CHAPITRE LV.

Le bureau de charité. – La porte du philanthrope. – L’équipage de la douairière. – Un accident. – Le bon charbonnier. – Le comité des secours. – La canaille en action. – La quêteuse en hotte. – Petites gens, grandes vertus. – Tel maître, tel valet. – À la niche ! à la niche ! – La manche de chemise. – Victoire trop tôt chantée. – La grande figure. – Les exempts. – Brutalité inouïe. – L’enlèvement. – Le carrosse roule.

Adèle a entendu dire que dans l’arrondissement dont elle fait partie il existe un bureau de charité : là, si la bienfaisance n’est pas un vain nom, les pauvres doivent être accueillis, soulagés sur-le-champ. Le désir de se maintenir vertueuse ranime son courage, elle rassemble le peu de forces qui lui restent, et se traîne jusqu’à la porte du philanthrope qu’on lui a indiqué comme le dispensateur des aumônes de la section. Adèle demande à lui parler.

– « Monsieur n’est pas visible.

– » Je meurs de faim…

– » Monsieur est à table, et il n’entend pas qu’on le dérange pendant son dîner.

– » Mon Dieu ! s’il pouvait avoir bientôt fini… Quand pourrai-je revenir ?

– » Vous reviendrez demain.

– » Demain !

– » Pas avant midi, entendez-vous ? plus tôt, Monsieur ne reçoit personne.

– » Ah ! faites au moins que je puisse le voir ce soir, vous me rendrez la vie.

– » On vous a déjà dit que c’est impossible ; retirez-vous, et ne nous rompez pas la tête davantage. »

Adèle sort ; à peine a-t-elle franchi le seuil d’une porte qu’on referme avec humeur, ses jambes fléchissent sous elle, elle essaie de faire quelques pas, sa vue s’obscurcit, elle chancelle, elle tombe, et dans sa chute sa tempe va frapper contre une borne. « Arrêtez ! cocher, arrêtez, vous allez l’écraser… – Fouettez donc ! avez-vous des ordres à recevoir de cette canaille ? fouettez, vous dis-je », commande d’une voix aigre et sèche une douairière, dont l’équipage brûle le pavé. – « Les canailles sont dans ta peau ! riposte un charbonnier : t’arrêteras-tu, vieille boule à panaches ? » et il s’élance à la tête des chevaux, qu’il retient d’un bras vigoureux, tandis que d’autres passants, accourus au bruit de cette scène, retirent de dessous la roue une femme baignée dans son sang.

Cependant la douairière jette feu et flamme contre les misérables qui osent ainsi interrompre sa course… Elle arrivera trop tard au comité des secours… Cela n’a pas de bon sens… la séance sera commencée… Il n’y a plus, dans Paris, de sûreté pour les honnêtes gens… la circulation est entravée. « Landau, faites votre devoir, châtiez-moi tous ces insolents… Mais, Landau, vous ne m’écoutez pas… me faire perdre un temps précieux, pour qui ? pour une espèce, pour une ivrogne. – Madame la comtesse voit bien que je ne puis pas avancer. – Dites à mon chasseur qu’il prenne le numéro de la médaille de cet homme, je porterai mes plaintes à la police ; je le ferai pourrir dans les prisons. Conduisez-moi de ce pas chez le ministre. » À cette menace, le charbonnier terrifié abandonne les rênes, et la voiture de madame la comtesse, rapide comme l’éclair, plus terrible que la foudre, la voiture s’éloigne au milieu des huées et des malédictions dont l’impuissante clameur ne soulève dans son âme qu’un sentiment de rage ou de mépris.

