VII TOZEUR ET NEFTA

« Ici, disait ce soir-là le marchef Nicol au brigadier Pistache et à M. François, nous sommes dans le pays des dattes par excellence, en véritable « Datterie », comme l’appelle mon capitaine, et comme le nommeraient mes camarades Va-d’l’avant et Coupe-à-cœur, s’ils avaient reçu le don de la parole…

– Bon, répondit Pistache, les dattes sont partout les dattes, et qu’on les cueille à Gabès ou à Tozeur, pourvu qu’elles proviennent d’un dattier… N’est-il pas vrai, monsieur François ?… »

On disait toujours « monsieur François » quand on s’adressait à ce personnage. Son maître lui-même ne s’exprimait pas autrement, et M. François y tenait dans sa dignité naturelle.

« Je ne saurais me prononcer, répondit-il d’une voix grave, en passant la main sur son menton qu’il raserait le lendemain dès la première heure. J’avoue ne point avoir un goût prononcé pour ce fruit, bon pour des Arabes et non pour les Normands dont je suis…

– Eh bien, vrai, vous êtes difficile, monsieur François, s’écria le marchef, bon pour des Arabes ! Vous voulez dire trop bon pour eux, car ils sont incapables de l’apprécier comme il le mérite !… Des dattes ! mais poires, pommes, raisins, oranges, je donnerais pour elles tous les fruits de France !…

– Eh ! ils ne sont pourtant point à dédaigner… déclara Pistache, en glissant sa langue entre ses lèvres.

– Pour parler ainsi, reprit Nicol, il faut n’avoir jamais goûté aux dattes du Djerid. Tenez, je vous ferai manger demain une « deglat-en-nour », cueillie à même l’arbre, ferme et transparente, et qui, en vieillissant, forme une délicieuse pâte sucrée… Vous m’en direz des nouvelles ! C’est tout simplement un fruit de Paradis… et c’est probablement non avec une pomme, mais avec une datte, que fut tenté notre gourmand de premier père.

– Ce serait bien possible ! ajouta le brigadier qui s’inclinait volontiers devant l’autorité du marchef.

– Et ne croyez pas, monsieur François, reprit celui-ci, que je sois le seul à avoir cette opinion sur les dattes du Djerid, et plus particulièrement sur celles de l’oasis de Tozeur !… Demandez au capitaine Hardigan, au lieutenant Villette, qui s’y connaissent !… Interrogez même Va-d’l’avant et Coupe-à-cœur…

– Comment, dit M. François, dont le visage s’imprégnait de surprise, comment votre chien et votre cheval ?…

– Ils en raffolent, monsieur François, et, trois kilomètres avant d’arriver, les naseaux de l’un et le nez de l’autre humaient déjà la senteur des dattiers. Oui, dès demain, ils se régaleront de compagnie…

– Bon, monsieur le marchef, répondit M. François, et, si vous le voulez bien, le brigadier et moi nous serons enchantés de faire honneur à quelques douzaines de ces estimables produits du Djerid ! »

Certainement le maréchal des logis-chef n’exagérait pas. Dans tout ce pays, et particulièrement aux environs de Tozeur, les dattes sont de qualité supérieure, et, dans l’oasis, on compte plus de deux cent mille palmiers, produisant plus de huit millions de kilos de dattes. C’est la grande richesse de la région ; c’est ce qui attire de nombreuses caravanes, lesquelles, après avoir apporté des laines, de la gomme, de l’orge et du blé, remportent des milliers de sacs du précieux fruit.

On comprendra, dès lors, que les populations de ces oasis aient éprouvé de réelles craintes à propos de cette création d’une mer intérieure. En effet, à les en croire, par suite de l’humidité que provoquerait l’inondation des chotts, les dattes perdraient leurs excellentes qualités. C’est grâce à la sécheresse de l’air du Djerid qu’elles occupent le premier rang parmi ces fruits, dont les tribus font leur principale nourriture, et qui peuvent se conserver indéfiniment pour ainsi dire. Le climat changé, elles ne seraient pas plus estimées que celles qui se recueillent dans le voisinage du golfe de Gabès ou de la Méditerranée.

