II

Je quittai Paris le 5 avril, à sept heures quarante-cinq du matin, par le train 173, gare de l’Est. En moins de trente heures, je serais arrivé dans la capitale de l’Autriche.

Sur le territoire français les principales stations furent Châlons-sur-Marne et Nancy. En traversant la regrettée Alsace-Lorraine, le train ne fit qu’une courte halte à Strasbourg, et je ne descendis même pas de wagon. C’était déjà trop de ne plus se sentir au milieu de compatriotes. Lorsque je fus hors de la ville, en me penchant par la portière, la grande flèche, le Munster, m’apparut toute baignée des derniers rayons du soleil, qui, à l’instant où son disque s’abaissait vers l’horizon, lui venaient du côté de la France.

La nuit se passa dans le roulement des wagons, dans leur trépidation sur les rails, au milieu de cette monotonie bruyante, qui finit par vous endormir même pendant les temps d’arrêt. Parfois, à intervalles irréguliers, retentirent à mes oreilles les noms d’Oos, de Bade, de Carlsruhe et quelques autres, jetés par la voix glapissante des conducteurs. Puis, dans la journée du 6 avril, quelques vagues silhouettes entrevues, je laissai en arrière ces villes dont les noms ont si glorieusement marqué pendant la période napoléonienne, Stuttgart et Ulm en Wurtemberg, en Bavière Augsbourg et Munich. Puis, près de la frontière autrichienne, une halte plus prolongée arrêta notre train à Salzbourg.

Enfin, l’après-midi, on fit station en plusieurs points du territoire, entre autres Wels, et, à cinq heures trente-cinq, la locomotive poussait ses derniers hennissements mélangés de sifflets en gare de Vienne.

Je ne restai que trente-six heures, dont deux nuits, dans cette capitale, n’ayant pris que le hasard pour guide. C’est à mon retour que je comptais la visiter en détail. Il faut sérier les étapes d’un voyage, comme il faut sérier les questions, à ce que disent les hommes de gouvernement.

Vienne n’est ni traversée ni bordée par le Danube. Je dus faire environ quatre kilomètres en voiture pour atteindre l’embarcadère du dampfschiff qui allait descendre jusqu’à Ragz. Nous n’étions plus en 1830, au début de la batellerie fluviale, et les services de navigation ne laissaient rien à désirer.

Sur le pont du Mathias Corvin et à l’intérieur des roufs, il y avait un peu de tout, et j’entends par là un peu de tout monde, des Allemands, des Autrichiens, des Hongrois, des Russes, des Anglais. Les passagers occupaient l’arrière, car les marchandises encombraient l’avant, au point que personne n’y eût trouvé place. Parmi ces passagers, en cherchant bien, j’eusse sans doute rencontré de ces Polonais, en costume hongrois, qui ne savaient que l’italien, et dont parle M. Duruy, dans le récit de son voyage de 1860 entre Paris et Bucharest.

Le dampfschiff descendait rapidement, battant de ses larges roues les eaux jaunâtres du beau fleuve, car elles paraissent plutôt teintes d’ocre que d’outre-mer, quoi qu’en dise la légende. De nombreux bateaux le croisaient, leurs voiles tendues à la brise, transportant les produits de la campagne qui s’étend à perte de vue sur les deux rives. On passe également près de ces immenses radeaux, ces trains de bois formés d’une forêt tout entière, où sont établis des villages flottants, bâtis au départ, détruits à l’arrivée, et qui rappellent les prodigieuses jangadas brésiliennes de l’Amazone. Puis, les îles succèdent aux îles, capricieusement semées, grandes ou petites, la plupart émergeant à peine, et si basses parfois, qu’une crue de quelques pouces les eût submergées. Le regard se réjouissait à les voir si verdoyantes, si fraîches, avec leurs lignes de saules, de peupliers, de trembles, leurs humides herbages piqués de fleurs aux couleurs vives.

Nous longions aussi des villages aquatiques, élevés à l’accore des rives. En filant à toute vapeur, il semble que le dampfschiff les fasse osciller sur leurs pilotis. Puis, il passait sous une corde tendue d’une berge à l’autre, au risque d’y accrocher sa cheminée, la corde d’un bac que supportaient deux perches surmontées du pavillon autrichien à l’aigle noir.

