panne, étaient déjà en infériorité numérique par rapport aux voitures à chevaux, dont les cochers, l’air hilare, semblaient prendre une revanche sur l’ordre de choses mécanique. Mais ce qui paraissait le plus singulier, c’était de voir en cette saison des voitures d’arrosage envoyer sur le pavé de bois ou l’asphalte, comme en plein été, des nappes liquides. La forte odeur d’eau de javel dénotait un essai de stérilisation et de lutte contre le fléau.

Mon oncle Frémiet me reçut sans son empressement habituel ; il m’en voulait un peu de lui avoir présenté sous un faux nom la fameuse Aurore Lescure… L’Écho de Paris (que je n’avais pas lu) ayant donné mon interview du Bourget. Mais il prit vite la chose en plaisanterie, et cette petite pique s’évapora. Il ne se doutait bien entendu pas qu’il devait à mes visites l’honneur d’avoir vu le lichen se déclarer chez lui un des premiers dans Paris, mais s’il l’eût su, comme la contagion était de toute façon inévitable tôt ou tard, peut-être m’eût-il remercié. Car il voyait à cette priorité une compensation suffisante dans la publicité gratuite que valaient à son nom et à sa firme les interviews et les photos publiées dans les quotidiens… Quoique l’avantage, au demeurant, fût assez platonique :

– Je ne sais pas si c’est une mesure générale, mais on nous a coupé le courant dans ce quartier-ci. Nous avons pu ainsi nous nettoyer du lichen ; mais c’est vexant de voir mes lampes intactes en apparence, de les savoir prêtes à fonctionner, et d’être obligé de me servir d’éclairs au magnésium pour prendre un cliché… Il est vrai que j’en prends de moins en moins ; les clients ne viennent plus. On ne sait pas ce que l’avenir réserve ; chacun s’abstient !…

Le premier soin de ma tante fut de s’informer avec sollicitude de son invitée de l’autre soir, qu’elle appela bonnement « cette demoiselle si gentille » ; son second, de m’offrir à « goûter » suivant la coutume des Flandres qu’elle observait encore après vingt-cinq ans de Paris, avec du café au lait, des tartines beurrées et du pain d’épice.

La salle à manger était encombrée de boîtes de conserves et de sacs de haricots, pois, lentilles, etc. Je m’étonnai de cette abondance.

– Vous vous attendez donc à soutenir un siège, ma tante ?

– Hé, mon petit, tu ris, mais il faut s’attendre à tout, avec cette vilaine histoire. Je crains en tout cas la disette. Suppose que les arrivages ne se fassent plus ? Déjà ce matin on a manqué de lait. Et dans les épiceries !… Chez Potin, une queue de trois cents personnes… comme à la mobilisation en 14… Les prix ont augmenté, presque partout. Mais j’ai réussi, chez un petit épicier où je vais souvent, à me procurer ces quelques provisions à bon compte…

– Bah, ma tante, plaisantai-je, vous auriez toujours la ressource de la gelée de framboises que l’ami Oscar récolte sur son poste de T. S. F…

Hélas non ! C’était fini, cela. Et le gamin, qui rentrait de l’école, m’expliqua, en jetant son cartable avec dépit, que son poste, d’un modèle qui se branchait sur le secteur, ne pouvait plus fonctionner sans courant de la ville. Pour le remplacer il aurait fallu acheter des blocs de piles et d’accumulateurs.

– Et papa ne veut pas !

– Ce n’est pas le moment de faire des dépenses superflues, trancha la mère. Allons, viens goûter, mon petit, et sois sage.

Ma brave tante craignait aussi « la révolution », comme fin finale de l’aventure, et elle développa ses raisons, d’après les commérages des voisines.

Mon oncle s’amusait à la faire marcher, et s’égayait de ses peurs. Mais c’était pour exposer les siennes. Ce qui l’inquiétait plus que le chômage, c’était l’inertie des pouvoirs publics.

– Qu’est-ce qu’il fait, le gouvernement ? Rien du tout. Il n’est même pas fichu d’organiser la lutte. Il attend la rentrée des Chambres… des bavards. Si au moins le président de la République, en France, au lieu d’être un soliveau, avait des pouvoirs comme en Amérique…

Une heure passée dans ce milieu familial m’avait agréablement distrait, comme toujours. À 5 heures et demie, en sortant de chez mon oncle, je me trouvai brusquement inquiet, anxieux. Le jour tombait, et Paris s’éclairait à peine, comme à regret. Plus trace de l’optimisme du matin. Où aller ? Que devenir, privé de toutes nouvelles d’Aurore jusqu’à ce soir, jusqu’à demain ? Et des mots qu’elle m’a dit le matin au téléphone me reviennent, lancinants : « Toute une caravane à prévoir, à organiser… » Elle ne quitte pas la France, non, mais c’est que son laboratoire est en province !… À défaut d’elle-même, qui me renseignera ? Nathan ? Il m’enverra promener, cet ours !… Ah ! Géo. Il doit savoir quelque chose.

J’eus la chance de l’attraper encore au bout du fil, à Saint-Denis, à l’usine Hénault-Feltrie.

– Ce qu’elle fait aujourd’hui ? Mon vieux, tout ce que je puis te dire, c’est que ce matin à 9 heures et demie, elle prévoyait une journée très chargée ! je l’ai vue trois minutes avec son père, dans le hall du Métropole où je déposais Lucy… Où est leur labo ? Mais, au barrage d’Eyguzon, dans la Creuse ; tu sais, la centrale hydroélectrique qui alimente Paris en partie… Nathan leur a fait avoir de chics appointements : 20.000 par mois à eux deux… Le « nouvel Edison », tu penses… Il va nous trouver en cinq secs un remède au lichen…

« Et puis, dis donc… j’aurais voulu que tu sois avec nous, hier soir ! Nous sommes allés au Rat Musqué, Luce et moi, avec Rosenkrantz et Cheyne. Ce digne fils de la prohibition a entrepris une grande étude comparative des cocktails de la Babylone moderne. Ce qui ne l’a pas empêché de « businesser » avec Rosenkrantz, qui lampait sec, lui aussi… Elle a découvert son type, ma frangine, l’Américain complet de ses rêves. Et Cheyne lui trouve sûrement le génie des affaires, car il l’écoute comme un oracle ; mais il n’en persiste pas moins à se déclarer misogyne, tout en affirmant qu’il épousera Aurore Lescure sous peu. Et ce n’étaient pas des propos d’homme saoul ; il avait toute sa lucidité, cocktails à part… Enfin, ils m’ont l’air partis pour brasser de grosses affaires ensemble ; et avec Rosen pour eux, je ne serais pas étonné qu’ils réussissent ; mais je me demande si cela finira par un mariage comme ce serait à souhaiter… car Lucy pourrait tomber plus mal…

Et moi donc ! comme je bénirais ce mariage, s’il pouvait se faire ! Mais le Cheyne doit avoir de bonnes raisons d’intérêt pour tenir à Aurore…

Méditation en douche écossaise, où l’espoir et le découragement alternent leurs répliques à l’instar des chœurs de tragédie grecque, tandis que je regagnais pédestrement les hauteurs de Montmartre dans l’espoir de trouver chez moi un pneumatique d’Aurore…

Promenade aussi sombre que ma rêverie, et traversée comme elle de lumières passagères. Conformément à l’arrêté du Préfet de police sur les enseignes et journaux lumineux, le carrefour du Châtelet offrait un aspect quasi funèbre, avec ses sombres falaises des façades, au lieu du flamboiement d’électricité habituel. Çà et là, sur le boulevard de Sébastopol, en des îlots épargnés par la contamination, quelques lampadaires brillaient encore, des vitrines déversaient leur illumination intérieure, saumonnée ou bleue, de tubes au néon et au mercure ; mais au carrefour du boulevard Saint-Denis, la perspective des grands boulevards n’était qu’un noir coupe-gorge, un mail d’arrière-province, piqueté de dérisoires becs de gaz. De même tout le boulevard Magenta, que je remontai, et où les étaux de zébi, sous leurs quinquets à pétrole, aggravaient les ténèbres. Sur le boulevard Barbès, dans le court trajet du boulevard Rochechouart au Château-Rouge, je retrouvai l’électricité et marchai allègrement ; mais à partir de la rue Custine et jusque chez moi, de nouveau l’obscurité déprimante…

Aucun pneumatique d’Aurore ne m’attendait dans la loge, où les époux Taquet jouaient au bésigue à la lueur d’une couple de bougies fichées dans des goulots de bouteilles. Une misérable lampe Pigeon brûlait dans l’escalier…

XIII

ARRÊT DES ROTATIVES#id___RefHeading__50_1638060096

« Cher ami Gaston,

« Le sort en a décidé ; je ne vous verrai pas avant mon départ. J’avais résolu de vous voir une dernière fois, mais les événements se précipitent. Mon père tient à partir ce soir même, pour se mettre à la tâche dès demain. Et les choses que je comptais vous expliquer à loisir de vive voix, je n’ai que quelques minutes pour vous les résumer par écrit.

« D’abord, notre mission.

« Sur les recherches que nous allons entreprendre au laboratoire du barrage d’Eyguzon, les détails techniques ne vous intéresseraient pas, mon cher artiste ; mais voici en deux mots. Par ses propriétés radioactives spéciales, une des espèces de Lichen cultivées par Nathan va permettre sans doute à mon père de résoudre un problème qu’il travaille depuis des années et qu’il considère à juste titre comme le grand œuvre de son existence de savant. Cette découverte, si elle se réalise, comme nous l’espérons, sera la plus grande conquête que l’homme ait jamais réalisée sur les forces de la nature. Même si notre patron en accapare le mérite, et si Lendor Cheyne auquel nous restons liés, s’en réserve le profit, ce n’en sera pas moins pour mon père une gloire immortelle. Et, de plus, comme cette découverte n’aura été réalisée que grâce aux cosmozoaires, elle réparera par ses bienfaits le mal que j’ai causé en important les météorites chez les humains.

« Je viens d’écrire que nous restons liés à Cheyne, mon père et moi, par contrat. En nous rendant notre liberté provisoire, comme vous le savez, il n’a pas entendu mettre fin à nos engagements réciproques.

« Or, de ces engagements, je ne vous ai dit un mot qu’incidemment, à Marseille, lorsque je vous signalai que mon père et moi restions sous la dépendance de Cheyne jusqu’à mon mariage avec lui. Il faut maintenant que je vous les expose… en m’abstenant de juger mon père, qui a consenti à les signer.

« Par le contrat qui les lie mutuellement, Lendor-J. Cheyne s’institue le « manager » de mon père, solde ses dettes, fournit à toutes ses dépenses de laboratoire et lui assure un traitement annuel de 10.000 dollars, au titre de directeur technique de la Moon Gold. Moyennant quoi la Société acquiert le droit exclusif d’exploiter en général tous ses brevets antérieurs à la signature du contrat et en particulier ceux ayant trait à l’astronautique et au pétrole synthétique.

« Sur ses inventions à venir, mon père a tenu bon, et c’est à moi que reviennent les futurs brevets.

« De plus, il y a entre Cheyne et moi engagement réciproque de mariage. Par ce mariage, qui me vaudra une participation de 50 pour cent aux bénéfices de la Moon Gold, où je ne suis actuellement que salariée, je céderai on revanche à mon époux 50 % sur le produit des inventions nouvelles de mon père.

« Tout misogyne qu’il se prétend, Lendor a du goût pour moi, et j’aurais dit avant de vous connaître, mon ami : assez de goût pour que ce mariage ne soit pas uniquement une affaire et que l’association ait chance d’être, de mon côté, sinon heureuse, du moins supportable.

« La part de Cheyne, même en défalquant les compensations qu’il nous accorde, semblerait déjà belle, mais il a toute confiance dans le génie de mon père, et il ne lâcherait à aucun prix les possibilités de ses futures découvertes. Il nous a mis en congé temporaire, mais nous restons les salariés de la Moon Gold.

« Je ne vois donc aucune probabilité pour qu’il me délie de cet engagement de mariage. Me l’offrirait-il, d’ailleurs, que j’hésiterais, malgré… ce que vous savez, car ce serait aller contre les intérêts de mon père…

« Vous jugerez comme moi, je l’espère, mon cher Gaston, que le sort a agi pour notre bien… pour notre moindre souffrance, plutôt, en nous empêchant de nous revoir actuellement. Cela vaut mieux pour tous deux, pour votre tranquillité d’esprit comme pour la mienne. Je sais que vous m’aimez ; vous savez que ma froideur n’est qu’apparente et obligée ; que, sous la camaraderie que je vous ai témoignée dès le premier jour de notre rencontre, s’est développé malgré moi et presque à mon insu un sentiment plus tendre. Je vous l’ai avoué une fois ; c’est déjà trop. Je ne veux pas m’exposer à la nécessité, au danger de vous le redire, les yeux dans les yeux, comme cela n’eût pas manqué si j’étais allée vous voir aujourd’hui.

« Quelques jours de réflexion vous permettront d’envisager avec plus de sérénité la situation. Mais je ne renonce pas à vous revoir ; je ne le saurais, hélas ! À bientôt donc, cher, trop cher ami.

« AURORE.

« P.-S. – Je serai forcée de revenir à Paris d’ici peu. La date exacte dépendra du succès de nos recherches ».

Devant le chevalet d’où me regardait le portrait commencé, éclairé par le jour blafard de cette matinée pluvieuse du 23 octobre, je relis la lettre, écrite sur papier à en-tête du Métropole et timbrée, en gare d’Austerlitz, du 22, 19 heures… Partie hier soir, ma bien-aimée doit à cette heure être à Eyguzon, en train d’installer son laboratoire…

Un coup dur, cette lettre ; mais telle que je connais Aurore, avec son sens aigu et lancinant du devoir, sa conscience morale aussi peu américaine que la mienne, elle ne pouvait agir autrement, et je ne songe pas plus à lui en vouloir de respecter sa parole, que de considérer comme un bienfait du sort de n’avoir pu me revoir. Loin de me décourager, cette relecture achève de refouler les affres d’incertitude contre lesquelles je me suis débattu la nuit. J’ai, dans la réaffirmation de son amour pour moi, trop de motifs de me réjouir et d’espérer. L’intention bien arrêtée qu’elle prête à Cheyne d’exiger l’accomplissement de la promesse de mariage ne me déconcerte pas trop. Aurore ne sait sans douce pas encore ce que j’ai appris de Géo ; que Cheyne subit l’ascendant de Luce. Quoi qu’en pense Géo, la question d’intérêt ne pèsera pas lourd dans la balance, si Luce se met en tête de se faire épouser. Tout Américain américanissime qu’il est, Cheyne n’est pas Mormon et polygame (et d’ailleurs les Mormons ne sont plus polygames), donc, s’il épouse Luce de Ricourt, il rend sa parole à Aurore Lescure, qui devient libre… libre de suivre son penchant secret, libre de m’aimer sans refoulement, libre de m’épouser… Du train accéléré dont marchent les événements, si cela doit se faire, cela ne saurait tarder…

Et si quelqu’un avertissait Aurore de la tournure que prennent les relations entre son fiancé et notre amie Lucy ?… Mais je repousse la suggestion, venue des profondeurs perverses, du secteur d’infamie que recèle même une conscience honnête.

