CHAPITRE LXII.

La sortie matinale. – Le bien mal acquis ne profite pas. – Les châteaux en Espagne. – L’accès de gaîté. – L’orage se prépare. – Deux clés. – Les œufs rouges et la fruitière. – Le mauvais propriétaire. – Une bonne action porte bonheur. – Les précautions.

Un dimanche matin, Adèle était sortie dès le point du jour ; Frédéric, sa femme et sa belle-sœur dormaient encore : ils s’éveillent.

« SUSANNE. « Il paraît qu’Adèle a pris sa volée de bonne heure, je ne l’ai pas entendue partir.

FRÉDÉRIC. » Ni moi ; pauvre diablesse ! si nous ne faisons rien, ce n’est pas sa faute.

HENRIETTE. » Oh ! non, bien sûr, elle se donne assez de mal.

FRÉDÉRIC. » Elle s’en donne trop seulement ; car le suif n’en vaut pas la chandelle… Avons-nous du guignon, en avons-nous !

SUSANNE. » Ma foi ce n’est pas la peine de se mettre voleurs.

FRÉDÉRIC. » On dit que le bien mal acquis ne profite pas ; nous ne savons guères s’il profite, nous n’avons pas encore rencontré une bonne chance.

HENRIETTE. » Ça viendra, il ne faut qu’un coup.

FRÉDÉRIC. » En attendant, nous carottons.

HENRIETTE. » Tu n’as pas de patience, aussi !

FRÉDÉRIC. » C’est que ce n’est pas gai d’être toujours à tirer la langue ; ça m’ennuie, à la fin, de danser devant le buffet.

HENRIETTE. » Quand tu t’en bouleverserais les sens ! nous vivotons.

FRÉDÉRIC. » Oui, et bien petitement.

HENRIETTE. » Laisse faire, une fois que nous serons en veine…

SUSANNE. » Si jamais cela arrive, je récompenserai le temps perdu… Je m’en taperai de ces bons déjeuners.

HENRIETTE. » Je suis comme toi, je me repasserai de bons petits morceaux…

FRÉDÉRIC. » Et moi, donc ! croyez-vous que je laisserai ma part aux chiens ? Je m’en ferai de ces bosses !… mais je n’y compte plus.

SUSANNE. » Lui qui autrefois, prenait tout en riant, à présent il est le premier à nous mettre la mort dans l’âme.

HENRIETTE. » C’était un sans-souci, un Roger bon temps qui farçait sur tout ; je ne le reconnais plus.

FRÉDÉRIC. » C’est que, vois-tu, l’on change ; chaque jour on prend un jour de plus, et l’on réfléchit.

HENRIETTE. » Réfléchir ! ça t’avance de beaucoup ; tiens, écoute, en voilà qui ne réfléchissent pas ; entends-tu chanter dans l’escalier ?

SUSANNE. » C’est la voix d’Adèle, qu’a-t-elle donc pour être si réjouie ?

FRÉDÉRIC. » À coup sûr ce n’est pas le beau temps ; car le ciel est pris, et il y a sur Montmartre un nuage qui nous amènera du bouillon.

HENRIETTE. » C’est quelque ondée qui se prépare.

FRÉDÉRIC. » C’est un bain qui chauffe.

ADÈLE (entrant vivement, et posant deux clés sur la cheminée). » Mes amis, plus de misère ! je viens de les essayer, elles vont comme des bijoux ; nous sommes les maîtres, nous en aurons, et pas plus tard qu’aujourd’hui. »

(Retroussant sa robe par derrière, et considérant le délabrement de sa chaussure, elle chante et danse en même temps.)

Tu ne vois pas, ma chère,

Elle a, elle a

Des trous à ses bas,

Et moi je n’en ai guère ;

Elle a, elle a

Des trous à ses bas,

Et moi je n’en ai pas.

« FRÉDÉRIC. » Je ne l’ai jamais vue comme ça.

SUSANNE. » Ni moi non plus ; elle saute, oh ! bien sûr nous aurons de la pluie.

FRÉDÉRIC. » Ah ça ! vous êtes gaie comme un pinçon, qu’est-ce que cela signifie ?

ADÈLE. » Cela signifie que pendant que vous dormez je fais mes coups à la sourdine ; soyez tranquilles, mes enfants, nous en aurons de ce beurre ! Il y a gras, allez ! vous voyez ces clés, elles ouvrent une porte…

SUSANNE. » Mais ne nous fais donc pas languir, nous sommes sur les épines ; tu vois bien que Frédéric se meurt de savoir…

ADÈLE. » C’est plutôt toi, maligne, il ne dit rien cet homme.

SUSANNE. » Mettons que c’est moi.

ADÈLE. » Je vais vous dire ce que c’est (fouillant dans la poche de son tablier) ; c’est des œufs rouges ; j’en avais huit pour notre déjeuner : j’ai mangé les miens.

SUSANNE. » C’est bon, tu parleras de ça après.

