CHAPITRE XXIV

Depuis Lan-Tchéou, le railway dessert un pays remarquablement cultivé, arrosé de nombreux cours d’eau, et assez accidenté pour nécessiter de fréquents détours. Aussi les ingénieurs ont-ils dû établir plusieurs ouvrages d’art, ponts et viaducs – ouvrages en charpentes d’une solidité douteuse, et le voyageur n’est guère rassuré, quand il sent ces tabliers fléchir sous le poids du train. Il est vrai, nous sommes dans le Céleste-Empire, et les quelques milliers de victimes d’une catastrophe de chemin de fer compteraient à peine au milieu de ses quatre cents millions d’habitants.

« D’ailleurs, nous dit Pan-Chao, le Fils du Ciel ne va jamais en chemin de fer ! »

Allons, tant mieux.

À six heures du soir, nous arrivons à King-Tchéou, après avoir suivi pendant une partie du trajet les contours capricieux de la Grande-Muraille. De cette immense frontière artificielle, élevée entre la Mongolie et la Chine, il ne reste plus que les quartiers de granit et de quartz rougeâtre qui lui servaient de base, sa terrasse en briques avec parapets de hauteurs inégales, quelques vieux canons rongés de rouille et cachés sous l’épais rideau des lichens, puis des tours carrées, à créneaux dépareillés. L’interminable courtine monte, descend, s’infléchit, se redresse, court à perte de vue en épousant les dénivellations du sol.

À six heures du soir, halte d’une demi-heure à King-Tchéou, dont je n’ai fait qu’entrevoir quelques hautes pagodes, et vers dix heures, halte de quarante-cinq minutes à Si-Ngan, dont je n’ai pas même aperçu la silhouette.

Toute la nuit a été employée à parcourir les trois cents kilomètres qui séparent cette ville de Ho-Nan, où nous avons stationné pendant une heure.

Je pense que des Londoniens n’auraient pas eu de peine à se figurer que cette ville de Ho-Nan était Londres, et il est possible que mistress Ephrinell s’y soit trompée. Ce n’est pas qu’il y eût là un Strand, avec son extraordinaire va-et-vient de passants et de voitures, ni une Tamise, avec son prodigieux mouvement de gabares et de bateaux à vapeur. Non ! mais nous étions au milieu d’un brouillard si britannique qu’il était impossible de rien voir ni des maisons ni des pagodes embrumées.

Ce brouillard a duré toute la journée, – ce qui a rendu la marche du train assez difficile. Ces mécaniciens célestes sont véritablement très entendus, très attentifs, très intelligents, et méritent d’être donnés en exemple à leurs confrères des railways occidentaux.

Mille chroniques ! nous ne sommes pas favorisés pour notre dernier jour de voyage avant d’arriver à Tien-Tsin ! Que de copie perdue ! Que de reportages anéantis au milieu de ces insondables vapeurs ! Je n’ai rien vu des gorges et ravins, à travers lesquels circule le Grand-Transasiatique, rien de la vallée de Lou-Ngan, où nous stationnons à onze heures, rien des deux cent trente kilomètres que nous avons franchis sous les volutes d’une sorte de buée jaunâtre, digne de ce pays jaune, pour faire halte vers dix heures du soir à Taï-Youan.

Ah ! la maussade journée !

Heureusement, le brouillard s’est dissipé dès les premières heures de la soirée. Il est bien temps, maintenant qu’il fait nuit, – et une nuit très obscure !

Je vais à la buvette de la gare, où j’achète quelques gâteaux et une bouteille de vin. Mon intention est de rendre une dernière visite à Kinko. Nous boirons ensemble à sa santé, à son prochain mariage avec la jolie Roumaine. Il aura voyagé en fraude, je le sais bien, et si le Grand-Transasiatique le savait… Mais le Grand-Transasiatique ne le saura pas.

Pendant la halte, le seigneur Faruskiar et Ghangir se promènent sur le quai, le long du train. Cette fois, ce n’est point le wagon au trésor qui attire leur attention, c’est le fourgon de tête, et ils semblent y mettre une extrême insistance.

