Chapitre XLVI.

Les trois catégories. – La science marche. – Les délits et les peines. – Expiation sans fin. – Roberto crédite experto. – La pénalité absurde. – Les ganaches et les voltigeurs. – Le mannequin. – Les classiques et les romantiques. – Le Rococo. – Toxicologie morale. – Les bons et les mauvais champignons. – La monocographie. – La méthode de Linné. – Les monstruosités. – Recherches d’une classification. – Une nomenclature. – Les suladomates et les balantiotomistes. – Analyse chimique. – La visite de l’érudit et le traité de famosis. – Les poches à la Boulard. – Une recette astrologique. – Argus et Briarée. – Il n’y a que la foi qui nous sauve. – M. Prunaud, ou la découverte improvisée. – Je puis gagner 50 pour 100. – La réclamation de l’émigré. – Un vol domestique. – La montre à quantième. – La femme enlevée. – M. Becoot et le duc de Modène. – L’Anglaise qui s’envole. – Retour aux catégories. – Commençons par les cambrioleurs.

Les voleurs forment trois grandes catégories, dans lesquelles on peut trouver plusieurs divisions et subdivisions.

À la première de ces catégories appartiennent les voleurs de profession, qui sont réputés, incorrigibles, bien que l’efficacité presque constante du régime auquel les Américains du nord soumettent leurs prisonniers, ait démontré qu’il n’est pas si grand coupable qui ne puisse être amené à résipiscence.

Une vie habituellement criminelle est presque toujours la conséquence d’une première faute ; l’impunité encourage et la punition ne corrige pas. Pour ce qui est de l’impunité, tôt ou tard elle a son terme ; ce serait heureux, très heureux, si la punition, quel que soit le délit, ne constituait pas une flétrissure perpétuelle… Mais nos sociétés européennes sont ainsi organisées, l’inexpérience y a tous les moyens de se pervertir ; succombe-t-elle ? la justice est debout ; la justice, disons la législation : elle frappe ; qui frappe-t-elle ? le pauvre, l’ignorant, le malheureux à qui le pain de l’éducation a manqué, celui à qui l’on n’a inculqué aucun principe de morale, celui pour qui la loi est restée sans promulgation, celui qui n’a pu avoir d’autres règles de conduite que les leçons de ce catéchisme sitôt oublié, parce que l’enfant ne l’a pas compris, et que l’homme fait n’y trouve, sous un amas de prescriptions religieuses, que des formules trop peu développées pour la pratique. Que l’on ne s’y trompe pas, malgré la diffusion des lumières, l’éducation du peuple est encore à faire. C’est la science qui marche, mais elle marche seule, elle marche pour les classes privilégiées, elle marche pour les riches… ; elle n’illumine que les hautes régions, plus bas il n’y a que ténèbres, chacun s’avance au hasard et comme à l’aveuglette ; tant pis pour qui se fourvoie. À chaque pas il y a des abîmes, des gouffres, des embûches, des obstacles ; tant pis ! on ne fera pas les frais d’un fanal… Cherchez votre chemin, pauvres gens ! si vous ne le rencontrez pas, on vous tuera.

Vous êtes-vous égarés, souhaitez-vous revenir sur vos pas, le souhaitez-vous avec force et sincérité ? Vaine résolution, l’on vous tuera… ; ainsi le veut le préjugé. Vous êtes maudits ; vous êtes des réprouvés, des Parias ; n’espérez plus… La société qui condamne, qui excommunie, crié sur vous anathème… Le juge vous a touchés : vous n’aurez plus de pain !

Lorsque l’expiation est indéfinie, que parle-t-on de peines temporaires ? Le tribunal inflige un châtiment, la durée de ce châtiment est fixée ; mais quand la sentence ne frappe plus, l’opinion frappe encore, elle frappe toujours à tort et à travers. La sentence veut retrancher six mois de la vie d’un homme, six mois de sa liberté, l’opinion anéantit le reste. Ô vous qui prononcez des arrêts, tremblez, le glaive de Thémis ne fait que d’incurables blessures ; ses stigmates les plus légers sont comme le chancre qui ronge tout, comme le feu grégeois qui dévore et ne peut s’éteindre.