Adèle est déposée sur un banc, tout près de cette porte que, l’instant d’auparavant, on a fermé sur elle avec tant de dureté ; son évanouissement se prolonge, elle n’a pas encore recouvré l’usage de ses sens ; deux ouvriers la soutiennent. Parmi les spectateurs que l’événement a rassemblé, c’est à qui lui prodiguera des soins : une écaillère perce la foule, elle a déchiré sa chemise pour panser la blessure et étancher le sang ; la fruitière du coin est accourue avec un bouillon, un commissionnaire est allé cherché du vin, et une jeune modiste s’empresse de lui faire respirer des sels. L’affluence devient considérable. « Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? – C’est une femme qui se trouve mal. – Faites donc écarter le monde, entend-t-on au centre du cercle, voulez-vous l’étouffer ? » et le cercle s’agrandit.

Adèle ne donne aucun signe de vie, elle est immobile ; on lui ouvre la paupière. « L’œil est bon. – Ce ne sera qu’une défaillance. – Le pouls bat-il ? – Non. – C’est qu’elle est morte. Posez-lui la main sur le cœur. – On ne sent rien. – Il y a peut-être quelque chose qui la gêne, coupez-lui ses cordons. – On vous a attendu pour ça, n’est-ce pas ? – Elle n’est pas froide. – S’il y avait un médecin, on saurait ce qu’il faut lui faire. – On en est allé quérir un. – Oui, M. Durpétrin ; il n’a pas voulu venir, il n’y a pourtant pas d’étage à monter. – Oh ! si c’était pour quelque richard, il se dérangerait bien. – Si on essayait encore de lui faire prendre du bouillon. – Eh ! la mère, tâchez qu’elle en avale quelques gouttes – Jetez-lui de l’eau à la figure. – Il n’y a rien de dangereux comme ça ; donnez-lui du vin plutôt, ça la ranimera.

On approche une cuillère des lèvres d’Adèle ; il passe. – Ah ! tant mieux, elle est sauvée, » répètent les assistants avec une satisfaction marquée.

Adèle laisse tomber une de ses mains, qui étaient rapprochées sur ses genoux, puis exhalant ce long soupir d’une personne que la mort oppressait, elle ouvre de grands yeux, qui s’étonnent de la lumière ; hagards et fixes tour à tour, ils ne distinguent rien : enfin de grosses larmes se précipitent sur ses joues décolorées. « Qu’avez-vous, ma chère enfant ? » Elle ne répond pas ; mais se jetant sur une coupe qu’on lui présente, elle la porte à sa bouche avec avidité, elle voudrait la vider d’un trait ; le bruit réitéré du vase heurté contre ses dents reproduit le tremblement de sa main débile ; la coupe lui échappe. « Voyez-vous, c’est le besoin ! pauvre femme, elle expirait d’inanition. – Dire que sur cette terre il y a des gens si malheureux, et que d’autres regorgent de tout ! ! ! »

Adèle se remet peu à peu ; par intervalles, elle essaie de rompre un morceau de pain qu’un porteur d’eau lui a glissé dans la poche de son tablier ; mais son palais s’est desséché, et après de vains efforts pour broyer l’aliment que réclame son estomac, sa tête vacillante retombe sur sa poitrine ; elle s’affaisse, son abattement est extrême. « Allons, mes enfants, mettez à la masse, » dit une vieille femme qui, oubliant, en faveur d’une infortune qui la touche, le fardeau de la hotte sous laquelle elle ploie, promène dans le cercle une toque de loutre, dans laquelle, pour donner l’exemple, elle a jeté la première une pièce de quarante sols ; suivant les apparences de chacun, elle varie la formule par laquelle elle fait un appel à la bienfaisance. « Monsieur, si peu que vous voudrez. – Voyons, mon garçon, fouille-toi. – Quelque chose, s’il vous plaît, mon sergent, ça vous portera bonheur. – Allons, l’ancien, saignez-vous, vous n’en serez, au bout du compte, ni plus riche, ni plus pauvre. – Eh bien ! mon gros père, vous n’avez pas par là quelque louis rouillé qui vous embarrasse ? – N’oubliez pas la quêteuse. – Je crois que madame n’a pas donné (faisant la révérence). Ah ! merci madame c’est une charité bien placée. »

