Chapitre V Trois semaines d’impatience pendant lesquelles, malgré leur acharnement d’observateurs, Dean Forsyth et Omicron, d’une part, le docteur Hudelson, de l’autre, ne parviennent pas à revoir leur bolide.

Aux deux lettres ci-dessus, envoyées avec recommandation, double timbre, triple cachet, à l’adresse des directeurs de l’Observatoire de Pittsburg et de l’Observatoire de Cincinnati, il n’y avait plus qu’une double réponse à attendre. Cette réponse, probablement, ne contiendrait qu’un accusé de réception avec avis du classement desdites lettres. Les intéressés n’en demandaient pas d’avantage. Ils voulaient prendre rang pour le cas où le météore serait signalé par d’autres, astronomes officiels ou astronomes amateurs. Pour son compte, M. Dean Forsyth espérait bien le retrouver dans un court délai, et le docteur Hudelson en gardait aussi le plus sérieux espoir. Que l’astéroïde eût été se perdre dans les profondeurs du ciel, et si loin qu’il avait échappé à l’attraction terrestre, et, par conséquent, qu’il ne dût jamais réapparaître aux yeux du monde sublunaire, non ! c’était une hypothèse qu’ils refusaient d’admettre. Le bolide, soumis à des lois formelles, reviendrait sur l’horizon de Whaston ; ils le saisiraient au passage, ils le signaleraient de nouveau ; on en déterminerait les coordonnées, et il figurerait sur les cartes célestes, baptisé du glorieux nom de leur découvreur.

Mais, au jour de la réapparition, il serait établi qu’ils étaient deux à revendiquer cette conquête, et alors que se passerait-il ?… Si Francis Gordon et Jenny Hudelson avaient pu connaître les dangers de cette situation, ne se fussent-ils pas écriés :

« Mon Dieu, faites que notre mariage soit conclu avant le retour de ce malencontreux bolide ! »

Et Mrs Hudelson, Loo, Mitz et aussi leurs amis, se seraient de tout cœur joints à leur prière !

Mais ils ne savaient rien, et s’ils constataient la préoccupation croissante des deux rivaux, ils ne pouvaient en soupçonner la cause. Sans doute, le souci de quelque question astronomique… mais laquelle ?…

En attendant, d’ailleurs, à la maison de Morris-street, sauf le docteur Hudelson, on s’inquiétait peu de ce qui se passait dans les profondeurs du firmament. Des préoccupations, personne n’en avait… des occupations, oui… des faire-part aux connaissances des deux familles, des visites et des compliments à recevoir, des visites et des remerciements à rendre… puis les préparatifs du mariage, les invitations à envoyer pour la cérémonie religieuse, et pour le banquet qui devait réunir une centaine de convives… et leur classement de manière à satisfaire tout le monde… et le choix des cadeaux de noces !…

Bref, la famille Hudelson ne chômait pas, et, à croire cette petite Loo, il n’y avait pas une heure à perdre. Et elle raisonnait ainsi :

« Quand on marie sa première fille, c’est une grosse affaire !… On n’a pas l’habitude, et que de soins il faut pour ne rien oublier !… Lorsque c’est sa seconde fille on a déjà passé par là !… L’habitude est prise, et il n’y a aucun oubli à craindre !… Ainsi, pour moi, cela ira tout seul…

– Oui, lui répondait Francis Gordon, oui… tout seul… et comme vous avez bientôt quinze ans, mademoiselle Loo, cela ne tardera peut-être pas !…

– Occupez-vous d’épouser ma sœur, ripostait la fillette avec de grands éclats de rire. C’est une occupation qui réclame tout votre temps, et ne vous mêlez point de ce qui me regarde ! »

Ainsi que l’avait promis Mrs Hudelson, elle se disposa à visiter la maison de Lambeth-street. Le docteur était bien trop retenu dans son observatoire pour l’accompagner !