Attendre, donc, et espérer. Hé bien, soit ! j’aurai de la patience ; cela me sera facile, quelques jours sans la voir, et peut-être la récompense au bout…

De la patience ! Ce n’est pas à moi seul qu’il en faudra ! Le Matin, que je déploie, monté par la concierge avec le courrier, en réclame des Parisiens et de toute la France !

L’EMPLOI DE L’ÉLECTRICITÉ INTERDIT À PARIS… UN DÉCRET DE SALUT PUBLIC… LES JOURNAUX VONT CESSER DE PARAITRE…

« La gravité de la situation ne permet plus d’attendre la rentrée des Chambres, convoquées pour le 25. Passant outre à ses hésitations d’hier, le Conseil des Ministres, réuni à nouveau en séance de nuit, vient, sans du reste sortir de la légalité constitutionnelle, de prendre un décret qui, ratifié aussitôt par le Président de la République, sera mis en application dès aujourd’hui même à partir de midi. Aux termes de ce décret, que l’on trouvera plus loin in extenso, l’usage et la production de l’électricité sous toutes ses formes sont interdits dans Paris et le département de la Seine, et dans toutes les parties du territoire contaminées par la Xénobie. L’apparition du lichen en quelque lieu que ce soit, entraîne automatiquement l’application immédiate de cette mesure. En sont exceptées uniquement, les sources d’énergie électrique (entre autres celles alimentant les postes-d’émission de la Tour Eiffel, des P. T. T., etc.) que le gouvernement jugera nécessaire de maintenir en activité dans un but d’utilité nationale. Ces génératrices d’électricité seront munies de dispositifs spéciaux (tels que chambres frigorifiques) qui les empêcheront de devenir un danger de contamination pour le voisinage.

« Il y a provisoirement tolérance pour les piles et accumulateurs à faible débit servant au fonctionnement des postes récepteurs de T. S. F.

« La déclaration à la mairie des immeubles contaminés est obligatoire dans les deux heures de l’apparition de la Xénobie, sous peine d’une amende de 100 francs au moins. Cette déclaration a pour but, dans les régions saines, d’enrayer la propagation de l’épidémie. En attendant l’arrivée des employés municipaux chargés de procéder à une désinfection plus complète, le déclarant est tenu d’assurer l’isolement de l’immeuble, du véhicule ou de la personne atteints, et leur stérilisation provisoire, à l’aide de l’un quelconque des produits reconnus jusqu’ici les plus efficaces : eau de javel ou simple eau salée. Les services organisés, municipaux ou autres, useront avantageusement du chlore à l’état gazeux, et des vapeurs de brome ou d’iode et autres produits qui seront mis à leur disposition en quantité suffisante par les autorités.

« À Paris et dans les régions contaminées, cette déclaration a pour rôle de faciliter les opérations de stérilisation, qui vont être entreprises en grand et méthodiquement pendant la période de durée encore déterminée où l’usage de l’électricité sera suspendu.

« Le texte primitif du décret soumis au Conseil portait interdiction de l’emploi et de la fabrication de l’électricité dans la France entière sans distinction de régions saines ou autres. Le Conseil a reculé avec juste raison devant l’absolutisme de cette mesure. Mais la différence de traitement appliquée aux régions contaminées et aux autres soulève un grave problème au point de vue des communications. Si l’on pouvait pratiquement reproduire autour des centres contaminés un barrage analogue à celui de nos frontières actuelles, tout irait bien ; mais c’est impossible. Il faut donc réaliser les conditions les plus approchantes, en réduisant au minimum le passage des régions contaminées vers les autres. L’énorme diminution du trafic automobile entraînée par l’application du décret facilite la solution du problème. Des postes de surveillance seront établis sur les routes, au sortir des zones contaminées, pour vérifier, ou assurer au besoin par une désinfection, la bonne stérilisation des véhicules ou des personnes.

« Au départ de Paris, dans les gares où un service réduit de trains pourra être maintenu, cette stérilisation sera assurée par les soins des compagnies de chemin de fer.

« Une police spéciale est instituée pour la lutte contre la Xénobie. En attendant son organisation, les polices existantes et la gendarmerie, avec les auxiliaires qu’elles jugeront utiles de s’adjoindre, sont chargées d’appliquer ces prescriptions. La tâche sera lourde et ardue, et le gouvernement compte sur le civisme de chacun pour la leur faciliter.

« La nouvelle extension prise par le fléau dans les dernières vingt-quatre heures permet d’apprécier à quel point a été regrettable l’hésitation du Conseil à promulguer ce décret un jour plus tôt.

« Voici en effet les centres où le Lichen a été constaté depuis hier : Dans le Sud-Est, Nîmes et Montpellier, Grasse et Menton ; dans le Sud-Ouest, Bayonne ; dans le Nord, Amiens, Le Havre, Dunkerque. Autour de Paris, l’extension n’est pas moins évidente, et ce serait toute une longue liste de localités qu’il faudrait énumérer. La France africaine également est touchée, le Lichen a fait son apparition à Tunis et à Oran.

« Dans Paris même, cette mesure, prise plus tôt, eût empêché la naissance d’une génération particulièrement nocive de Xénobie, qui s’est manifestée hier en divers points, entre autres dans les sous-stations électriques, où elle s’attaque aux enroulements des transformateurs ; il en est résulté des courts-circuits et des dégâts considérables…

« L’heure est grave, répétons-le, tragique même mais non désespérée. Avant d’entrer dans le silence – pour quelques jours seulement, hâtons-nous de le dire, car des machines à vapeur vont être installées, avec toute la célérité possible, en remplacement des moteurs électriques de nos rotatives, – la presse se doit d’exhorter le public à supporter cette dure épreuve avec un calme et une dignité patriotiques.

« Le monde, qui presque tout entier a rompu avec nous les communications matérielles, a les yeux sur la France et sait d’heure en heure, par la T. S. F., ce qui s’y passe, quelle attitude garde le peuple français. Quelle que soit l’opinion politique de chacun, nous devons tous faire l’union sacrée, dans l’intérêt supérieur de la France et de la civilisation tout entière, et nous soumettre sans murmurer, stoïquement, aux conséquences du décret. C’était le seul moyen de couper court à la propagation du fléau et de nous en rendre maîtres avant que la contamination soit générale.

« Au lieu de laisser la vie nationale s’enrayer par une paralysie progressive et finalement complète, qui serait alors d’une durée très longue, il s’agit de provoquer volontairement son arrêt immédiat, mais partiel et passager.

« Il faut bien le reconnaître, l’électricité est véritablement devenue, comme on le disait déjà, un peu prématurément, il y a cinquante ans, la reine de notre civilisation, son moteur essentiel. Tout dépend de l’électricité dans le machinisme actuel, tout est lié au fonctionnement de certains appareillages électriques.

« Avec la suppression de l’électricité, tout s’arrête, dans Paris.

« Les moyens de transport : métro, tramways, chemins de fer électrifiés, sont déjà virtuellement abolis. Si les véhicules automobiles ont pu circuler jusqu’à ce matin, c’est parce que l’intensité de leurs sources d’électricité, batteries d’accumulateurs, magnétos, dynamos, est assez faible pour n’engendrer que des variétés de lichen peu exubérantes et relativement bénignes. Mais ces variétés comme les autres produisent des spores, dont la descendance risque d’être calamiteuse. Dans quelques heures, les rues de Paris cesseront d’être contaminées par ce mode de diffusion.

« Quant aux avions, leur cas est spécial, et ils peuvent être tolérés sans danger. Comme ils circulent en l’air, à l’abri de toute contamination nouvelle, il est facile de stériliser leurs dynamos juste avant le départ. C’est d’ailleurs ce qui se pratiquait déjà depuis un ou deux jours au Bourget et à Issy-les-Moulineaux, afin d’éviter que l’encrassement des bougies du moteur n’entraînât en plein vol des pannes, infiniment plus dangereuses que ne pouvaient l’être, au sol de nos rues, celles des véhicules automobiles.

« Les communications ? Sans télégraphe, on le sait, plus de chemin de fer à trafic intensif et rapide. Les câbles téléphoniques résistaient encore, mais depuis hier, les formes de lichen perforantes dont nous parlions plus haut envahissent les relais, rongent l’isolant et corrodent les fils soumis à un trafic continu. La suppression du service (au moins pour le public) évitera la destruction de ces câbles coûteux et dont la pose et l’aménagement ont exigé des années. Même dans Paris, le fonctionnement des tubes à « pneumatiques » dépend des pompes à moteur électrique qui y entretiennent le vide nécessaire à la propulsion des wagonnets.

« L’industrie ? Dans les usines modernes, la plupart des appareils de levage et de manutention au moins sont électriques. Si ce n’est pas leur arrêt complet, la production y sera fortement gênée et ralentie.

« Sans électricité, on le voit, c’est l’ankylose plus ou moins complète du système nerveux et musculaire de notre corps social.

« Et la pensée humaine, elle aussi, est atteinte dans ses sources vives par la suppression des journaux ; peu importe en effet que les linotypes puissent toujours assurer la composition du texte, et même leur clichage, du moment que les rotatives sont immobilisées par l’arrêt de leur force motrice.

« Sans électricité, c’est Paris, ce sont toutes les régions contaminées, sans éclairage digne de ce nom, sans moyens de transport, sans communications rapides avec l’extérieur, sans journaux, et ajoutons, cela va de soi, sans cinémas ni théâtres… C’est encore 200.000 Parisiens du Plus-grand-Paris réduits à chômer… »

Cela continuait par une liste sommaire des professions qui allaient être privées de travail : 1° En totalité : électriciens, Métro et T. C. R. P., chauffeurs de taxis et autres, personnel des cinémas et théâtres, des journaux au complet depuis le rédacteur en chef jusqu’au dernier balayeur ; 2° En grande partie : employés de chemins de fer, télégraphistes et téléphonistes, postiers, métallurgistes et ouvriers de nombreuses industries… Le tout sans compter les banlieusards trop éloignés de Paris pour pouvoir se rendre à leur besogne.

De plus, la mesure de faveur consentie au début par la T. C. R. P. aux chômeurs des tramways et du métro en leur accordant un demi-salaire provisoire, était rapportée, car la dépense serait devenue trop énorme… et combien de temps faudrait-il la prolonger ?…

Une question me tracassait. C’était très joli, d’arrêter la machinerie civilisée, pour enrayer le développement du Lichen ; mais comment allait-on détruire tous les foyers de contamination ? L’eau de javel paraissait bien peu efficace, à en juger par le métro, où elle n’avait pu empêcher le développement foudroyant du Lichen. Même si les autres procédés valaient mieux, il faudrait des semaines et des mois pour assainir Paris tout entier. J’eus beau chercher dans les divers quotidiens qui parurent encore ce matin-là, je ne trouvai pas de réponse satisfaisante à cette énigme. Le gouvernement tenait-il secret son moyen de lutte efficace ? Dans quel but ? Il avait tout intérêt à le publier… Comptait-il surtout, comme auxiliaire dans la lutte contre le Lichen, sur un fléchissement de l’activité vitale de la Xénobie, pendant sa mise en sommeil, et que peut-être les germes non touchés par la désinfection auraient, au bout de quelques jours, perdu leurs propriétés germinatives, comme l’avait supposé Nathan dans son article de l’Intran, et que de la sorte l’arrêt de l’électricité agirait automatiquement en amenant l’extinction dans Paris de la création cosmique ?… Espérait-il une gelée précoce ?… Ou bien le Conseil des Ministres, croyant à l’efficacité intrinsèque du décret par le fait seul de sa promulgation, l’avait-il voté en une heure d’enthousiasme irréfléchi, comme en connurent jadis la Convention et les Comités de Salut Public ?… On était tenté de le croire, à lire le compte rendu détaillé des débats tumultueux de la séance de nuit… Mais alors, le décret serait-il obéi par des gens qui se poseraient la même question que moi et n’y trouveraient pas davantage de réponse ?…

XIV

LA GRANDE PANNE#id___RefHeading__52_1638060096

La semaine de la Grande Panne fut pour moi aussi une période singulière, en lacune. Privé de la société quotidienne d’Aurore, qui pendant dix jours m’avait transporté sur le Sinaï d’une vie nouvelle et merveilleuse, son absence creusait en moi un grand vide, comme si elle eût emporté avec elle la seule partie intéressante de ma personnalité. Sentimentalement, j’étais dans un état flou et incertain ; mes anticipations de l’avenir se succédaient, différentes d’heure en heure, sans un point fixe où pouvoir me raccrocher ; et je n’avais même pas, pour fretter cette inconsistance, l’armature des routines extérieures. Je retombais dans une vie sociale autant et plus désorganisée que la mienne, provisoire et en suspens. Je me désintéressais de mon avenir personnel, de mon travail ; ma résolution même de continuer le portrait d’Aurore pendant son absence, grâce aux photos documentaires, s’évapora… Je vivais dans l’attente des nouvelles ou du retour de la bien-aimée… Je devenais le témoin impartial, l’observateur désintéressé. Et je crois que la plupart des gens éprouvaient, chacun pour son compte et pour des raisons différentes des miennes, une impression analogue. On attendait…

Pas plus pour cette période que pour la précédente, je n’ai la prétention de faire l’historique de l’invasion du Lichen. D’autres, mieux qualifiés, s’en sont chargés avec un talent littéraire que je n’ai pas. J’en ai parlé jusqu’ici en fonction uniquement de mon aventure personnelle avec l’importatrice des cosmozoaires. Je continue à faire de même ; mais mon sort propre, pour la durée de la Grande Panne, est noyé dans le plan social.

Habitué comme chacun à vivre pour mon compte, dans une civilisation aux rouages bien huilés, sans presque m’apercevoir de son fonctionnement, je sentis tout à coup son existence, tel un homme sent l’existence de son foie, du jour où il est atteint d’une affection hépatique.

Le décret, appelé par les vœux de tous, fut accueilli dans Paris comme un mal nécessaire. On se résignait à une obéissance inévitable… ainsi qu’il arrive dans les nombreux cas où la docilité aux lois résulte beaucoup moins de leur respect réel et d’un consentement volontaire que la simple inertie, qui serre d’un cran sans mot dire à chaque nouveau règlement, fût-il absurde et incompréhensible, la boucle des contraintes sociales ceinturant tout citoyen d’un État civilisé.

D’ailleurs, privée du magnétisme de la presse dont le rôle est de polariser les courants de l’opinion, celle-ci, livrée à elle-même, resta fragmentaire et individuelle, éparpillée en un morcellement d’expressions divergentes qui ne réussissaient plus à se rejoindre ni à se préciser en une formule commune.