Ces appréhensions étaient-elles justifiées ? Les avis, on le sait, se partageaient à cet égard. Mais, le certain, c’est que les indigènes de la basse Algérie et de la basse Tunisie protestaient et s’indignaient contre l’exécution de la mer Saharienne, à la pensée des irréparables dommages que devait causer le projet Roudaire.

Aussi, dès cette époque et pour protéger la région contre l’envahissement progressif des sables, on avait organisé un embryon de service forestier qui s’était assez bien développé par la suite, comme le prouvaient des plantations multipliées de sapins et d’eucalyptus et des opérations de clayonnage, analogues à celles du département des Landes. Mais, si les moyens de s’opposer aux progrès de l’envahissement sont connus et mis en pratique, il est nécessaire que la lutte laborieuse soit ininterrompue, sans quoi les sables ne sont pas longs à franchir les obstacles et à reprendre leur œuvre de destruction et d’engloutissement.

Les voyageurs se trouvaient alors au cœur même du Djerid tunisien, dont les principales villes et bourgades sont Gafsa, Tameghza, Mèdas, Çhebika, Nefzaoua et Tozeur, – à laquelle il faut rattacher les grandes oasis de Nefta, d’Oudiane et de La Hammâ, et qui constituait comme un centre où l’expédition pouvait se rendre compte de l’état des travaux de la Compagnie Franco-étrangère, si brusquement interrompus par des difficultés financières bientôt infranchissables.

Tozeur compte environ dix mille habitants. Près de mille hectares de terre y sont mis en culture. L’industrie s’y borne à la fabrication des burnous, des couvertures et des tapis. Mais, ainsi qu’il a été indiqué, les caravanes y affluent et les fruits du palmier-dattier en sont exportés par millions de kilogrammes. Peut-être s’étonnera-t-on que l’instruction soit relativement très en honneur dans cette lointaine bourgade du Djerid. Il n’en est pas moins vrai que les enfants, au nombre de près de six cents, fréquentent dix-huit écoles et onze zaouias. Quant aux ordres religieux, ils sont nombreux dans l’oasis.

Mais si Tozeur n’était pas faite pour exciter la curiosité de M. de Schaller, au point de vue purement forestier et à celui de ses belles oasis, celle-ci était bien plus vivement sollicitée par le canal dont le chenal passait à quelques kilomètres en se dirigeant vers Nefta. En revanche, c’était la première fois que le capitaine Hardigan et le lieutenant Villette visitaient cette ville. La journée qu’ils y passèrent eût satisfait les plus curieux touristes. Rien de charmant comme certaines places, certaines rues bordées de maisons ou les briques de couleurs se disposent en dessins d’une originalité surprenante. C’est là ce qui doit attirer le regard des artistes, plutôt que les vestiges de l’occupation romaine qui sont peu importants à Tozeur.

Dès le lendemain à la première heure, sous-officiers et soldats avaient permission du capitaine Hardigan de vaquer à leur fantaisie à travers l’oasis, pourvu que tout le monde fût présent aux deux appels de midi et du soir. On ne devait pas plus d’ailleurs s’aventurer au-dehors que ne le faisait le poste militaire établi dans la bourgade sous les ordres d’un officier supérieur commandant la place. Plus que jamais il y avait à tenir compte de cette surexcitation que la reprise des travaux et la prochaine inondation des chotts provoqueraient parmi les tribus sédentaires ou nomades du Djerid.

Il va de soi que le maréchal des logis-chef Nicol et le brigadier Pistache se promenaient ensemble dès l’aube. Si Va-d’l’avant n’avait pas quitté l’écurie où le fourrage lui montait jusqu’à mi jambes, du moins Coupe-à-cœur gambadait-il à leur côté, et, assurément, ses impressions de chien, curieux et fureteur, il les rapporterait à son grand ami Va-d’l’avant.

