CHAPITRE LX.

Le mois trop tôt passé. – Visite aux bienfaiteurs. – Ils sont partis. – Les voitures de deuil. – Les habitués des funérailles. – Les apostrophes. – Les laquais. – La chapelle ardente. – On doit la vérité aux morts. – Le chef des comparses. – La plaine des Vertus. – Le tambour bat. – Atroces railleries. – Une bagarre. – L’excommunié. – Dieu ! c’est lui. – Est-ce une vision ? – Les vanités de l’impie. – Le tamtam. – Les deux battants. – Le clergé. – Les coins du poêle. – La grande figure reparaît. – Haine au monde.

Ce mois s’écoula trop vite, il expira avant la morte-saison. La société, après avoir en vain battu le pavé pour solliciter de l’ouvrage, se vit de nouveau menacée par la famine ; on était à la fin de mars : « Trente et un, jour sans pain, misère en Prusse » telles furent les premières paroles que le serrurier proféra à son réveil.

– « Ô débine qui a tué mon père, s’écria Susanne !

– » Ce n’est que trop vrai, nous y voilà jusqu’au cou, soupira sa sœur.

– » Oui, reprit Frédéric, nous sommes revenus au point où nous étions il y a eu hier un mois jour pour jour ; si mameselle Adèle pouvait encore rencontrer quelques-uns de ces implacables de la dix-huitième qui sont si bons enfants, ou seulement ce brave comédien !

– » Oh ! je n’aurai pas tant de bonheur que ça ; je trouverai plutôt quelque pierre pour me casser le cou.

– » Si fait, vous mameselle, vous avez du bonheur, c’est toujours vous qui nous avez sortis d’embarras ; je suis sûr que si vous vous mettez dans la tête de le faire, vous ne reviendrez pas les mains vides.

– » Les jours se suivent, mais ils ne se ressemblent pas, et je n’ai pas idée que cette fois…

– » Pourquoi jeter ainsi le manche après la coignée… ? vous avez été bien inspirée, il n’est pas dit que vous ne le serez plus.

– » Que voulez-vous que je fasse ?

– » Cet officier, ces militaires qui nous ont racheté la vie, ce comédien qui a été si généreux, ils ne sont pas morts.

– » Oui, mais où les retrouver ? pour les militaires, c’est peut-être aisé ; pour le comédien, j’ignore son nom ; et allez donc chercher une aiguille dans une botte de foin.

– » Vous savez de quelle paroisse il est.

– » C’est juste, mes amis, vous avez raison ; il faut que je les déterre, il n’y a pas de milieu, je les déterrerai et ils ne nous laisseront pas périr.

– » Ah bien j’aime ça, nom d’un nom ! »

Adèle ne fut pas longue à se préparer ; elle courut tout d’une haleine à la caserne ; les voisins lui apprirent que le régiment était parti de la veille. Cette nouvelle fut pour elle un coup de foudre, car il s’en fallait qu’elle fût certaine de découvrir la demeure du comédien, son dernier bienfaiteur ; sombre et pensive, agitée par des pressentiments divers, elle calcule les suites fatales d’un nouveau désappointement. Un bruit dont elle ne s’explique pas d’abord la causse, vient la tirer de sa rêverie : une longue file de voitures de deuil s’avance lentement ; en tête, traîné par quatre chevaux couverts de panaches et de housses brillantes, est le char funèbre tout environné de trophées ; vingt-quatre carrosses suivent immédiatement… Ce n’est que pour un grand que peuvent avoir été commandées ces pompes de la mort. Adèle se rappelle que, dans ces occasions, la vanité des parents du défunt achète par des aumônes les regrets du pauvre qu’il ne connut pas de son vivant. « Il y aura des pleureuses, se dit-elle à elle-même ; je serai du nombre, et l’on me paiera. » Dans cette persuasion, elle devance le char et ne tarde pas à apercevoir sur la façade d’un hôtel immense, ces tentures lugubres, dont la profusion dépose de l’opulence du patron qui va le quitter. Non loin de là, une centaine de gens mal vêtus, hommes et femmes circulent dans la rue : ceux-ci battant la semelle, ceux-là ramenant avec violence leurs deux bras sur la poitrine, tandis que d’autres, également pour se réchauffer, avalent au prochain cabaret ce verre de consolation dont leurs mains absorberont le reste ; ce sont là des habitués de toutes les funérailles. Adèle est pour eux un visage nouveau, elle n’a pas encore ouvert la bouche, cependant pas un d’eux ne s’est mépris sur ses intentions ; elle leur fait ombrage, et sans s’être concertés à l’avance, tous conspirent pour l’écarter.