Sans se poser de questions, sans chercher trop à savoir comment cela finirait, on fit d’abord confiance au gouvernement.

On était désorienté par la rupture des habitudes ; mais on jouissait avec surprise, avec timidité, de la brusque détente, de la suppression de la tyrannie machiniste. Même les non-chômeurs se sentaient libérés d’une contrainte qui les avait jusque-là crispés à leur insu… Et pouvoir entrer n’importe où sans risquer les démangeaisons coutumières dans un local envahi de lichen !… Les trois premiers jours, 23, 24 et 25 octobre, ce fut dans Paris l’atmosphère d’un dimanche démesuré.

Dimanche londonien, par un temps gris et fade, presque tiède, sans autres distractions que la promenade, le café et la dégustation du zébi aux charrettes des marchands ambulants. Les terrasses regorgeaient. La foule, ainsi qu’en un premier mai sans taxis, emplissait de son flot mou les rues à la circulation raréfiée, d’un rythme nouveau. Les habituels bruits harassants de l’immense troupeau mécanique, avec ses coups de cornes et ses moteurs, avaient presque disparu ; il fallait se réhabituer au roulement des roues ferrées et au claquement des fers de chevaux sur l’asphalte ou le pavé de bois. Calèches, tilburys, charrettes anglaises, coupés, landaus, victorias : tous ces noms, lus dans le Larousse illustré, sortaient des oubliettes de la mémoire, pour étiqueter les véhicules antédiluviens trottant un allègre six à l’heure. Quelques autos, pourtant, de la police, à moteur hermétiquement blindé et stérilisé par des procédés spéciaux, attestaient, avec les rondes multiples d’agents cyclistes en nombre insoupçonné, et là-haut le ronflement des avions à cocarde en patrouille continuelle dans le ciel de Paris, des précautions gouvernementales que rien ne semblait encore motiver dans cette coulée amorphe de foule dominicale, ne sachant que faire de sa liberté. Et on suivait d’un regard approbateur les gros camions à moteur Diesel, sans magnéto, détournés ostensiblement par les grands boulevards et dont la vue rassurait sur la régularité des arrivages aux Halles.

Mais tout cela, ce calme, cette paix, cette obéissance facile et harmonieuse au décret, c’était dans le centre de Paris. Il n’en allait pas de même sur le pourtour de la zone parisienne… aux frontières intérieures nouvelles qui nous séparaient du reste de la France.

Je n’eus le soupçon initial de cette différence que le premier soir, par les racontars de Mme Taquet, dont le mari avait un camarade engagé comme policier auxiliaire dans la brigade spéciale chargée de vérifier les stérilisations, au départ des voyageurs, en gare de Lyon.

Poussé par l’esprit inquiet et badaud qui avait envahi mon moi décomplété, je résolus d’en avoir le cœur net. Le souvenir me revint de ma vieille bécane, démontée et remisée depuis un an ou deux dans un placard de mon atelier. Je l’en tirai, la remis en état et, le lendemain matin, poussai jusqu’à la sortie de Villeneuve-Saint-Georges, où étaient établis en bordure de la route, avec leurs baraquements, les deux postes nez à nez : l’un, empêchant l’entrée des autos à magnéto imparfaitement blindée dans la zone parisienne, et en face celui assurant, à la frontière de la zone saine, la stérilisation des véhicules et des personnes. C’était un gâchis, un embouteillage de camions et d’autos tel qu’il n’y en eut jamais aux portes de Paris, du temps du bulletin vert, un jour de courses.

Ce fut là aussi, dans une guinguette défeuillée, où je me reposai une heure à boire un verre de vin blanc en regardant couler la Seine, que j’entendis parler des « trafics » coupables des policiers improvisés. Par la route plus encore qu’aux gares, relativement mieux surveillées, quantité de voyageurs partaient de Paris, à la nuit tombée, voire même dans leur voiture maquillée pour simuler un blindage étanche, et pénétraient dans la zone saine, en esquivant la désinfection obligatoire.

Je crois en vérité que, hors de Paris, le décret ne fut observé que de façon approximative, pendant les trois premiers jours. Les quotidiens de province que j’eus l’occasion de lire m’en donnèrent d’autres preuves, par les nouveaux foyers de Lichen qui se déclarèrent encore en France.

Leur jugulation dut être bien souvent retardée par des négligences, des calculs égoïstes, et cela non seulement chez les particuliers : il paraît que des municipalités furent trop lentes à couper la distribution électrique et attendirent pour le faire que la moitié de la commune fût envahie. Il fallait du reste une certaine dose d’abnégation pour se mettre soi-même en quarantaine, et placer aux carrefours les postes de garde obligeant les autos venues des régions saines à contourner désormais la localité sans y pénétrer.

Mais, si je n’eusse pris soin d’y aller voir moi-même, peut-être n’aurais-je pas deviné ces dessous de la situation. Nous étions murés dans Paris par une cloison invisible mais non moins efficace, sans nouvelles rapides et sûres du reste de la France et du monde.

Plus de journaux parisiens. En dehors de quelques petites feuilles politiques, imprimées sur des presses à bras, mais si évidemment tendancieuses qu’elles ne valaient pas les cinq sous, on ne trouva plus dans les kiosques que des journaux de province. Mais des journaux de province, c’est du fret trop lourd pour les envoyer à Paris par avion ; et par voie ferrée, la vitesse commerciale des trains atteignant péniblement vingt kilomètres à l’heure, le Nouvelliste de Lyon, le Moniteur du Puy-de-Dôme et les Dernières Nouvelles de Strasbourg dataient de la veille et ne contenaient guère que des actualités périmées.

Il y avait bien les hauts-parleurs, interdits en temps ordinaire sur la voie publique mais tolérés pour la circonstance, qui beuglaient les nouvelles aux passants. Ceux des grands quotidiens, entre autres, prétendaient suppléer momentanément les éditions sur papier. Mais une censure rigoureuse devait s’exercer, car les nouvelles étaient uniformément optimistes. À les entendre, la « loi électrique » était scrupuleusement obéie par toute la France et le fléau était conjuré. Encore un peu de patience…, etc.

On se sentait plus isolé des faits vrais que par les communiqués officiels de la guerre. Le désir d’être renseigné, l’espoir de trouver quelqu’un qui eût vu ou appris des choses, de témoins oculaires dignes de foi, poussaient à errer à la recherche des amis ou connaissances ; et sous le moindre prétexte ou même sans prétexte, à lier conversation avec le premier venu.

Quant à moi, j’essayai bien de voir quelques camarades, mais ils n’en savaient pas plus que moi, et je me lassais rapidement de tout entretien où je ne pouvais faire intervenir bientôt le nom d’Aurore. Deux fois en trois jours, j’allai rue Legendre, dans l’espoir des parler d’elle ; mais Géo était à son usine, à Saint-Denis, et Luce partie avec Lendor-J. Cheyne, en avion, donner une conférence à Bordeaux, à ce que me dit Mme de Ricourt. Les ragots de la vieille dame ne m’intéressaient pas, et je la laissai à ses occupations.

La sympathie manifestée à « Mlle Lescure » par ma brave tante contribuait surtout à m’attirer chez les Frémiet ; mais je n’étais pas non plus insensible à l’accueil affectueux que j’y recevais. En outre, le poste du petit Oscar fonctionnait à nouveau, grâce à la boîte de piles et d’accus que son père avait enfin consenti à lui payer.

– Et le décret ? demandai-je, la fois où le gamin, tout guilleret, m’annonça la bonne nouvelle. Qu’en fais-tu, jeune sans-filiste ? Tu l’enfreins. Car des piles et des accumulateurs, si je ne me trompe, ce sont de ces « sources d’électricité » dont l’usage est interdit.

– Mais tout le monde en a, se rebiffa Oscar.

– Le fait est qu’à prendre le décret au pied de la lettre, nous sommes en contravention, reconnut mon oncle. Mais, comme dit le petit, tout le monde en a, depuis les grands journaux pour leurs haut-parleurs jusqu’au moindre particulier. La police électrique n’en est pas encore à faire des visites domiciliaires ; elle a d’autres chats à fouetter, avec les désinfections et les automobiles… En somme, il y a tolérance, comme les journaux l’ont fait remarquer.

Encore un indice de la mollesse avec laquelle fut appliqué le décret, en ces premiers jours d’insouciance.

Je dînai chez les Frémiet, le 25. Ce soir-là, le poste de Lausanne, après avoir diffusé les condoléances du gouvernement fédéral au peuple français si durement éprouvé, nous apprit que la Belgique avait été victime de sa loyauté à la France, en ne fermant pas sa frontière. Le lichen était apparu à Bruxelles. Par contre, même aventure pour l’Espagne et l’Italie, qui cependant avaient coupé les communications dès le 21. Barcelone, ainsi que San Remo et Gênes, étaient contaminés… grâce à des opérations de contrebande, apparemment. Ce qui n’empêchait pas l’opinion italienne d’être assez sévère pour nous ; le bruit courait à Rome, dans certains milieux impérialistes, que des avions français seraient venus nuitamment jeter des spores de lichen sur la Riviera ligure !

Là-dessus, mon oncle s’esclaffa.

– Ah ! celle-là, par exemple !… Ils vont fort !

Les bruits ridicules qui avaient circulé au début me revinrent à la mémoire.

– Chez nous, c’était « un cadeau des Boches », vous vous souvenez ?

– Oui… Tout ça, ce sont des mots, heureusement. Le plus bête, c’est que cette stupide accusation de quelques chauvins italiens vient juste à l’heure où la France, par ce décret, fait le beau geste… Car il n’y a pas à dire, comme désarmement, ça enfonce Briand et feu Streseman. La S. D. N. doit des félicitations à nos gouvernants, qui ont osé porter un décret pareil !

Mon oncle, d’ordinaire, ne sortait que très discrètement ses opinions pacifistes, mais ce soir il s’emballait. Son point de vue me surprit : je n’y avais pas encore pensé. Pour la première fois, je vis cette pénible conséquence de la désélectrification de Paris, du Sud-Est et des autres régions contaminées : le pays sans défense, incapable de mobiliser.

– Donc, reprit-il, la cause est entendue. On ne l’a pas fait exprès, mais l’expérience n’en est pas moins probante : une nation peut se trouver en état de désarmement, sans que, contrairement à l’affirmation des bellicistes, il se produise aussitôt une attaque brusquée.

– Une attaque brusquée ? Hum ! Qu’en savons-nous ? Elle a peut-être lieu à l’heure qu’il est, à la frontière.

– À la frontière ? Non, mon petit, ce serait déjà fait ; et pas à la frontière ; sur Paris, par air, comme de juste, selon les dernières méthodes : torpilles à gaz.

Je trouvai aussitôt une réponse :

– L’assaillant aurait trop peur de prendre la contagion du lichen. L’attaque brusquée n’aurait de raison d’être, n’est-ce pas, que pour s’emparer ensuite de notre pays… pour l’occuper. Et l’occuper, ce serait rétablir les communications que nos bons voisins se sont empressés de couper.

Mon oncle s’en tira par un paradoxe.

– C’est bien dommage ; car si la France n’avait pas été isolée si vite, le monde entier eût été envahi par le lichen, et alors, adieu pour les matamores l’espoir de mobiliser de sitôt. C’était la fin des guerres.

– Oui, mon oncle, mais vous ne songez pas à ce que deviendrait la civilisation, si l’électricité devait rester abolie de notre monde ?… Et vous-même, comme photographe…

– Bah, il ne faut pas penser qu’à soi. Et on peut faire de la photographie au magnésium. On s’est contenté longtemps de la lumière du soleil. Commodité de métier à part, je n’y tiens pas tellement, à l’électricité. On s’en passait il y a cinquante ans, et la civilisation, comme tu dis, ne s’en portait pas plus mal. Si cette perte devait être compensée par une abolition durable de la guerre, je la bénirais de tout mon cœur.

– Mais on continuerait à s’entre-tuer avec d’autres moyens… C’est une nécessité de la nature humaine…

Ma tante, comme toujours lorsque mon oncle émettait ses propres subversifs, soupirait en silence et me lançait des regards éplorés. J’eus pitié d’elle, et n’insistai pas.

Ce même jour du 25, quelques heures avant cette soirée familiale, alors que je restais dans mon atelier à attendre le courrier de l’après-midi, et peut-être une lettre d’Aurore, j’avais reçu la visite d’Alburtin.

– Parti de Marseille le 23, à 4 heures de l’après-midi, arrivé ce matin à Paris, à 6 h… Trente-huit heures de voyage, oui, mon bon ! Et il m’a fallu subir deux désinfections en cours de route, au sortir des zones contaminées. La première à Orange, frontière de la région sud-est. Pis que pour passer la douane ! On nous a fait descendre de notre train supposé infecté, mettre un masque à gaz et passer dans une chambre, avec nos bagages à main. Là, pulvérisations au brome. Puis dans un autre hangar, l’épreuve du « sporoscope », pour voir si nous ne transportions plus de spores. Puis monter dans un autre train puant le brome… Même histoire après Lyon, zone infectée, à Villefranche. La France est fractionnée en un tas de petits pays. Il est vrai qu’avec la lenteur des communications actuelles, c’est comme si elle était devenue quatre ou cinq fois plus étendue…

– Notez, d’ailleurs, mon cher Delvart, qu’en partant de Marseille, avant-hier, il n’était pas question de décret ; sinon je ne me serais pas mis en route… Un sale coup pour moi, cette « loi électrique » ; mais j’ai quand même bien fait de venir à Paris…

Ce que m’avaient conté les Ricourt, de ses ennuis à Cassis, n’était pour Alburtin qu’un prélude. Le rendant responsable de l’importation du lichen, les pêcheurs de Cassis, dont les bateaux à moteur ne fonctionnaient plus, joints aux ouvriers des usines de la Bédoule équipées électriquement et immobilisées par des courts-circuits, s’étaient portés en masse, un beau soir, sur la clinique, l’avaient envahie et saccagée, obligeant les infirmières à transporter les malades dans l’hôpital voisin.

– Vous voyez ça, Delvart, une bande de deux à trois cents énergumènes emplissant la rue Droite et hurlant : « À mort le Boche ! » Car j’étais pour eux un espion au service de l’étranger, qui avait empoisonné le pays volontairement ! L’agent de police et les deux gardes n’y pouvaient rien ; et on avait enfermé les gendarmes dans leur gendarmerie. Je soupçonne mon confrère le Dr Martin d’avoir plus ou moins monté le coup pour supprimer ma concurrence. Bref, j’ai dû fuir de nuit en auto avec ma femme et Mme Narinska, et nous réfugier à Marseille chez des amis. Cela se passait le jour où je venais de découvrir qu’une pommade à l’oxyde de plomb supprime radicalement les démangeaisons causées par la radio-activité des spores de lichen. Vous savez que les radiologues portent des gants au plomb pour se protéger les mains contre les radiations. Mais une pommade, personne n’en aurait voulu. Alors je l’ai remplacée par un savon à base de plomb, avec lequel il suffit de se lotionner matin et soir pour obtenir l’insensibilisation. À Marseille, mon produit lancé par une grande parfumerie, allait faire le bonheur de la population. Je voyais l’avenir me sourire de nouveau ; et afin d’en avoir le monopole à Paris, j’étais venu faire breveter mon invention.