C’est précisément sur le marché de Tozeur que l’ingénieur, les officiers, les soldats, eurent l’occasion de se rencontrer le plus souvent pendant cette journée. Là afflue, principalement, la population devant le Dar-el-Bey. Ce souk prend l’aspect d’un campement, lorsque sont dressées les tentes sous lesquelles s’abritent les vendeurs, tendues soit d’une natte, soit d’une légère étoffe que supportent des branches de palmier. Au-devant s’étalent les marchandises, qui ont été apportées à dos de chameaux, d’oasis en oasis.

Le marchef et le brigadier eurent là une occasion, qui se présentait fréquemment, pour tout dire, d’absorber quelques verres de vin de palmier, cette boisson indigène connue sous le nom de « lagmi ». Elle provient du palmier : ou l’on coupe la tête de l’arbre pour l’obtenir, décapitation dont il meurt inévitablement, ou l’on se contente de pratiquer des incisions qui ne laissent pas s’échapper la sève en telle quantité que la mort s’ensuive.

« Pistache, recommanda le marchef à son subordonné, tu sais qu’il ne faut pas abuser des bonnes choses !… et ce lagmi est traître en diable…

– Oh, marchef, moins que le vin de dattes ! répondit le brigadier, qui possédait, à ce sujet, des notions très exactes.

– Moins, sans doute, j’en conviens, reprit Nicol, mais il faut s’en défier, car il s’attaque aux jambes aussi bien qu’à la tête !

– Soyez tranquille, marchef, et, tenez, voici des Arabes qui donneraient un bien mauvais exemple à nos hommes ! »

En effet, deux ou trois indigènes, pris de boisson, titubant de droite et de gauche, passaient sur le souk, dans un état d’ébriété peu convenable, surtout pour des Arabes, et qui provoqua cette juste réflexion du brigadier :

« Je croyais que leur Mahomet avait interdit à tous ses fidèles de s’enivrer…

– Oui, Pistache, répondit le marchef, avec tous les vins quels qu’ils soient, sauf ce lagmi… Il paraît que le Coran fait une exception pour ce produit du Djerid…

– Et je vois que les Arabes en profitent !… » répliqua le brigadier.

Il paraît que le lagmi ne figure pas sur la liste des boissons fermentées défendues aux fils du Prophète.

Si le palmier est, par excellence, l’arbre de la région, le sol de l’oasis est d’une fertilité merveilleuse, et les jardins s’embellissent ou s’enrichissent des produits végétaux les plus variés. L’oued Berkouk promène ses eaux vivifiantes à travers la campagne environnante, soit par son lit principal, soit par les multiples petits courants qui en dérivent. Et n’y a-t-il pas de quoi provoquer l’admiration, à voir un haut palmier abriter un olivier de taille moyenne, qui abrite un figuier, qui abrite un grenadier, sous lequel serpente la vigne, dont les sarments se glissent entre les rangs de blé, de légumes et de plantes potagères ?…

Pendant la soirée que M. de Schaller, le capitaine Hardigan et le lieutenant Villette passèrent dans la grande salle de la kasbah, après l’invitation du commandant de la place, la conversation roula tout naturellement sur l’état actuel des travaux, sur la prochaine inauguration du canal, sur les avantages qui résulteraient pour la région de cette inondation des deux chotts tunisiens. Et, à ce propos, le commandant de dire :

« Il n’est que trop vrai, les indigènes se refusent à reconnaître que le Djerid doive bénéficier dans une mesure considérable de la mer Saharienne. J’ai eu occasion de causer avec des chefs arabes. Eh bien, à peu d’exceptions, ils se montrent hostiles au projet, et je n’ai pu leur faire entendre raison ! Ce qu’ils craignent, c’est un changement de climat, dont les produits des oasis et principalement les palmeraies, auraient à souffrir. Cependant, tout démontre le contraire… les savants les plus autorisés n’ont aucun doute à cet égard ; ce sera la richesse que le canal apportera à cette contrée avec les eaux de la mer. Mais ces indigènes s’entêtent et ne veulent point se rendre ! »

Le capitaine Hardigan demanda alors :