« Ne vous pressez pas tant, lui crie un de ces mendiants ; nous sommes au complet.

– » Ous qu’elle va ste particulière ? » dit une espèce d’ivrogne, en s’efforçant de lui barrer le passage.

Puis vient le tour d’une ancienne poissarde.

« Eh ! dis donc, ma petite, t’accours la gueule enfarinée ? les trois livres, la torche et la guenille, ça te passera devant le nez, c’est pas le tout de se lever matin, faut arriver à l’heure. Eh mon compère ! madame a besoin d’une aune de serge, toi qu’es galand, cède lui donc la tienne ? – Bah ! est-ce qu’elle est inscrite à la section pour avoir du drap noir ? – Oui, oui, c’est dit, madame veut le chiffon, le chiffon, c’est rien ; mais le petit écu, elle est pas dégoûtée. »

Malgré ces apostrophes, Adèle poursuit son chemin, et passant devant la loge du Suisse sans être aperçue, elle se dirige vers une espèce de péristyle à claire-voie fermée, sous lequel est une troupe de laquais, les uns s’entretenant à haute voix, les autres jouant aux cartes, tandis qu’à quelque pas de là sous le vestibule, transformé en chapelle ardente, deux prêtres en vigiles auprès du cercueil, récitent les litanies des morts.

« Atout, c’est du pique.

– » Qu’est-ce qui relève ?

– » C’est à toi.

– » Je ramasse.

– » À moi à donner.

– » Je demande quatre cartes.

– » Es-tu content ?

– » Je demande encore.

– » Mes amis, il faut boire aujourd’hui ; ils boivent bien, ils ont bien bu les…

– » Chut, chut.

– » Est-ce qu’ils entendent ?

– » Tu vois pas qu’il y en a un qui dort, il ronfle de bon cœur.

– » Il fait le serpent pendant que l’autre dit ses prières.

– » C’est l’accompagnement.

– » Oui, le faux bourdon.

– » Et mille zieux, arrive qui plante, c’est des choux ; j’ai toujours empoigné les clés de la cave, c’est le principal.

– » Et moi celles de l’office.

– » Oh ! il faut nous en taper une culotte, il n’y pas à dire ; qu’en penses-tu chasseur ?

– » Moi, je suis comme le cocher, on n’a qu’à me faire signe ; eh ! pardieu, si on ne se donnait pas un peu de bon temps : on n’a que celui que l’on prend… ; et puis, c’est pas tous les jours qu’on enterre monsieur le duc ; il nous a fait assez enrager de son vivant, quand nous nous réjouirions un peu à sa mort. (On entend Miserere mei Deus.) Est-ce un tuyau qui crève ? tenez, tenez, mes amis, c’est l’autre qui se réveille ; écoutez donc, il a un chat dans la gorge ; il entonnerait mieux une bouteille de bordeaux.

– » En vérité de Dieu, je ne sais pas comment ils peuve zy tenir : sentez-vous l’odeur ? ils en ont du premier tiré ; c’est qu’il n’y a pas de charogne qui pue de cette force : qu’est-ce qui a une tabatière dans la compagnie ?

– » Tiens, tiens, fais passer.

– » En usez-vous ?

– » Il est déjà en putréfaction.

– » C’est pas étonnant, monsieur a fait une vie si désordonnée.

– » On dit qu’il est mort d’avoir pris des canthariques.

– » Il est mort, t’es bein honnête : ces riches, ça se croit tout permis ; jusqu’à de petites filles de dix ans, qu’il se faisait amener ; des enfants ! ça révolte la nature.

– » Ah ! dans le quartier il en a débauché plus d’une qui, sans lui, ne se serait jamais perdue. Des êtres pareils ! c’est de vrais fléaux.