– Pauvre ami ! Vous arrivez trop tard ; personne ne se gratte plus ici depuis hier.

– Avec votre loi électrique, c’est fichu. Et qui sait quand je recevrai l’indemnité que je réclame au gouvernement pour le saccage de ma clinique ! Il va falloir établir les responsabilités, que la ville de Cassis et l’État se rejetteront l’un l’autre, pour n’avoir su empêcher cette émeute… Enfin il y a quand même du bon. J’ai vu Nathan, et il m’a donné un poste de préparateur dans son usine de recherches d’Eyguzon. Au nom de sa vieille amitié envers son ancien élève, m’a-t-il dit. Peut-être aussi a-t-il eu des remords de ne m’avoir même pas nommé dans son article de l’Intran… Mais admirez l’ironie des choses : je serai là-bas sous les ordres de Mlle Aurore Lescure… elle qui a fait au monde ce joli cadeau qui me coûte si cher !

Cette annonce me fit regretter de n’être pas moi-même un scientifique, qualifié pour obtenir une situation analogue. Je serais là-bas auprès d’elle au lieu de me ronger à Paris…

J’enviais de tout cœur le malheureux Alburtin.

Comme il partait le soir même pour Eyguzon, je lui confiai une lettre déjà timbrée que j’avais compté mettre à la poste, et dans laquelle je suppliais Aurore de me fixer la durée de sa présence au laboratoire. Cette seule incertitude, en effet, m’avait retenu ce jour-là de prendre le train ou de filer à vélo vers elle. Mais partir au hasard m’exposait à faire un voyage inutile, et, pis encore, à la manquer, puisqu’elle devenait revenir incessamment à Paris. Cette lettre, dictée par mon cœur, contenait, je crois, des mots capables de la toucher, et j’avais eu le courage de ne pas faire allusion à l’intimité Cheyne-Luce.

La manifestation des sans-travail, le 25, fut un premier indice du mécontentement croissant et de la lassitude qui allaient mettre fin à la paisible résignation des premiers jours de la Grande Panne.

Une certaine quantité de chômeurs avaient trouvé à s’enrôler dans la brigade spéciale de police anti-électrique, improvisée pour assurer l’obéissance au décret. Ces détectives d’un nouveau genre portaient en guise d’insigne un brassard rouge avec un « X » (Xénobie) doré. D’où le populaire apprit à les nommer : « les X », ou « les électriques ». Il y en eut dans les gares, sur les routes aux frontières de la zone parisienne, dans les services de désinfection, et ceux-là eurent tout de suite de la besogne ; mais ceux que l’on voyait errer dans les rues, pour vérifier si les rares automobiles en circulation satisfaisaient aux exigences de la loi, eurent si peu à intervenir, les trois premiers jours, que l’on s’habituait à blaguer en bloc « tous ces fainéants d’X, qui se la coulaient douce ». Mais leur activité ainsi que leurs attributions allaient s’étendre singulièrement et leur conférer une triste célébrité.

Quelques centaines de sans-travail encore avaient été absorbés par les compagnies du gaz, pour la réinstallation de l’éclairage public ; d’autres, ex-wattmen, redevenaient cochers de fiacres, ou de ces véhicules hétéroclites, chars à bancs, mail-coaches, tapissières, omnibus d’hôtel, à l’aide desquels se réorganisait dans Paris un embryon de transport en commun.

Mais le plus grand nombre des chômeurs, évalué à deux ou trois cent mille, restaient sur le pavé, sans travail ni paye, sans savoir quand ils retrouveraient l’un et l’autre. Leur mécontentement fut d’autant plus vif que la faveur du demi-salaire consentie par la T. C. R. P. à ses premiers employés mis en congé, avait fait espérer que cette mesure serait étendue à tous. Je ne m’y connais guère en politique, mais il me paraît évident que celle-ci joua un grand rôle dans la manifestation des sans-travail, organisée par les partis avancés. Leur cortège monstre parcourut les grands boulevards et défila durant deux heures devant la Chambre des Députés, qui venaient d’entrer en séance et de voter l’approbation du décret. Ils réclamaient, sur l’air des Lampions : « pay-ez-nous ! pay-ez-nous ! » leur salaire intégral ou son équivalent sous forme d’indemnité d’État, aussi longtemps que durerait le chômage.

Hormis quelques légères bagarres avec la police, d’ailleurs, tout se passa bien. Mais cette manifestation, par son exemple, cristallisa les mécontentements et joua sur le public le rôle d’un article de journal virulent.

Après s’être réjoui deux jours de ce que la suppression de l’électricité eût arrêté la croissance de la Xénobie et permis de balayer à l’égout les restes loqueteux des lichens, la réaction était venue. Cette « loi électrique », naguère réclamée à cor et à cri, on commençait à la trouver trop dure pour la capitale. Les quartiers restés indemnes se prétendaient lésés sans cause suffisante : pourquoi ne pas faire à Paris comme en province, où les régions saines gardent l’usage du courant ? Dans les immeubles déjà désinfectés, on aurait voulu pouvoir rallumer tout de suite les ampoules. On redoutait le passage aux désinfectants, dont certains, le chlore en particulier, détérioraient les objets mobiliers ; et en même temps on raillait la lenteur des opérations, menées avec mollesse. À quoi bon, du reste, les continuer ? En apparence, tous les arrondissements semblaient assainis. Nulle part on ne se grattait plus. Donc, plus de spores.

– Alors quoi ! C’est fini, la Zénobie. Qu’est-ce qu’ils attendent pour rendre l’électricité, pour rétablir la circulation normale, et tout ?

Ce soir-là, sous les éclairages de fortune, becs de gaz des grandes artères et acétylène des cafés, ce n’était plus la calme détente d’un dimanche, mais une effervescence de dégoût et d’écœurement. Pas de cinémas, de théâtres ni de music-halls. Tous s’irritaient de cette vie au ralenti imposée à la capitale ; les humeurs s’aigrissaient, dans le sentiment de l’inutilité d’une pareille vie…

Le 26, cet état d’esprit s’accentua, et ce fut la révolte contre le décret. En me rendant à vélo chez les Ricourt, vers 11 heures, sur le bref trajet de chez moi à la rue Legendre, je vis au moins dix fois des agents de la brigade anti-électrique dresser contravention à des automobilistes qui avaient carrément sorti leurs voitures, à blindage non hermétique. Et dans presque tous les cas, le foisonnement dénonciateur du lichen à l’arrière du châssis prouvait que des germes flottaient encore dans l’air de la capitale. Les foyers latents ne demandaient qu’à se réveiller.

Rue Legendre, à mon coup de sonnette, Géo en personne vint m’ouvrir la porte. Il me tendit le bout du petit doigt d’une main noire et grasse de cambouis.

– Excuse-moi, mon vieux, nous sommes sans servante depuis hier… Mets là ta bécane… Tu vois, j’étais en train d’arranger la mienne aussi. Mais il y a une cuvette cassée ; il va falloir que je la donne à réparer… Cette après-midi pour aller à l’usine je risquerai le coup de prendre ma bagnole… En donnant la pièce à l’X qui surveille le garage… Et dehors, j’en serai quitte, au pis aller, pour une contravention de cent francs.

– Alors, tu crois que le danger est passé ?

– Moi ? Pas du tout ! Mais qu’il y ait quelques spores de plus ou de moins dans Paris, cela n’y changera rien. La stérilisation me paraît une utopie, tant qu’elle ne sera pas opérée d’un bloc, en noyant Paris… évacué, bien entendu, au préalable… dans une nappe de gaz… Et je ne vais pas m’appuyer huit kilomètres à pied.

– Et ta mère va bien ?… Ta sœur ?

– Ma mère est partie au bureau de placement, pour tâcher de trouver une bonne… Ma sœur, elle poursuit ses conférences en province avec Cheyne. Comme il ne sait que l’anglais, elle parle à sa place et se présente… elle a tous les culots !… comme devant piloter la prochaine fusée. Ils font aujourd’hui Brest et Rennes. Ce qu’il y a d’énorme, c’est que l’interdiction des vols astronautiques ne les gêne pas du tout, et l’émission des titres européens va être couverte d’ici quelques jours.

« Il est vrai que Rosenkrantz a lié partie avec eux. Cheyne lui cède ses procédés de fabrication du pétrole synthétique, moyennant quoi la Standard soutient l’émission de la Moon Gold. Cheyne jubile. Il a trouvé l’associé idoine. Adieu la misogynie ; et je commence à croire pour de bon que cela finira par un mariage.

« Moi, je ne demande pas mieux ; mais c’est notre noble mère qui trouvera la couleuvre dure à avaler. Pense donc : un Yank archiroturier, fils d’un balayeur ! Elle est déjà bouleversée de savoir que sa fille « s’exhibe comme une histrionne et traîne dans la boue de la spéculation le vieux nom des de Ricourt ! »

Je planais dans la joie, à ces nouvelles favorables ; j’en éprouvais tant d’affection pour mon vieil ami Géo que, quand il m’invita à dîner pour le soir, j’acceptai d’enthousiasme. Mais avant de le quitter, une réflexion me vint :

– Et si ta mère n’a pas trouvé de bonne ?

– Ne t’en fais pas, vieux. Nous irons au Wepler de la place Clichy… C’est convenu : tu viens me prendre à 7 heures et demie…

XV

LE LICHEN ARDENT#id___RefHeading__54_1638060096

La matérialité des faits n’a, bien entendu, été contestée par personne et elle ne saurait l’être, à moins de mauvaise foi systématique. Les chiffres officiels sont là : 450 morts, 882 blessés ; en tout 1.332 victimes. Tel est l’effroyable bilan, rien que pour Paris, de l’incursion effectuée en cette soirée du 26 jusque dans le centre de la capitale, par les êtres qui furent nommés les Monstres de Saint-Denis, les Chimères Cosmiques, le Lichen Ardent. Seuls, un ou deux chroniqueurs, tel M. Clémentel-Vault, avec plus ou moins d’esprit, osèrent mettre en doute, dès la réapparition des quotidiens, trois jours après l’événement, leur réalité et attribuer les victimes à l’émeute communiste. Même un grave historien, M. Raymond Valescure, dans son ouvrage si bien documenté par ailleurs : Au temps de la Xénobie, invoque en guise d’explication, une crise d’hallucination collective et de « vésanie grégaire », nées de la tension des esprits, en ces jours de terreur. Il paraît oublier que précisément les esprits n’étaient pas tendus, le 26, que l’on avait oublié la menace, que l’on se laissait aller à narguer le décret dans un sentiment de sécurité illusoire, et que l’émeute communiste et la Terreur Électrique ne se produisent qu’après l’incursion des Chimères dans Paris… C’est avec des raisonnements analogues à ceux de M. Valescure que l’on a déjà « démontré » qu’Alexandre ou Napoléon Ier n’ont jamais existé.

Mais, sans parler de la croyance unanime à l’époque, sans parler de l’opinion du professeur Nathan, qui admet formellement l’authenticité de ces monstres, il y a, concluant dans le même sens, l’enquête officielle, basée sur les dépositions de plus de 700 témoins. Il y a la destruction de la Centrale de Saint-Denis par l’aviation militaire… Celle-ci aurait-elle reçu l’ordre d’anéantir une usine et un matériel valant plusieurs centaines de millions, s’il n’y eût eu la certitude qu’il s’agissait d’autre chose que d’une hallucination collective ?

Quant à moi, je n’ai pas vu le Lichen Ardent, mais j’ai entendu, moins d’une heure après l’événement, le récit de mon ami Géo, qui leur avait échappé de justesse.

Il m’a une fois raconté un accident d’aviation dans lequel il faillit d’abord être brûlé, puis se briser au sol, son parachute ne s’étant ouvert qu’au dernier moment ; et cet épisode-là il l’évoquait avec le sourire. Mais, en parlant des Chimères de Saint-Denis, son visage était un masque d’horreur tragique ; il avait vécu les minutes les plus angoissantes de sa vie…

Dès le 26 au matin, la municipalité communiste de Saint-Denis, obéissant aux directives de Moscou, avait jugé l’heure venue de faire échec au gouvernement en passant outre à la loi et forçant les ingénieurs de l’usine électrique du quai de Saint-Ouen à la remettre en marche.

À deux heures de l’après-midi, Géo, échappé à la molle surveillance des X, vit de loin la Centrale fumer dru de ses cheminées en tromblons et arborer le drapeau rouge au marteau et à la faucille. Mais, comme les autres, l’usine Hénault-Feltrie profitait du courant rendu, et le travail, languissant la veille, y avait repris à plein régime. Rien d’anormal ne se passa jusqu’à 18 heures. Les ouvriers sortis depuis dix minutes, le grand patron parti également, Géo s’apprêtait à regagner Paris, lorsque des sirènes beuglèrent et une grande clameur de la foule s’éleva au loin…

Mais je laisse la parole à Géo.

– Et alors, voilà un jeune garçon de quinze ans, le fils du concierge de l’usine, qui rapplique sur sa bécane comme un fou, et saute à terre dans la cour, en criant : « Fermez les portes ! Elles vont venir ! Je les ai vues. Elles couraient après moi… Elles ont bouffé tout le monde dans la Centrale…

« De qui parlait-il ? D’une bande de harpies communistes ?… Non, « des boules de feu vertes » ! Impossible de tirer de lui rien de cohérent. Le petit bonhomme était fou, fou de terreur. Et, pour me renseigner dehors, pas un chat dans les rues éclairées de nouveau par les réverbères électriques. Seulement, vers le quai de Saint-Ouen, les « tromblons » fumaient toujours… Allons, pour des gens « bouffés », le personnel ne travaillait pas trop mal. Je renonçai à comprendre, et, mes phares allumés, roulai vers Paris, à petite vitesse, pour éviter la panne ; car mon moteur « faisait » de nouveau du lichen.

« Tu sais que l’usine Hénault-Feltrie est située à l’entrée de Saint-Denis, 500 mètres à l’est de la route nationale. En virant sur celle-ci vers le sud, j’entendis qu’on me hélait du nord. Je distinguai en travers de la chaussée, sous un réverbère, un barrage de charrettes et de tonneaux, et derrière, des types avec des fusils. Communistes ou gendarmes, je crus qu’ils en voulaient à ma bagnole, et j’accélérai, filant sur Paris.

« Il venait évidemment de se passer quelque chose de considérable… un drame. Cette route, d’ordinaire si passante, était absolument déserte… déserte de vivants, car presque tout de suite il me fallut éviter un corps étalé à terre : un cadavre affreusement brûlé… puis un autre, et d’autres encore : des agents cyclistes, auprès de leurs machines… puis un cabriolet à demi consumé, qui fumait encore, par dessus le cheval abattu.