« Ce que vous ferez sera bien fait, madame Hudelson, et je m’en rapporte à vous, avait-il répondu lorsque la proposition lui fut faite. D’ailleurs, cela regarde surtout Francis et Jenny… Moi, je n’ai pas le temps…

– Voyons, papa, dit Loo, est-ce que vous ne comptez pas descendre de votre donjon le jour de la noce ?…

– Mais si … Loo… si…

– Et vous montrer à Saint-Andrew, votre fille au bras ?…

– Mais si… Loo… si…

– Et avec votre habit noir et votre gilet blanc… votre pantalon noir et votre cravate blanche ?…

– Mais si… Loo… si…

– Et n’oublierez-vous pas vos planètes pour répondre au discours que fera le révérend O’Garth ?…

– Si… Loo… si… Mais nous n’en sommes pas encore là ! et puisque le ciel est pur aujourd’hui, ce qui est assez rare en avril, allez sans moi. »

Et voilà comment Mrs Hudelson, Jenny, Loo et Francis Gordon laissèrent le docteur manœuvrer sa lunette et son télescope. Et qu’on en ait l’assurance, par ce beau soleil, c’était bien à la même manœuvre que se livrait M. Dean Forsyth dans la tour de la maison d’Elizabeth-street. Et qui sait, peut-être le météore, une première fois aperçu et perdu depuis dans les lointains de l’espace, allait-il passer une seconde devant l’objectif de leurs instruments ! …

Les visiteurs sortirent dans l’après-midi. Ils descendirent Morris-street, ils traversèrent la place de la Constitution, et reçurent au passage le salut aimable du juge de paix John Proth ; ils remontèrent Exter-street, tout comme le faisait une quinzaine de jours avant Seth Stanfort attendant Arcadia Walker ; ils atteignirent le faubourg de Wilcox et se dirigèrent vers Lambeth-street.

À noter que sur l’expresse recommandation de Loo, pour ne pas dire sur l’ordre donné par elle, Francis Gordon s’était muni d’une bonne lorgnette de théâtre. Puisque, des fenêtres de la future maison, on avait une si belle vue, au dire de Francis, la fillette entendait ne point laisser inexploré l’horizon qui s’offrait aux regards.

On arriva devant le numéro 17 de Lambeth-street. La porte fut ouverte puis refermée, et la visite commença par le rez-de-chaussée.

En vérité, cette maison était des plus agréables, bien disposée suivant les règles du confort moderne. Elle avait été entretenue avec soin. Aucune réparation à faire. Il suffirait de la meubler, et les meubles étaient déjà commandés chez le meilleur tapissier de Whaston. Par derrière, un cabinet de travail et une salle à manger prenaient sortie sur le jardin, oh ! pas grand, quelques acres seulement, mais ombragé de deux beaux hêtres, avec une pelouse verdoyante et des corbeilles où commençaient à s’épanouir les premières fleurs du printemps. Dans le sous-sol, offices et cuisine éclairés, à la mode anglo-saxonne.

Le premier étage valait le rez-de-chaussée. Les chambres spacieuses étaient desservies par un couloir central. Jenny ne put que féliciter son fiancé d’avoir découvert cette jolie résidence, une sorte de villa d’un si charmant aspect. Mrs Hudelson partageait l’avis de sa fille, et, assurément, on n’aurait pu trouver mieux dans n’importe quel quartier de Whaston.

Quant à miss Loo, elle laissait volontiers sa mère, sa sœur et Francis Gordon causer ensemble tentures et mobilier. Elle voletait à tous les coins de la maison, comme un oiseau dans sa cage. Elle était enchantée, d’ailleurs, et cette villa lui convenait parfaitement. Elle le répétait toutes les fois qu’elle se rencontrait à un étage ou à l’autre avec Mrs Hudelson, Jenny et Francis.

Et, à un moment où tous se trouvaient réunis dans le salon : « Moi, j’ai fait choix de ma chambre, s’écria-t-elle.

– Votre chambre, Loo ?… demanda Francis.

– Oh ! ajouta la fillette, je vous ai laissé la plus belle, d’où l’on voit le fleuve… Moi… je respirerai l’air du jardin…

– Et, que veux-tu faire d’une chambre ?… reprit Mrs Hudelson.

