XV

Après la destruction de la maison Storitz, il m’a semblé que l’état de nervosisme de Ragz s’était quelque peu détendu. On se rassurait en ville. Faute d’avoir pu mettre la main sur ce personnage, on avait incendié sa demeure, non sans regretter qu’il n’eût pas brûlé avec elle. Et encore, – quelques braves citadins doués d’une certaine puissance imaginative s’obstinaient à le croire, – pourquoi n’aurait-il pas été dans la maison au moment où elle était envahie par la foule, et pourquoi, même invisible, n’aurait-il pas péri dans les flammes ?…

La vérité est qu’en fouillant les décombres, en remuant les cendres, on ne trouva rien qui fût de nature à justifier cette opinion. Si Wilhelm Storitz avait assisté à l’incendie, c’était de quelque endroit où le feu ne pouvait l’atteindre.

Cependant, de nouvelles lettres, d’autres dépêches reçues de Spremberg par le chef de police, s’accordèrent sur ce point : c’est que Wilhelm Storitz n’avait pas reparu dans sa ville natale, que son serviteur Hermann n’y avait pas été signalé, qu’on ignorait absolument où tous deux s’étaient réfugiés. Il était possible, en somme, qu’ils n’eussent pas quitté Ragz.

Par malheur, je le répète, si un calme relatif régnait dans la ville, il n’en était pas ainsi à l’hôtel Roderich. L’état mental de notre pauvre Myra ne s’améliorait aucunement. Inconsciente de ses actes, indifférente aux soins qu’on ne cessait de lui donner, elle ne reconnaissait personne. Aussi les médecins n’osaient-ils s’abandonner au moindre espoir. Pas de crise d’ailleurs, pas d’accès qu’ils eussent pu combattre, de manière à provoquer une réaction probablement salutaire !…

Toutefois, la vie de Myra ne paraissait pas menacée, bien qu’elle fût toujours d’une extrême faiblesse. Elle restait étendue sur son lit, presque sans mouvement, pâle comme une morte. Si on essayait de la lever, des sanglots gonflaient sa poitrine, l’effroi se peignait dans ses yeux, ses bras se tordaient, des phrases décousues s’échappaient de ses lèvres. La mémoire lui revenait-elle alors ? Revoyait-elle au milieu des troubles de son esprit les scènes de la soirée de fiançailles, les scènes de la cathédrale ?… Entendait-elle les menaces proférées contre elle et contre Marc ?… Et peut-être eût-il été désirable qu’il en fût ainsi, et que, tout au moins, son intelligence eût conservé le souvenir du passé ! Nous ne pouvions rien attendre que du temps, et le temps ferait-il ce que les soins n’avaient pu faire jusqu’ici ?…

On voit quelle était maintenant l’existence de cette malheureuse famille ! Mon frère ne quittait plus l’hôtel. Il restait près de Myra, avec le docteur, avec Mme Roderich, il lui faisait prendre de sa main un peu de nourriture, il cherchait si quelque lueur de raison reparaissait dans son regard…

J’aurais voulu obtenir de Marc qu’il sortît, ne fût-ce qu’une heure, mais je me serais heurté à un refus. Je ne le voyais donc que pendant mes visites à l’hôtel Roderich, et il en était de même du capitaine Haralan.

Dans l’après-midi du 22, j’errais seul à travers les rues de la ville, au hasard, et n’était-ce pas du seul hasard qu’on pouvait attendre un changement quelconque à cette situation ?…

L’idée me vint alors de passer sur la rive droite du Danube, une excursion projetée que les circonstances ne m’avaient pas encore permis de faire et dont je ne profiterais guère d’ailleurs dans l’état d’esprit où je me trouvais. Je me dirigeai donc vers le pont, je traversai l’île Svendor, et je mis le pied sur la rive serbienne.