« Explication : une émeute communiste ? Mais une émeute, le passage d’une colonne révolutionnaire en marche sur Paris n’aurait pas laissé ce vide absolu de vivants derrière elle !

« Il est vrai qu’aux embranchements, sur les routes transversales, il y avait des groupes de gens, qui me hélaient à grands gestes, comme si je courais au-devant d’un danger. Mais ils étaient trop loin et je ne comprenais pas ce qu’ils me disaient. Et toujours la route déserte, avec toujours des cadavres, pendant des kilomètres…

« Je marchais au ralenti, assez nerveux, je l’avoue. Les paroles incohérentes du gosse me revenaient malgré moi. Je songeais vaguement à quelque machine infernale, à une torpille automobile terrestre… Mais aux approches de Paris, encaissé entre les maisons de l’avenue des Batignolles, c’était plein de gens aux fenêtres des étages, et je percevais des cris enfin distincts : « Pas par là ! Sauvez-vous ! Prenez garde, ils vont vous tuer !

« Enfin, au carrefour de la porte de Saint-Ouen, je vois sur le boulevard Ney une vingtaine d’hommes et un officier, avec une auto blindée… Juste alors, mon moteur faiblit, bafouille… Et me voilà en panne, au beau milieu du débouché de l’avenue des Batignolles, face à l’avenue de Saint-Ouen.

« L’officier, revolver au poing, semblait hésiter. Posté au milieu du carrefour, il inspectait l’une après l’autre les deux avenues. Il m’interpelle :

« – Hé ! dites donc, l’automobiliste, est-ce qu’il en vient d’autres ?

« – Je n’ai rien vu que des cadavres sur la route. Je ne sais pas de quoi vous parlez… C’est une émeute qu’il y a eu ?…

« Au loin vers la Fourche, des détonations crépitèrent, puis le tac-tac d’une mitrailleuse. Cela dura vingt secondes et se tut brusquement.

« Une clameur déferla, des cris se propagèrent : Ils reviennent ! Sauve qui peut !

« L’officier me quitta, pour retourner à ses hommes. Ceux-ci se disposèrent en tirailleurs, sur la droite et sur la gauche de l’auto blindée, qui s’était mise au milieu de la chaussée, le nez de ses mitrailleuses visant l’avenue de Saint-Ouen.

« Debout sur le marchepied de ma voiture, ignorant le danger, je ne songeais qu’à voir la suite.

« Un point lumineux, au fond de l’avenue mal éclairée, s’avançait avec de petits bondissements souples… tiens, comme un ballon de football qui eût roulé tout seul sans personne pour le pousser. Il grossissait et se rapprochait, suivant l’axe de l’entrevoie des tramways, et derrière ce premier ballon, il y en avait encore, un, deux, trois, dix… toute une ribambelle à la queue leu leu… de grosses boules de lumière verte… comme des globes de pharmaciens… Mais ces boules avaient un mètre ou deux de diamètre.

« As-tu lu le conte de Rosny aîné, qui s’intitule les Xipéhuz ? Il a fait frissonner ma jeunesse… quand j’avais encore le temps de lire. Ces Xipéhuz, une création aberrante née sur terre aux âges préhistoriques, étaient des êtres doués d’intelligence, en forme de cônes glissant à ras du sol, et pourvus d’un œil flamboyant… Le frisson éprouvé jadis à cette lecture me ressaisit, mais réel, décuplé, devant ces boules phosphorescentes et monstrueuses. J’étais toujours en panne au carrefour, les regardant venir, perdu dans une curiosité démesurée et perverse… dans une fascination, comme l’oiseau en présence de la gueule du serpent… Les Monstres, nés dans la Centrale de Saint-Denis… fils des alternateurs et des cosmozoaires… qui, après une petite excursion dans Paris pour essayer leurs forces et reconnaître leur domaine, s’en revenaient à leur lieu de naissance, pour prendre du repos, peut-être, et leur pâture de courant…

« Hypnotisé, percevant en deux secondes et par voie d’intuition panoramique ces pensées que je t’énonce maladroitement, je les regardais venir droit à moi, à la queue leu leu, les globes lumineux vert-émeraude, les gros et les petits… positivement comme une joyeuse famille qui rentre d’une partie de campagne…

« – Feu à volonté !

« Les lebels claquèrent, la mitrailleuse pétarada. De la première boule verte, des flammèches s’arrachèrent sous les balles ; elle parut agitée de violentes palpitations, se déforma, comme si quelqu’un caché à l’intérieur se fût débattu, lançant coups de pied et de poing qui faisaient saillir l’enveloppe du ballon… Mais elle avançait toujours, droit sur l’auto blindée, qui finit par me la cacher. Je ne vis pas l’abordage, mais soudain une grande flamme sortit de l’auto, qui s’enveloppa de fumée.

« Les autres boules de lumière verte avaient accéléré, grosses et petites, comme enragées par les coups de feu, fonçant sur le barrage de soldats qui les fusillaient encore… Il en tomba un, deux, trois ; les autres, leurs armes vidées, prirent la fuite.

« Sautillantes, rebondissantes, les boules avaient passé. Paralysé de stupeur et d’horreur, je les regardais venir sur moi, en tête la boule mitraillée réduite à moitié de sa grosseur et laissant derrière elle une traînée de substance fluorescente…

« D’un sursaut désespéré, je m’arrachai à cette catalepsie, sautai à terre et m’enfuis par le boulevard Ney…

« Quand je me retournai, je vis que ma voiture flambait, comme l’auto-mitrailleuse…

L’incursion des Chimères avait été arrêtée à la place Clichy, grâce à la présence d’esprit d’un officier motocycliste, qui avait fait stopper les pompiers de la caserne Carpeaux… un « grand départ » revenant de quelque feu de cheminée. Deux grosses lances, mises en batterie à l’entrée de l’avenue de Saint-Ouen, avaient réussi, de leurs puissants jets d’eau, à faire rebrousser chemin aux globes fulminants… Mais non à leur totalité : deux de leur troupe, forçant le barrage hydraulique, traversèrent la place, où elles abattirent une centaine de badauds, et dévalant par la rue d’Amsterdam, poursuivirent leurs hécatombes jusque sur le boulevard Haussmann. Elles furent anéanties au carrefour Drouot, par les lance-flammes d’une section du génie envoyée en camion auto de la caserne de la Pépinière…

À 8 heures, quand Géo m’emmena dîner au Wepler, il ne restait sur la place Clichy, comme témoignage de l’événement, que des flaques d’eau à l’entrée de l’avenue de Saint-Ouen. Aucune trace de sang ; les victimes, enlevées par les ambulances, avaient succombé à d’horribles brûlures.

Mais nous vîmes la montée de cette espèce de fièvre obsidionale qui était en train de gagner tout Paris.

L’illusoire sécurité qui régnait depuis trois jours faisait place à l’angoissante conscience d’un péril énorme, tout proche. Une rage, aussi, un désespoir que fût compromise l’œuvre de la Grande Panne et que tout fût à recommencer, par la faute des communistes de Saint-Denis. Et ce fut la colère générale contre eux qui, autant que les précautions militaires et policières, étouffa l’émeute à peine déclenchée.

La remise en marche de la centrale électrique était une provocation, une ruse pour attirer vers la banlieue les forces répressives. C’est dans Paris même que l’insurrection était préparée. Les chefs chargés de donner le signal virent dans l’arrivée des Chimères une aide inattendue, providentielle, et le mouvement commença vers 9 heures et demie du soir, sur la place de la République, à la faveur de la confusion. Mais la garde républicaine veillait ; en cinq minutes les renforts arrivaient de toutes parts, et l’échauffourée, limitée aux abords de la place et à l’entrée du boulevard Magenta, fut terminée avant 11 heures.

J’étais alors avec Géo place de l’Opéra, sur la terrasse du Café de la Paix, et nous ne vîmes rien que le passage de quelques camions de troupe expédiés de l’École Militaire. On ignorait encore qu’il s’agît d’une émeute, le bruit courut d’un retour offensif des Chimères. Et cette quasi simultanéité ne contribua pas peu à établir la confusion entre les deux ordres de faits.

Quelques minutes plus tard, les hauts-parleurs de l’Écho de Paris proclamaient la décision gouvernementale de détruire les monstres de Saint-Denis.

« La criminelle imprudence des communistes, qui ont passé outre la loi anti-électrique et remis en activité la Centrale d’énergie de Saint-Denis, a entraîné un danger nouveau, de conséquences infiniment graves. Une génération de Xénobies est née, dont les premiers représentants ont semé la mort et la terreur dans la capitale. Ces êtres sont rentrés dans l’usine, et les mesures sont prises pour les empêcher d’effectuer une nouvelle sortie. Mais, dans l’ignorance où nous sommes de leurs possibilités d’action, il est à craindre que, si on les laissait se multiplier, ces précautions deviendraient peut-être inefficaces. L’usine de Saint-Denis sera donc noyée sous les gaz dans le courant de la nuit par les soins du génie et de l’aviation militaires ».

Sur le coup, dans l’espace d’égarement et de fièvre chaude où nous jetait la terrifiante aventure, on trouva tout simple et naturel que ce bombardement eût occasionné la destruction partielle de la Centrale d’énergie. Mais, à la réflexion, je me demande, avec beaucoup d’autres (par exemple M. Hénault-Feltrie) : 1° si cette mesure n’était pas justifiée encore par certaines circonstances ignorées du public ; 2° si de tels dégâts pouvaient résulter de simples torpilles à gaz, et si les Monstres de Saint-Denis n’y furent pas pour beaucoup plus. N’auraient-il pas, en désespoir de cause, détruit eux-mêmes leur repaire ?…

On prétendait en effet, le lendemain, que les Chimères Ardentes du raid sur Paris n’étaient qu’une faible fraction de leur nombre total, et que le plus gros contingent, retranché dans l’usine, s’était emparé des commandes pour la maintenir en activité et subvenir à l’alimentation de toute la tribu. Mais les sceptiques font observer : 1° que la Centrale étant équipée des derniers perfectionnements de l’automatisme, elle aurait continué à fonctionner aussi bien d’elle-même, jusqu’à épuisement des stocks de charbon ; 2° que l’incendie de l’usine s’explique par la simple présence de ces globes fulminants et vagabonds ; inutile de vouloir les doter d’une intelligence rationnelle.

Il paraît à tout le moins probable, malgré le silence des journaux à leur réapparition, que la vingtaine de Chimères vues dans Paris ne furent pas les seules à sortir de l’usine. Une autre bande d’égale importance serait partie vers le Nord. Elle aurait fait dans la nuit des coupes sombres dans Chantilly et dans Creil ; puis leur randonnée se serait prolongée à travers une région « saine » mais privée de courant à leur approche ; affamées, sans électricité nutritive, décroissant de taille quoique toujours redoutables, leurs derniers survivants auraient été signalés vers Longueau, où l’on perd définitivement leurs traces…

Même en ne tenant compte que des faits dûment avérés : la marche sur Paris et le retour à l’usine de Saint-Denis, le comportement des globes, le choix délibéré qu’ils semblaient faire de leurs victimes, pour les foudroyer par contact, des savants tels que le professeur Nathan, le docteur Charles Richet et le philosophe Bergson, ont conclu qu’il fallait voir dans les Chimères des êtres pensants, les premiers nés d’un ordre supérieur de Xénobies, quelque chose d’équivalent dans leur création spéciale à l’humanité dans la nôtre ; et M. Bergson a même déploré que leur destruction eût interrompu prématurément l’expérience…

Il est vrai que d’autres savants de valeur non moins grande, comme le docteur Gustave Le Bon et M. Jean Perrin, ne consentent à voir dans ces globes mobiles que de simples phénomènes électriques, condensant en eux une réserve formidable d’énergie, et apparentés au « tonnerre en boule », cette forme aberrante de l’éclair classique en zigzag.

Les tentatives du professeur Nathan pour reproduire en laboratoire cette variété particulière de Lichen ayant été infructueuses, la question a toute chance de n’être jamais élucidée.

XVI

LA TERREUR ÉLECTRIQUE#id___RefHeading__56_1638060096

Quoi qu’il en soit de leur intelligence, les Chimères étaient des êtres redoutables, et leur apparition fut une réplique décisive à ceux qui jugeaient superflu de continuer à observer le décret.

Devant un exemple aussi effroyablement probant des dangers inconnus que recelait encore le Lichen, on pouvait tout craindre du maintien en fonctionnement de la moindre source d’électricité.

Ce fut une réaction immédiate et absolue. La notion du danger latent, qui s’était affaiblie et qu’avait remplacée la veille une confiance présomptueuse, se raviva, brutale, excessive, et devint une terreur panique, une phobie virulente, qui se maintint à l’état aigu pendant ces deux journées que les historiens ont baptisées depuis : la Terreur électrique.

Le 27, Paris se réveilla en proie à cette espèce de rage, à l’effroi de la menace invisible et omniprésente qui pouvait éclater à tout instant. Les exhortations officielles à redoubler de vigilance, diffusées par les hauts-parleurs, étaient superflues. Les termes du décret semblaient trop modérés. On n’admettait plus qu’il existât des sources d’électricité inoffensives. D’une lampe électrique de poche même, on s’attendait presque à voir sortir un lichen ardent ou quelque chose de pis.

Les pouvoirs et les ordres nouveaux conférés aux brigades anti-électriques stimulèrent d’autant mieux leur zèle que les agents, raillés et impopulaires jusque-là, se sentaient soutenus désormais par l’opinion. Gonflés de leur importance, les « X » opérèrent des arrestations comme les autres policiers et violèrent les domiciles, sur l’invitation et avec l’encouragement des citoyens. Chacun se fit leur auxiliaire bénévole et même au besoin délateur. Le voisin qui possédait un poste de T. S. F. devenait un ennemi public, s’il ne livrait de lui-même ses blocs de piles et d’accus.

Toutes les autos, même celles à diesel, devinrent suspectes. On les arrêtait sur le haro du premier venu ; à la moindre trace de lichen sur un moteur mal blindé, le chauffeur n’avait plus qu’à jouer des jambes, pour échapper aux horions, et s’il ne se trouvait pas là un policier pour emmener la voiture en fourrière, la foule exaspérée y mettait le feu. Des détachements de boyscouts circulaient en patrouille, armés de vrais brownings, dont ils menaçaient de se servir si la voiture n’obtempérait pas à leur ordre de stopper. Les automobilistes aisés, pour circuler librement, louèrent à la journée un « X » pour se tenir en permanence sur le siège.

Mais il restait dans Paris des sources d’électricité plus considérables.