– Pour habiter, mère, lorsque père et toi, vous irez en voyage…

– Mais tu sais bien que ton père ne voyage pas, ma chérie…

– Si ce n’est dans l’espace ! repartit la fillette en traçant de la main une route imaginaire à travers le ciel.

– Et qu’il ne s’absente jamais, Loo…

– Laissons faire ma sœur, dit alors Jenny. Oui… elle aura sa chambre dans notre maison, et elle y viendra toutes les fois que cela lui fera plaisir !… Et elle y demeurerait si, par hasard, mon père et toi, chère mère, quelque affaire vous appelait hors de Whaston… »

C’était là une éventualité si improbable que Mrs Hudelson n’aurait pu l’admettre.

« Eh bien… la vue… la belle vue qu’on doit avoir de là-haut ! »

Et par «là-haut » la fillette entendait cette partie supérieure de la maison, bordée d’une balustrade qui régnait à la naissance du toit. De là, le regard pouvait parcourir tous les points de l’horizon jusqu’aux collines du voisinage.

En réalité, Mrs Hudelson, Jenny et Francis eurent raison de suivre Loo. Comme le quartier de Wilcox est assez élevé, il en résultait que de la villa située à son point culminant, un vaste panorama s’offrait aux yeux. On pouvait remonter et descendre le cours du Potomac et apercevoir au-delà cette bourgade de Steel, d’où miss Arcadia Walker était partie pour rejoindre Seth Stanfort. La ville entière apparaissait avec les clochers de ses églises, les hautes toitures des édifices publics, les têtes d’arbres qui s’arrondissaient en dômes de verdure. Il fallait voir cette curieuse Loo manœuvrer sa lorgnette en tous les sens d’un quartier à l’autre ! Elle répétait :

« Voici la place de la Constitution… Voici Morris-street et j’aperçois notre demeure… avec le donjon et le pavillon qui flotte au vent !… Et il y a quelqu’un sur la terrasse…

– Votre père… dit Francis.

– Ce ne peut être que lui, déclara Mrs Hudelson.

– Lui… lui… en effet… affirma la fillette… je le reconnais… Il tient une lunette à la main… Et vous verrez qu’il n’aura pas la pensée de la diriger de ce côté !… Non !… elle est levée vers le ciel… Nous ne sommes pas si haut, père !… Par ici !… par ici !… »

Et Loo appelait, appelait, comme si le docteur Hudelson eut pu l’entendre… D’ailleurs, en admettant qu’il ne fût pas si éloigné, n’était-il point trop occupé pour répondre ?… Voici que Francis Gordon dit alors :

« Puisque vous apercevez votre maison, mademoiselle Loo, il n’est pas impossible que vous aperceviez celle de mon oncle…

– Oui, oui… répondit la fillette… laissez-moi chercher… Je la reconnaîtrai bien avec sa tour… Ce doit être de ce côté… Attendez… Bon ! Je vais mettre la lorgnette au point… Bien… bien !… la voilà… oui… la voilà ! »

Loo ne se trompait pas. C’était bien la maison de M. Dean Forsyth.

« Je la tiens… je la tiens ! » répétait-elle d’un ton triomphant comme si elle venait de faire quelque importante découverte de nature à illustrer sa petite personne.

Après une minute d’attention :

« Il y a quelqu’un sur la tour… dit-elle.

– Mon oncle assurément ! répondit Francis.

– Il n’est pas seul…

– C’est Omicron qui est avec lui !…

– Il ne faut pas demander ce qu’ils font ?… observa Mrs Hudelson.

– Ils font ce que fait mon père ! » répliqua Jenny.

Et ce fut comme une ombre de tristesse qui passa sur le front de la jeune fille. Elle craignait toujours qu’une rivalité de Dean Forsyth et du docteur Hudelson ne vint jeter quelque refroidissement entre les deux familles. Le mariage conclu, son influence interviendrait plus sérieusement et saurait empêcher toute rupture entre ces deux rivaux. Francis l’y aiderait. L’un empêcherait son oncle, l’autre son père de se brouiller sur une question d’astronomie, ce qui avait déjà failli arriver.

