CHAPITRE LII.

Adèle d’Escars. – Le premier pas. – Nom d’emprunt. – La fatale inscription. – Le bureau des mœurs et les petits écus. – Les dames de maison et le pied à terre. – L’honneur est comme une île. – La toise du préfet et les griffes de Satan. – Une radiation publique. – Le désespoir des parents. – M. de Belleyme. – Les voleurs en herbe. – Le Chapitre des cambrioleurs. – Bonne tête et bon cœur. – Les hautes payes. – Une privation.

L’une des plus intrépides cambrioleuses était la nommée Adèle d’Escars. Jamais je n’ai vu de plus jolie personne ; elle semblait avoir été crée sur le modèle d’une de ces madones divines, enfantées par l’imagination de Raphaël. Des tresses blondes magnifiques, de grands yeux bleus, qui expriment toutes les douceurs de l’âme, un front céleste, une bouche ravissante, des traits pleins de candeur, une taille svelte, et d’une élégance presque aérienne, telles étaient les beautés dont Adèle offrait le rare assemblage. Au physique, elle était un être accompli ; au moral, que ce fût la faute du sort ou l’effet des mauvaises dispositions de son naturel, elle ne brillait pas d’autant de perfections.

Adèle appartenait à une famille honnête, mais peu aisée. À peine avait-elle atteint sa quatorzième année que, ravie à ses parents par l’une de ces entremetteuses dont Paris abonde, elle fut placée dans une maison de débauche. À ne considérer que le fini gracieux de ces formes dont l’aspect peut enflammer de voluptueux désirs, on pouvait dire d’Adèle qu’elle était femme ; c’était un enfant, sous le rapport de cette naïveté primitive, qui ne comprend encore ni le vice ni la vertu, aussi ne fut-il pas difficile de l’entraîner dans l’abyme. Afin de se dérober aux recherches de ses proches, elle consentit d’abord à changer de nom, et pour que son extrême jeunesse ne fût point un obstacle aux vues de l’infâme créature qui allait trafiquer de ses charmes, elle se fit plus âgée qu’elle n’était.

Adèle, conduite à la préfecture de police, y fut inscrite, suivant la coutume, sans que messieurs du bureau des mœurs se permissent d’autres observations que celles qui sont ordinaires à des libertins éhontés. Moyennant un petit écu, et sans doute aussi le droit de prélibation, qu’en semblable occurrence les régulateurs de la corruption ne manquaient pas de s’arroger, elle fut pourvue du privilège de se prostituer. C’était, le croira-t-on, dans l’hôtel du magistrat chargé de réprimer toutes les dépravations sociales, qu’était ce bureau des mœurs, où une jeune fille, que souvent la moindre remontrance aurait rendue à la pudeur, obtenait toujours l’autorisation d’exercer le plus vil des métiers. Un bureau des mœurs, où l’on accordait la licence de n’en pas avoir ; un préfet, sous les auspices de qui cette licence était pratiquée : quelle morale ! et pourtant ce préfet était quelquefois un dévot.

Une jeune fille égarée par de perfides conseils, par un dépit, par un désespoir passager, se précipitait dans de funestes résolutions ; c’était un coup de tête, une inspiration diabolique ; la réflexion, le temps, les difficultés eussent changé ses idées : mais le bureau des mœurs était là. Ne fallait-il pas, que pour l’agrément des agents de police, leurs protecteurs ou leurs tyrans, les dames de maison pussent acquérir un pied à terre à la campagne ; qu’elles fussent assez riches pour les traiter et acheter leurs bonnes grâces par des cadeaux : dès lors il devenait indispensable d’accueillir la nouveauté ; car elle seule fait prospérer les établissements, tel était le chapitre des considérations : des formalités, des délais, des questions auxquelles les aspirantes eussent été soumises, les auraient peut-être détournées de la mauvaise voie, mais en France, il n’y a d’intermédiaires pénibles, rebutants, que pour arriver ou revenir au bien.

La jeune fille se présentait-elle au bureau des mœurs, un registre était ouvert, et sans information préalable, elle y était aussitôt inscrite sous le nom et avec l’âge qu’il lui convenait de se donner ; signalée, toisée, visitée, dès ce moment elle était irrévocablement acquise à la prostitution ; et quelque fût plus tard son repentir, elle n’était plus admise à abjurer son erreur, à se séparer de son opprobre. Messieurs les inspecteurs des mœurs, qui lui avaient reconnu la liberté de se déshonorer, ne souffraient pas qu’elle s’amendât ; son déshonneur était leur ouvrage ! pour échapper à leur juridiction, pour s’arracher des griffes de Satan, il y avait tant de formalités à remplir, tant de monde devait être appelé à attester, à garantir la récipiscence, que le retour à une conduite régulière était presque impossible.

La malheureuse qui avait été une fois enrégimentée, ne pouvait s’affranchir qu’en s’entourant des confidents de sa honte, et dans la société, où elle rentrait, à chaque instant, à chaque pas elle était exposée à se trouver en face des souvenirs de sa radiation : l’inscription avait été facile, secrète, les parents, les tuteurs n’avaient pas même été consultés ; la radiation était publique, consentie par des citoyens établis, et prononcée après des épreuves tout à fait incompatibles avec les inconvénients de cet arbitraire, qui ne cesse pas de menacer une courtisane, lors même que, par le fait et de son plein gré, elle a renoncé aux habitudes de la prostitution. Ici une simple déclaration de la femme qui ne veut plus se vouer au misérable état de prostituée, serait suffisante, car pour trouver des ressources dans le travail, elle a besoin que l’on ignore sa vie passée ; la police, au contraire, a besoin qu’on la connaisse ; elle a besoin que la flétrissure soit perpétuelle, et la tâche indélébile. Elle a favorisé la perversion, n’est-il pas juste qu’elle s’oppose de tout son pouvoir à une conversion qui va diminuer le nombre de ses justiciables ? Je l’ai dit, c’est Satan qui s’acharne à garder sa proie ; j’ai vu avec quelle furie les inspecteurs des filles relançaient jusque dans les ateliers celles qui, sans s’être auparavant mises en règle, s’avisaient de déserter leurs drapeaux ; plus elles étaient jolies, plus elles étaient jeunes, plus ils s’opiniâtraient à les revendiquer. J’ai vu avec quel empressement une débutante était acceptée dans cet exécrable bureau des mœurs, où l’autorité paternelle était la plus méconnue de toutes.