Nos codes établissent des peines correctionnelles ; et les pires de tous les coupables ne sont pas ceux qui les ont encourues, mais ceux qui les ont subies. D’où vient que nous allons ainsi en sens inverse du but ? C’est que maltraiter n’est pas corriger ; c’est au contraire pervertir et corrompre de plus en plus la nature humaine, c’est la contraindre à se dégrader, c’est l’abrutir. J’ai vu des libérés de toutes les réclusions possibles, j’en ai vu des milliers, je n’en ai pas connu un seul qui eût puisé dans la captivité ses motifs de devenir meilleur. Se proposaient-ils de s’amender ? c’était toujours par d’autres raisons plus puissantes ; le souvenir de la captivité ne réveillait qu’une irritation, un dépit, une rage, un ressentiment vague, mais profond, et point de repentir. On se rappelait des concierges rapaces, des geôliers féroces, des porte-clés plus féroces encore ; on se rappelait des iniquités, des tyrannies, des tyrans ou plutôt des tigres, et l’on nous dira que ceux-là sont aussi des êtres faits à l’image de Dieu, ô blasphème !

Au libéré qui projette de se maintenir honnête, il faut plus que de la vertu, il faut de l’héroïsme, et encore n’est-il pas sûr, s’il ne possède rien, que la société entière ne se retirera pas de lui : c’est un pestiféré, un lépreux dont chacun s’isole. Est-ce la contagion que l’on craint ? non, la contagion est partout, au bagne comme sous les lambris dorés de la Chaussée-d’Antin, c’est la miséricorde qu’on redoute, et l’on saisit avec empressement un prétexte plausible pour s’en affranchir.

Puisque le libéré est proscrit irrévocablement, s’il n’a pas le courage de périr, il faut bien qu’il se réfugie quelque part ; il lui est interdit de rentrer dans votre société, vous le repoussez, où ira-t-il ? dans la sienne, et la sienne est ennemie de la vôtre. C’est donc vous qui grossissez le nombre des malfaiteurs ; car le principe de toute société est de s’entre aider les uns les autres. Ses pairs lui tendront d’abord une main secourable ; mais s’ils le nourrissent aujourd’hui c’est à condition que demain il vous dépouillera. C’est vous qui l’avez réduit à cette extrémité, ne vous plaignez pas ; mais s’il vous reste du bon sens, plaignez-le.

La profession de voleur n’existerait pas en tarit que profession, si les malheureux contre lesquels la justice a sévi une fois n’étaient pas honnis, vilipendés, maltraités ; la société les contraint à se rassembler, elle crée leur réunion, leurs mœurs, leur volonté et leur force.

Que l’on ne pense pas que l’abandon du libéré, que son exclusion soit le résultat d’une délicatesse de convention, cette exclusion n’est que la suite d’une hypocrisie. Le libéré est-il riche ? tout le monde lui tend les bras, point de porte qui ne lui soit ouverte, il est reçu partout, Roberto crédite experto, j’en puis parler sciemment. Qu’il ait une bonne table et surtout une cave bien fournie, il aura pour convives des magistrats, des banquiers, des agents de change, des avocats, des notaires ; ils ne rougiront pas de paraître avec lui en public, ils le nommeront leur ami, enfin il sera avec eux compère et compagnon ; et le commissaire, chapeau bas, ne tiendra pas à déshonneur de lui prendre la main : loin de là.

La seconde catégorie des voleurs se compose de cette multitude d’êtres faibles qui, placés sur une pente rapide, entre leurs passions et le besoin, n’ont pas la puissance de résister à de perfides séductions ou à l’entraînement du mauvais exemple. C’est la plupart du temps parmi les joueurs que se recrute cette affligeante catégorie, dont tous les membres sont sur la route qui conduit à l’échafaud. Un écu jeté sur le tapis vert, pour celui qui le risque, le premier pas est fait, et viennent les circonstances, il sera faussaire, voleur, assassin, parricide ; autorisez les jeux vous êtes ses complices, et ses provocateurs : son sang et celui qu’il a versé rejailliront sur vous.