« Est-ce que cette opposition ne vient pas plutôt des nomades que des sédentaires ?…

– Assurément, répondit le commandant, car la vie de ces nomades ne pourra plus être ce qu’elle a été jusqu’ici… Entre tous les Touareg se distinguent par leur violence, et cela se conçoit. Le nombre et l’importance des caravanes vont diminuer… Plus de kafila à conduire sur les routes du Djerid, ou à piller ainsi que cela se fait encore ! Tout le commerce s’effectuera par les bâtiments de la mer nouvelle, et, à moins que les Touareg ne changent leur métier de voleurs contre celui de pirates !… Mais, dans ces conditions, on les aurait vite réduits à l’impuissance. Il n’est donc pas étonnant qu’à toute occasion ils s’efforcent d’endoctriner les tribus sédentaires, en leur faisant envisager un avenir de ruine par l’abandon du genre de vie de leurs ancêtres. On ne se heurte pas seulement alors à l’hostilité, mais à une sorte de fanatisme irraisonné. Tout cela, à l’état presque latent encore, grâce au fatalisme musulman, peut, dans un temps indéterminé, au premier jour ; éclater sous forme d’une violente effervescence. Évidemment, ces gens-là ne saisissent pas plus les conséquences d’une mer saharienne qu’ils n’en comprennent les moyens d’adduction. Ils n’y voient qu’une œuvre de sorciers pouvant amener un épouvantable cataclysme. »

Le commandant n’apprenait là rien de nouveau à ses invités. Le capitaine Hardigan n’ignorait pas que l’expédition rencontrerait mauvais accueil parmi les tribus du Djerid. Mais la question était de savoir si la surexcitation des esprits était telle que l’on dût redouter quelque prochain soulèvement parmi les habitants de la région du Rharsa et du Melrir.

« Tout ce que je puis répondre à ce sujet, déclara le commandant, c’est que les Touareg et autres nomades, à part quelques agressions isolées, n’ont pas jusqu’ici sérieusement menacé le canal. D’après ce que nous pouvons savoir, beaucoup d’entre eux attribuaient ces travaux à l’inspiration de Cheytân, le diable musulman, et se disaient qu’une puissance supérieure à la sienne viendrait y mettre bon ordre.

Et puis, comment connaître les idées précises de ces gens si dissimulés ? Peut-être attendent-ils pour tenter des pillages plus fructueux ou quelque coup de force que les travaux soient repris et que les ouvriers embauchés par la Société nouvelle soient revenus !…

– Et quel coup de force ?… demanda M. de Schaller.

– Ne pourraient-ils donc, monsieur l’ingénieur, se réunir à plusieurs milliers et essayer d’obstruer le canal sur une partie de son parcours, de rejeter dans son lit le sable des berges, d’empêcher sur un seul point, à force de bras, le passage des eaux du golfe ?… »

Et M. de Schaller de répondre :

« Ils auraient plus de peine à le combler que nos prédécesseurs n’en ont eu à le creuser, et, en fin de compte, ils n’y réussiraient pas sur une bien grande largeur…

– Ce n’est pas toujours le temps qui leur manquerait ! fit observer le commandant. Ne dit-on pas qu’une dizaine d’années seront nécessaires pour le remplissage des chotts ?…

– Non, commandant, non, affirma l’ingénieur. J’ai déjà exprimé mon opinion à cet égard, et elle ne repose pas sur des données fausses, mais sur des calculs exacts. Avec l’aide d’un grand travail de main d’homme, et surtout le concours de puissantes machines, comme celles que nous possédons aujourd’hui, ce n’est pas dix ans, ce n’est même pas cinq ans qu’exigera l’inondation du Rharsa et du Melrir… Les eaux sauront à la fois élargir et approfondir le lit qui leur fut ouvert. Qui sait même si Tozeur, bien que distant du chott de quelques kilomètres, ne sera pas port de mer un jour et relié avec La Hammâ sur le Rharsa ? Et c’est ce qui explique même la nécessité de certains travaux de défense auxquels j’ai dû songer, comme aux avant-projets de ports, au nord comme au sud, qui sont un des buts importants de ce voyage. »

Étant donné l’esprit méthodique et sérieux de M. de Schaller, il y avait lieu de croire qu’il ne s’abandonnait pas à de chimériques espérances.

