CHAPITRE XVII

Nous sommes lancés sur les rails d’un chemin de fer chinois à voie unique, traînés par une locomotive céleste, conduits par des mécaniciens de race jaune… Espérons que nous ne serons pas « télescopés » en route, puisque le train compte parmi les voyageurs l’un des principaux fonctionnaires de la Compagnie en la personne du seigneur Faruskiar.

Après tout, s’il survenait quelque accident, cela romprait la monotonie du voyage et me fournirait des épisodes. Je suis forcé de le reconnaître, mes personnages n’ont pas donné jusqu’ici ce que j’en attendais. La pièce ne se corse pas, l’action languit. Il faudrait un coup de théâtre, qui mît tout ce monde en scène, – ce que M. Caterna appellerait « un beau quatrième acte. »

En effet, Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett sont toujours absorbés dans leur tête-à-tête commercial. Pan-Chao et le docteur m’ont amusé un instant, mais ils ne « rendent » plus guère. Le trial et la dugazon ne sont que de simples comiques, auxquels les situations vont manquer. Kinko, Kinko lui-même, sur lequel je fondais tant d’espérances, a passé la frontière sans encombre, il arrivera à Pékin sans peine, il épousera Zinca Klork sans difficultés. Décidément, ça ne marche pas ! Je ne tire rien du feu mandarin Yen-Lou ! Et les lecteurs du XX e Siècle qui attendent de moi une chronique vibrante et sensationnelle !

Voyons, est-ce que je serais forcé de me rabattre sur le baron allemand ? Non ! il n’est que ridicule, et le ridicule, qui est l’originalité des sots, ne peut jamais intéresser.

J’en reviens à mon idée ; il me faudrait un héros, et jusqu’à présent ses pas ne se font point entendre dans la coulisse…

Décidément, le moment est venu d’entrer en relation plus intime avec le seigneur Faruskiar. Peut-être sera-t-il moins fermé à présent qu’il ne voyage plus incognito. Nous sommes ses administrés, pour ainsi dire. Il est comme le Maire de notre bourgade roulante, et un Maire se doit à ceux qu’il gouverne. D’ailleurs, au cas que la fraude de Kinko serait découverte, je tiens à m’assurer la protection de ce haut fonctionnaire.

Notre train ne marche qu’à une vitesse modérée depuis qu’il a quitté Kachgar. Sur l’horizon opposé se dessinent les massifs du plateau de Pamir, puis, vers le sud-ouest, s’arrondit le Bolor, c’est-à-dire la ceinture kachgarienne, où pointe la cime du Tagharma, perdue entre les nuages.

Je ne sais trop comment occuper mon temps. Le major Noltitz n’a jamais visité ces territoires que traverse le Grand-Transasiatique, et je n’ai pas la ressource de prendre des notes sous sa dictée. Le docteur Tio-King ne lève pas le nez de dessus son Cornaro, et Pan-Chao me paraît posséder mieux Paris que Pékin et la Chine. En outre, lorsqu’il est venu en Europe, il a pris la voie de Suez et ne connaît pas plus le Turkestan oriental que le Kamtschatka. Cependant nous causons volontiers. C’est un aimable compagnon ; mais un peu moins d’amabilité et un peu plus d’originalité feraient autrement mon affaire.

J’en suis donc réduit à me promener d’un wagon à l’autre, flânant sur les plates-formes, interrogeant l’horizon, qui s’obstine à ne point répondre, écoutant de ci de là…

Tiens ! voici le trial et la dugazon, qui semblent se livrer à une conversation très animée. Je m’approche… Ils chantent à mi-voix. Je prête l’oreille :

« J’aim’ bien mes dindons… ons… ons »

dit Mme Caterna.

« J’aim’ bien mes moutons… ons… ons. »

réplique M. Caterna, trial à tout faire, qui chante les barytons au besoin.

C’est l’éternel duo de Pipo et de Bettina la rougeaude qu’ils répètent pour leurs futures représentations à Shangaï ! Heureux Shangaïens ! Ils ne connaissent pas encore la Mascotte !

Ici Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett causent avec un certain entrain, et je surprends ce bout de dialogue :

« Je crains, dit la courtière, que les cheveux soient en hausse à Pékin…

– Et moi, répond le courtier, que les dents soient en baisse. Ah ! s’il éclatait une bonne guerre, où les Russes casseraient la mâchoire aux Célestes… »

Voyez-vous cela ! Se battre pour fournir à la maison Strong Bulbul and Co. de New-York l’occasion d’écouler ses produits !