En aval de Vienne, j’avais eu le souvenir d’un grand fait historique, la célèbre date du 6 juillet 1809, en voyant une île circulaire, dont le diamètre dépasse une lieue, boisée à ses rives, toute en plaines à l’intérieur, sillonnée de bras à sec que remplissent parfois les crues du fleuve. C’était l’île de Lobau, ce camp retranché d’où cent cinquante mille Français effectuèrent le passage du Danube avant que Napoléon les conduisît aux victoires d’Essling et de Wagram.

Pendant cette journée nous perdîmes de vue Fischamout, Rigelsbrunn, et le Mathias Corvin relâcha, le soir, à l’embouchure de la March, un affluent de gauche, qui descend de la Moravie, à peu près à la frontière du royaume magyar. C’est là qu’il passa la nuit du 8 au 9 avril, et il repartit le matin, dès l’aube, entraîné par le courant à travers ces territoires où, au seizième siècle, les Français et les Turcs se battirent avec tant d’acharnement. Enfin, après avoir débarqué et embarqué des passagers à Pétronell, à Altenbourg, à Hambourg, après avoir franchi le défilé de la Porte de Hongrie, après que le pont de bateaux se fut ouvert devant lui, le dampfschiff arriva au quai de Presbourg.

Cette relâche de vingt-quatre heures, nécessitée par le mouvement des marchandises, – après trois cents kilomètres parcourus depuis Vienne, – me permit de visiter cette ville, digne de l’attention des touristes. Elle a véritablement l’air d’être bâtie sur un promontoire. Ce serait la mer qui s’étendrait à ses pieds, et dont les lames roulantes baigneraient sa base au lieu des eaux calmes d’un fleuve, qu’il n’y aurait pas lieu d’en être surpris. Au-dessus de la ligne de ses magnifiques quais se dessinent les silhouettes de maisons construites avec une remarquable régularité et de beau style. À l’extrémité du cap en amont où semble finir la rive gauche, se dresse la flèche aiguë d’une église, et à l’extrémité en amont pointe une seconde flèche, entre lesquelles s’arrondit l’énorme colline où s’accroche le château.

Après la cathédrale, dont la coupole se termine par une couronne dorée, j’admirai les nombreux hôtels, quelquefois des palais, qui appartiennent à l’aristocratie hongroise. Puis je fis l’ascension de la colline et visitai le vaste château, bâtisse quadrangulaire, avec tours à ses angles, presque une ruine totale. Peut-être pourrait-on regretter d’être monté jusque-là, si la vue ne s’étendait largement sur les superbes vignobles des environs et la plaine infinie où se déroule le Danube.

Presbourg, où se faisaient reconnaître jadis les rois de Hongrie, est la capitale officielle magyare et le siège de la Diète, la Saoupchtina, qui se tint à Budapest jusqu’à l’occupation ottomane dont la durée dépassa un siècle et demi entre 1530 et 1686. Mais bien qu’elle compte quarante-cinq mille habitants, cette ville ne paraît peuplée que pendant la session de la Diète, alors qu’y affluent les députés du royaume.

Je dois ajouter que pour un Français le nom de Presbourg est étroitement lié au glorieux traité qui fut signé en 1805, après la bataille d’Austerlitz.

En aval de Presbourg, dans la matinée du 11 avril, le Mathias Corvin s’engagea à travers les plaines immenses de la Puszta. C’est la steppe russe, c’est la savane américaine, et elle embrasse toute la Hongrie centrale. Un territoire véritablement curieux, avec ses pâturages dont on ne voit pas la fin, que parcourent, quelquefois dans une galopade échevelée, d’innombrables bandes de chevaux, et qui nourrit des troupeaux de bœufs et de buffles par milliers de têtes.

Là se développe en ses multiples zigzags le véritable Danube hongrois. Il y prend des allures de grand fleuve, déjà nourri de puissants tributaires venus des Petites Carpates ou des Alpes styriennes, après n’avoir guère été que rivière dans sa traversée de l’Autriche.