On ne s’était pas ému ni étonné, dans l’indifférence première de la Grande Panne, de savoir que le télégraphe et le téléphone n’étaient supprimés que pour l’usage public, et que quelques lignes continuaient à servir pour les besoins officiels. Il faut bien qu’un gouvernement gouverne, n’est-ce pas ? Et puisque les précautions voulues étaient prises, il n’y avait pas de mal à ce que ces quelques appareils électriques, convenablement préservés du lichen, continuassent à fonctionner, très au ralenti… Mais, venue la panique, ce point de vue de la sagesse fut oublié. Une bande de manifestants s’agrégea et se porta sur le Central télégraphique, proclamant son intention de détruire les appareils.

Ils ne détruisirent rien ; l’édifice était gardé par une section de mitrailleurs, dont la simple vue suffit à refroidir leur zèle, et les deux pompes à grand débit appelées en renfort de la caserne de Château-Landon n’eurent même pas à entrer en jeu pour venir à bout de les disperser.

Quelques historiens ont qualifié cette petite bagarre d’émeute communiste. C’est là, je crois, une erreur. L’échec de l’émeute ébauchée le 26 au soir parmi l’hostilité générale de la population, avait découragé les chefs communistes, qui comptaient sur une levée en masse des sympathisants pour seconder leurs troupes. La manifestation du Central télégraphique, aussi bien que les deux ou trois autres du même genre, n’eut pas de caractère politique ; c’étaient des mouvements spontanés, improvisés, où tous, sans distinction de partis, ne réclamaient qu’une chose : l’observation intégrale du décret. En ces jours de la Terreur électrique, loin de vouloir renverser le gouvernement, les plus farouches opposants eux-mêmes attendaient de lui le salut et se félicitaient de ce que le gouverneur de Paris et le préfet de police fussent « des hommes à poigne ».

Sous l’empire de l’horreur morbide du lichen ardent, l’inoffensif zébi lui-même fut boycotté. Les premières charrettes qui s’aventurèrent dans les rues, le 27, pour débiter leur marchandise, furent assaillies par des ménagères exaspérées, qui houspillèrent les pauvres crainquebilles et vidèrent à l’égout les seaux de « confiture T. S. F. ». Mais restait la source originelle du produit : la station émettrice de la Tour Eiffel. Les quartiers de Grenelle, de l’École Militaire et des Invalides, qui se croyaient directement menacés par ce voisinage, fournirent une colonne de volontaires, qui brandissaient des haches, en hurlant qu’il fallait couper les antennes et démolir les machines de la Tour. Là aussi, les précautions étaient prises et les assaillants durent reculer. Faute de mieux, ils se rabattirent sur le hangar où se faisaient, pour le compte du syndicat, le stockage et la mise en pots du zébi, et tout fut saccagé…

Par crainte de voir leurs locaux envahis et dévastés, les grands quotidiens supprimèrent leurs émissions de haut-parleurs. Et dès lors ce fut le silence absolu de toute nouvelle publique. Il dura l’après-midi du 27 et la matinée du 28, jusqu’à l’apposition des affiches officielles : « Avis à la Population… »

Mais tout cela ne m’apparut grave que le 27, tant que je restai à l’état de suspens et de vacance de ma personnalité… tant que j’attendis la réponse à ma lettre transmise par Alburtin…

Elle arriva le lendemain du 28.

Timbrée « Par avion », adressée de la nette et droite écriture d’Aurore, je la pris des mains de Mme Taquet avec un frémissement de joie ivre et l’emportai comme une proie…

La fin du jeûne… du rhamadan de nouvelles !…

Je dus m’y reprendre à deux fois pour venir à bout de la décacheter… mes doigts tremblaient… et je n’y parvins qu’en arrachant au large la patte de l’enveloppe.

« Eyguzon, 27 octobre.

« Cher Gaston,

« Mon père m’envoie à Paris pour deux jours. J’arriverai le 29, à 18 heures. Rendez-vous en gare d’Austerlitz. Si je ne vous vois pas sur le quai ou à la sortie, j’irai directement chez vous.

« Votre

« AURORE ».

Ce n’est rien, ces trois lignes, et la formule finale n’est peut-être rien d’autre qu’une formule, dans son esprit à elle, mais moi j’y vois un témoignage d’amour qui s’avoue à demi.

Espoir !… reconnaissance !… vertige éperdu de tendresse !… Quelle bonne petite fille ! Quelle bonne petite fille ! » répétais-je sans fin… Cette tension d’impatience qui s’affole en moi, comment la soutenir durant toutes les heures… combien d’heures ? Trente-trois ! C’est terrible !… qui me séparent encore de son arrivée…

Mais me voici désormais immunisé contre la contagion de la folie unanime, que j’avais laissée m’envahir ; voici ma personnalité retendue, gonflée à bloc.

Et c’est avec un sourire que j’accueille, arrêté au passage devant la loge, les doléances de Mme Taquet. Elle me débite ce qu’elle voulait me dire tout à l’heure, là-haut : il est question d’évacuer Paris et de le nettoyer par les gaz. Qu’est-ce que j’en pense ? Elle sollicite mon avis, comme elle aime de le faire dans les circonstances difficiles ou embarrassantes.

– Euh ! madame Taquet, oui, en effet, on parle de cette évacuation, de côté et d’autre, mais cela ne veut pas dire…

– Si, si, monsieur Delvart, c’est très sérieux. Il y a une commission de nommée, le projet va être discuté à la Chambre aujourd’hui ou demain ; je le sais par un huissier du Palais-Bourbon qui l’a confié à la belle-sœur d’un camarade de mon mari… La seule chance qui nous reste, paraît-il, pour empêcher ça, c’est qu’il vienne à geler d’ici trois ou quatre jours… Même que vous avez dû entendre, il y a une demi-heure à peu près, les cloches du Sacré-Cœur ? C’était pour les prières publiques… pour demander au bon Dieu de nous envoyer du froid… Autrement, s’il ne vient pas à geler, ce serait le 2 novembre qu’on évacuerait. Et alors, qu’est-ce qu’on va devenir ? On ne trouvera jamais assez de voitures pour déménager, dites, monsieur Delvart ?

– Hé, madame Taquet, vous ne déménagerez pas ! Si jamais cela doit avoir lieu, cette évacuation, nous partirons tous les mains dans les poches, pour vingt-quatre heures au plus. Le temps d’aller en banlieue manger une paire de fritures.

– Ah ! ouiche, des fritures ! Et qu’est-ce qu’on retrouvera de ses affaires, en rentrant ? Plus rien ! Les apaches auront tout chapardé !

– Il restera de la police dans Paris, pour surveiller, je suppose, avec des masques à gaz… Mais espérons que cela ne se fera pas et que la gelée va venir.

– Avec ce temps-là ? Il fait chaud comme en septembre… Et même en septembre…

– Cela peut changer… Allons, au revoir, madame Taquet.

Je partis dans Paris, à l’aventure. Je marchais, soulevé par une exaltation joyeuse, vivant déjà l’avenir, me figurant ma rencontre avec Aurore, les heures que je passerais avec elle… allant plus loin que cette entrevue, voyant notre réunion définitive, plus tard… notre vie à deux, selon dix séquences différentes. Je laissais mon imagination s’enivrer de tous les possibles, qu’elle passait en revue tour à tour, par longs coups de projecteur sur les perspectives les plus variées de notre futur bonheur… À moins que… Mais les moments où les obstacles bouchaient l’horizon, ne duraient guère, et je reprenais vite ma course à l’espoir…

Tous ces rêves filmés en surimpression sur la vivante réalité des rues : un Paris fiévreux et inquiet, plein de policiers au brassard rouge et à l’X doré, d’agents cyclistes, d’estafettes à moto, de gardes républicains à cheval, de camions chargés d’uniformes… avec, aux carrefours, de noirs Sénégalais groupés, rieurs, auprès des lebels en faisceaux… un Paris en état de siège…

Où allai-je ce jour-là ? Combien de dizaines de kilomètres ai-je parcourues ? Il me semble que je déjeunai quelque part vers le Trocadéro, dont la silhouette me reste dans la rétine, associée à une table de restaurant…

Il faisait un temps mou et gris, presque tiède ; à un moment donné, je m’aperçus que je transpirais sous ma gabardine, et je l’ôtai pour la prendre sur le bras.

Le jour déclinait, lorsque je m’arrêtai machinalement, avec un attroupement de badauds, vite grossi, devant un panneau d’affichage, où un colleur municipal achevait de placarder une blanche feuille officielle.

AVIS À LA POPULATION EN CAS DE GEL

« L’Office Météorologique prévoit l’arrivée d’une aire de hautes pressions et d’un centre anticyclonique qui ont pris naissance sur l’Atlantique Nord et s’avancent rapidement vers le continent européen. Un abaissement notable de la température semble donc imminent.

« Au cas où la gelée surviendrait à Paris, afin qu’elle puisse produire tout son effet et entraîner l’assainissement complet et définitif de la capitale, la population parisienne est priée de se conformer aux instructions suivantes :

« 1° Dès le début de la gelée, qui sera annoncée par la sonnerie des cloches dans les églises et l’appel des sirènes sur les monuments publics, procéder dans tous les immeubles à l’extinction des foyers, de cuisines ou autres, en particulier les chaudières de chauffage central.

« 2° Ouvrir et laisser ouvertes au moins pendant quatre heures toutes les fenêtres des immeubles, y compris celles des chambres à coucher. Il suffit, pour n’avoir à craindre aucun inconvénient sanitaire, de rester au lit et de se bien couvrir. Quant aux malades et aux personnes délicates, qui ont besoin de chaleur, on aura soin de les transporter dans une autre chambre déjà stérilisée par le froid, pour pouvoir aérer la leur… »

Les exclamations joyeuses se croisaient, devant l’affiche. Enfin ! la délivrance ! Ah, certes ! personne n’y manquerait, aux recommandations de l’affiche. Et l’on veillerait à ce que les voisins les observent. Trop heureux d’avoir froid, si cette gelée providentielle se réalise et que l’on échappe ainsi au cauchemar, sans être obligé de recourir aux grands remèdes et d’évacuer Paris !… Et l’on hua un mauvais citoyen qui osait prétendre que cette histoire de gelée n’était qu’une manœuvre gouvernementale, un truc pour faire se tenir tranquilles les citoyens…

Pour moi, gelée ou non, cela m’indifférait. La vraie délivrance, c’était la venue d’Aurore ; il suffirait de sa présence pour que tout fût pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

La tombée de la nuit me surprit devant le Jardin des Plantes. Ce Paris mal éclairé, où le déploiement policier et militaire prenait un relief sinistre, contrariait mes anticipations de joie. Je souhaitai le refuge de mon atelier, où rêver à mon aise, et dormir. Car je me sentais tout à coup fourbu, et le résultat ne manquerait pas, que j’avais cherché à obtenir par la marche : dissiper la trépidation de l’attente, m’étourdir de fatigue, arriver à demain dans l’oubli du sommeil…

Un omnibus à chevaux, Bastille-Madeleine, me véhicula, passif, jusqu’à l’Opéra ; puis un dernier effort pédestre, qui me parut interminable, pour atteindre la rue Cortot…

– Monsieur Delvart !

Un pied déjà sur la première marche de l’escalier, je fis halte.

La concierge était sortie de sa loge pour me dire quelque chose. Mais elle avait l’air marri et embarrassé, et ne se décidait pas à parler.

– Allons, qu’y a-t-il, madame Taquet ? Dites ?

– Eh bien, voilà… C’est bien embêtant, mais vous ne devez pas m’en vouloir, ce n’est pas de ma faute… Vous savez que j’ai attendu le plus possible pour faire la déclaration du lichen dans l’immeuble. Mais hier, il est venu un agent réclamer la feuille, et j’ai dû la donner… Alors, cette après-midi, vers 4 heures, les X de la Désinfection se sont amenés, avec leur voiture et tout leur fourbi de tuyaux à gaz et ils ont opéré dans toute la maison. Il a fallu que je leur ouvre chez M. Noguès qui était absent aussi, et chez vous ; sinon ils auraient enfoncé les portes… Vous savez comme ils sont raides à présent, les X… Et dire qu’il va peut-être geler demain ! C’est un coup du sort, cette désinfection. J’ai peur qu’ils aient fait des dégâts chez vous, comme chez M. Noguès…

Ils en avaient fait. Les tentures et mes vêtements n’étaient pas trop abîmés par le brome gazeux, dont l’odeur persistait dans mon atelier malgré les fenêtres laissées ouvertes, mais sur une dizaine de mes toiles, les plus fraîchement peintes, les blancs avaient viré au noir, par suite de quelque réaction chimique.

Une vraie catastrophe. Mais ma lassitude physique paralysait toute réaction violente. Je restai un moment hébété, sous la lampe à pétrole, à contempler les tableaux endommagés ; puis, remettant au lendemain l’indignation et la colère, je me couchai, mentalement baigné dans la pensée auxiliatrice d’Aurore, et m’endormis presque aussitôt.

XVII

LE RETOUR D’AURORE#id___RefHeading__58_1638060096

Le malheur m’apparut moins grave, et presque insignifiant, au réveil. Comme un hymne de joie, je me répétais : « Elle arrive ce soir, ma chère petite fille ! Dans dix heures et demie, je la verrai !… » Quelle importance pouvaient avoir, dès lors, ces petits accrocs à mes toiles ? Si un restaurateur de tableaux ne venait pas à bout de neutraliser cette fâcheuse réaction chimique par une autre qui rendrait aux blancs leur valeur primitive, j’en serais quitte pour les retoucher moi-même ; soit deux ou trois journées de travail, et voilà tout !

Et pour bien me prouver que je me désintéressais de cette contingence, je me mis à repasser mon rasoir en modulant le leitmotiv de la Walkyrie.

La concierge sonna deux fois, selon son habitude, quand elle avait du courrier pour moi.

Le côté gauche de la figure rasé mais le droit encore barbouillé de mousse de savon, je courus ouvrir, craignant quelque contretemps… Si Aurore… ?

– Le Matin, monsieur Delvart ! Le Matin qui reparaît !

Grâce à Dieu, ce n’est que cela !

– Merci, madame Taquet.

Et, très poli, je lui ferme la porte au nez… Zut pour son bavardage ! Elle m’a déjà fait peur, avec son coup de sonnette idiot !

Tout de même, ce journal va m’aider à passer une demi-heure… Terminons notre toilette, et installons-nous dans ce fauteuil.

Voyons… Dithyrambe de la direction, éloges au personnel, aux ouvriers… « Les prodiges de célérité qu’il a fallu accomplir pour remplacer par la vapeur l’équipement, électrique dès rotatives… cinq jours seulement nous avons suspendu notre publication, et les premiers nous reparaissons aujourd’hui, devançant de vingt-quatre heures au moins les plus expéditifs de nos confrères… » (Allégation prématurée ! L’Intran reparut dès l’après-midi même, à son heure habituelle).