La néophyte paraissait seule, ou accompagnée de madame.

– « Ton nom lui disait-on ? – Adèle.

– » Ton âge ? – Dix-huit ans.

– » C’est bon. Ah ça, maman Chauvin, c’est à faire a toi, pour déterrer de ces minois-là : elle est gentille la petite ! je crois qu’elle laisse les yeux. Ça se passera ? Ah ça tu sais qu’il faut que le bureau en tâte ? pas de bêtises au moins, les mœurs avant tout ! le commissaire après, il a le temps. Remarquez-vous, messieurs, cet éclat, cette fraîcheur, cette chute de reins, cette finesse de taille. Oh ! quand ce sera décrassé, ce sera un friand morceau. »

Pendant ces propos, et beaucoup d’autres tout aussi inconvenants, un père, une mère, l’âme navrée de tristesse, étaient à la deuxième division dont ils priaient le chef d’envoyer à la recherche de leur fille, disparue de chez eux. Cette fille, il la croyaient bien loin ; c’était elle que, sous un nom d’emprunt, le bureau des mœurs rendait introuvable. Pauvres parents, comme on se joue de vos sollicitudes ! M. de Belleyme a déjà opéré bien des réformes : la taxe sur les filles ne fait plus partie des revenus de la police, mais d’anciens abus subsistent dans leur plénitude, et la digression que l’on vient de lire n’est pas encore hors de saison. Je reviens à Adèle d’Escars.

Une fois lancée dans la carrière où elle avait été entraînée, Adèle en parcourut rapidement toutes les vicissitudes. D’abord, pour se maintenir dans les bonnes grâces de messieurs des mœurs, il lui fut prescrit d’avoir pour eux des complaisances, et ses premiers amants furent des mouchards. À cette époque, comme aujourd’hui encore, les mouchards et les voleurs en renom étaient les sultans des harems publics. Les uns et les autres avaient le privilège d’y faire régner leur volonté : quelque revêche qu’elle fût, la mère n’avait rien à leur refuser, car dans l’agent de police elle voyait sa force légale, et dans le voleur sa force matérielle ; des deux côtés, c’étaient des souteneurs qu’elle se ménageait. Que l’on y prenne garde, tout individu qui se fait le despote d’une courtisane, a la charge par lui de la défendre, envers et contre tous, s’il n’est pas mouchard, est toujours ou un voleur de profession, ou un voleur en herbe.

Adèle ne cessa d’être recherchée par des suppôts de police, que pour subir la loi des Guillaume, des Serouge, des Victor-des- Bois, des Coco-la-Cour, des Poillier, qui, tour à tour, lui imposèrent l’obligation d’être leur maîtresse. Ce fut en leur compagnie qu’elle se familiarisa avec l’idée du vol : il lui restait des scrupules, mais insensiblement ils réussirent à les lever et à l’affranchir ; ils lui montrèrent les avantages de l’industrie à laquelle ils se livraient, et cette industrie devint la sienne. Ses débuts furent brillants : elle ne commença pas, comme tant d’autres, par faire la bourse et la montre, ç’eût été, comme on le dit, s’amuser aux bagatelles de la porte, et Adèle portait ses vues plus haut. Parmi ses amants, plusieurs excellaient dans l’art de fabriquer les fausses-clés ; elle s’appliqua à acquérir leur dangereuse habilité, et elle fit en ce genre des progrès si rapides, que bientôt elle eut voix délibérative au Chapitre des cambrioleurs, qui l’associèrent à leurs expéditions.

Adèle se fit assez promptement la réputation d’une bonne tête : quelques accidents plus ou moins graves survenus à ses amis les plus intimes, lui offrirent l’occasion de prouver qu’elle avait aussi un bon cœur : tous lui reconnurent cette vertu de leur état qu’ils appellent de la probité ; jamais elle n’abandonnait celui d’entre eux que frappait la fatalité des voleurs. Une condamnation la séparait-elle de son bien-aimé, c’était toujours un des meilleurs camarades de celui-ci qu’elle choisissait pour le remplacer. Mais il ne devenait son chevalier qu’à la condition de ne pas l’empêcher de donner assistance au malheureux détenu. Adèle eut ainsi une série d’attachements dont les objets, également chéris, finirent par être jetés dans les bagnes, ou tout au moins dans les prisons… Afin d’adoucir leur sort, elle redoubla de courage et d’adresse. Cependant le nombre de ces pensionnaires prit un tel accroissement, que pour ne pas être obligée de supprimer leur haute paye, ce qui l’aurait fait déchoir de sa réputation de probité, elle dut s’imposer une bien cruelle privation. Un amant est un associé qui, dans les bénéfices, s’adjuge nécessairement la part du lion. Elle n’eut plus d’amant ; Adèle avait assez d’expérience pour se passer d’un collaborateur ; elle vola donc de ses propres ailes, et travailla seule pendant deux ans avec un bonheur inconcevable… tout lui réussissait ; enfin il vint un moment où l’abondance du butin surpassant toutes ses espérances, elle éprouva pour la première fois l’embarras des richesses.

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