Devant mes yeux s’étendait cette magnifique campagne, cultures et pâturages en pleine verdure à cette époque de l’année. Il y a lieu d’observer des points de ressemblance entre les populations rurales de la Serbie et de la Hongrie. Même beaux types, même attitude, les hommes, au regard un peu dur, à la démarche militaire, les femmes de prestance superbe. Mais c’est un pays où les passions politiques sont peut-être plus vives que dans le royaume magyar, chez les paysans autant que chez les citadins. La Serbie est considérée comme le vestibule de l’Orient, dont Belgrade, la cité administrative, est la porte. Si elle est sous la dépendance nominale de la Turquie, à laquelle elle paie un tribut annuel de trois cent mille francs, elle n’en est pas moins restée l’agglomération chrétienne la plus considérable de l’Empire ottoman. De cette race serbienne, si remarquablement douée d’aptitudes militaires, un écrivain français a justement dit : S’il est un pays d’où l’on puisse faire sortir des bataillons en frappant la terre du pied, c’est bien cette province patriote et guerrière. Le Serbe naît soldat, vit soldat, meurt soldat et en soldat. N’est-ce pas d’ailleurs vers Belgrade, sa capitale, que se tendent toutes les aspirations de la race slave, et si, un jour, cette race se lève contre la race germanique, si la révolution éclate, ce sera la main d’un Serbe qui tiendra le drapeau de l’indépendance.

Ces choses me revinrent à la pensée, tandis que je suivais la berge du Meuve, laissant à gauche ces vastes plaines qu’un regrettable déboisement a substituées aux forêts, et en dépit de ce proverbe national : « qui tue un arbre, tue un Serbe ! »

Et le souvenir de Wilhelm Storitz me poursuivait également. Je me demandais s’il ne s’était pas réfugié dans l’une de ces villas qui se montraient à travers la campagne, s’il n’avait pas repris là sa forme visible. Mais non ! Son histoire était aussi connue de ce côté du Danube que de l’autre, et si on les y eût revus, son serviteur Hermann et lui, la police serbe n’aurait pas hésité à les arrêter et à les livrer à la police hongroise.

Vers six heures, je revins au pont dont je franchis la première partie, et je descendis la grande allée centrale de l’île Svendor.

À peine avais-je fait une dizaine de pas, que j’aperçus M. Stepark. Il était seul, il vint à moi, et la conversation s’engagea aussitôt sur le sujet qui nous préoccupait tous les deux.

Il ne savait rien de nouveau, et nous fûmes d’accord que la ville commençait à se remettre de son effarement des derniers jours.

Tout en causant, notre promenade durait depuis trois quarts d’heure environ, et nous avions atteint la pointe septentrionale de l’île. Le soir tombait, l’ombre s’épaississait sous les arbres, les allées devenaient désertes, les chalets se fermaient pour la nuit, nous ne rencontrions plus personne.

L’heure était venue de rentrer à Ragz, et nous allions nous diriger vers le pont, lorsque quelques paroles arrivèrent à nos oreilles.

Je m’arrêtai soudain, et j’arrêtai M. Stepark, dont je pris le bras ; puis, me penchant de manière à n’être entendu que de lui :

« Écoutez… on parle… et cette voix… c’est la voix de Wilhelm Storitz.

– Wilhelm Storitz ? répondit le chef de police sur le même ton.

– Oui, monsieur Stepark.

– Si c’est lui, il ne nous a pas aperçus, et il ne faut pas qu’il nous aperçoive !…

– Il n’est pas seul…

– Non… son serviteur sans doute ! »

M. Stepark m’entraîna le long du massif, en glissant au ras du sol.

L’obscurité nous protégeait, d’ailleurs, et nous pourrions entendre sans être vus.

Bientôt nous étions cachés dans un écartement du massif, à dix pas environ de l’endroit où devait se trouver Wilhelm Storitz ; et si nous ne vîmes personne, c’est que son interlocuteur et lui étaient invisibles.

Ainsi, il était à Ragz, et avec Hermann, car nous en eûmes bientôt la certitude.

Jamais pareille occasion ne s’était encore offerte de le surprendre, peut-être d’apprendre ce qu’il projetait, peut-être de savoir où il demeurait depuis l’incendie de sa maison, peut-être enfin de s’emparer de sa personne…

Assurément il ne pouvait soupçonner que nous fussions là, à même de l’entendre. À demi couchés entre les branches, osant à peine respirer, nous écoutions avec une indicible émotion les paroles échangées, plus ou moins distinctes selon que le maître et le serviteur s’éloignaient ou se rapprochaient en se promenant le long du massif.