Et je ne pouvais oublier qu’il prend naissance dans le grand-duché de Bade, presque à la frontière française, alors qu’elle limitait notre Alsace-Lorraine ! À cette époque, c’étaient encore les pluies de France qui lui apportaient les premières eaux de son cours !

Arrivé le soir à Raab, le dampfschiff s’amarra, au quai pour la nuit, la journée du lendemain et la nuit suivante. Douze heures me suffirent à visiter cette cité, le Györ des Magyars, plus forteresse que ville, avec vingt mille habitants, située à soixante kilomètres de Presbourg, et qui fut si éprouvée pendant le soulèvement hongrois de 1849.

À une dizaine de kilomètres au-dessous de Raab, le lendemain, je pus, sans m’y arrêter, apercevoir la célèbre citadelle de Cromorn, où se joua le dernier acte de l’insurrection, forteresse que Mathias Corvin avait créée de toutes pièces au quinzième siècle.

Je ne sais rien de plus beau que de s’abandonner au courant du Danube en cette partie du territoire magyar. Toujours les méandres capricieux, les coudes brusques qui varient le paysage, les îles basses, à demi noyées, au-dessus desquelles voltigent grues et cigognes. C’est la Puszta dans toute sa magnificence, tantôt en prairies luxuriantes, tantôt en collines qui ondulent à l’horizon. Là prospèrent les vignobles des meilleurs crus de la Hongrie, le pays qui vient après la France, avant l’Italie et l’Espagne pour la production du vin. Vingt millions d’hectolitres – et le Tokay en a sa part – cette récolte, dit-on, est presque tout entière consommée sur place. Je ne cache point que je m’en suis offert quelques bouteilles, soit dans les hôtels, soit à bord du dampfschiff. Autant de moins pour les gosiers magyars.

À noter que les progrès en culture s’accroissent d’année en année dans la Puszta. Des canaux d’irrigation y ont été creusés et lui assurent pour l’avenir une extrême fertilité. On y a planté des millions d’acacias et ces arbres, disposés en longs et épais rideaux, protègent le sol contre les mauvais vents. Aussi le temps n’est-il pas éloigné où les céréales et le tabac auront doublé ou triplé leurs rendements.

Par malheur, la propriété n’est pas encore assez divisée en Hongrie. Les biens de mainmorte y sont considérables. Il est tel domaine de cent kilomètres carrés que son propriétaire n’a jamais pu explorer dans toute son étendue, et les petits cultivateurs ne détiennent pas même le tiers de ce vaste territoire.

Cet état de choses, si préjudiciable au pays, changera graduellement, je le répète, et rien que par cette logique forcée que possède l’avenir. D’ailleurs, le paysan hongrois n’est point réfractaire au progrès, il est plein de bon vouloir, de courage et d’intelligence. Peut-être, on l’a observé, est-il un peu trop content de lui, – moins que l’est toutefois le paysan germanique. Entre eux, il y a cette différence topique, c’est que si l’un croit pouvoir tout apprendre, l’autre croit tout savoir.

Ce fut à Gran, sur la rive droite, que je remarquai un changement dans l’aspect général. Aux plaines de la Puszta succédèrent les longues et capricieuses collines, extrêmes ramifications des Carpates ou des Alpes nordiques, qui enserrent le fleuve, l’obligent à traverser d’étroits défilés, en même temps que la profondeur de son lit devient plus considérable.

Gran est le siège de l’évêché primatial de toute la Hongrie, et, sans doute le plus envié, si les biens de ce monde ont quelque attrait pour un prélat catholique. En effet, le titulaire de ce siège, qui fut jadis cardinal, primat, légat, prince de l’Empire et chancelier du royaume, est encore doté d’un revenu qui, en francs, peut dépasser un million.

Après Gran recommence la Puszta, et il faut reconnaître que la nature est très artiste. La loi des contrastes, elle la pratique, en grand d’ailleurs, comme tout ce qu’elle fait. Ici, elle a voulu, alors que le fleuve court encore vers l’est, avant de redescendre vers le sud par un angle presque droit, – direction générale dont il ne se départit pas quelles que soient ses sinuosités – elle a voulu que le paysage, après les aspects si variés entre Presbourg et Gran, fût triste, chagrin, monotone.