Résumé des faits qui se sont produits dans « l’interrègne de la Presse »… Charmant ! Ils ne se donnent pas de coups de pied ! Oui, on sait tout ça, rien de nouveau : « Manifestation des sans-travail, le 25 »…, « Imprudentes infractions au décret. À l’usine électrique de Saint-Denis : le lichen ardent… » Guère de détails. « Une espèce particulièrement dangereuse de Xénobie… » Ce n’est pas encore ici que je trouverai la vérité sur cette sombre histoire. On juge que ce n’est pas l’heure d’effrayer le public… « Émeutes et attentats communistes des 26 et 27… » Les communistes ont bon dos !… « Attaque du Central télégraphique… » Je sais. Passons. Exhortation au calme : « Il eût suffi de quelques jours encore de patience… Le lichen a jeté son premier feu de création nouvelle ; la poussée vitale est en décroissance, d’après le professeur Nathan… La résistance des spores est en proportion inverse de la supériorité des formes d’où elles émanent. Les plus tenaces sont celles des espèces inférieures, toujours susceptibles de se reproduire par leur descendance, dans les conditions favorables… »

« La situation actuelle. En France. » Carte avec, teintées en grisaille, les régions contaminées… Tiens ! ça n’a pas beaucoup changé. Le décret a donc servi à quelque chose ?… Paris et la Seine, avec un bout de Seine-et-Oise, font toujours, posée de biais, une espèce de demi-lune. La tache grise de la région sud-est a gagné Sète et Carcassonne. Au sud-ouest, Bordeaux et Bayonne, comme précédemment. C’est au nord que cela s’est le plus étendu : la zone figure maintenant un triangle irrégulier, de Dunkerque au Havre et du Havre à Amiens…

« À l’étranger. L’Espagne n’a pas encore pris de mesures sérieuses contre le lichen. Outre Barcelone : Valence, Madrid, Burgos sont atteints… En Belgique et en Italie, mêmes décrets qu’en France, depuis hier. Aux États-Unis… » Ah ! tiens ! tiens !… Vrai, je ne puis m’empêcher de trouver cela drôle. Eux qui ont donné le signal de la mise en quarantaine de la France ! « À New-York, la Xénobie fait des progrès rapides… On suppose que des bootleggers… » Évidemment, les bootleggers. Je lirai cela plus tard…

Oh ! oh ! L’ÉVACUATION DE PARIS AJOURNÉE… LA GELÉE PRÉVUE POUR CE SOIR…

« L’examen du projet d’évacuation de Paris, qui devait être soumis hier aux Chambres par la Commission spéciale chargée de son étude et de sa mise au point, a été ajourné. Il est peu probable que le gouvernement soit forcé de recourir à cette mesure extrême, car l’O. N. M. signale l’arrivée d’une vague de froid, qui a toute chance d’atteindre Paris ce soir même… » Et on « exhorte la population… » Oui, comme sur l’affiche d’hier…

Mais, à l’autre colonne, j’ai saisi du coin de l’œil : « Eyguzon », le nom à présent familier et cher… « Le professeur Nathan nous communique que la découverte prévue par lui est en voie de réalisation imminente, au laboratoire d’Eyguzon. L’étude de certaines variétés radioactives de lichen a livré au « nouvel Edison », M. Oswald Lescure, le secret de provoquer à volonté la dissociation intra-atomique, c’est-à-dire la libération des énergies que l’atome recèle à un degré de condensation inouïe : le Dr Gustave Le Bon, le savant français à qui revient la gloire de s’être le premier occupé de la question, dès 1910, a calculé, en effet, que si l’on parvenait à libérer assez rapidement toute l’énergie contenue dans un gramme de matière… dans une vulgaire pièce de un centime en bronze, par exemple… le travail fourni serait suffisant pour véhiculer autour du globe terrestre un train de marchandises composé de 40 wagons de 10 tonnes chacun. Il est à peine besoin de faire ressortir l’importance d’une pareille découverte. Elle représente la toute-puissance industrielle et l’hégémonie du monde, pour le pays qui en aurait le monopole… Espérons seulement que le pronostic émis aussi par le Dr Le Bon ne se vérifiera pas : « Celui qui fera cette découverte, dit-il dans son livre L’É volution de la Matière, n’en verra sans doute pas la réalisation ; il sera détruit avec son laboratoire par une formidable explosion… »

Mais voilà qu’on sonne ! Qui cela peut-il bien être, à cette heure ?

Inattendue… comme cet autre matin du Bourget, si proche et déjà si lointainement reculé dans le passé, où Luce était arrivée à l’improviste avec son frère… c’était encore une fois Luce, mais avec Lendor Cheyne.

Un Cheyne plus américain que jamais, dans son complet à épaules cubistes, un Cheyne au sourire en rictus, aux mâchoires contractées par une implacable volonté de business, et baragouinant un français pire qu’au premier jour. Mais il avait cessé de mâchonner du chewing-gum, et à son teint briqueté j’augurai qu’il poursuivait assidûment ses études comparatives de cocktails.

Luce : dans toute sa splendeur de rousse Danaé.

D’un air malicieux, comme si elle me tenait en réserve une surprise, elle me déclara qu’elle… que Lendor… ou plutôt lui et elle, étaient venus m’acheter quelques toiles, des « calanques », si possible.

La guigne, alors ! L’accident d’hier redevenait une calamité, en me faisant sans doute rater cette affaire… Et je contai la chose, en étalant l’une à côté de l’autre, contre le mur, la série des toiles abîmées.

– Précisément, les calanques que vous auriez voulues, chère amie… La restauration exigera quelques jours.

Elle les examinait à travers son face-à-main.

Mais, au lieu du mouvement de recul que j’attendais, je la vis allonger le cou, cligner des yeux, et finalement se redresser, avec un.

– Étonnant ! Splendide !… Tu es dingo, tonton, de parler de restauration ! Ce serait commettre un crime, de gâter ces effets de clair-obscur ; l’appareil à désinfecter a eu du génie ; c’est d’une originalité puissante… aussi beau que de l’art nègre. Je te les prends comme ça, tes toiles…

Et, s’adressant à Cheyne :

– Is it not lovely, dear old boy ?

Le Yank opina, de confiance :

– Oh, yes !… capital ! Take the whole lot…

Et, tirant son carnet de chèques, il me demanda :

– Combiène, Guèstoune ?

Ce fut Luce qui, d’autorité, lui dicta un prix… le double de ce que j’eusse osé proposer.

Cette opération réglée, mes visiteurs s’assirent, et Luce se mit à parler de ses affaires… de leurs affaires. En des termes techniques où je me perdis aussitôt, elle m’exposa des business mirobolants, des combines vertigineuses, dont je ne saisissais que des bribes : cartel du pétrole… essences synthétiques… crackling… dividendes, actionnaires. Elle en vint au chapitre de la Moon Gold.

 À toi, Tonton, je peux bien te le dire… Grâce à moi, mon bon Lendor (et telle une dompteuse fière de son élève, elle tapota démonstrativement le bras de Cheyne, qui se rengorgea, ronronnant et roulant des yeux comiques d’hyène amoureuse) a fini par comprendre qu’il était bien jeune de croire à l’utilité de réaliser un jour le voyage à la Lune. Il sait maintenant qu’il suffit de voir dans l’or lunaire un simple symbole du Crédit. C’était pour moi, dès le début, l’évidence même. Et la preuve que j’ai raison, c’est que l’émission nouvelle de l’European Moon Gold est entièrement couverte depuis hier, malgré les conditions déplorables du marché financier : les banques ont donné avec ensemble ; il n’y a eu d’opposition que dans les groupes d’électricité…

Animée, triomphante, elle était dans la gloire plénière de sa beauté. Je la caressais de mon regard de peintre, comme j’aurais admiré un tableau de maître… Mais par ailleurs le spectacle du Cheyne dompté me faisait pressentir une nouvelle décisive.

Soudain, changeant de ton, Luce la proclama :

– Alors, mon vieux, j’ai l’honneur de t’annoncer mon prochain mariage… le 13 novembre, dans quinze jours… avec l’ami Lendor… C’est pour commencer à monter notre galerie que nous sommes venus t’acheter des toiles.

Je dus pâlir, rougir, avoir l’air bouleversé. Un vertige de joie tourbillonnait en moi. Des larmes de bonheur, je pense, me montèrent aux yeux.

Elle s’y méprit. Vraiment, elle ne doutait de rien, Danaé ! Après mon éloignement d’elle, avec sous les yeux la preuve, dans ce portrait, que j’aimais ailleurs, elle crut, ma parole ! que je pleurais mes espérances perdues… par regret de l’en voir épouser un autre que moi ! Elle se figurait que toujours, en secret, je gardais pour elle un faible !

– Comme tu t’émotionnes, Tonton ! Je n’aurais pas cru… Aussi, c’est de ta faute, tu es trop timide, je ne pouvais pas deviner, moi. Et puis, songe, ça n’aurait jamais biché, à nous deux. Tandis qu’avec cette chère petite astronaute…

Je ne voulus pas la laisser dans son illusion.

– Non, Luce, détrompez-vous. Ce n’est pas cela, c’est tout simplement la surprise…

– Ne te défends pas, Tonton, je ne t’en veux pas, au contraire ; ça te va bien, ce pleur romantique. Sois tranquille, nous restons copains. D’autant qu’il nous faudra recauser affaires… régler le dédit de leur contrat, Lendor et son ex-fiancée, qui devient ta future épouse. Car tu l’épouses, hein ?

– C’est d’elle que dépend…

– Elle ne demande pas autre chose. Ça crève les yeux. Donc, il va y avoir des questions d’intérêt à débattre avec elle et son père. Mais sois tranquille, je veillerai à ce que Lendor se conduise en gentleman.

Une seconde, je me demandai si Luce n’était pas venue me voir, en réalité, pour obtenir un compromis sur l’invention d’Oswald Lescure annoncée par le Matin, et dont les droits appartenaient exclusivement à Aurore, dans le cas où Cheyne ne l’épousait pas. Mais je compris que je m’exagérais son machiavélisme.

Et quand bien même ! Je lui eusse passé toutes les petites canailleries, à ma chère belle ennemie Luce ! Grâce à elle, les derniers obstacles étaient levés ; grâce à elle, Aurore était libre, ma bien-aimée était à moi !

– Alors, dis, Tonton ? On est toujours des copains ?

Avec l’effusion la plus chaleureuse et la plus sincère, je serrai dans la mienne sa main satinée, ferme, pleine et saine de vivante statue.

Dès 17 heures et demie, enveloppé d’un épais pardessus d’hiver, car le temps s’était notablement refroidi, j’arpentais fébrilement le quai de la gare d’Austerlitz où devait arriver, à 18 heures, le train d’Aurore. Anxieux d’impatience, je repassais les phrases que je dirais pour lui annoncer le mariage de Cheyne ; je savourais d’avance sa surprise joyeuse, le renouvellement de son aveu d’amour…

À 18 heures moins 5, en sentant quelqu’un me taper sur l’épaule, je fis un bond d’énervement et poussai même un cri. Je me retournai :

– Monsieur Nathan !

Dans mon optimisme, dans ma joie bienveillante à tout et à tous, je saluai spontanément le grand biologiste, à qui je pardonnais de bon cœur toutes ses impolitesses passées, présentes et à venir, trop heureux qu’il m’eût fait l’honneur de me reconnaître. Pourtant, la familiarité impérieuse de cette tape sur l’épaule m’étonnait ; elle ne cadrait pas avec le souvenir que je gardais de son attitude olympienne. Il fallait que le vieux savant fût fort troublé, hors de son état normal.

Immobile dans sa pelisse à col de fourrure, il me considérait pensivement, ses gros sourcils blancs froncés… Comment dire ? Un souci à haute tension irradiait de ses traits contractés.

À la fin, d’un geste pesant et quasi absent, il me tendit la main.

– Monsieur Delvart, vous attendez aussi, je suppose, Mlle Lescure ? Je suis heureux de vous trouver là et que vous soyez de ses amis. Laissez-moi dire, je n’ai pas le temps… il est moins quatre, son train va arriver. Il faut que vous vous chargiez d’une mission délicate que vous remplirez mieux que moi auprès d’elle…

« Un grand deuil la frappe… qui est aussi un grand malheur pour la science. Son père est mort. La nouvelle vient de m’en être télégraphiée du barrage d’Eyguzon. Mlle Lescure n’était pas partie depuis deux heures ce matin, qu’une explosion a détruit le laboratoire de recherches. Explosion très violente : à près de deux kilomètres, le poste télégraphique du barrage a été secoué rudement… C’est la preuve, monsieur, la preuve atroce et définitive que le nouvel Edison venait de réaliser sa découverte… C’était, hélas ! presque inévitable comme le prévoyait dès 1910 le Dr Gustave Le Bon… Et malgré tout, cela m’étonne, d’un expérimentateur de premier ordre comme Oswald Lescure. N’aurait-il pas pris toutes les précautions indispensables en pareil cas, et d’abord celle de n’opérer que sur une parcelle infinitésimale de matière ?…

Je percevais à peine la ratiocination du savant ; sa voix m’arrivait lointaine et indistincte. Une lamentation de douleur m’emplissait le crâne, y dominait le chant triomphal de tantôt… Aurore ! Comment t’annoncer l’affreuse nouvelle ? Comment te parler en même temps de mon égoïste joie ?…

Un sifflet de locomotive… Le hall vibre au rythme du train qui s’avance sur la voie, ralentit, stoppe… Dans la cohue des voyageurs débarquants, j’aperçois sa capeline de crin dentelle, son visage aimé, ses yeux qui me cherchent… Plantant là Nathan, je cours au-devant d’elle.

Nous voici face à face, arrêtés, double écueil au milieu du flot qui s’écoule, heurtés par les coudes et par les angles des valises.

Mystérieuse divination de l’instinct féminin et amoureux… Télépathie ? Que sais-je ! Dans mes paroles d’accueil fiévreusement débitées, dans mon serrement de mains, dans mon regard inquiet et avide qui l’implore, qui lui dédie ma pitié à plein cœur, elle a lu la nouvelle affreuse que je malaxais en secret, cherchant de quelle façon lui en offrir le suc douloureux sans trop la faire souffrir.

Elle me reprend les deux mains, qu’elle avait lâchées.

– Gaston ! Que vous est-il arrivé ?… Non, qu’est-il arrivé ? Dites vite ! Ce n’est pas de vous qu’il s’agit ?

La tentation, une demi-seconde, de libérer d’abord ma joie d’amour, prise sous la montagne de tristesse… Pendant que je refoule cette envie, l’autre nouvelle calamiteuse fuse, s’échappe de moi sous la pression de son regard.

– Non, bien-aimée, de vous… De votre père… Il…

Elle se fige soudain, en un calme effrayant.

Elle a vu le biologiste qui nous rejoint, et qui se tient devant elle, le chapeau à la main, sa calvitie respectueusement inclinée. Elle fixe sur lui des yeux ardents. Elle ne veut pas apprendre de moi le malheur qu’elle a deviné, dont elle est à présent intuitivement sûre.