Et voici la première phrase qui nous arriva – phrase prononcée par Wilhelm Storitz :

« Nous pourrons y entrer dès demain ?…

– Dès demain, répondit Hermann, et personne ne saura qui nous sommes. »

Il va sans dire que tous deux s’exprimaient en allemand, langue que nous comprenions, M. Stepark et moi.

« Et depuis quand es-tu revenu à Ragz ?…

– Depuis ce matin. Il était convenu que vous seriez à cette place dans l’île Svendor, et à cette heure où il n’y a plus personne…

– Tu as rapporté la liqueur ?…

– Oui… deux fioles que j’ai mises sous clef dans la maison…

– Et cette maison, elle est louée ?…

– Sous mon nom !

– Tu assures, Hermann, que nous pouvons l’habiter visiblement, et que nous ne sommes pas connus à… »

Le nom de la ville qu’allait prononcer Wilhelm Storitz, à notre grande déception, nous ne pûmes l’entendre, parce que les voix s’étaient éloignées, et lorsqu’elles se rapprochèrent, Hermann répétait :

« Non, il n’y a rien à craindre… la police de Ragz ne peut nous découvrir sous les noms que j’ai donnés… »

La police de Ragz ? c’était donc une ville hongroise qu’ils allaient encore habiter ?…

Puis le bruit des pas diminua, et ils s’éloignèrent, ce qui permit à M. Stepark de me dire :

« Quelle ville ?… quels noms ?… voilà ce qu’il faudrait apprendre…

– Et aussi, ajoutai-je, pourquoi tous deux sont revenus à Ragz ? » car cela me semblait surtout inquiétant pour la famille Roderich.

Et, précisément, lorsqu’ils se rapprochèrent :

« Non, je ne quitterai pas Ragz, disait Wilhelm Storitz d’une voix où l’on sentait toute sa rage, tant que ma haine contre cette famille ne sera pas assouvie… tant que Myra et ce Français… »

Il n’acheva pas cette phrase, ou plutôt ce fut comme un rugissement qui s’échappa de sa poitrine ! À ce moment, il se trouvait près de nous, et peut-être eût-il suffi d’étendre la main pour le saisir ! Mais notre attention fut alors attirée par ces paroles d’Hermann.

« On sait maintenant à Ragz que vous avez le pouvoir de vous rendre invisible, si on ignore par quel moyen…

– Et cela… on ne le saura jamais… jamais ! répondit Wilhelm Storitz, et Ragz n’en a pas fini avec moi !… Après la famille, la ville !… Ah parce qu’ils ont brûlé ma maison, ils croient qu’ils ont brûlé mes secrets !… Les fous ! Non !… Ragz n’évitera pas ma vengeance, et je n’en laisserai pas pierre sur pierre !… »

Cette phrase si menaçante pour la ville était à peine achevée que les branches du massif s’écartaient violemment. M. Stepark venait de s’élancer dans la direction des voix, à trois pas de nous. Et, en effet, tandis que je me dégageais, il cria :

« J’en tiens un, monsieur Vidal. À vous l’autre ! »

Pas de doute, ses mains s’étaient abattues sur un corps parfaitement tangible sinon visible… Mais il fut repoussé avec une extrême violence et serait tombé si je ne l’eusse retenu par le bras.

Je crus alors que nous allions être attaqués dans des conditions très désavantageuses, puisque nous ne pouvions voir nos agresseurs. Il n’en fut rien. Un rire ironique se fit entendre, sur la gauche, avec un bruit de pas qui s’éloignaient.

« Coup manqué ! s’écria M. Stepark, mais nous savons que, même quand on ne les voit pas, on peut les appréhender au corps !… »

Par malheur, ils nous avaient échappé, et nous ne connaissions pas le lieu de leur retraite. Ce que nous savions, c’était que la famille Roderich, comme la ville de Ragz, étaient encore à la merci de ce malfaiteur !

M. Stepark et moi, nous redescendîmes l’île Svendor et, après avoir franchi le pont, nous nous séparâmes sur le quai Bathiany.

