CHAPITRE XXI

Ainsi, c’était Ki-Tsang qui venait d’attaquer le train du Grand-Transasiatique sur les plaines du Gobi ! Le pirate du Yunnan avait appris qu’un wagon, contenant de l’or et des pierres précieuses d’une valeur énorme, faisait partie de ce train !… Et peut-on s’en étonner, puisque les journaux, même ceux de Paris, avaient publié ce fait-divers depuis plusieurs jours ? Aussi Ki-Tsang avait-il eu le temps de préparer son coup, d’enlever une partie des rails pour intercepter la circulation, et il aurait probablement réussi à s’emparer du trésor impérial, après avoir massacré les voyageurs, si le seigneur Faruskiar ne l’eût abattu à ses pieds. Voilà donc pourquoi notre héros s’était montré si inquiet depuis le matin !… S’il surveillait le désert avec tant d’obstination, c’est qu’il avait été prévenu des projets de Ki-Tsang par le dernier Mongol monté en wagon à Tchertchen !… En tout cas, nous n’avons plus rien à craindre désormais de ce Ki-Tsang. L’administrateur de la Compagnie a fait justice du bandit, – justice expéditive, j’en conviens. Mais nous sommes au milieu des déserts de la Mongolie, où le jury ne fonctionne pas encore – heureusement pour les Mongols.

« Eh bien, dis-je au major, j’espère que vous êtes revenu de vos soupçons à l’égard du seigneur Faruskiar ?

– Dans une certaine mesure, monsieur Bombarnac !… »

Dans une certaine mesure ?… Diable, il est difficile, le major Noltitz !

Mais allons au plus pressé et comptons nos victimes.

Il y a, de notre côté, trois morts y compris l’officier chinois, plus une douzaine de blessés, dont quatre grièvement, les autres assez légèrement, pour qu’ils puissent continuer le voyage jusqu’à Pékin. Popof s’en tire avec une éraflure, M. Caterna avec une égratignure que Mme Caterna veut panser elle-même.

Le major a fait transporter les blessés dans les wagons, et il leur donne tous les soins que permettent les circonstances. Le docteur Tio-King a offert ses services, mais on paraît lui préférer un médecin de l’armée russe, et je le comprends. Quant à ceux de nos compagnons qui ont succombé, il est convenu qu’ils seront ramenés à la prochaine station, où on leur rendra les suprêmes devoirs.

En ce qui concerne les bandits, ils ont abandonné leurs morts. Nous les recouvrirons d’un peu de sable, et tout sera dit.

Au point de la ligne où il s’est arrêté, le train se trouve à une distance à peu près égale de Tcharkalyk et de Tchertchen, les deux seules stations où il soit possible de se procurer des secours. Le malheur, c’est qu’elles ne sont plus en communication télégraphique, Ki-Tsang ayant abattu les poteaux en même temps qu’il enlevait les rails.

Donc la discussion sur le meilleur parti qu’il convenait de prendre n’a pas été de longue durée.

Et, tout d’abord, puisque la locomotive est sortie des derniers rails, il s’agit de l’y remettre ; puis, la voie étant interrompue, le plus simple sera de rebrousser le train jusqu’à Tchertchen, où il attendra que les ouvriers de la Compagnie aient rétabli la circulation, laquelle, avant quarante-huit heures, pourra être reprise dans les conditions normales.

On se met à l’œuvre sans perdre un instant. Les voyageurs ne demandent qu’à venir en aide à Popof et aux agents qui ont à leur disposition quelques outils, entre autres des crics, des leviers, des marteaux, des clefs anglaises. Aussi parvient-on, non sans peine, à replacer sur les rails le tender et la locomotive, après trois heures de travail.

Le plus difficile est fait. À présent, machine en arrière et à petite vitesse, le train va pouvoir revenir à Tchertchen. Mais que de temps perdu, que de retards ! Aussi quelles récriminations de notre baron allemand, que de donner vetter, de teufels et autres jurons germaniques s’échappent de sa bouche !

J’ai omis de dire qu’aussitôt la déroute des bandits, les voyageurs, moi le premier, nous avons tenu à remercier le seigneur Faruskiar. Ce héros a reçu nos remerciements avec toute la dignité d’un Oriental.

« Je n’ai fait que mon devoir d’administrateur de la Compagnie », a-t-il répondu non sans une modestie pleine de noblesse.