D’une voix étrange, comme automatique, elle interroge :

– La catastrophe est arrivée, monsieur Nathan ?

Le membre de l’institut, relève le front, puis l’incline en un signe d’assentiment.

– Oui, mademoiselle, le nouvel Edison a rejoint dans l’immortalité les plus glorieux martyrs de la science.

– Oh ! c’est donc pour cela qu’il m’a éloignée au moment décisif… qu’il a éloigné le Dr Alburtin et les garçons de laboratoire… Il prévoyait… Il savait…

Et comme elle se tait, pâle, absente, les yeux agrandis d’une mortelle tristesse, il reprend :

– Mademoiselle, ma voiture est à votre disposition… et vous aussi, monsieur Delvart, si vous voulez…

Mais je n’eus que le temps de la soutenir. Elle est tombée dans mes bras, sanglotante. Et entre ses sanglots, je perçois des paroles qui ouvrent dans ma tristesse sympathique une tranchée resplendissante de bonheur :

– Mon Gaston bien-aimé, je suis à toi ; je n’ai plus que toi au monde…

Instant magnifique ! Je n’ai pas eu à lui annoncer que le mariage de Cheyne la libère. D’elle-même elle renonce aux intérêts qui la lient encore, croit-elle, à son ex-fiancé ; elle jette par-dessus bord le contrat qui doit la faire riche ; elle me sacrifie sa fortune. Elle me donne la preuve d’un amour que seul refoulait son amour filial…

En stricte logique, je pourrais arrêter là mon récit, puisque ce geste, en m’assurant l’amour d’Aurore, clôt l’ère des incertitudes et ouvre celle du bonheur par définition sans histoire. Mais, pour être complet, je donnerai encore un schéma du reste de cette journée, puisque la prédestination qui avait fait débuter mon aventure avec l’histoire du lichen et les avait toutes deux entremêlées de façon si étroite, se manifesta de nouveau, en coupant court au règne effectif du Lichen, le jour où je conquérais définitivement ma bien-aimée.

Au sortir de la gare d’Austerlitz, Nathan se montra pour Aurore d’une prévenance maladroite et touchante. Ce célibataire à la vie sentimentale aride, ayant tout sacrifié à la science, même le simple bonheur domestique, révélait une âme paternelle. Tout en soutenant ma compagne par l’autre bras, il lui murmurait des paroles d’encouragement.

Sur le trottoir, devant la limousine que gardaient le chauffeur et un policier de la Xénobie, il interrogea :

– Où faut-il vous déposer ?

Dans sa détresse, Aurore se tourna vers moi. Elle se remettait entre mes mains.

Ma décision était prise. L’entourer d’une illusion de milieu familial. Je donnai l’adresse de Frémiet. La bienveillance toujours prête de mon oncle et la compassion assurée de ma tante me permettaient d’espérer qu’Aurore ne coucherait pas à l’hôtel cette nuit. À tout le moins elle passerait la soirée parmi des visages amicaux.

Je n’avais pas compté en vain sur le bon cœur de ma tante. Dès les premiers mots, elle s’apitoya et me fit l’offre attendue.

– Non, non, Gaston, tu ne vas pas mener à l’hôtel cette pauvre petite ; nous la mettrons dans la chambre d’amis.

Aurore accepta avec reconnaissance. Elle se laissait envelopper d’une affectueuse compassion qui ouatait sa douleur. Ma tante, s’informant de ses goûts, s’affairait entre la cuisine et la salle à manger, pour nous préparer « un petit dîner bien léger ». Mon oncle fut parfait ; sans prétendre à l’éloquence des consolations, il mettait une sourdine à sa voix tonitruante, parlait de la gelée prochaine, communiquait ses observations du thermomètre disposé dans la cour, qui en une heure descendit de 3° ½ à 1° au-dessus. Le jeune Oscar lui-même s’efforçait de distraire « la demoiselle », en lui exhibant une boîte de meccano et construisant « pour elle » un superbe monoplan… Et moi, tandis qu’elle se tamponnait les yeux, je songeais à l’avenir plus serein et rêvais d’un autre enfant, qui aurait ses yeux et sa bouche…

Comme on se mettait à table, une immense rumeur s’éleva sur la ville ; des sirènes meuglaient, les cloches des églises sonnaient à toute volée… Les prévisions de l’Office Météorologique se réalisaient…

À 21 heures, le thermomètre extérieur marquait -2°.

Il descendit, au cours de la nuit, jusqu’à -5°. La gelée dura trente-six heures et s’étendit sur toute la France, sans épargner la Côte d’Azur.

Le 31 octobre au matin, dans Paris net de lichen, le courant électrique était rendu ; métro, tramways, taxis, autobus circulaient ; la vie reprenait son cours normal.

Notre mariage, célébré à la mairie du XVIIIe et en la basilique du Sacré-Cœur, eut lieu le 15 novembre, un mois jour pour jour après l’atterrissage au col de Bellefille, de la fusée M. G. 17.

Les témoins étaient, pour la mariée : M. Marcel Frémiet, photographe d’art, et le professeur Nathan, membre de l’institut. Pour le marié : M. Géo de Ricourt, ingénieur, et le Dr Tancrède Alburtin.

Luce et son mari (depuis l’avant-veille : « M. et Mme Cheyne-de Ricourt ») et Mme de Ricourt, figuraient au premier rang de l’assistance, avec d’autres notabilités que citèrent les quotidiens mais qui ne nous importent pas.

La fusillade des photographes subie à la porte de l’église, Géo nous emmena, dépistant les reporters, dans sa Reinastella toute neuve (qui remplaçait la Renault incendiée par les Chimères, à la porte Saint-Ouen), au Pacific, où eut lieu le repas, entre intimes.

À 18 heures, le rapide de Marseille quittait la gare de Lyon, ayant à bord un jeune couple qui allait faire son voyage de noces en Tunisie.

Ce fut ce soir-là, entre Dijon et Lyon, qu’Aurore, tendrement blottie contre moi, dans notre solitaire compartiment de wagons-lits, me reparla de son père et de l’intuition qu’elle avait eue de sa mort, en me voyant avec Nathan, sur le quai de la gare d’Austerlitz.

« Je m’en doutais, je le pressentais », s’était-elle bornée à me répondre, lorsque je l’interrogeais, les jours précédents.

Cette fois, elle s’expliqua enfin.

– Mon père, depuis qu’il touchait à la réussite de sa découverte, semblait soucieux. Chose qu’il n’avait jamais faite, il se préoccupait du sort de son invention : « Est-ce que je travaille vraiment au bonheur de l’humanité ? » Et il m’exposait ses doutes. J’avais beau lui rappeler le principe qu’il m’avait inculqué : « Trouver, seul, importe ; le savant n’a pas à s’inquiéter des applications qu’on fera de sa science ». Il hochait la tête sans répondre. Un article que je lui lus, dans L’ Orléans Républicain, l’affecta profondément. C’était signé d’un certain lieutenant-colonel Verdier, qui prônait l’utilisation guerrière de l’énergie intra-atomique pour construire des engins destructeurs capables d’anéantir des armées entières, 100.000 hommes en dix secondes. « Il n’y a pas de doute, voilà à quoi servira ma découverte ! » dit mon père tristement. Et il me tenait des discours tout nouveaux : « Ah ! si elle pouvait n’être mise qu’aux mains des sages, des initiés, comme jadis dans l’antiquité. Les savants devraient user d’une langue spéciale, plus hermétique que le sanscrit, pour se transmettre leurs connaissances… » Et il déplorait la diffusion inévitable, en nos temps démocratiques, de la science appliquée.

« Son impératif intime de chercheur l’obligeait à aller jusqu’au bout de son invention ; mais il regrettait visiblement que la réussite en fût proche et inévitable. Il eut un mot terrible, qui eût dû m’éclairer : « Ma petite fille, si une catastrophe me supprimait avec ma découverte, ce serait une fameuse chance ! » Mais il souriait en disant cela, et je crus à une boutade… À Paris seulement, Gaston chéri, lorsque j’ai vu à ta mine et à celle de Nathan qu’il était arrivé un malheur, ces paroles me sont revenues et j’ai compris qu’il nous avait éloignés sous des prétextes, Alburtin et moi et les garçons de laboratoire, ce jour là, parce qu’il s’attendait à… la chose. Qu’il l’ait provoquée volontairement, non ! ce serait trop horrible, je ne veux pas le croire ; mais il a sans doute négligé les précautions…

« Tu sais, bien-aimé, quelle est ma douleur d’avoir perdu mon père, et tu ne douteras pas de mon cœur si je te dis ceci : mais je ne peux m’empêcher de penser comme lui. C’est un bonheur pour l’humanité qu’une puissance énergétique presque infinie ne lui ait pas été livrée, pour faire œuvre de destruction. C’est déjà trop de lui avoir apporté le Lichen.

La réconfortant d’un baiser, je répliquai, songeur :

– Qui sait, mon amour, si le cadeau ne sera pas finalement plus profitable que tu ne le crois et qu’il ne le paraît encore ! L’aventure du Lichen a donné à l’homme la méfiance et la modestie avec la crainte salutaire. Il croyait pouvoir impunément jongler avec les forces de l’univers ; elle a rabattu son orgueil… L’état d’esprit nouveau, que Nathan qualifie de phobie misonéiste, est peut-être l’amorce d’une future sagesse plus haute, où entrerait la conscience de l’harmonie cosmique et des devoirs qu’elle impose…

XVIII

LA VIE NOUVELLE#id___RefHeading__60_1638060096

Deux années ont passé, et les faits sont venus me donner raison.

On ne croit plus à l’infaillibilité du progrès matériel. Les machines ont cessé d’être considérées comme souveraines et invulnérables aux contingences. Telle la peste au moyen âge imposant aux hommes le sentiment de leur fragilité, la Xénobie est venue s’attaquer à elle et les a mises en échec. Et, telle la peste, la Xénobie peut renaître.

Éliminée en apparence par la gelée des 29-30 octobre, la création nouvelle reste présente sur terre, à l’état, latent. Même lorsqu’une épidémie locale ne se déclare pas, il est impossible d’oublier son existence, car il subsiste une brigade spéciale des X et un sous-secrétaire de la Xénobie.

Le lichen a gagné de proche en proche toute la terre habitée, en dépit de la fermeture des frontières nationales, qui fut reconnue vaine et à quoi on renonça très vite. Il ne se passe pas de mois, et presque pas de semaine, qu’on n’annonce, en France ou à l’étranger, une épidémie de lichen, qu’il faut combattre aussitôt par une diète sévère d’électricité, l’isolement et la désinfection.

Dans les pays chauds, en particulier, la Xénobie règne à l’état endémique.

Il est vrai que les poussées vitales à grande envergure ont presque entièrement cessé, que les spores ont beaucoup perdu de leur pouvoir reproducteur, et que l’on a découvert, dans les vapeurs d’iode, le stérilisant idéal ; mais le danger n’a pas disparu et ne disparaîtra vraisemblablement jamais.

À nous qui avons traversé les péripéties de la Grande Panne, il nous est resté une certaine méfiance des appareils électriques. Ceux qui ont vu de près les Chimères osent à peine se servir du téléphone ou tourner un commutateur d’éclairage. Cette phobie s’est atténuée et elle n’atteint pas les nouvelles générations, mais celles-ci, comme nous, devront « vivre dangereusement ». L’ennemi cosmique, implanté sur la terre, nous tient sous sa menace perpétuelle.

Autre conséquence : l’interdit continue à peser, en tous pays, sur l’astronautique. Il y a là, comme Nathan le déplore, recul de la curiosité scientifique, tout un domaine condamné. En renonçant à sortir de sa planète, l’homme se pose à lui-même des bornes. Il dit au progrès : Pas plus loin !

Ma femme, bien entendu, fait chorus à ces regrets, et y ajoute les siens propres, de devoir renoncer à piloter une fusée et à fouler un jour le sol de notre satellite.

Malgré cet embargo, la Moon Gold est en pleine prospérité. Elle a liquidé jusqu’au souvenir de son but primitif, du jour où elle a touché la grasse indemnité que Luce et Cheyne ont enfin réussi à obtenir du gouvernement de Washington, pour la confiscation de l’usine et du laboratoire astronautiques… L’or lunaire, simple symbole du Crédit : les actionnaires le comprennent-ils ?… En tout cas, ils sont très satisfaits des dividendes.

Aurore a renoncé à blâmer cette ligne de conduite, devenue, elle le reconnaît, inévitable. Elle se contente de ne pas user de son droit de vote, aux assemblées. Car elle est parmi les actionnaires les plus considérables. Luce a tenu parole, et Cheyne s’est conduit proprement : il a versé à ma femme, en indemnité globale sur les brevets de son père qu’il exploite (rien que le pétrole synthétique vaut cela), 1.500 titres de l’émission européenne. Ce qui, à 8 % de dividende moyen, et défalcation faite de la retenue du fisc, nous laisse encore plus de 50.000 francs par an.

Avec cela et la vente de mes tableaux, dont la cote a monté, nous serions déjà plus que suffisamment pourvus. Nous avons des goûts simples tous les deux, et Aurore n’a même pas voulu que nous cherchions un autre appartement que le mien, dans le vieil immeuble de la rue Cortot ; comme il est vaste, elle en fait un logis très agréable. Mais elle ne supporterait pas l’oisiveté et je me jugerais criminel de confisquer une intelligence comme la sienne. Nathan, qui lui témoigne à sa manière rogue une affection paternelle, l’a fait nommer préparatrice à son laboratoire de l’institut, où elle travaille avec lui. Le service n’a rien d’astreignant, et nous ne restons jamais séparés plus d’une demi-journée. Elle bénéficie de quatre mois de vacances. L’été dernier, Nathan est venu passer une quinzaine dans notre villa de Bretagne, et j’ai appris à le connaître mieux et presque à l’aimer ; sous ses dehors olympiens, ce savant est un homme comme les autres. Je l’ai vu rire à diverses reprises, lorsque je le bats aux échecs, où il joue avec une maladresse qui le divertit lui-même. Et ces petites victoires ont beaucoup contribué à me rendre moins timide en sa présence. Pour un peu je me croirais son supérieur quand je le fais échec et mat plus vite qu’à l’ordinaire. Mais j’admire toujours l’aisance parfaite d’Aurore, qui s’entretient avec lui d’égale à égal.

Et les météorites ? Ils sont au Muséum, dans une vitrine de la salle aux bolides : un petit tas de poussière noire sur une soucoupe de verre, à côté de cette autre soucoupe qui contient des granulés pareillement noirs, mais un peu plus gros, de fer météoritique recueillis par Nordenskiold sur les glaciers du Groenland. Rien ne les signale à l’attention du public, qu’une étiquette avec un simple numéro de répertoire. Quelquefois nous allons, Aurore et moi, rêver cinq minutes devant, et je songe que, si c’est par elles que le monde a perdu sa sécurité d’autrefois, je leur dois le bonheur de ma vie nouvelle…

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