En cet endroit, le Mathias Corvin doit choisir l’un des bras qui forment l’île de Saint-André, tous les deux praticables à la navigation. Il prend celui de gauche, ce qui me permet d’apercevoir la ville de Waïtzen, dominée par une demi-douzaine de clochers, et dont une église, édifiée sur la rive même, se reflète dans les eaux courantes, entre de grandes masses de verdure.

Au-delà, l’aspect du pays commence à se modifier. Sur la plaine s’échantillonnent les champs cultivés dans leur première verdeur ; sur le fleuve glissent des embarcations plus nombreuses. L’animation succède au calme. Il est visible que nous approchons d’une capitale, et quelle capitale ! double comme certaines étoiles, et si ces étoiles ne sont pas de première grandeur, du moins figurent-elles non sans éclat dans la constellation hongroise.

Le dampfschiff a contourné une dernière île boisée. Bude apparaît d’abord, Pest ensuite, et c’est dans cette cité que du 14 avril soir jusqu’au 17 matin, j’allais prendre quelque repos en me fatiguant outre mesure à les visiter en touriste consciencieux.

De Bude à Pest, le Danube est traversé par un magnifique pont suspendu, tel que devait l’être ce trait d’union entre une cité turque et une cité magyare – Bude la première, Pest la seconde. Sous les arches passent les flottilles de barques qui composent la batellerie de l’amont et de l’aval, sortes de galiotes surmontées d’un mât de pavillon à l’avant et munies d’un large gouvernail dont la barre s’allonge jusqu’au-dessus du rouf. L’une et l’autre rive sont transformées en quais que bordent des habitations d’aspect architectural, au-dessus desquelles pointent flèches et clochers.

Bude est située sur la rive droite, Pest est située sur la rive gauche, et le Danube, toujours semé d’îles verdoyantes, forme la corde de cette demi-circonférence occupée par la cité hongroise. De son côté, c’est la plaine où la ville a pu s’étendre à son aise, de l’autre, c’est la succession des collines bastionnées que couronne la citadelle.

Cependant, de turque qu’elle était, Bude est devenue hongroise, et même à bien l’observer autrichienne. C’est cependant la capitale officielle de la Hongrie, et sur les trois cent soixante mille habitants des deux cités, elle compte cent soixante mille pour sa part. Plus militaire que commerçante, l’animation des affaires lui fait défaut. Qu’on ne s’étonne pas si l’herbe pousse dans ses rues et encadre ses trottoirs. Pour passants, surtout des soldats. On dirait qu’ils circulent dans une ville en état de siège. En maint endroit flotte le drapeau national dont l’étamine verte, blanche et rouge se déroule à la brise. Enfin, une cité un peu morte à laquelle fait face la si vivante Pest. Ici, pourrait-on dire, le Danube coule entre l’avenir et le passé.

Cependant, si Bude possède un arsenal, et si les casernes ne lui manquent point, on peut y visiter aussi plusieurs palais qui ont conservé le grand air d’autrefois. J’ai ressenti quelque impression devant ses vieilles églises, devant sa cathédrale, qui fut changée en mosquée sous la domination ottomane. J’ai suivi une large rue, dont les maisons à terrasses, comme en Orient, sont entourées de grilles. J’ai parcouru les salles de la Maison de Ville, ceinte de barrières aux bigarrures jaunes et noires, et d’un aspect plus militaire que civil. J’ai contemplé ce tombeau de Gull-Baba que visitent encore les pèlerins turcs.