Est-ce qu’ils se douteraient que Kinko ?… Non ! cette hypothèse est invraisemblable. Ce sont le chauffeur et le mécanicien qui paraissent être plus particulièrement l’objet de leur examen. Ce sont deux braves Chinois, qui viennent de prendre leur tour de service, et peut-être le seigneur Faruskiar n’est-il pas fâché de voir à quelles gens est confiée, avec le trésor impérial, la vie d’une centaine de voyageurs ?…

L’heure du départ sonne et à minuit la machine démarre en lançant de violents coups de sifflet.

Ainsi que je l’ai dit, la nuit est très noire, sans lune, sans étoiles. De longs nuages rampent à travers les basses zones de l’atmosphère. Il me sera facile de m’introduire dans le fourgon sans être aperçu. Au total, je n’aurai pas abusé de mes visites à Kinko pendant ces douze jours de voyage.

En ce moment, Popof me dit :

« Vous n’allez pas dormir, monsieur Bombarnac ?

– Je ne tarderai pas, ai-je répondu. Après cette journée brumeuse qui nous a chambrés dans nos wagons, j’ai besoin de respirer en plein air. Où le train doit-il s’arrêter ?…

– À Fuen-Choo, lorsqu’il aura dépassé le point où vient s’embrancher la ligne de Nanking.

– Bonsoir, Popof.

– Bonsoir, monsieur Bombarnac. »

Me voici seul.

L’idée me prend alors de me promener jusqu’à l’arrière du train et je m’arrête un instant sur la plate-forme qui précède le wagon au trésor.

Tous les voyageurs, à l’exception des gendarmes chinois, dorment de leur dernier sommeil – le dernier, s’entend, sur le railway du Grand-Transasiatique.

Revenu à l’avant du train, je m’approche de la logette où Popof me paraît être profondément endormi.

J’ouvre alors la porte du fourgon, je la referme, et je signale ma présence à Kinko.

Le panneau s’abaisse, la petite lampe nous éclaire. En échange des gâteaux et de la bouteille de vin, je reçois les remerciements de ce brave garçon, et nous buvons à la santé de Zinca Klork, avec laquelle je ferai demain connaissance.

Il est minuit cinquante. Dans une dizaine de minutes, ainsi que l’a dit Popof, nous aurons dépassé l’endroit d’où se détache l’embranchement de la ligne de Nanking. Cet embranchement, établi seulement sur une longueur de cinq ou six kilomètres, conduit au viaduc de la vallée de Tjou. Ce viaduc est un gros ouvrage, – je tiens ces détails de Pan-Chao, – et les ingénieurs chinois n’en ont encore édifié que les piles, dont la hauteur est d’une centaine de pieds au-dessus du sol. C’est au raccordement de cet embranchement avec le Grand-Transasiatique qu’est placée l’aiguille, qui permettra de diriger les trains sur la ligne de Nanking ; mais le travail ne sera vraisemblablement pas terminé avant trois ou quatre mois.

Comme je sais que nous devons faire halte à Fuen-Choo, je prends congé de Kinko avec une bonne poignée de main, et je me relève pour sortir…

En ce moment, il me semble que j’entends marcher sur la plate-forme, à l’arrière du fourgon…

« Prenez garde, Kinko ! » dis-je à mi-voix.

La petite lampe s’éteint aussitôt, et nous restons tous les deux immobiles.

Je ne me suis pas trompé… Quelqu’un cherche à ouvrir la porte du fourgon.

« Votre panneau… » dis-je.

Le panneau est relevé, la caisse s’est refermée, et je suis seul au milieu de l’obscurité.

Évidemment ce ne peut être que Popof qui va entrer… Que pensera-t-il, s’il me trouve là ?…

La première fois que j’ai rendu visite au jeune Roumain, je me suis déjà caché entre les colis… Eh bien ! je vais m’y cacher une seconde fois. Lorsque je serai blotti derrière les caisses de Fulk Ephrinell, il n’est pas probable que Popof puisse m’apercevoir – même à la clarté de sa lanterne.