ADÈLE. » Je les ai pris chez la fruitière de la rue des Gobelins ; tu sais bien, la petite bossue, qui aime tant à jacasser ?

SUSANNE. » Avec sa fruitière, que va-t-elle nous chanter ? Ce n’est pas la fruitière qui nous intéresse.

ADÈLE. » Tu me laisseras parler, pt’être bien ; si tu ne veux pas que je raconte…

SUSANNE. » Parle, parle, tu as la parole, à la fin tu accoucheras.

FRÉDÉRIC. » Ne l’interrompez donc pas.

ADÈLE. » Dans la maison de la fruitière, reste le propriétaire, qui est un avare s’il en fut jamais. Il est si riche, qu’il ne sait pas le compte de son argent ; sa femme et lui ont plus de cent francs à dépenser par jour, et ils n’ont pas seulement un chien à leur service… C’est la fruitière qui m’a donné ces renseignements. Vous sentez bien, j’ai causé avec elle, ce n’est pas pour des prunes : c’était pour lui tirer les vers du nez… Et puis, figurez-vous que, tout en taillant la bavette, j’ouvre l’œil : sans faire mine de rien, j’ai vu passer des sacoches ; elles en contenaient de ces écus ! Avec la moitié, je vous jure que de notre vie ni de nos jours, nous n’aurions plus besoin de voler. Comme ça profiterait dans nos mains ! Mais la fortune va toujours à qui ne veut pas s’en faire honneur. Ce gueusard de propriétaire, imaginez-vous que parce que le huit un de ses locataire n’a pas acquitté son terme à point nommé, il lui a fait porter ses meubles sur la place… J’en ai été témoin : c’était une désolation ; un père de famille, six enfants, et la femme qui était accouchée de la veille ; ils se fondaient en larmes, les malheureux ! ils le priaient, ils le suppliaient, ils auraient plutôt attendri des pierres, on les a mis dans la rue : tout le quartier en était indigné. Va, ai-je dit en moi-même, vieux coquin, je ne te perds pas de vue, je te revaudrai ça : à qui mal veut, mal arrive ; si je puis te servir un plat de mon métier, je n’y ferai faute. Dès ce moment, j’ai épié l’occasion, elle s’offre aujourd’hui ; j’ai pris toutes mes mesures, elle ne nous échappera pas. C’est un grippe-sous, un usurier ; il y en a assez qui ont été volés par lui, quand ce serait son tour…

SUSANNE. » Un voleur qui en vole un autre, le diable ne fait qu’en rire.

ADÈLE. » Le diable en rira, je t’en réponds. Avant ce soir, le magot du propriétaire sera empoigné ; et, sans nous compter, il y en a qui s’en sentiront.

FRÉDÉRIC. » Je me doute de ce que vous voulez dire : le locataire aura sa part…

ADÈLE. » Une femme en couche, la jeter à la porte ! c’est abominable. N’y aurait-il que dix francs, je lui emporterais la moitié.

FRÉDÉRIC. » Ah ! mam’selle, ça me fait plaisir ; vous aurez toujours bon cœur.

ADÈLE. » Je puis m’en flatter. Je serais si contente de pouvoir faire du bien !

HENRIETTE. » Tu n’as pas tort, une bonne action porte bonheur.

ADÈLE. » Ce n’est pas l’embarras, charité bien ordonnée commence par soi-même ; mais de soulager autrui, il semble que ça soulage. Je souffre tant de voir souffrir ! ainsi, c’est convenu ; nous ferons tenir un secours à la famille, vous en êtes tous d’accord ?

TOUS. » Oui, oui !

SUSANNE. » Faisons à ceux qui le méritent, ce que nous voudrions qu’on nous fît.

FRÉDÉRIC. » Mais il faut qu’ils ignorent de qui ça leur vient, sans cela nous nous compromettrions.

ADÈLE. » Certainement, ils n’en sauront rien. Actuellement, mes enfants, je vas vous expliquer mon plan : l’usurier vient de partir pour Saint-Maur, où il se rend à pied avec sa femme. Ils ne doivent revenir que demain, ainsi nous avons du temps devant nous. Cependant, comme dans ces sortes d’affaires il vaut mieux tôt que tard, je vais partir, vous me suivrez : Henriette restera dans la rue à faire le guet, et tandis que j’attirerai la fruitière au fond de la boutique, Frédéric et Susanne fileront dans l’allée : c’est au second sur le derrière, en face de l’escalier ; il y a un guichet à la porte et un pied de biche à la sonnette. La petite clé ouvre le verrou de sûreté, la grosse est pour la serrure, vous ne pouvez pas vous tromper ; il ne faut pas oublier de nous munir d’une pince, dans le cas où il y aurait un coffre…

FRÉDÉRIC. » Susanne la cachera sous ses jupes.

ADÈLE. » Et un anneau pour passer dans la broche, crainte de surprise ; ne négligeons pas d’en prendre un, il faut tout prévoir… Vous savez mon histoire avec Rigottier.

FRÉDÉRIC. » C’est une leçon.

ADÈLE. » Et une fière encore !… »

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