Mais, ainsi que le font la plupart des étrangers, Pest me prit le plus de mon temps, et ce temps ne fut point perdu, on peut m’en croire. C’est du haut de ce Gellerthegy, le Blockberg, la colline située au sud de Bude, à l’extrémité du faubourg de Taban, que j’eus la vue complète des deux villes. Entre elles descend le majestueux Danube, qui dans sa moindre largeur mesure quatre cents mètres. Plusieurs ponts le traversent, l’un très élégamment suspendu, et qui contraste avec le viaduc de chemin de fer au-dessus de l’île Marguerite. Le long des quais de Pest, autour des places, les palais et les hôtels montrent leur belle disposition architecturale. Au-delà s’étend toute la ville, qui, sur les trois cent soixante mille habitants de la double cité, en possède plus de deux cent mille à son compte. Çà et là, des dômes aux nervures dorées, des flèches hardiment dressées vers le ciel. L’aspect de Pest est assurément grandiose, et ce n’est pas sans raison qu’on a pu le trouver supérieur à celui de Vienne.

Dans la campagne environnante, semée de villas, se développe cette immense plaine de Rakos où, jadis, les cavaliers hongrois tenaient à grand bruit leurs diètes nationales.

Non ! ce n’est pas assez de consacrer deux jours à la capitale hongroise, la noble cité universitaire. Le temps manquerait. Pourrait-on négliger de voir avec soin son Musée national, les toiles et les statues qui viennent de la famille Eszterhazy, entre autres ce superbe Ecce Homo attribué à Rembrandt, les salles d’histoire naturelle et d’antiquités préhistoriques, les inscriptions, les monnaies, les collections ethnographiques d’une incontestable valeur. Puis, il faut visiter l’île Marguerite, ses bosquets, ses prairies, ses bains alimentés par une source thermale, et aussi le Jardin public, le Stadtvallchen, arrosé d’une petite rivière praticable aux légères embarcations, ses beaux ombrages, ses tentes, ses cafés, ses restaurants, ses jeux, et dans lequel s’ébat une foule vive, cavalière, – remarquables types d’hommes et de femmes avec leurs costumes aux couleurs voyantes !

La veille de mon départ, j’étais entré dans un de ces cafés de la ville, qui vous éblouissent d’abord par l’éclat de leurs dorures, le peinturlurage excessif de leurs panneaux, la profusion des arbustes et des fleurs dont sont ornées les cours et les salles, surtout des lauriers-roses. La boisson favorite des Magyars, vin blanc mélangé d’une eau ferrugineuse, m’avait agréablement rafraîchi, et j’allais continuer mes interminables courses à travers la ville, lorsque mes regards tombèrent sur un journal déployé. Je le pris machinalement. C’était un numéro du Wienner Extrablatt et j’y lus l’article suivant que précédait ce titre en grosses lettres gothiques :

« Anniversaire Storitz. »

Ce nom attira aussitôt mon attention. C’était celui que m’avait dit le secrétaire de la Compagnie de l’Est, le nom de ce prétendant à la main de Myra Roderich, celui du fameux chimiste allemand. Il ne pouvait y avoir doute à cet égard.

Et voici ce que je lus :

« Dans une vingtaine de jours, le 5 mai à Spremberg, sera célébré l’anniversaire du décès d’Otto Storitz, et on peut affirmer que la population se portera en foule au cimetière de sa ville natale.

« On le sait, ce savant extraordinaire a honoré l’Allemagne par ses travaux merveilleux, par ses découvertes si étonnantes, par ses inventions qui ont tant contribué aux progrès des sciences physiques. »

Et, en effet, l’auteur de l’article n’exagérait pas. Otto Storitz était justement célèbre dans le monde scientifique, surtout pour ses études sur ces rayons nouveaux, trop connus maintenant pour justifier l’X de leur dénomination première.

Mais, ce qui me donna le plus à penser, ce furent les lignes suivantes :

« Personne n’ignore que, de son vivant, près de certains esprits enclins au surnaturel, Otto Storitz a passé pour être quelque peu sorcier. Trois ou quatre siècles plus tôt, il n’est pas bien sûr qu’il n’eût pas été poursuivi pour crime de sortilège, arrêté, condamné, brûlé en place publique. Nous ajouterons que depuis sa mort, nombre de gens, évidemment prédisposés, le tiennent plus que jamais pour un faiseur d’incantations, ayant possédé des connaissances surhumaines. Par bonheur, se disent-ils, il a emporté une grande partie de ses secrets dans la tombe, et on a lieu d’espérer que le fils n’a pas hérité de la puissance ultra-scientifique de son père. Or, il ne faut pas compter que ces braves gens ouvriront jamais les yeux, et, pour eux, Otto Storitz est bel et bien un cabaliste, un magicien, et même un démoniaque ! »

Qu’il soit ce que l’on voudra, pensai-je, l’important est que son fils ait été définitivement éconduit par le docteur Roderich et qu’il ne soit plus question de cette rivalité.