Puis, sur son ordre, les Mongols ont pris leur part de la besogne. J’ai même observé qu’ils déployaient une ardeur infatigable, – ce qui leur a valu nos sincères félicitations.

Entre temps, le seigneur Faruskiar et Ghangir se sont plusieurs fois entretenu à voix basse, et c’est de cet entretien qu’est née une proposition à laquelle personne ne s’attendait.

« Monsieur le chef du train, dit le seigneur Faruskiar en s’adressant à Popof, mon avis est que mieux vaudrait continuer notre route vers Tcharkalyk plutôt que de revenir en arrière, et cela dans l’intérêt urgent des voyageurs.

– Oui, sans doute, monsieur l’administrateur, répond Popof, cela serait préférable, si la voie n’était pas coupée du côté de Tcharkalyk, ce qui rend la circulation impossible…

– En ce moment, monsieur le chef du train. Mais les wagons ne pourraient-ils passer, si nous rétablissions la voie, ne fût-ce que d’une façon provisoire ? »

Voilà une proposition qui mérite d’être prise en considération. Aussi sommes-nous tous réunis pour la discuter, le major Noltitz, Pan-Chao, Fulk Ephrinell, M. Caterna, le clergyman, le baron Weissschnitzerdörfer, puis une douzaine de voyageurs, – de ceux qui comprennent le russe.

Le seigneur Faruskiar reprend en disant :

« Je viens de parcourir la portion du railway qui a été détruite par la bande de Ki-Tsang. La plupart des traverses sont encore en place. Quant aux rails, ces malfaiteurs les ont simplement rejetés sur le sable, et, en les replaçant bout à bout, il sera facile de conduire le train jusqu’à l’endroit où la voie a été respectée. En vingt-quatre heures, ce travail peut être achevé, et, cinq heures après, nous serons arrivés à Tcharkalyk. »

Excellente idée, à laquelle Popof, le mécanicien, les voyageurs, tous se rallient, et plus particulièrement le baron. Ce plan est exécutable, et, si quelques rails font défaut, il sera possible de reporter en avant ceux qui auront déjà servi et d’assurer ainsi le passage du train.

Décidément, c’est un homme, ce seigneur Faruskiar, c’est notre vrai chef, c’est le personnage que je réclamais, et je crierai son nom à l’univers entier, et je ferai sonner en son honneur toutes les trompettes de la chronique !

Dire que le major Noltitz s’est illusionné jusqu’à voir en lui un rival de ce Ki-Tsang, dont les crimes viennent de recevoir leur châtiment suprême et de sa propre main !

En premier lieu, on s’occupe de replacer les traverses enlevées là où elles ont laissé leur empreinte et la besogne se poursuit sans relâche.

Il va de soi que, n’ayant point à craindre d’être aperçu au milieu du trouble qui a suivi l’attaque, j’ai pu pénétrer dans le fourgon, m’assurer que Kinko était sain et sauf, lui apprendre ce qui venait de se passer, lui recommander la prudence, l’engager à ne pas sortir de sa caisse. Il me l’a promis et je suis tranquille à cet égard.

Il était près de trois heures, lorsqu’on s’est mis au travail. Les rails avaient été supprimés sur une centaine de mètres. Ainsi que l’a fait observer le seigneur Faruskiar, il n’est pas nécessaire de les assujettir solidement. Ce sera la tâche des ouvriers que la Compagnie enverra de Tcharkalyk, lorsque le train aura atteint cette station, l’une des plus importantes de la ligne.

Comme ces rails sont assez lourds, nous nous divisons par escouades. Voyageurs de première et de seconde classe, tous y vont de bon cœur. Le baron déploie une ardeur sans égale. Fulk Ephrinell, qui ne pense pas plus à son mariage que s’il n’avait jamais dû se marier – les affaires avant tout – se met en quatre. Pan-Chao ne le cède à personne, et le docteur Tio-King lui-même cherche à se rendre utile… à la façon du célèbre Auguste, cette mouche du coche des cirques forains.

Diable ! il est chaud, le soleil du Gobi, – ce « chef de rayons » ! dit volontiers M. Caterna.

Seul, sir Francis Trevellyan, de Trevellyan-Hall, reste tranquillement au fond de son wagon. Rien de tout cela ne peut le regarder, ce gentleman.

À sept heures, la voie est rétablie sur une trentaine de mètres. La nuit ne va pas tarder à venir. On décide de se reposer jusqu’au lendemain. Une demi-journée suffira à terminer le travail, et le train pourra repartir dans l’après-midi.