Le soir même, avant neuf heures, j’étais à l’hôtel, seul avec le docteur, tandis que Mme Roderich et Marc veillaient au chevet de Myra. Il importait que le docteur fût immédiatement mis au courant de ce qui venait de se passer à l’île Svendor et informé de la présence de Wilhelm Storitz à Ragz.

Je lui dis tout, et il comprit que devant les menaces de cet homme, devant sa volonté de poursuivre son œuvre de vengeance contre la famille Roderich, l’obligation de quitter Ragz s’imposait. Il fallait partir… partir secrètement… plutôt aujourd’hui que demain !

« Ma seule question, dis-je, est celle-ci : Mlle Myra est-elle à même de supporter les fatigues d’un voyage ?… »

Le docteur avait baissé la tête, et, après un long silence de réflexion, il me fit cette réponse :

« La santé de ma fille n’est point altérée… elle ne souffre pas… sa raison seule a été atteinte, mais j’espère, avec le temps…

– Avec le calme surtout, déclarai-je, et où le trouver plus sûrement qu’en un autre pays, où elle n’aura plus rien à craindre… Où elle sera entourée des siens, avec Marc, son mari… car ils sont unis par un lien que rien ne peut briser…

– Rien, monsieur Vidal ! Mais le danger sera-t-il évité par notre départ, et Wilhelm Storitz ne peut-il nous suivre ?…

– Non… si nous gardons le secret et sur la date du départ… et sur le voyage…

– Secret », murmura le docteur Roderich.

Et ce seul mot indiquait qu’il se demandait, comme l’avait fait mon frère, si un secret pouvait être gardé vis-à-vis de Wilhelm Storitz… si, en ce moment, il n’était pas dans ce cabinet, entendant ce que nous disions, et préparant quelque nouvelle machination pour empêcher ce voyage ?…

Bref, le départ fut décidé. Mme Roderich n’y fit aucune objection. Il lui tardait que Myra eût été transportée dans un autre milieu… loin de Ragz !

Du côté de Marc, il n’y eut pas une hésitation. D’ailleurs, je ne lui parlai pas de notre rencontre à l’île Svendor avec Wilhelm Storitz et Hermann. Cela me parut inutile. Je me contentai de tout raconter au capitaine Haralan, lorsqu’il rentra.

« Il est à Ragz ! » s’écria-t-il.

Quant au voyage, aucune objection de sa part. Il l’approuvait et ajouta :

« Vous accompagnerez sans doute votre frère ?…

– Puis-je faire autrement, et ma présence n’est-elle pas indispensable près de lui comme la vôtre près de…

– Je ne partirai pas, répondit-il du ton d’un homme dont la résolution est absolument irrévocable.

– Vous ne partirez pas ?…

– Non… je veux… je dois rester à Rugz… puisqu’il est à Ragz… et j’ai le pressentiment que je fais bien d’y rester ! »

Il n’y avait pas à discuter un pressentiment et je ne discutais pas.

« Soit, capitaine…

– Je compte sur vous, mon cher Vidal, pour me remplacer auprès de ma famille, qui est déjà la vôtre…

– Comptez sur moi ! »

Le lendemain, je me rendis à la gare où je retins un compartiment pour le train de 8 h 57 du soir, un express qui pendant la nuit ne stationnait qu’à Budapest et arriverait dans la matinée à Vienne. Là nous prendrions l’Express Orient dans lequel je fis réserver un autre compartiment par dépêche.

Puis j’allai voir M. Stepark que j’instruisis de nos projets.

« Vous faites bien, me dit-il, et il est regrettable que toute la ville ne puisse en faire autant ! »

Le chef de police était visiblement inquiet, et non sans motif, après ce que nous avions entendu hier.

Je fus de retour à l’hôtel Roderich vers sept heures, et je m’assurai que tous les préparatifs du départ étaient achevés.

À huit heures, un landau fermé attendait, où allaient prendre place M. et Mme Roderich, Marc et Myra, toujours dans le même état d’inconscience… Le capitaine Haralan et moi, une autre voiture devait nous conduire à la gare par un autre chemin, afin de ne point éveiller l’attention.

Lorsque le docteur et mon frère entrèrent dans la chambre de Myra pour la transporter au landau, Myra avait disparu !…

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