Le capitaine Hardigan posa alors quelques questions relatives au chef touareg qui s’était évadé du bordj de Gabès. Sa présence avait-elle été signalée aux environs de l’oasis ?… Avait-on des nouvelles de la tribu à laquelle il appartenait ?… Les indigènes du Djerid savaient-ils actuellement que Hadjar eût recouvré sa liberté ?… N’y avait-il pas lieu de se demander s’il ne chercherait pas à soulever des Arabes contre le projet de la mer Saharienne ?…

« Sur ces questions, répondit l’officier qui commandait la place, je ne puis vous renseigner avec quelque certitude ; que la nouvelle de l’évasion de Hadjar ait été connue dans l’oasis, nul doute, et elle y a fait autant de bruit que sa capture, à laquelle vous avez pris part, capitaine. Mais si l’on ne m’a pas rapporté que ce chef ait été vu aux environs de Tozeur, du moins ai-je appris que toute une bande de Touareg se dirigeait vers la partie du canal qui réunit le chott Rharsa au chott Melrir.

– Vous avez des raisons de croire à l’exactitude de cette nouvelle ? demanda le capitaine Hardigan.

– Oui, capitaine, parce que je la tiens d’un de ces individus qui sont restés dans le pays où ils avaient travaillé et qui se disent ou se croient des surveillants ou des gardes des travaux, et espèrent ainsi, sans doute, se créer quelques titres à la bienveillance de l’administration.

– Travaux en somme achevés, ajouta M. de Schaller, mais dont la surveillance devrait être très active. Si les Touareg tentent quelque agression contre le canal, c’est sur ce point plus particulièrement qu’ils porteront leurs efforts.

– Et pourquoi ?… interrogea le commandant.

– Parce que l’inondation du Rharsa les surexcite moins que l’inondation du Melrir. Ce premier chott ne renferme aucune oasis de quelque valeur, tandis qu’il n’en est pas ainsi du second, où des oasis très importantes doivent disparaître sous les eaux de la nouvelle mer. Il faut donc s’attendre à des attaques, précisément contre le second canal, qui met en communication les deux chotts. Aussi est-il nécessaire de prendre des mesures militaires en prévision d’agressions possibles.

Quoi qu’il en soit, fit alors le lieutenant Villette, notre petite troupe aura à se tenir sur le qui-vive, après avoir parcouru le Rharsa…

– Et elle n’y manquera pas, déclara le capitaine Hardigan. Nous avons une première fois pris ce Hadjar, nous saurons bien le capturer une seconde, et le mieux garder qu’on ne l’a fait à Gabès, en attendant qu’un conseil de guerre en ait à tout jamais débarrassé le pays.

– C’est à souhaiter, et le plus tôt possible, ajouta le commandant, car ce Hadjar a une grande influence sur les tribus nomades et il pourrait soulever tout le Djerid. En tout cas, un des avantages de la mer nouvelle sera de faire disparaître du Melrir quelques-uns de ces repaires de malfaiteurs… »

Mais non tous, car, dans ce vaste chott, d’après les nivellements du capitaine Roudaire, se rencontraient diverses zones, telles l’Hinguiz et sa principale bourgade de Zenfig, que les eaux ne devaient pas recouvrer.

La distance qui sépare Tozeur de Nefta est de vingt-cinq kilomètres environ et l’ingénieur comptait employer deux journées à la franchir, en campant la nuit prochaine sur une des rives du canal. Dans cette section, dont le tracé n’était pas conforme à celui de Roudaire, et amenait la transformation de la région de Tozeur et de Nefta, à la grande satisfaction de leurs habitants, en une sorte de presqu’île entre le Djerid et le Rharsa, le travail était entièrement terminé et, là encore, tout était en bon état.