En vérité, je ne sais qu’imaginer, et nous avons encore six jours de voyage. Au diable le Grand-Transasiatique et son monotone parcours ! Le Great-Trunk de New-York à San-Francisco est plus mouvementé ! Au moins les Peaux-Rouges attaquent quelquefois les trains, et la perspective d’être scalpé en route ne peut qu’ajouter au charme du voyage !

Eh ! qu’est-ce que j’entends réciter ou plutôt psalmodier au fond de notre compartiment ?

« Il n’y a point d’homme, en quelque passe qu’il soit, qui ne puisse s’empêcher de trop manger, et qui ne doive se garantir des maux que cause la réplétion. Ceux qui sont chargés de la direction des affaires publiques y sont même plus obligés que les autres… »

C’est le docteur Tio-King, lisant à haute voix un passage de Cornaro, afin de mieux se graver ses principes dans la tête. Eh ! après tout, il n’est pas à dédaigner, ce principe, que le noble Vénitien émet à l’adresse des hommes politiques. Si je l’envoyais par télégramme au conseil des ministres ? Peut-être banquetteraient-ils avec plus de discrétion…

Pendant cette après-midi, si je m’en rapporte à l’indicateur, nous avons franchi le Yamanyar sur un pont de bois. Ce cours d’eau descend des massifs de l’ouest, dont l’altitude n’est pas inférieure à vingt-cinq mille pieds anglais, et sa rapidité est accrue par la fonte des neiges. Parfois, le train circule à travers d’épaisses jungles, au milieu desquelles Popof veut bien m’affirmer que les tigres sont assez nombreux. Nombreux, je veux le croire, mais je n’en ai pas vu un seul. Et pourtant, à défaut des Peaux-Rouges, des Peaux-Tigrées pourraient nous procurer quelques distractions. Quel fait-divers pour un journal, et quelle bonne fortune pour un journaliste ! Terrible catastrophe… Un train du Grand-Transasiatique attaqué par les tigres… Coups de griffes et coups de fusil… Cinquante victimes… Un enfant dévoré sous les yeux de sa mère… le tout entremêlé de points suspensifs !

Eh bien, non ! les félins turkomènes ne m’ont même pas donné cette satisfaction ! Aussi je les traite… et j’ai le droit de les traiter d’inoffensifs matous !

Les deux principales stations ont été Yanghi-Hissar, où le train s’est arrêté dix minutes, et Kizil, où il a stationné un quart d’heure. Là fonctionnent quelques hauts fourneaux, le sol étant ferrugineux, comme l’indique ce mot « kizil », c’est-à-dire rouge.

Le pays est fertile, remarquablement cultivé en blé, maïs, riz, orge et lin sur sa partie orientale. Partout de robustes massifs d’arbres, saules, mûriers, peupliers. À perte de vue, des champs ensemencés avec art, irrigués par de nombreux canaux, des prairies verdoyantes, où sont parqués des troupeaux de moutons, une contrée qui serait moitié Normandie, moitié Provence, n’étaient les montagnes du Pamir à l’horizon. Seulement, cette portion de la Kachgarie a été d’une façon terrible ravagée par la guerre, à l’époque où elle combattait pour conquérir son indépendance. Ces territoires furent ensanglantés à flots, et, le long du railway, le sol est gonflé par les tumuli, sous lesquels sont ensevelies ces victimes de leur patriotisme. Mais enfin, je ne suis pas venu dans l’Asie centrale pour voyager en terre française ! Du nouveau, que diable ! du nouveau, de l’imprévu, de l’intensif !

Ce fut sans l’ombre d’un accident et par une journée assez belle, que notre locomotive entra en gare de Yarkand, à quatre heures du soir.

Si Yarkand n’est pas la capitale administrative du Turkestan oriental, elle est certainement la plus importante cité commerçante de la province.

« Encore deux villes conjointes, dis-je au major Noltitz. Cela, je le tiens de Popof…

– Et cette fois, me répond le major, ce ne sont pas les Russes qui ont bâti la nouvelle.