Cela fait, je regarde…

Ce n’est pas Popof, car il aurait apporté sa lanterne.

J’essaie de reconnaître quelles sont les personnes qui viennent d’entrer… C’est difficile… Elles n’ont fait que glisser entre les colis, et, après avoir ouvert la porte antérieure du fourgon, elles l’ont refermée derrière elles…

Ce sont des voyageurs du train, nul doute à cet égard, mais pourquoi en cet endroit… à cette heure ?…

Il faut le savoir… J’ai le pressentiment qu’il se machine là quelque chose…

Peut-être en écoutant…

Je m’approche de la paroi antérieure du fourgon, et, malgré les ronflements du train, j’entends assez distinctement…

Mille et dix mille diables, je ne me trompe pas !… C’est la voix du seigneur Faruskiar… Il cause avec Ghangir en langue russe… C’est bien lui !… Les quatre Mongols l’ont accompagné… Mais que font-ils là ?… Pour quel motif ont-ils pris place sur la plate-forme qui précède le tender !… Et que disent-ils ?…

Ce qu’ils disent, le voici !… Ces demandes et ces réponses, échangées entre le seigneur Faruskiar et ses compagnons, je n’en perds pas un mot.

« Quand serons-nous à l’embranchement ?…

– Dans quelques minutes.

– Est-on sûr que Kardek soit à l’aiguille ?…

– Oui, puisque cela est convenu. »

Qu’est-ce qui est convenu, et quel peut être ce Kardek dont ils parlent ?…

La conversation reprend :

« Il faudra attendre que nous ayons aperçu le signal, dit le seigneur Faruskiar.

– N’est-ce pas un feu vert ? demande Ghangir.

– Oui… il indiquera que l’aiguille est faite. »

Je ne sais plus si j’ai toute ma raison… L’aiguille faite ?… Quelle aiguille ?…

Une demi-minute s’écoule… Ne conviendrait-il pas de prévenir Popof ?… Oui… il le faut…

J’allais me diriger vers l’arrière du fourgon, lorsqu’une exclamation me retient.

« Le signal… voici le signal ! s’est écrié Ghangir.

– Et maintenant lé train est lancé sur la ligne de Nanking ! » réplique le seigneur Faruskiar.

Sur la ligne de Nanking !… Mais alors nous sommes perdus… À cinq kilomètres d’ici se trouve le viaduc de Tjou en construction, et c’est vers un abîme que le train se précipite…

Décidément le major Noltitz ne s’était pas trompé sur le compte du seigneur Faruskiar… Je comprends le projet de ces misérables… L’administrateur du Grand-Transasiatique n’est qu’un malfaiteur de la pire espèce… Il n’a accepté les offres de la Compagnie que pour attendre l’occasion de préparer quelque bon coup… L’occasion s’est présentée avec les millions du Fils du Ciel… Oui ! toute cette abominable machination m’est révélée maintenant… Si Faruskiar a défendu le trésor impérial contre Ki-Tsang, ce n’était que pour l’arracher à ce chef de bandits qui avait arrêté le train, et dont l’attaque venait déranger ses criminels projets !… Voilà pourquoi il s’était si bravement battu !… Voilà pourquoi il avait risqué sa vie, pourquoi il s’était conduit en héros !… Et toi, pauvre bête de Claudius, qui t’es laissé prendre !… Encore un impair !… Allons tu feras bien de soigner cela, mon ami !

Avant tout, il faut empêcher ce coquin d’accomplir son œuvre… Il faut sauver le train qui est lancé à toute vitesse vers le viaduc inachevé… Il faut sauver les voyageurs qui courent à une épouvantable catastrophe… Du trésor que Faruskiar et ses complices espèrent s’emparer après l’anéantissement du train, je me moque comme d’une vieille chronique !… Mais les voyageurs et moi… c’est autre chose…

Je veux rejoindre Popof… Impossible… il semble que je sois cloué au plancher du fourgon… Ma tête se perd…

Est-il donc vrai que nous roulions vers l’abîme… Non !… Je suis fou !… Faruskiar et ses complices y seraient précipités… Ils partageraient notre sort… ils périraient avec nous !