Le tour est achevé, pas un de ces braves gens qui n’ait saisi avec joie l’occasion de faire une bonne œuvre : plusieurs se sont imposé des privations. « Mon Dieu ! dit une polisseuse en lâchant le demi-franc qu’elle destinait au luxe de son souper, ça me fait trop de mal ; j’aime mieux me passer de pitance aujourd’hui. »

Le peuple pense haut quand il suit l’impulsion de son cœur, il dit volontiers ce que lui coûte un sacrifice, mais ce n’est pas pour le faire valoir, et il ne le regrette jamais ! qu’il y a de vertu et d’abnégation dans ces paroles : « Un quart de journée de plus, et il n’y paraîtra pas. – J’en serai quitte pour ne pas aller dimanche à la barrière. – Je voulais les mettre à la loterie ; ma mise est faite à présent. – Si on ne s’aidait pas les uns les autres… – Bah ! bah ! pour une chopine de moins que je boirai… eh ! la hotte, par ici. – Je recruterai par là quelque bon paysan, et puis si je n’étrenne pas à ce soir, tant pis ; ce n’est pas fête tous les jours. – Adieu mon fichu ; je l’achèterai plus tard. – Vous avez raison, ma belle : tout nu court les rues, mort de faim n’y va pas ; le ciel vous récompensera. – Dis donc, Françoise, moi qui croyais dégager mon schal. – Et moi, mes anneaux ; à la grâce de Dieu ! ce sera quand ça pourra.

– » Eh ! les autres ne poussez pas tant ; si vous ne voulez rien donner, passez votre chemin. »

Il ne s’approche pas un curieux que la femme à la hotte ne l’invite à payer son tribut ; elle est intrépide dans la collecte. « Ah ! voilà des dames en chapeau. » Elle court vers elles ; mais ces dames sont sorties de la maison devant laquelle on est attroupé : elles détournent la tête, et doublent le pas pour ne pas être importunées.

– « Ah ça, dites donc, vous autres, crie un gros homme à cheveux poudrés et à culotte courte, qui s’avance nonchalamment appuyé sur un balai. Aurez-vous bientôt débarrassé la porte ? – Qu’est-ce qu’il dit, celui-là ? – Je dis que vous allez vous retirer. – Nous retirer ! est-ce que la rue est à lui par hasard ? – Ah ! je ne m’étonne plus, c’est mam’selle qui fait ses giries. – Tais-toi, vilain marlou ; elle est plus respectable que toi, mam’selle : d’ailleurs nous sommes sur le pavé du roi. – En attendant, elle va s’ôter de dessus ce banc. » Il veut percer la foule, on le repousse… – Ah ! ah ! oh ! oh ! uh ! uh ! Ih ! ih ! À la chiant lit, lit-lit. – C’est bon, c’est bon, nous verrons ; il faut que je vide mes ordures. – Tes ordures ! ordures toi-même. – Ah ! ah ! ah ! – Vous ne voulez pas : rira bien qui rira le dernier. »

Il rétrograde de deux pas, et pousse légèrement la porte. « Manette, tire un seau d’eau, et apporte-le moi ; que je lave tout ça. – Ah gredin ! tu veux nous baptiser ; tu crois qu’on ne t’a pas entendu : viens ici que je te débarbouille. – Gueusard, je te tiens. – Oui, oui, trempez lui la margoulette dans le ruisseau. – Lâchez-moi, lâchez-moi, ou je… – Ah ! tu fais le méchant, prends garde, je vais te saucer. – Courage, bravo, bravo ; il le saucera, il ne le saucera pas. – Aussi vous n’êtes pas justes ; je n’en puis pas davantage, je fais ce qu’on me commande ; restez-là toute la nuit, ça m’est z’inférieur, mais qui est domestique n’est pas maître ; monsieur m’a ordonné, je suis les ordres de monsieur. – Qu’est-il ton monsieur ? il est donc bien dur.