Le reporter du Wienner Extrablatt continuait en ces termes :

« Il y a donc lieu de croire que la foule sera considérable, comme tous les ans, à la cérémonie de l’anniversaire, sans parler des amis restés fidèles au souvenir d’Otto Storitz. Il n’est pas téméraire d’avancer que la population de Spremberg, on ne peut plus superstitieuse, s’attend à quelque prodige, et désire en être témoin. D’après ce que l’on répète en ville, le cimetière doit être le théâtre des plus invraisemblables et des plus extraordinaires phénomènes d’ordre supérieur. On ne s’étonnerait pas si, au milieu de l’épouvante générale, la pierre du tombeau se soulevait, et si le fantastique savant ressuscitait dans toute sa gloire. Et qui sait, peut-être quelque cataclysme menace-t-il la cité qui l’a vu naître !…

« Pour achever, nous dirons, que, dans l’opinion de quelques-uns, Otto Storitz n’est pas mort et que l’on a procédé à de fausses funérailles le jour des obsèques. Bien des années s’écouleront avant que le bon sens ait détruit ces ridicules légendes. ».

Après la lecture de cet article, je ne pus me retenir de quelques réflexions. Qu’Otto Storitz fût mort et enterré, rien de plus certain. Que son tombeau dût se rouvrir le 5 mai, et qu’il dût apparaître comme un nouveau Christ aux regards de la foule, cela ne valait pas de s’y arrêter un instant. Mais si le décès du père n’était pas contestable, nul doute qu’il eût un fils, vivant et bien vivant, ce Wilhelm Storitz repoussé par la famille Roderich. Est-ce donc pour inquiéter Marc, et créer des difficultés à son mariage ?…

« Bon ! fis-je en rejetant le journal, voici que je déraisonne ! Wilhelm Storitz a demandé la main de Myra… on la lui a refusée… on ne l’a plus revu, puisque Marc ne m’a jamais dit un mot de cette affaire, et je ne sais pas pourquoi j’y attacherais quelque importance ! »

Je me fis apporter papier à lettre, plume, encre, et j’écrivis à mon frère pour lui annoncer que je quitterais Pest le lendemain pour arriver dans la soirée du 22, car je n’étais plus qu’à trois cents kilomètres de Ragz. Je lui marquais que jusqu’ici mon voyage s’était effectué sans incidents ni retards, et je ne voyais aucune raison à ce qu’il ne s’achevât de même. Je n’oubliais pas de présenter mes hommages à M. et à Mme Roderich, et j’y joignais l’assurance de mon affectueuse sympathie pour Mlle Myra que Marc voudrait bien lui transmettre.

Le lendemain, à huit heures, le Mathias Corvin démarra de l’appontement installé le long du quai, et prit le courant.

Il va de soi que depuis Vienne, il s’était fait à chaque escale un renouvellement dans le personnel des passagers. Les uns avaient débarqué à Presbourg, à Raab, à Komom, à Gran, à Budapest ; les autres s’étaient embarqués au départ des susdites villes. Il n’en était que cinq ou six, ayant pris le dampfschiff dans la capitale autrichienne, entre autres les touristes anglais qui devaient descendre par Belgrade et Bucharest jusqu’à la mer Noire.

Le Mathias Corvin avait donc reçu à Pest de nouveaux passagers, et, parmi ceux-ci, il y en avait un dont la personne attira plus particulièrement mon attention, tant son allure me sembla bizarre.

C’était un homme de trente-cinq ans environ, grand, d’un blond ardent, de figure dure, le regard impérieux, l’abord peu sympathique. Son attitude indiquait l’homme hautain et dédaigneux. À plusieurs reprises, il s’adressa aux servants du bord, ce qui me permit d’entendre sa voix dure, sèche, désagréable et le ton cassant dont ses questions étaient faites.