En ce moment, des cris retentissent à l’avant du train, – des cris de gens qu’on tue… Pas de doute !… Le mécanicien et le chauffeur viennent d’être égorgés, et je sens que la vitesse du train commence à diminuer…

Je comprends… l’un de ces misérables sait manœuvrer une machine, et le ralentissement va leur permettre de sauter sur la voie, de s’enfuir avant la catastrophe…

Enfin je parviens à vaincre ma torpeur… Trébuchant comme un homme ivre, c’est à peine si j’ai la force de ramper jusqu’à la caisse de Kinko. Là, en quelques mots, je lui apprends ce qui s’est passé, et je m’écrie :

« Nous sommes perdus…

– Non… peut-être », répond-il.

Avant que j’aie pu faire un mouvement, Kinko est sorti de la caisse, il se précipite vers la porte du fourgon, et grimpe sur le tender, en me répétant :

« Venez… venez !… »

Je ne sais comment cela s’est fait, mais, en un instant, je me suis trouvé près de lui sur la plate-forme de la locomotive… les pieds dans le sang, – le sang du chauffeur et du mécanicien, qui ont été précipités sur la voie…

Quant à Faruskiar et à ses complices, ils ne sont plus là !

Mais, avant de s’enfuir, l’un d’eux a desserré les freins, largement ouvert les valves d’introduction de vapeur, chargé le foyer de combustible, et, maintenant, le train est lancé avec une vitesse effroyable…

En quelques minutes, il aura atteint le viaduc de Tjou…

Kinko, énergique et résolu, n’a rien perdu de son sang-froid. Mais en vain essaie-t il de manœuvrer la manette, de contre-battre la vapeur, d’enrayer la marche en serrant les freins… Il ne sait comment fonctionnent ces robinets et ces leviers…

« Il faut prévenir Popof !… m’écriai-je.

– Et que ferait-il ?… Non ! il n’y a plus qu’un moyen…

– Lequel ?…

– Activer le feu, répond Kinko d’une voix calme, charger les soupapes, faire sauter la locomotive… »

Est-ce donc le seul moyen – moyen désespéré – d’arrêter le train, avant qu’il ait atteint le viaduc ?…

Kinko vient d’enfourner des pelletées de charbon sur la grille du foyer. Il se produit un tirage excessif qui appelle des masses d’air à travers la fournaise, la pression monte, la vapeur fuit par les soupapes au milieu des sifflements des joints, des ronflements de la chaudière, des hurlements de la machine… La vitesse s’accélère et doit dépasser cent kilomètres…

« Allez, me crie Kinko, et que tout le monde se réfugie dans les derniers wagons…

– Et vous, Kinko ?…

– Allez, vous dis-je. »

Et je le vois s’accrocher des deux mains aux soupapes et peser de tout son poids sur leurs leviers.

« Mais allez donc ! » me crie-t-il.

J’escalade le tender, je franchis le fourgon, je réveille Popof, hurlant de toutes mes forces :

« À l’arrière… à l’arrière ! »

Quelques voyageurs, brusquement tirés de leur sommeil, se hâtent de quitter les premiers wagons…

Soudain retentit une effroyable explosion, qui est suivie d’une violente secousse. Le train éprouve d’abord comme un mouvement de recul ; puis, emporté par la vitesse acquise, il continue de rouler pendant un demi-kilomètre…

Il s’arrête enfin…

Popof, le major, M. Caterna, la plupart des voyageurs, nous sautons aussitôt sur la voie…

Un enchevêtrement d’échafaudages apparaît confusément au milieu de l’obscurité au sommet des piles qui doivent porter le viaduc de la vallée de Tjou…

Deux cents pas plus loin, le train du Grand-Transasiatique était englouti dans l’abîme.

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