La visite achevée, Loo ayant une dernière fois affirmé sa complète satisfaction, Mrs Hudelson, ses deux filles et Francis Gordon revinrent à la maison de Morris-street. Dès le lendemain, on passerait bail avec le propriétaire de la villa, on s’occuperait de l’ameublement, et il n’y aurait plus qu’à attendre le jour où les deux jeunes époux viendraient l’habiter.

Et, sans doute, grâce à ces importantes occupations, la confection des toilettes, l’échange des politesses avec amis et connaissances, ils s’écouleraient vite, les quarante-cinq jours compris entre le 10 avril et le 25 mai, date fixée pour le mariage.

«Vous verrez qu’on ne sera pas prêt ! » répétait l’impatiente Loo, et on peut être certain que ce ne serait pas sa faute, car elle aurait l’œil et la main à tout.

De leur côté, pendant ce temps, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne perdraient pas une heure mais pour d’autres motifs. Ce qu’allait leur coûter de fatigues physiques et morales, d’observations prolongées par les jours clairs et les nuits sereines, la recherche de leur bolide, qui s’obstinait à ne point reprendre sa trajectoire au-dessus de l’horizon ! Mais cet horizon de Whaston n’était-il pas renfermé dans des limites trop étroites ?… Ne conviendrait-il pas de fouiller une plus vaste portion de ciel ? En se transportant sur quelque haute montagne, ne disposerait-on pas d’un champ plus étendu pour y suivre la translation du météore ?… Et il ne serait pas nécessaire d’aller bien loin, de quitter l’Amérique du Nord, de s’installer en plein Mexique, au sourcilleux sommet du Chimboranzo de l’Amérique du Sud !… De telles altitudes ne s’imposaient pas, et à quinze ou dix-huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer, quelle magnifique aire de la voûte céleste les instruments pourraient parcourir ! Eh bien, dans les États voisins de la Virginie, en Géorgie ou en Alabama, est-ce que les Alleghanys n’offraient pas des cimes assez élevées pour faciliter les recherches de nos deux astronomes ?…

Qu’on n’en doute pas, sans avoir eu besoin de se concerter à ce sujet, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson se demandaient s’ils ne feraient pas bien de chercher non seulement un plus large horizon, mais aussi une atmosphère plus dégagée de vapeurs !

Et, en vérité, c’est qu’ils en étaient pour leurs peines. Bien qu’ils eussent profité de temps calmes que n’obscurcissait aucune brume, ni entre le lever et le coucher du soleil, ni entre son coucher et son lever, le météore n’avait pu être saisi à son passage en vue de Whaston.

« Et y passe-t-il seulement ?… disait Dean Forsyth après une longue pose à l’oculaire de son télescope.

– Il passe, répondait Omicron avec un imperturbable aplomb.

– Alors pourquoi ne le voyons-nous pas ?…

– Parce qu’il n’est pas visible…

– Et s’il n’est pas visible pour nous, qui dit qu’il ne l’est pas pour d’autres ? »

Ainsi raisonnaient le maître et le serviteur, en se regardant d’un œil rougi par d’épuisantes veilles.

Or, ces propos qu’ils échangeaient entre eux, le docteur Hudelson se les tenait sous forme de monologue, et il n’était pas moins désespéré de son insuccès.

Tous deux avaient reçu des observatoires de Pittsburg et de Cincinnati une réponse à leur lettre. Cette réponse marquait qu’il était pris bonne note de la communication relative à cette apparition d’un bolide à la date du 2 avril dans la partie septentrionale de l’horizon de Whaston. Elle ajoutait que de nouvelles observations, qui n’avaient pas réussi à retrouver ce bolide, seraient continuées, et s’il était aperçu de nouveau, M. Dean Forsyth et le docteur Stanley Hudelson en seraient aussitôt avisés.

Il est bien entendu que les deux observatoires avaient répondu séparément, sans savoir que ces deux astronomes amateurs s’attribuaient chacun l’honneur de cette découverte et en revendiquaient la priorité.

