VIII

Après, j’ai repris le travail de tous les jours. J’avais amorcé, je devais attendre et laisser les choses se faire elles-mêmes. Réellement, je savais que je les reverrais. Jean, je ne croyais pas qu’elle puisse m’oublier après lui avoir vu des yeux comme cela, et Lou, eh bien, je comptais un peu sur son âge et aussi sur ce que je lui avais dit et fait chez Jicky.

Je reçus, la semaine qui vint, toute une cargaison de nouveaux bouquins qui m’annoncèrent la fin de l’automne et l’approche de l’hiver ; je continuais à bien me débrouiller et à mettre des dollars de côté. J’en avais, maintenant, un assez joli paquet. Une misère, mais cela me suffisait. Je dus faire quelques dépenses. Pour m’habiller à neuf et puis pour faire retaper la voiture. J’avais remplacé, un certain nombre de fois, le guitariste dans le seul orchestre potable de la ville, qui jouait au Stork Club. Je pense que ce Stork Club-là n’avait pas de rapport avec l’autre, celui de New York, mais les jeunes types à lunettes y venaient volontiers avec les filles des agents d’assurances ou des marchands de tracteurs du pays. Ça me faisait un peu de fric en plus, et je vendais des livres aux gens que je pouvais raccrocher là. Les copains de la bande y mettaient quelquefois les pieds aussi. Je continuais à les voir régulièrement, et je couchais toujours avec Judy et Jicky. Je ne pouvais pas me débarrasser de Jicky – mais, heureusement que j’avais ces deux filles car j’étais dans une forme sensationnelle. En dehors de tout ça, je faisais de l’athlétisme et je prenais des muscles de boxeur.

Et puis un soir, une semaine après la soirée chez Dex, j’ai reçu une lettre de Tom. Il me demandait de venir le plus tôt possible. J’ai profité du samedi et j’ai filé sur la ville. Je savais que Tom m’écrivait pour quelque chose, et je pensais que ça n’était pas du gâteau.

Ces types, pour les élections, avaient saboté le vote sur l’ordre du sénateur, la plus damnée crapule qu’on puisse trouver dans tout le pays, Balbo. Depuis que les Noirs votaient, il multipliait les provocations. Il avait fait tant et si bien que, deux jours avant le vote, des hommes à lui dispersaient les réunions des Noirs et en laissaient deux sur le carreau.

Mon frère, en sa qualité d’instituteur à l’école noire, avait protesté publiquement et envoyé une lettre, et il s’était fait rouer de coups le lendemain. Il m’écrivait de venir le prendre avec la voiture pour changer d’endroit.

Il m’attendait dans la maison, seul dans la pièce sombre. Il était assis sur une chaise. Son large dos tout courbé et sa tête dans ses mains me firent mal. Je sentais le sang de la colère, mon bon sang noir, déferler dans mes veines et chanter à mes oreilles. Il se leva et me prit par les épaules. Sa bouche était tuméfiée et il parlait avec peine. Comme j’allais lui taper sur le dos pour tâcher de le consoler, il arrêta mon geste.

– Ils m’ont cravaché, dit-il.

– Qui a fait ça ?

– Les hommes de Balbo, et le fils Moran.

– Encore celui-là…

Mes poings se serraient malgré moi. Une colère sèche m’envahissait peu à peu.

– Veux-tu qu’on le descende, Tom ?

– Non, Lee. Nous ne pouvons pas. Ta vie serait finie. Toi tu as une chance. Tu n’as pas les marques.

– Mais tu vaux mieux que moi, Tom.

– Regarde mes mains, Lee. Regarde mes ongles. Regarde mes cheveux, et regarde mes lèvres. Je suis Noir, Lee. Je ne peux pas y échapper. Toi…

Il s’arrêta et me regardait. Ce type-là m’aimait vraiment.

– Toi, Lee, tu dois en sortir. Dieu t’aidera à en sortir. Il t’aidera, Lee.

– Dieu s’en fiche bien, dis-je.