– » Ah ! pardieu, si tous ceux qui, par état, ont affaire aux malheureux n’étaient pas comme ça, leur domicile serait bientôt comme un dépôt de mendicité. »

Tout en parlementant, le portier bat prudemment en retraite, il semble capituler ; mais parvenu à hauteur de la porte, par un brusque mouvement d’arrière-corps, il se dégage et rentre précipitamment en laissant au pouvoir de l’ennemi une manche de sa chemise ; la vue de ce trophée excite un hilarité générale. – Le plat ! il fait bien de se cacher ; veux-tu te sauver caniche ! te sauveras-tu ? à la niche ! à la niche ! »

L’attroupement chante victoire ; mais on voit accourir deux individus, dont la redingote étriquée, la cravate noire, la longue canne de jonc et l’encolure ignoble, sont de mauvais augure. À la vélocité de leur marche, on dirait qu’ils sont appelés à éteindre un incendie. « Par ici messieurs, par ici. » Telle est l’indication que fait deviner le geste d’une grande figure de propriétaire, enveloppée dans la douillette ouatée, qui est leur chef de file ; la grande figure les amène, et à quarante pas du groupe, après qu’elle leur a fait de la tête un salut gracieux, et du doigt un dernier signe, au détour d’une rue elle s’éclipse ou plutôt, fidèle au décorum, la sournoise s’efface pour contempler ce qui va se passer…

« Voilà les exempts. – Allons, gare ! gare ! » coudoyant, rudoyant, levant le bâton, montrant cette carte dont l’aspect paralyse les langues et fait taire les rumeurs, ils vont droit à Adèle, et la prenant brutalement par le coude : « Voyons, lève toi et marche devant nous. – Maltraiter ainsi le pauvre monde ! s’écrie la femme qui a fait la collecte, c’est une indignité, une abomination, que vous a-t-elle fait cette fille ? – Retirez-vous, on ne vous demande rien.

– » Ne voyez-vous pas qu’elle n’a que le souffle ?

– » Ah ça, avez-vous envie de vous faire coffrer ?

– » Non.

– » Eh bien ! filez votre nœud, et plus vite que ça.

– » Ah ! par pitié, dit Adèle, messieurs laissez-moi respirer.

– » Tu respireras au violon.

– » Je vous en supplie, ayez égard à ma faiblesse.

– » On connaît ces couleurs-là, ramasse tes bucoliques et pas tant de grimaces (s’adressant au public), elle n’en est pas à son apprentissage (à un pâtissier gras et dodu qui est au nombre des spectateurs), elle meurt de faim comme vous… ; c’est pour aller à la guinche que ç’a mendie.

– » Ô Dieu de Dieu, miséricorde !

– » C’est-il bientôt fait, tes jérémiades ? tu conteras ton conte là-bas, nous n’avons pas qu’à toi à songer : dépêche-toi. »

Elle tâche de se mettre sur ses pieds ; en proie à un étourdissement, elle retombe… ; « ah pour le coup, c’est se f… de nous, » dit un des exempts en se jetant sur elle comme une bête féroce, « tu viendras ou tu diras pourquoi ; tu viendras, coquine. » Dans la violence du mouvement il lui arrache son tablier, l’argent qu’il contient se disperse et roule dans la boue ; des enfants en rapportent quelques pièces, mais avant que la plus grande partie soit retrouvée, vient à passer un fiacre ; sur l’injonction qui lui est faite, il s’arrête ; Adèle, plus morte que vive, y est traînée immédiatement ; c’est un cadavre que des assassins, pour ensevelir leur forfait, se hâtent de confier au tombeau :

– « Que voulez vous voir ? disent-ils aux curieux, une femme qui est prise de boisson.

– » C’est affreux, c’est atroce, c’est une infamie ! » murmurent les témoins, qui ne sont pas dupes d’une telle imposture ; la portière est fermée, le cocher est sur son siège : « au dépôt, à la préfecture, si vous comprenez mieux, » et le carrosse roule…

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