Les individus qui se rangent dans la troisième catégorie sont les nécessiteux, que la misère seule a pu rendre coupables. La société doit être indulgente à leur égard. Presque tous ne demanderaient qu’à être en paix avec les lois, mais auparavant il serait indispensable qu’ils fussent en paix avec leur estomac : décidément la population est trop compacte, ou bien ceux qui ont sont égoïstes au-delà de leur appétit. Les peines ne devraient-elles pas être graduées en raison de la nécessité, en raison du plus ou moins de lumières du délinquant, en raison de sa situation ? la portée de l’intelligence, sa culture négligée ou non, et une foule d’antécédents qui anéantissent toujours plus ou moins le libre arbitre pour ce qui est subséquent, ne devraient-ils pas être pris en considération ? Les peines sont proportionnées aux crimes, c’est vrai ; mais le même crime est atroce ou excusable, suivant qu’il est commis par un licencié en droit, ou par un sauvage de la Basse-Bretagne. Dans une civilisation dont nous ne sommes pas tous également imprégnés, les lois, pour ne pas être iniques dans leur application, devraient être faites, comme les habits des soldats, sur trois tailles, avec une grande latitude laissée aux juges, pour absoudre le sort et l’organisation.

Les voleurs de profession sont tous ceux qui, volontairement ou non, ont contracté l’habitude de s’approprier le bien d’autrui : ils n’ont qu’une pensée, la rapine. Cette catégorie comprend depuis l’escroc jusqu’au voleur de grands chemins, depuis l’usurier jusqu’au forban qui troque contre un palais les vivres d’une armée. Ne disons rien de ceux qu’on n’atteint pas. Les autres forment dix à douze espèces bien distinctes, sans compter les variétés ; ensuite viennent les nuances de pays à pays. Quant à l’objet qu’ils se proposent, les voleurs sont partout à peu près les mêmes ; mais ce n’est pas partout la même manière d’opérer, ils marchent aussi avec leur siècle. Cartouche ne serait aujourd’hui qu’une ganache renforcée, et Coignard hors du bagne passerait pour un voltigeur. Le monde volant n’a pas d’académie, que je sache, cependant il a, comme le monde littéraire, ses classiques et ses romantiques ; telle ruse qui jadis était de bon aloi, n’est plus maintenant qu’une malice cousue de fil blanc ; et ce mannequin tout couvert de grelots, dont il fallait subtiliser la montre sans en faire sonner un seul, ce mannequin, dont l’épreuve semblait si ingénieuse à nos pères, ce mannequin est comme Corneille, comme Racine, comme Voltaire… Rococo ! ! !

C’est au vivant que nos modernes s’attaquent de prime abord ; c’est sur-la nature qu’ils font leurs essais. À leurs débuts ils tranchent du maître ; pour eux, les anciens sont comme s’il n’étaient pas : il n’y a plus de modèles, plus de copies, plus de traces suivies, personne ne pivote, c’est à qui se frayera une route nouvelle. Toutefois il est un cercle dans lequel les originaux eux-mêmes doivent se mouvoir : je les ai observés, j’ai vu leur point de départ, je sais où ils vont, et quelles que soient leurs évolutions ou leur génie, toutes les sinuosités de leur itinéraire me sont connues d’avance. À travers les mille et une transformations qu’enfante chaque jour le besoin d’échapper à une surveillance importune, j’ai pu discerner encore le caractère propre à chaque espèce ; la physionomie, le langage, les habitudes, les mœurs, le costume, l’ensemble et les détails, j’ai tout étudié, tout retenu, et qu’un individu passe devant moi, si c’est un voleur de profession, je le signalerai, j’indiquerai même son genre… Souvent, à l’inspection d’une seule pièce du vêtement, j’aurais plus tôt deviné un voleur de pied en cap, que notre célèbre Cuvier avec deux maxillaires et une demi-douzaine de vertèbres, n’aura reconnu un animal anti-diluvien, fut-ce un homme fossile. Il y a dans l’accoutrement des larrons, des hiéroglyphes que l’on peut déchiffrer avec plus de certitude que celles dont un M. de Figeac se vante de nous donner l’interprétation, ad aperturam libri. Il y a également dans les manières des signes qui ne sont nullement équivoques… ; j’en demande pardon à Lavater, ainsi qu’aux très fameux docteurs Gall et Spurzheim, enfin à tous les physiognomonistes ou phrénologistes passés, présents et à venir, dans les monographies que je vais tracer, je ne tiendrai compte ni des irrégularités du visage, si elles ne sont accidentelles, ni des protubérances frontales, occipitales ou autres, ce sont des indications plus précises, et surtout plus positives que je fournirai, me gardant soigneusement de cet esprit de système qui ne produit que des erreurs. Une bonne toxicologie ne se fonde pas sur des hypothèses : voyez celle de M. Orfila ; on ne se joue pas avec les poisons, et quand on veut mener une démarcation infaillible entre les bons et les mauvais champignons, entre les espèces vénéneuses et celles qui ne le sont pas, il faut des données d’une évidence si constante et si palpable, que personne ne puisse s’y méprendre. Afin de trouver un appui à la comparaison, j’en appelle au savant docteur Rocques, dont l’excellent travail sur cette matière est si justement estimé.