Assurément, à la tour de la maison d’Elizabeth-street comme au donjon de la maison de Morris-street, on eût pu se dispenser de poursuivre ces fatigantes recherches. Les observatoires prévenus, mieux outillés, possédaient des instruments à la fois plus puissants et plus précis. Pas de doute que si le météore n’était pas une masse errante, s’il obéissait à des influences régulières, s’il revenait enfin dans les conditions où il avait été aperçu déjà, les lunettes et les télescopes de Pittsburg et de Cincinnati le saisiraient au passage. M. Dean Forsyth et M. Sydney Hudelson n’eussent-ils pas mieux fait de s’en remettre aux directeurs de ces deux établissements renommés ?…

Eh bien, non !… ils s’attachèrent plus activement que jamais à poursuivre leur œuvre. Et cela tenait à ce que tous deux avaient ce pressentiment qu’ils poursuivaient le même résultat. Ils ne s’étaient rien communiqué de leurs travaux, ils n’en étaient qu’à des hypothèses, et cependant l’inquiétude que l’un fût devancé par l’autre, ne leur laissait pas un moment de répit. La jalousie les mordait au cœur, et, en réalité, il était à désirer pour les relations des deux familles que ce malencontreux bolide ne reparût jamais à leurs yeux !

En effet, il y avait lieu d’être inquiet, et cette inquiétude ne pouvait qu’aller croissant. M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne mettaient plus le pied l’un chez l’autre. Naguère, il ne se passait pas quarante-huit heures sans qu’il n’y eût échange de visites, et souvent invitations à dîner. À présent, visites nulles, invitations nulles aussi, et même était-il préférable de n’en point faire afin de s’épargner un refus.

Quelle situation pénible, en somme, pour les deux fiancés. Ils se voyaient pourtant, et chaque jour, car enfin la porte de la maison de Morris-street n’était point interdite à Francis Gordon. C’était à lui de venir, d’ailleurs, et non à Jenny. Mrs Hudelson lui témoignait toujours la même confiance et la même amitié ; mais il sentait bien que le docteur ne supportait pas sa présence sans une gêne visible. Et quand on parlait de M. Dean Forsyth devant M. Stanley Hudelson, celui-ci devenait tout pâle, puis tout rouge, trahissant ainsi l’antipathie qu’il éprouvait, et, en des conditions identiques, ces regrettables symptômes se révélaient dans l’attitude de M. Forsyth.

Mrs Hudelson avait bien essayé de connaître la cause de ce refroidissement, plus encore de cette aversion que ressentaient les deux anciens amis. Mais la tentative avait échoué, et son mari s’était borné à répondre :

« Non… je ne me serais pas attendu à un tel procédé de la part de Forsyth ! »

Quel procédé ?… Impossible d’obtenir une explication à ce sujet. Loo, elle-même, Loo, l’enfant gâtée à qui tout était permis, ne savait rien. Elle avait bien proposé d’aller relancer M. Forsyth jusque dans sa tour. Mais Francis l’en dissuada, et sans doute elle n’aurait reçu de l’oncle de Francis qu’une réponse analogue à celle que faisait son père.

« Non… je n’aurais jamais cru Hudelson capable d’une pareille conduite à mon égard ! »

À noter que la bonne Mitz, lorsqu’elle voulut tenter l’aventure il lui fut répondu d’un ton sec :

« Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! »

Cependant, on finit par apprendre ce dont il s’agissait par une indiscrétion d’Omicron que la vieille servante rapporta à Francis. Son maître avait découvert un bolide extraordinaire, et il y eut lieu de penser que même découverte, au même jour et à la même heure, avait été faite par le docteur Hudelson.