– » C’est si vicieux, que quand même il n’y a plus mèche, ça ne peut se passer de leurs passions. Te rappelles-tu, quand tu le conduisais à sa maison de Montrouge, qu’il te laissait sur la route avec la voiture. Ça fait frémir les horreurs qu’ils faisaient avec le père… comment s’appelle-t-il donc ? Le nom n’y fait rien… Mais si j’étais de quelque chose dans le gouvernement, des monstres comme ça, je les ferais brûler vifs.

– » Ça ne l’empêchait pas de manger le bon Dieu tous les dimanches, et de porter le cierge à la procession.

– » Si celui-là va au ciel… Ah ça ! quand viendront-ils le chercher ? Il me semble qu’ils tardent bien… Chasseur, vas un peu voir. – Alerte, alerte, voilà les croque-morts. »

À ce signal, toute la cohue des valets se disperse : au revoir, monsieur le comte ; – sans adieu, monsieur le marquis ; – bonjour duc ; – nous nous retrouverons là-bas, mon cher ambassadeur ; – chevalier, je ne te tiens pas quitte. Tels sont les exordes ou les péroraisons des poignées de main que s’entredonnent ces messieurs, au moment de se séparer.

Adèle qui, en poussant doucement la porte, est entrée sans être remarquée de la domesticité, n’a pas osé souffler, de peur de s’attirer quelque rebuffade par une interruption intempestive. Cachée dans une encoignure du poêle, les propos et les jeux de la livrée ayant cessé, elle en sort comme une apparition. « Est-elle tombée des nues, celle-là ? – Gare ! gare ! – Que faites-vous ici ? »

Chacun la regarde comme un événement ; plusieurs lui décochent, pour la forme, une interrogation à la passade, et personne ne prend la peine d’attendre qu’elle ait répondu. À voir avec quelle précipitation ils lèvent le siège, on dirait d’un pulk de cosaques surpris dans un bivouac par une avant-garde française : ce sont des ombres qui s’échappent et disparaissent. Adèle va de l’une à l’autre, et de l’accent d’une suppliante : « Monsieur…

– » Je n’ai pas le temps (et l’ombre la rudoie, pour lui prouver qu’elle a un corps).

– » Monsieur…

– » Je ne suis pas de la maison.

– » Monsieur le chasseur, à qui les pauvres doivent-ils se recommander ?

– » Les pauvres ! je ne sais pas. Demandez à cet enfant (l’enfant est un jokai).

– » Mon petit ami, qui est chargé de la distribution ?

– Monsieur Euler, madame demande qui est-ce qui fait la distribution ? (Monsieur Euler est le suisse.)

– » Il y affre pien quelqu’in par là ; foyez cette mossiè, avec ine plime dans sa chapeau, à la perron, les mangettes plancs, et la manteau noir.

– » Ce monsieur qui a le jabot et l’épée ?

– » Chiste, la maître dé la cérémonie.

– » Oui, le chef des comparses, dit un nègre en frappant sur l’épaule du suisse.

– » Tuchur farcisser, mossiè mal planchi, il est choli lé comparses ! Allez, la femme, fou pufez pas fou tromper. Celui qui se rencorche là-pas, qui fait sa personnache : on croirait le motardier di pape.

– » Je vous suis bien obligée, messieurs. »

Adèle s’approche de cet ordonnateur du deuil à qui elle expose, en deux mots, l’objet de sa requête. « Votre nom ? lui dit-il en tirant de sa poche un carnet.

– » Adèle Descars.

– » Vous n’êtes pas sur ma liste ; êtes-vous seulement dans les postulantes ? vous êtes-vous présentée à l’administration ?

– » Non, mais je suis pauvre autant qu’il soit possible de l’être.

– » Ce n’est pas cela : êtes-vous inscrite ? êtes-vous attachée à l’établissement ?

– » Non, monsieur.

– » Eh bien ! que prétendez-vous ?… L’administration fournit les pauvres, elle fournit le drap, elle fournit les torches, elle fournit tout, l’administration.