Du reste ce passager paraissait ne vouloir frayer avec personne. Peu m’importait, puisque, jusqu’alors, je m’étais tenu moi-même dans une extrême réserve vis-à-vis de mes compagnons de voyage. Le capitaine du Mathias Corvin était le seul à qui j’eusse demandé quelques renseignements de route.

À le bien considérer, ce personnage, j’avais lieu de penser que c’était un Allemand, très probablement originaire de la Prusse. Si je ne faisais pas erreur, il n’aurait pas plus envie d’entrer en relation avec moi que moi avec lui, lorsqu’il apprendrait que j’étais un Français. Oui, un Prussien, cela se sentait, comme on dit, et tout en lui portait la marque teutonne. Impossible de le confondre avec ces braves Hongrois, ces sympathiques magyars, vrais amis de la France.

Le dampfschiff, après avoir quitté Budapest, marchait sans forcer sa vitesse. De là, toute facilité pour observer en détail des paysages offerts à nos regards. Après que la double ville eut été laissée en arrière de quelques kilomètres, des deux branches du fleuve le long de l’île Czepel, le Mathias Corvin suivit celle de gauche.

En aval de Pest, la Puszta développait, avec de curieux effets de mirage, ses longues plaines, ses pâturages verdoyants, ses cultures plus serrées, plus riches dans le voisinage de la grande ville. Toujours le chapelet des îles basses, hérissées de saules, dont la tête émergeait comme de grosses touffes d’un gris pâle.

Après cent cinquante kilomètres d’une navigation interrompue pendant la nuit et reprise à travers les multiples replis du fleuve, sous un ciel incertain, qui donna plus d’heures humides que d’heures sèches, le dampfschiff atteignit, dans la soirée du 19, la bourgade de Szekszard, dont je n’entrevis que la silhouette embrumée.

Le lendemain, le temps rasséréné, on partit avec la certitude d’arriver à Mohacz avant le soir.

Vers neuf heures, au moment où je rentrais dans le rouf, le passager allemand en sortait, et je fus surpris du regard singulier qu’il m’adressa. C’était la première fois que le hasard nous rapprochait l’un de l’autre, et, non seulement il y avait de l’insolence dans ce regard, mais aussi de la haine.

Que me voulait-il, ce Prussien ? Cela s’expliquait-il parce qu’il venait d’apprendre que j’étais Français ? Et la pensée me vint qu’il avait pu lire mon nom sur la plaque de mon sac de voyage, déposé sur une des banquettes du rouf – Henry Vidal, Paris, ce qui me valait d’être dévisagé de cette façon.

En tout cas, s’il savait mon nom, je ne m’inquiétai guère de savoir le sien, m’intéressant fort peu à ce personnage.

Le Mathias Corvin fit escale à Mohacz, mais assez tard pour que de cette ville de dix mille habitants, je n’aie vu que deux flèches aiguës, au-dessus d’une masse déjà noyée d’ombre. Je descendis cependant, et, après une excursion d’une heure, je rentrai à bord.

Le lendemain, 21, embarquement d’une vingtaine de passagers, et démarrage au point du jour.

Pendant cette journée, l’individu en question me croisa plusieurs fois sur le pont, en affectant de me regarder d’un air qui décidément ne me convenait pas. S’il avait quelque chose à me dire, cet impertinent, qu’il me le dît donc ! Ce n’est pas avec les yeux que l’on parle dans ce cas, et, s’il ne comprenait pas le limitais, je saurais bien lui répondre en sa langue !

Je n’aime point à chercher querelle aux gens, mais je n’aime pas que l’on m’observe avec cette persistance désobligeante. Toutefois, si j’en arrivais à interpeller le Teuton, mieux valait que j’eusse obtenu préalablement quelque renseignement à son sujet.

J’interrogeai le capitaine, et lui demandai s’il connaissait ce passager.

« Je le vois pour la première fois, me répondit-il.

– C’est un Allemand ? repris-je.

– À n’en pas douter, monsieur Vidal, et je pense même qu’il l’est deux fois, car il doit être Prussien…

– Et c’est déjà trop d’une ! » réponse que me parut goûter le capitaine, qui était d’origine hongroise.