Nous avons un furieux besoin de manger et de dormir. Après une si rude besogne, quel rude appétit ! On se réunit au dining-car, les uns suivant les autres, sans distinction de classes. Les vivres ne manquent pas, et une large brèche est faite aux réserves des offices. Qu’importe ! on renouvellera les provisions à Tcharkalyk.

M. Caterna est particulièrement gai, dispos, loquace, boute-en-train, facétieux, communicatif, débordant. Au dessert, voici que Mme Caterna et lui entonnent le morceau – en situation, – du Voyage en Chine, que nous reprenons avec plus de vigueur que d’ensemble :

« La Chine est un pays charmant,

Qui doit vous plaire assurément… »

Oh ! Labiche, auriez-vous jamais imaginé que cette adorable poésie charmerait un jour des voyageurs en détresse du Grand-Transasiatique !

Et puis, notre trial, – un peu lancé, je l’avoue, – a une idée… Et quelle idée !… Pourquoi ne reprendrait-on pas la cérémonie interrompue par l’attaque du train ?… Pourquoi ne procéderait-on pas à la célébration du mariage ?…

« Quel mariage ?… demande Fulk Ephrinell.

– Le vôtre, monsieur, le vôtre… répond M. Caterna. Est-ce que vous l’avez oublié ?… Elle est bien bonne, celle-là ! »

Le fait est que Fulk Ephrinell d’une part, miss Horatia Bluett, de l’autre, ne semblaient plus se rappeler que, sans l’agression de Ki-Tsang et de sa bande, ils seraient maintenant unis par les doux liens de l’hyménée.

Mais on est trop fatigué. Le révérend Nathaniel Morse n’en peut plus. Il n’aurait pas la force de bénir les époux, qui n’auraient pas la force de supporter sa bénédiction. On remettra la cérémonie au surlendemain. Entre Tcharkalyk et Lan-Tchéou, il y a neuf cents kilomètres de parcours, et c’est plus qu’il ne faut pour enchaîner solidement ce couple anglo-américain.

Chacun va donc chercher sur les couchettes ou sur les banquettes un sommeil réparateur. Toutefois, les règles de la prudence ne sont point négligées.

En effet, bien que cela paraisse improbable, puisque leur chef a succombé, les bandits pourraient tenter une attaque nocturne. Il y a toujours ces satanés millions du Fils du Ciel, qui doivent exciter leur convoitise, et si nous n’étions pas sur nos gardes…

Que l’on se rassure, c’est le seigneur Faruskiar en personne qui s’est chargé d’organiser la surveillance autour du train. Depuis la mort de l’officier, il a pris le commandement de l’escouade chinoise. Ghangir et lui doivent veiller sur le trésor impérial, et, comme le dit M. Caterna, qui n’est jamais à court de citations empruntées au répertoire de l’Opéra-Comique :

« Cette nuit, les demoiselles d’honneur seront bien gardées ! »

Et, de fait, le trésor impérial le fut mieux que ne l’avait été la belle Athénaïs de Solange entre le premier et le deuxième acte des Mousquetaires de la Reine.

Le lendemain, dès l’aube, on est à l’ouvrage. Le temps est superbe. La journée sera chaude. Au 24 mai, en plein désert de l’Asie centrale, la température est telle que l’on pourrait faire durcir des œufs rien qu’en les recouvrant de sable.

Le zèle ne se ralentit point, et les travailleurs ne sont pas moins actifs que la veille. Le rétablissement de la voie s’opère régulièrement. Peu à peu, ayant été placés sur les traverses, les rails se raboutent les uns aux autres, et, vers quatre heures du soir, la circulation peut être reprise.

Aussitôt la machine, qui a été mise en pression, commence à s’avancer lentement ; puis les wagons la suivent, poussés à bras l’un après l’autre, afin de ne point provoquer un déraillement.

Enfin les voici arrivés sans dommage, et maintenant la voie est libre jusqu’à Tcharkalyk… que dis-je ? jusqu’à Pékin !

Nous reprenons nos places, et Popof donne le signal du départ, au moment où M. Caterna entonne le refrain de victoire des marins du vaisseau-amiral d’Haydée.

Mille hurrahs lui répondent !…

À dix heures du soir, le train fait son entrée en gare de Tcharkalyk.

Le retard a été de trente heures exactement. Mais, trente heures, n’est-ce pas assez pour que le baron Weissschnitzerdörfer manque le paquebot de Tien-Tsin allant à Yokohama ?…

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