– Nouvelle ou vieille, ai-je ajouté, je crains qu’elles ne ressemblent à ce que nous avons déjà vu, une muraille de terre, quelques douzaines de portes trouant l’enceinte, ni monuments ni édifices, et les éternels bazars de l’Orient ! »

Je ne me trompais pas, et c’était trop de quatre heures pour visiter les deux Yarkand, dont la nouvelle est appelée Yanji-Shahr. Heureusement, il n’est plus interdit aux Yarkandaises de circuler à travers les rues, bordées de simples cahutes en pisé, ainsi que cela se pratiquait au temps « des dadkwahs » ou gouverneurs de la province. Elles peuvent se donner le plaisir de voir et d’être vues, et ce plaisir est partagé par les « faranguis », – ainsi sont nommés les étrangers, à quelque nation qu’ils appartiennent. Elles sont fort jolies, ces Asiatiques, avec les longues tresses de leurs cheveux, les chevrons transversaux de leurs corsages, leurs robes de dessous à vives couleurs relevées de dessins chinois en soie de Khotan, leurs bottes brodées à hauts talons, leurs turbans de coquette forme, sous lequel apparaissent des cheveux noirs et des sourcils réunis par un trait.

Un certain nombre de voyageurs chinois, qui étaient descendus à Yarkand, sont remplacés par des voyageurs d’origine identique, – entre autres une vingtaine de coolies, – et nous repartons à huit heures du soir.

La nuit est employée à franchir les trois cent cinquante kilomètres qui séparent Yarkand de Khotan. Une visite que j’ai faite au fourgon de tête m’a permis de constater que la caisse est toujours à la même place. Certains ronflements prouvent que Kinko, emboîté comme à l’ordinaire, dort paisiblement. Je n’ai pas voulu le réveiller, et je le laisse rêver de son adorable Roumaine.

Le lendemain, Popof m’apprend que le train, avec son allure de train omnibus, a passé par Kargalik, point de jonction des routes de Kilian et de Tong. La nuit a été fraîche, car nous sommes encore à l’altitude de douze cent mètres. À partir de la station de Guma, la direction du railway est exactement de l’ouest à l’est, en suivant à peu près le trente-septième parallèle, – le même qui traverse, en Europe, Séville, Syracuse et Athènes.

Vu un seul cours d’eau de quelque importance, le Karakash, sur lequel apparaissent quelques radeaux en dérive et des files de chevaux et d’ânes aux endroits guéables entre les bancs de cailloux. Il coupe la voie ferrée à une centaine de kilomètres avant Khotan, où nous sommes arrivés à huit heures du matin.

Deux heures d’arrêt, et comme cette ville peut donner un avant-goût des cités célestes, j’ai voulu en prendre un rapide aperçu au passage.

En réalité, on dirait d’une ville turkomène qui aurait été bâtie par des Chinois, ou d’une ville chinoise qui aurait été bâtie par des Turkomènes. Monuments et habitants tiennent de cette double origine. Les mosquées ont un faux air de pagodes, les pagodes ont un faux air de mosquées.

Aussi ne suis-je pas étonné que M. et Mme Caterna, qui n’ont pas voulu manquer cette occasion de mettre un pied en Chine, aient été quelque peu déçus.

« Monsieur Claudius, me fait observer le trial, il n’y a pas ici un décor où l’on puisse jouer la Prise de Pékin !

– Mais nous ne sommes pas à Pékin, mon cher Caterna.

– C’est juste, et il faut savoir se contenter de peu.

– Même du plus peu, comme disent les Italiens.

– Eh ! s’ils disent cela, ils ne sont pas déjà si bêtes ! »

Au moment où nous allons remonter en wagon, je vois Popof qui accourt vers moi, en criant :

« Monsieur Bombarnac…

– Qu’y a-t-il, Popof ?

– Un employé du télégraphe m’a demandé s’il n’y avait pas dans le train un correspondant du XX e Siècle.

– Un employé du télégraphe ?…

– Oui, et, sur ma réponse affirmative, il m’a remis cette dépêche pour vous.

– Donnez… Donnez ! »

Je prends la dépêche qui m’attendait depuis plusieurs jours. Est-ce une réponse au télégramme envoyé de Merv à mon journal relativement au mandarin Yen-Lou ? J’ouvre la dépêche… je la lis… et elle me tombe des mains. Voici ce qu’elle contenait :

Claudius Bombarnac reporter XX e Siècle

Khotan Turkestan Chinois.

« Ce n’est pas corps mandarin que railway ramène à Pékin c’est trésor impérial valeur quinze millions envoyé de Perse en Chine ceci annoncé dans journaux de Paris depuis huit jours tâchez à l’avenir être mieux informé. »

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