Le dampfschiff évolua à la hauteur de Zombor dans l’après-midi ; mais la ville est trop éloignée de la rive gauche du fleuve pour qu’il soit possible de l’apercevoir. C’est une importante cité, qui ne compte pas moins de vingt-quatre mille habitants. Elle est située comme Szegedin dans cette vaste presqu’île formée par les deux cours du Danube et de la Theiss, l’un de ses plus considérables affluents, et qui va s’absorber en lui une cinquantaine de kilomètres avant Belgrade.

Le lendemain, à travers les nombreux lacets du fleuve, le Mathias Corvin se dirigea vers Vukovar, bâtie sur la rive droite. Nous longions alors cette frontière de la Slavonie, où le fleuve modifie sa direction vers le sud pour courir vers l’est. Là s’étendait aussi le territoire des Confins Militaires. De distance en distance se voyaient les nombreux corps de garde, un peu en arrière de la berge ; ils sont toujours en communication par le va-et-vient des sentinelles qui occupent des cabanes de bois et des guérites de branchages.

Ce territoire est administré militairement. Tous les habitants, désignés sous le nom de grendzer, y sont soldats. Les provinces, les districts, les paroisses, s’effacent pour faire place aux régiments, aux bataillons, aux compagnies de cette armée spéciale. On comprend sous cette dénomination, depuis les rivages de l’Adriatique jusqu’aux montagnes de la Transylvanie, une aire de six cent dix milles carrés, dont la population, soit plus de onze cent mille âmes, est soumise à une sévère discipline. Cette institution date d’avant le règne de Marie-Thérèse, et non seulement elle eut sa raison d’être contre les Turcs, mais aussi, comme cordon sanitaire contre la peste, l’une ne valant pas mieux que les autres.

Après l’escale de Vukovar je n’ai plus vu l’Allemand à bord. Sans doute, il avait débarqué dans cette ville, et je fus délivré de son insupportable présence, – ce qui m’épargna toute explication avec lui.

Et, maintenant, d’autres pensées emplissaient mon esprit. Dans quelques heures, le dampfschiff serait arrivé à Ragz. Quelle joie de revoir mon frère dont j’étais séparé depuis un an, de le presser dans mes bras, de causer tous les deux de choses si intéressantes, de faire connaissance avec sa nouvelle famille !

Vers cinq heures de l’après-midi, sur la rive gauche du fleuve, entre les saules de la berge, au-dessus d’un rideau de peupliers apparurent quelques églises, les unes couronnées de dômes, les autres dominées de flèches, qui se découpaient sur un fond de ciel, où couraient de rapides nuages.

C’étaient les premiers linéaments d’une ville importante, c’était Ragz. Au dernier tournant du fleuve, elle apparut tout entière, pittoresquement assise au pied de hautes collines, dont l’une portait le vieux château féodal, l’acropole traditionnelle des vieilles cités de la Hongrie.

En quelques tours de roue, le dampfschiff se rapprocha du débarcadère, et, à ce moment, se produisit l’incident que voici.

J’étais debout près du bastingage de bâbord, regardant la ligne des quais, tandis que la plupart des passagers gagnaient la coupée, en arrière des tambours. À la sortie de l’appontement se tenaient divers groupes, et je ne doutais pas que Marc en fît partie.

Or, comme je cherchais à l’apercevoir, j’entendis, près de moi, distinctement, cette phrase en langue allemande :

« Si Marc Vidal épouse Myra Roderich, malheur à elle, malheur à lui ! »

Je me retournai vivement… J’étais seul à cette place, et pourtant quelqu’un venait de me parler, et la voix ressemblait à celle de l’Allemand qui ne se trouvait plus à bord.

Cependant, personne, je le répète, personne ! Évidemment, je m’étais trompé en croyant entendre cette phrase menaçante… une espèce d’hallucination… rien de plus… et je débarquai, ma valise à la main, mon sac à l’épaule, au milieu des assourdissantes fusées de la vapeur qui s’échappaient des flancs du dampfschiff.

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