– » Je ne le vois que trop, il n’y a rien à faire ici pour moi, profère Adèle, » et elle va se retirer ; mais la multitude obstrue les issues, et, sans pouvoir ni avancer ni reculer, elle est retenue au milieu d’un groupe, dont les divers personnages prononcent ce singulier panégyrique : « Enfin, Dieu soit loué, on va l’enterrer ce gredin là ! – On lui fera plus d’honneur qu’à un chien. – On dit qu’il a donné dix mille francs aux pauvres. – Ils en auront lourd : ça passe par tant de mains. – On appelle ça un don, c’est une restitution ; il ne leur en donnera jamais autant qu’il leur en a pris. – En a-t-il volé, dans sa vie ? en a-t-il mis à la mendicité ? et dur qu’il était ; il vous aurait vu tendre la langue longue d’une aune. Si tous les malheureux qu’il a faits étaient à son convoi, il y en aurait d’ici à Pontoise ! – C’est encore celui-là qui était une vraie girouette : tantôt rouge, tantôt blanc. – C’est de ces caméléons qui empruntent toutes les couleurs, qui servent dieu et diable, et les trahissent tous deux. – On dit qu’il a refusé un confesseur : c’était pourtant un cagot. – Cagot ! c’était pour mieux jouer son rôle ; mais il sentait sa fin venir, et comme il n’avait plus besoin de feindre, il a jeté le masque. – J’espère qu’il en a fait, de ces faux serments. – Si l’autre était resté, on aurait cependant mis ça au Panthéon. – Oui, mais s’il était revenu. – Oh ! on ne l’aurait pas fait pair. – J’en réponds. – Ça n’empêchera pas de prononcer sur sa tombe un discours, qu’il n’y aura rien de si beau. – Tous mensonges, je gage qu’on y vantera sa fidélité. – Et sur l’inscription, c’est là qu’on en lira des gosses ! le marbre est comme le papier, il souffre tout. – Le Père La Chaise, c’est la plaine des vertus. – La plaine des vertus… À la bonne heure, pour ceux dont les pyramides poignardent le ciel. Mais nous, pauvres diables ! on nous porte à la fosse commune ; une pellée de terre, tout est dit, ni vu, ni connu, nous ne laissons pas de traces. – Nous laissons des regrets, ça vaut mieux, et puis, nous n’avons fait de mal à personne. – J’en conviens… Cependant, c’est peut-être une faiblesse, je ne me soucierais pas d’être jeté dans le grand trou. – Et qu’est-ce que cela fait ? une fois que je ne serai plus, on me mettra où l’on voudra. – Je suis du sentiment de monsieur, je m’en bats l’œil. V’là monsieur le duc qui aura un monument ; c’est de la graine de niais, quand il serait en diamant, il n’en est pas moins fichu qu’un autre. – Écoutez, écoutez, le tambour bat. – Est-ce qu’il y aura de la troupe ? – Tiens ! c’est les vétérans. – Ce sont eux qui ont fusillé le maréchal. – La Moskowa, le brave des braves ? – Oui, Ney, ils ne l’ont toujours pas condamné. – Je crois bien, ils pleuraient tous comme des enfants. – C’est-il drôle ? ils chargent les armes. – Ne voyez-vous pas que c’est pour rendre les honneurs ? »

Il se fait un roulement sourd, dont la vibration lugubre annonce le départ. « Allons, les pauvres, à votre poste, commande le maître des cérémonies. » C’est la marche qui commence, la foule des assistants s’écoule avec le cortège. Adèle, le cœur serré, s’éloigne en longeant la corporation des mendiants, dont la satisfaction de voir une rivale éconduite, éclate par un rire satanique. Oubliant que le recueillement leur est prescrit, ces privilégiés de toutes les munificences funéraires, trépignent sous leur lambeau : tous s’agitent avec d’horribles contorsions en secouant ces torches, qu’ils s’efforceront bientôt d’éteindre, afin d’en tirer un plus grand profit. Leur joie est atroce, c’est celle que causent aux démons les tourments d’un réprouvé. Adèle, qu’ils narguent, redouble de vitesse, sans oser regarder en arrière. « Elle a le bec cloué, hurle l’une de ces furies qui l’avaient saluée à son arrivée.

– » C’est bien fait ! répond la suivante, elle n’a pas voulu m’en croire.

– » Aussi elle est payée, observe une troisième.

– » Te voilà, invective une autre mégère, t’es comme madame l’araignée, la gueule morte et les yeux retirés. »

À cette apostrophe directe, Adèle, qui jusque-là a souffert patiemment les railleries grossières de ces femmes, se retourne avec une sorte de dignité. « Ça lui va-ti bien, eh ! la princesse ! répètent plusieurs voix.

