Ce texte a paru dans le quotidien l’Humanité le 3 avril 1905, quelques jours après la mort de J. Verne.
Je voudrais parler aujourd’hui de Jules Verne, et ce n’est pas seulement pour m’acquitter d’un devoir de reconnaissance ; car j’ai lu Jules Verne quand j’étais enfant comme tant d’enfants ; c’est aussi pour réagir contre une injustice négligence. Nous sommes fâcheusement enclins à dénier toute valeur littéraire aux œuvres qui se présentent à nous sous une figure simple, sans appareil, aux livres écrits pour le peuple, aux œuvres écrites pour les enfants, c’est toujours une injustice ; c’est très souvent une erreur. Cette erreur, l’avenir la redressera comme toutes les autres, car il n’y a guère qu’en littérature qu’on soit toujours assuré de la justice finale.
Pourquoi celui qui écrit pour le peuple en paraîtrait-il, à priori, négligeable aux délicats et aux lettrés ? On a beaucoup loué Jules Verne du tact, du bonheur avec lequel il avait su choisir et formuler les problèmes de la science. Il ne semble pas cependant que sa culture scientifique ait dépassé ou même égalé celle d’un vulgarisateur quelconque. Mais il avait, si l’on peut dire, l’instinct des directions de la science. Il avait assez de culture pour voir le but ; il n’en avait pas assez pour qu’aucune difficulté théorique et technique l’embarrassât.
Je ne crois donc pas que son œuvre puisse garder, même provisoirement, une valeur de vulgarisation scientifique. Mais elle pourra conserver longtemps sa valeur éducatrice et pédagogique. Tout en excitant les enfants, la curiosité, la mobilité, le désir de changement et de variété dans la connaissance, qui sont une des conditions même de la civilisation moderne, elle n’exalte à leurs yeux que le courage pacifique de l’esprit. C’est une œuvre héroïque, mais d’un héroïsme tout rationnel. C’est aussi, bien que la psychologie des individus ou des races y soit rudimentaire, une œuvre bienveillante et humaine.
Ses premiers livres, les plus courts, le Tour du Monde en Quatre-Vingts Jours ou de la Terre à la Lune, sont restés, je crois, les meilleurs. Mais c’est une œuvre qu’il faut juger dans son ensemble plutôt qu’en détail, et par ses résultats plutôt que par sa qualité intrinsèque. Or, en fait, elle a exercé pendant quarante ans, sur les enfants de ce pays et de l’Europe entière, une influence qu’aucune autre œuvre n’a certainement égalée. Et cette influence fut bonne dans la mesure où l’on en peut juger aujourd’hui. Elle a été, tout à la fois, un instrument d’éducation positive et de développement moral. Elle a propagé, avec le goût de l’aventure, le goût de la recherche scientifique, la confiance dans la force supérieure de la raison. Elle a développé la notion de l’effort, mais utile et sans violence, du succès, mais tempéré par la douceur et l’équité, de l’énergie individuelle, mais asservie à l’intelligence. Elle a instruit et distrait les enfants sans favoriser aucun des instincts mauvais de l’homme.
Léon Blum.