Puisque par cette série de rapprochements, auxquels sans doute le lecteur ne s’attendait pas, je suis parvenu jusqu’aux confins de l’histoire naturelle, je ne suis pas fâché de saisir l’à-propos pour déclarer que c’est uniquement d’après ma méthode que j’ai entrepris de classer les voleurs. Pendant une perquisition, un livre me tomba sous la main, il contenait des images : pour les hommes comme pour les enfants les images ont beaucoup d’attrait… Tandis que le commissaire furetait partout, afin de découvrir un pamphlet (c’était, je crois, du Paul-Louis Courier), je feuilletais et m’amusais tout bonnement à regarder les estampes… Le livre qui m’offrait cette innocente distraction était une monacologie, ou monacographie, où tous les ordres de moines, mâles et femelles, étaient classés et décrits d’après la méthode de Linné. L’idée était ingénieuse, j’avoue qu’elle me sourit, et, plus tard, en songeant à donner une classification des voleurs, j’étais presque tenté d’en faire mon profit ; mais en y réfléchissant, je me suis bientôt convaincu qu’il y avait beaucoup trop à faire, pour découvrir dans un voleur les étamines, les pétales, les pistils, les corolles, les capsules : certainement avec de l’imagination, on peut voir tout ce que l’on se met dans la fantaisie ; faire voir… malgré la fantasmagorie et les évocations de Cagliostro, c’est autre chose !… Les capsules d’un frère mineur et le pistil d’une visitandine, sans trop d’efforts, cela se conçoit. Mais bien que les voleurs pullulent, et s’entre-fécondent, bien que, suivant le précepte, ils croissent et se multiplient ne plus ne moins que les plantes et les animaux, comme ce n’est pas là ce qui les distingue essentiellement, j’ai dû renoncer à la méthode de Linné, et me résoudre à consigner purement et simplement mes remarques, sans m’inquiéter s’il y aurait plus d’avantages à les coordonner bien savamment, en adaptant aux individus qui en font le sujet, les dénominations plus récentes de la zoologie.

Peut-être en méditant le traité des monstruosités de M. Geoffroy Saint-Hilaire, serais-je arrivé à calquer la marche de mon travail sur celle du sien, mais l’analogie entre les monstruosités dont nous nous occupons l’un et l’autre ne m’a pas paru assez frappante pour que je prisse la peine de le consulter. D’ailleurs, qui oserait affirmer que le penchant au vol soit une anomalie ? et tout en accordant, qu’il est urgent de le réprimer, c’est encore une question de savoir si ce n’est pas un instinct. Ce n’est pas tout, le moral et le physique ne s’emboîtent pas toujours : quand si celui-ci est droit, celui-là est tortu, et vice versa, n’y aurait-il pas de l’extravagance à vouloir établir des parallèles ?