– » Veux-tu te sauver ! lui crie-t-on de la rangée des hommes. »

Poussée à bout, elle est tentée de riposter, mais un vieillard, s’étant approché d’elle « Vous allez vous faire arracher les yeux, lui dit-il, avec des canailles pareilles ; le plus court, c’est de les mépriser. Vous ne voyez pas que c’est de faux pauvres.

– » Oui, réplique un passant, mais c’est des fainéants véritables.

– » Et par-dessus le marché, de francs ivrognes, ajoute un des soldats du convoi ; nous connaissons ça, nous autres ! »

Au comble de l’adversité, il n’est si faible lueur qui ne brille comme un phare de salut. Adèle ose encore embrasser une illusion ; elle découvrira ce comédien qui une fois déjà lui tendit une main secourable. Cet espoir la transporte ; elle revoit l’église, elle foule le parvis ; là quelqu’un lui enseignera la demeure du bienfaiteur.

– « N’allez pas vous fourrer dans la bagarre !

– » Eh ! quoi donc ? – Il entrera. – Il n’entrera pas. – Des coups de hallebarde ? il n’y fait pas bon ! – À bas les gendarmes ! à bas ! – Taisez-vous donc ! vous allez vous faire empoigner. – C’est une indignité ! c’est une horreur ! – Parce que c’est un comédien. – Est-ce qu’un acteur n’en vaut pas un autre ? – Puisqu’ils sont excommuniés ; ils ne peuvent pas aller en terre sainte. – Taisez-vous donc, excommuniés ! – Ils n’avaient qu’à ne pas recevoir le pain béni, quand il l’a rendu. – Et dernièrement lorsqu’il a fait baptiser son enfant, ils n’ont pas pris son argent peut-être ?

– » Dieu ! c’est lui ! »

La douleur arrache à Adèle cette exclamation. Chancelante, éperdue, elle fait quelques pas ; les vociférations cessent, le tumulte s’apaise, les sabres voltigent, des cavaliers font ruer leurs chevaux ; et sous l’escorte d’une exécution, le corbillard est emmené. D’un œil sec et morne, Adèle le contemple de loin ; elle n’a plus de larmes. Un désert se fait autour d’elle : tout a fui, tout s’est dissipé. Le cercle s’agrandit ; les édifices eux-mêmes, mobiles sur leurs bases, semblent atteindre aux confins d’un horizon immense. Adèle est oppressée, le silence du néant pèse sur son âme comme la massue de plomb d’un pénible cauchemar ; la terre tourne et l’emporte ; est-ce une vision de la mort qu’elle vient d’avoir ? L’airain du tamtam retentit dans les airs ; c’est le glas, le glas terrible : il n’y a plus de vertige ; ce qui fuyait se rapproche ; les portes roulent sur leurs gonds les deux battants sont ouverts. Dans la longue perspective d’un deuil insolent, s’étalent les vanités de l’impie ; le temple s’est transformé en un sépulcre ; partout le voile mortuaire s’étend ; les galeries, les ogives, les consécrations, le culte du divin Maître, sa chaire de vérité, ses autels, ses saints, le rideau de l’orgueil les cache. Sur un fond noir parsemé d’armoiries, d’écussons, de chiffres, de devises et de larmes d’argent, se projettent, vacillantes, comme dans une nuit de ténèbres, les étoiles d’un innombrable luminaire… Le char s’arrête, la croix paraît, et en arrière tout le clergé de la paroisse, les prêtres, les diacres, les sous-diacres, ayant à leur tête le curé et ses vicaires. Le corps est déposé sur un brancard ; les enfants de chœur et les chantres commencent les lamentations du Dies iræ… Trois amis du défunt s’empressent pour tenir les coins du poêle ; un quatrième se présente, on le salue avec déférence, on lui cède le pas ; ce personnage, devant qui l’on s’incline avec tant de respect, est encore la grande figure ! Adèle l’a reconnu. « C’en est trop, se dit-elle à elle-même ! partout je le rencontre, et partout on l’honore ; ce monde n’est que déception, que mensonge, qu’injustice !… Je l’abhorre ce monde, je le déteste, je l’exècre !…

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