La petite troupe quitta Tozeur, dès le matin du 1er avril par un temps incertain qui, sous des latitudes moins élevées, eût provoqué d’abondantes averses. Mais, en cette portion de la Tunisie, de telles pluies n’étaient point à craindre, et les nuages, très élevés, tempéreraient certainement l’ardeur du soleil.

On suivit d’abord les berges de l’oued Berkouk, en traversant plusieurs bras sur des ponts dont les débris de monuments antiques avaient fourni les matériaux.

D’interminables plaines, d’un jaune grisâtre, s’étendaient vers l’ouest, où l’on eût vainement cherché abri contre les rayons solaires heureusement très adoucis. Pendant les deux étapes de cette première journée, on ne rencontra, au milieu de ce terrain sablonneux, que cette maigre graminée à longues feuilles nommée « driss » par les indigènes, et dont les chameaux se montrent très friands, ce qui est de grande ressource pour les kafila du Djerid.

Aucun incident n’interrompit la marche entre le lever et le coucher du soleil, et la tranquillité du campement ne fut point troublée jusqu’au jour. Quelques bandes d’Arabes se montrèrent à grande distance de la rive nord du canal, remontant vers les montagnes de l’Aurès. Mais elles n’inquiétèrent pas le capitaine Hardigan, qui ne chercha pas à se mettre en communication avec elles.

Le lendemain, 2 avril, la marche sur Nefta fut reprise dans les mêmes conditions que la veille, temps couvert, chaleur supportable. Toutefois, aux approches de l’oasis, le pays se transformait peu à peu, et le sol devenait moins stérile. La plaine verdoyait avec les nombreuses tiges d’alfa, entre lesquelles sinuaient de petits oueds. Les armoises réapparaissaient aussi, et des haies de nopals se dessinaient sur les plateaux, où certaines nappes de fleurs bleu pâle, statices et liserons, charmaient le regard. Puis les bouquets d’arbres se succédèrent sur le bord des cours d’eau, oliviers et figuiers, et enfin des forêts d’acacias à gomme se massèrent à l’horizon.

La faune de cette contrée ne comptait guère que des antilopes qui s’enfuyaient par bandes avec une telle vitesse qu’elles disparaissaient en quelques instants. Va-d’l’avant lui-même, quoi qu’en pensât son maître, n’aurait pu les forcer à la course. Quant à Coupe-à-cœur, il se contentait d’aboyer rageusement lorsque quelques singes-magots, assez nombreux dans la région des chotts, gambadaient entre les arbres. On apercevait aussi des buffles et des mouflons à manchettes qu’il eût été inutile de poursuivre, puisque le ravitaillement devait se faire à Nefta.

Les fauves les plus communs en cette partie du Djerid sont les lions, dont les attaques sont très à redouter. Mais, depuis les travaux du canal, ils avaient été peu à peu refoulés vers la frontière algérienne, et aussi dans les régions voisines du Melrir.

Toutefois, si une attaque de fauves n’était pas à craindre, ce ne fut pas sans peine qu’hommes et bêtes eurent à se préserver contre les scorpions et les serpents à sifflet, – najas des naturalistes, – qui pullulaient aux approches du Rharsa. Du reste, l’abondance des reptiles est telle que certaines régions ne sont point habitables, et, entre autres, le Djerid Teldja, qui a dû être abandonné des Arabes. Au campement du soir, près d’un bois de tamarins, M. de Schaller et ses compagnons ne purent reposer sans avoir pris les plus minutieuses précautions. Et l’on admettra que le maréchal des logis-chef Nicol ne dormit que d’un œil, tandis que Va-d’l’avant dormait des deux yeux. Il est vrai, Coupe-à-cœur veillait, lui, et eût signalé tout rampement suspect, qui eût menacé le cheval ou son maître.

Bref, il ne se produisit aucun accident pendant cette nuit, et les tentes furent levées dès l’aube. La direction, suivie par le capitaine Hardigan, était toujours celle du sud-ouest, dont le canal ne s’écartait pas depuis Tozeur. Au kilomètre 207, il remontait vers le nord, et, à partir de ce coude, ce serait sur le méridien que cheminerait la petite troupe, en quittant Nefta, où elle arriva ce jour même dans l’après-midi.