Il sourit. Il savait mon peu de conviction.

– Lee, tu as quitté cette ville trop jeune, et tu as perdu ta religion, mais Dieu te pardonnera quand le moment sera venu. Ce sont les hommes qu’il faut fuir. Mais tu dois aller à Lui les mains et le cœur grand ouverts.

– Où vas-tu aller, Tom ? Veux-tu de l’argent ?

– J’ai de l’argent, Lee. Je voulais quitter la maison avec toi. Je veux…

Il s’arrêta. Les mots sortaient difficilement de sa bouche déformée.

– Je veux brûler la maison, Lee. Notre père l’avait construite. Nous lui devons tout ce que nous sommes. C’était presque un Blanc pour la couleur, Lee, mais, souviens-toi qu’il n’a jamais songé à renier sa race. Notre frère est mort et personne ne doit posséder la maison que notre père avait construite de ses deux mains de nègre.

Je n’avais rien à dire. J’aidai Tom à faire ses paquets et nous les empilâmes sur la Nash. La maison, assez isolée, se trouvait en bordure de la ville. Je laissai Tom terminer et je sortis pour parfaire l’arrimage des colis.

Il me rejoignit quelques minutes plus tard.

– Allons, dit-il, allons-nous en, puisque le temps n’est pas encore venu où la justice règnera sur cette terre pour les hommes noirs.

Une lueur rouge clignotait dans la cuisine, et elle s’agrandit d’un coup. Il y eut l’explosion sourde d’un bidon d’essence qui éclate et la lueur gagna la fenêtre de la pièce voisine. Et puis, une longue flamme creva le mur de planches et le vent attisa l’incendie. La lueur dansait tout autour et la figure de Tom, dans la lumière rouge, brillait de sueur. Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Alors il me mit la main sur l’épaule et nous nous retournâmes pour partir.

Je pense que Tom aurait pu vendre la maison ; avec l’argent, c’était possible de causer des ennuis aux Moran, peut-être d’en démolir un des trois, mais je ne voulais pas l’empêcher de faire à son idée. Je faisais à la mienne. Il lui restait trop de ces préjugés de bonté et de divinité dans la tête. Il était trop honnête, Tom, c’est ce qui le perdait. Il croyait qu’en faisant le bien, on récoltait le bien, or quand ça arrive, ce n’est qu’un hasard. Il n’y a qu’une chose qui compte, c’est se venger et se venger de la manière la plus complète qui soit. Je pensais au gosse, qui était encore plus blanc que moi, si possible. Lorsque le père d’Anne Moran avait su qu’il courtisait sa fille, et qu’ils sortaient ensemble, cela n’avait pas traîné. Mais le gosse n’était jamais sorti de la ville ; moi, je venais d’en rester éloigné pendant plus de dix ans, et au contact des gens qui ne connaissaient pas mon origine, j’avais pu perdre cette humilité abjecte qu’ils nous ont donnée peu à peu comme un réflexe, cette humilité odieuse, qui faisait proférer des paroles de pitié aux lèvres déchirées de Tom, cette terreur qui poussait nos frères à se cacher en entendant les pas de l’homme blanc ; mais je savais bien qu’en lui prenant sa peau, nous le tenions, car il est bavard et se trahit devant ceux qu’il croit ses semblables. Avec Bill, avec Dick, avec Judy, j’avais déjà gagné des points sur eux. Mais dire à ceux-ci qu’un Noir venait de les avoir, cela ne m’avançait guère. Avec Lou et Jean Asquith, j’aurais ma revanche sur Moran et sur eux tous. Deux pour un. Et ils ne me descendraient pas comme ils avaient descendu mon frère.

Tom somnolait vaguement dans la voiture. J’accélérai. Je devais le conduire à l’embranchement direct de Murchison Junction, d’où il prendrait le rapide pour le Nord. Il avait décidé de rejoindre New York. C’était un brave type, Tom. Un brave type trop sentimental. Trop humble.

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