Ainsi telle était la cause de cette rivalité aussi ridicule que violente. Un météore, le sujet de cette brouille entre deux vieux amis, et au moment où un nouveau lien allait resserrer leur amitié !… Un bolide, un aérolithe, une étoile filante, une pierre après tout, grosse pierre si l’on veut, et qui devenait pierre d’achoppement contre laquelle risquait de se briser le char nuptial de Francis et de Jenny !…

Aussi Loo ne pouvait-elle se retenir et s’écriait, comme l’eût fait un garçon : « Au diable les météores, et avec eux toute la mécanique céleste ! »

Le temps s’écoulait. Le mois d’avril venait de céder la place au mois de mai. Dans vingt-cinq jours arriverait la date fixée d’un commun accord… Mais que se passerait-il d’ici là ?… Quelque grave éventualité ne se produirait-elle pas ?… Ne s’en suivrait-il point un éclat qui élèverait un insurmontable obstacle aux projets des deux familles ?… Jusqu’ici cette déplorable rivalité n’avait pas franchi les murs de la vie privée… Mais si quelque événement imprévu la révélait au public… Si un choc jetait les deux rivaux l’un contre l’autre ?…

Cependant, les préparatifs en vue du mariage avaient continué. Tout serait prêt pour le 25 de ce mois, même la belle robe de mademoiselle Loo !…

Ce qu’il y a lieu de noter, c’est que cette première semaine de mai s’écoula dans des conditions atmosphériques abominables, de la pluie, du vent, un ciel balayé de gros nuages qui se succédaient sans discontinuité. Ne se montrèrent ni le soleil qui décrivait alors une courbe assez élevée au-dessus de l’horizon, ni la lune, presque pleine, et qui aurait dû emplir l’espace de ses rayons.

Il suit de là qu’il fût impossible de faire aucune observation astronomique. C’est bien ce dont Mrs Hudelson, Jenny et Francis Gordon ne songeaient point à se plaindre. Et jamais Loo, qui détestait le vent et la pluie, ne s’était plus réjouie de la persistance du mauvais temps.

« Qu’il dure au moins jusqu’à la noce, répétait-elle, et que pendant trois semaines encore on ne voie ni le soleil, ni la lune, ni la moindre étoile ! »

Ainsi se passèrent les choses au grand dépit des deux astronomes en chambre, et à l’extrême satisfaction de leurs familles.

Mais cet état de choses prit fin, et les conditions se modifièrent dans la nuit du 8 au 9 mai. Une brise de nord chassa toutes ces vapeurs qui troublaient l’atmosphère, et le ciel recouvra sa complète sérénité.

M. Dean Forsyth, à sa tour, le docteur Hudelson, à son donjon, se remirent donc à fouiller le firmament au-dessus de Whaston depuis son extrême périmètre jusqu’au zénith. Le météore repassa-t-il devant leurs lunettes ?… Eurent-ils cette bonne fortune de le ressaisir, et lequel des deux fut le premier à l’apercevoir ?…

Ce qui est certain, c’est que leur attitude ne se transforma aucunement, et, puisque la mauvaise humeur fut égale chez l’un comme chez l’autre, c’est qu’ils en étaient pour leurs inutiles observations, et, sans doute, le météore ne se représenterait jamais à leurs regards. Une note parue dans les journaux du 9 mai vint les fixer à cet égard. Cette note était ainsi conçue :

« Vendredi soir, à dix heures quarante-sept du soir, un bolide de merveilleuse grosseur a traversé les airs dans la partie septentrionale du ciel avec une rapidité vertigineuse en se déplaçant du nord-est au sud-ouest. »

Ni M. Hudelson, ni M. Forsyth ne l’avaient aperçu, cette fois. Peu importait ! Ils ne doutaient pas que ce fût celui qu’ils avaient indiqué aux deux observatoires.

« Enfin ! s’écria l’un.

– Enfin ! » s’écria l’autre.

Aussi quelle fut leur joie… mais aussi leur dépit, on le comprendra, lorsque, le lendemain, les journaux complétaient l’information comme suit :

« D’après l’Observatoire de Pittsburg, ce bolide serait celui que lui a signalé à la date du 9 avril M. Dean Forsyth de Whaston, et d’après l’Observatoire de Cincinnati, celui que lui a signalé à la même date le docteur Stanley Hudelson de Whaston. »

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