Peut-être la longueur du canal eût-elle été réduite d’une quinzaine de kilomètres, s’il eût été possible de rejoindre le Rharsa sur un point de sa limite orientale dans la direction de Tozeur. Mais les difficultés d’exécution eussent été grandes. Avant d’atteindre le chott de ce côté, il aurait fallu creuser un sol excessivement dur où la roche dominait. C’eût été pour le moins plus long et plus coûteux qu’en certaines parties du seuil de Gabès, et une cote de trente à trente-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer aurait imposé un travail considérable. C’est pour cette raison qu’après une étude approfondie de cette région les ingénieurs de la Compagnie franco-orientale avaient renoncé au premier tracé pour en adopter un nouveau partant du kilomètre 207 à l’ouest de Nefta. De ce point il prenait la direction du nord. Cette troisième et dernière section du premier canal avait été menée à bonne fin sur une très grande largeur, en profitant de nombreuses dépressions, et atteignait le Rharsa au fond d’une sorte de crique qui se trouvait à une des cotes les plus basses de ce chott, presque au milieu de sa bordure méridionale.

L’intention de M. de Schaller, d’accord avec le capitaine Hardigan, n’était point de s’arrêter à Nefta jusqu’au surlendemain. Il leur suffirait d’y avoir passé les dernières heures de l’après-midi et la nuit prochaine pour reposer et ravitailler le détachement. D’ailleurs, hommes et chevaux n’avaient pu être fatigués pendant ce parcours de cent quatre-vingt-dix kilomètres à vol d’oiseau, effectué depuis le départ de Gabès, entre le 17 mars et le 3 avril. Il leur serait même facile d’enlever dans la journée du lendemain la distance qui les séparait encore du chott Rharsa où l’ingénieur tenait à arriver à la date précise qu’il avait fixée.

L’oasis de Nefta, au point de vue du pays, de la nature du sol, des productions végétales, ne diffère pas sensiblement de l’oasis de Tozeur. Même amoncellement d’habitations au milieu des arbres, même disposition de la kasbah, même occupation militaire. Mais l’oasis est moins peuplée, et ne comptait pas alors plus de huit mille habitants.

Français et indigènes firent très bon accueil à la petite troupe du capitaine Hardigan et s’empressèrent de la loger du mieux possible. À cela il y avait quelques raisons d’intérêt personnel, et on ne saurait s’en étonner grâce au nouveau tracé. Le commerce de Nefta allait largement bénéficier de ce passage du canal à proximité de l’oasis. Tout le trafic qu’elle aurait perdu, si, au-delà de Tozeur, il se fût dirigé vers le chott, lui reviendrait. C’était presque comme si Nefta était à la veille de devenir ville riveraine de la nouvelle mer. Aussi les félicitations des habitants ne furent-elles pas épargnées à l’ingénieur de la Société française de la mer Saharienne.

Cependant, malgré les instances faites dans le but de retenir l’expédition, ne fût-ce que vingt-quatre heures, le départ fut maintenu pour le lendemain au lever du soleil. Le capitaine Hardigan était toujours inquiet, par suite des nouvelles qu’il recueillait de la surexcitation des indigènes aux environs du Melrir, auquel aboutissait le second canal, et il lui tardait d’avoir achevé cette partie de son voyage d’exploration.

Le soleil n’avait pas encore paru au-dessus de l’horizon, lorsque, les hommes rassemblés, les chevaux et les chariots prêts, le signal du départ fut donné. La douzaine de kilomètres que mesure le canal depuis Nefta jusqu’au coude était franchie dans la première étape, et la distance du coude au Rharsa dans la seconde.

Aucun incident pendant la route, et il était environ six heures du soir lorsque le capitaine Hardigan fit halte au fond de la crique où le canal complètement achevé débouchait sur le chott.

Share on Twitter Share on Facebook