Je ne suis pas de ces gens qui reculent devant une innovation, cependant en offrant la nomenclature des voleurs, je me suis conformé à l’ancien usage, je leur ai conservé les dénominations sous lesquelles ils se connaissent entre eux et sont connus de la police, depuis que Paris est assez vaste et assez peuplé pour que toutes les espèces et variétés puissent simultanément exercer dans son enceinte. On m’avait conseillé de donner, ex professo, une nomenclature de ma façon, avec une terminologie ou grecque ou latine. Je me serais alors avancé sur les traces des Lavoisier et des Fourcroi ; c’était un moyen de célébrité : mais tout cela n’eût été que de l’hébreu pour le commun des martyrs ; que dis-je de l’hébreu ?… Où donc ai-je la tête ? Je ne pensais pas aux juifs : c’est une langue mère, que l’hébreu ! tout bien considéré, l’hébreu eût convenu, le grec aussi ; il y a de grands grecs parmi les voleurs ; il y en a partout ! Toutefois que m’aurait servi d’appeler les Cambrioleurs, par exemple, Suladomates (dévaliseurs de chambres) ; les Floueurs, Balantiotomistes (coupeurs de bourse), j’eusse passé pour helléniste ; défunt M. Gail ne l’était pas plus que moi, à la bonne heure ! Mais lors même qu’à l’instar des chimistes, j’aurais analysé ou fait analyser un de ces messieurs, en saurait-on davantage parce que, singe de MM. Gay-Lussac et Thénard, j’aurais dit qu’un cambrioleur se compose, sauf les atomes évaporés, de 53,360 de carbone, 19,685 d’oxigène, 7021 d’hydrogène, 19,934 d’azote, plus la gélatine, l’albumine, l’osmazome, etc. ? Eh ! mon Dieu, n’allons pas chercher midi à quatorze heures ; et sans nous soucier de la renommée, ne proférons pas des paroles qui ne représentent rien, appelons les choses par leur nom. J’ai trouvé les voleurs baptisés ; je ne serai pas leur parrain, c’est assez d’être leur historiographe.

Il n’y a pas long-temps que je reçus la visite d’un érudit. D’un érudit ! Eh pourquoi pas ! ne suis-je pas entré dans la carrière littéraire ? Depuis que j’ai publié des mémoires, il est venu chez moi jusqu’à des grammairiens pour m’offrir de m’apprendre le français, à condition que je leur enseignerais l’argot. Peut-être étaient-ce des philologues ? Quoi qu’il en soit, l’érudit vint chez moi ; que me voulait-il ? on va le voir. »

Il m’aborde. « C’est vous qui êtes M. Vidocq ?

– » Oui, monsieur, que puis-je pour votre service ?

– » J’ai fait une découverte bien précieuse et qui doit vivement vous intéresser.

– » Quelle est-elle, s’il vous plaît ?

– » Un livre, monsieur, le premier, le plus utile des livres pour vous, et qui, dans les fonctions si pénibles que vous avez remplies, vous eût épargné bien du mal.

– » C’est de la moutarde après-dîner.

– » Il arrive un peu tard, je le sais ; mais que voulez-vous ? voilà plus de cinquante ans qu’il n’a pas vu la lumière !

– » Et qui donc le tenait ainsi sous le boisseau ?

– » Qui donc ? vous le demandez ! le plus terrible de nos bibliotaphes, feu M. Boulard. En a-t-il porté des bouquins dans ses poches, qui étaient comme des corbillards ? c’est lui qui les avait inventées, les poches à la Boulard. Dix hôtels qu’il possédait sur le pavé de Paris, étaient autant de cimetières ; où tout ce qui tombait sous la main était impitoyablement enterré.

– » Quel enterreur !

– » Ah ! monsieur, il était temps qu’il mourût ! que de trésors il avait enfouis ! que d’exemplaires uniques il tenait en charte privée ! Celui-là aussi est unique ; ce n’est pas sans peine que je l’ai exhumé : enfin je l’ai, je le possède. Pauvre petit De famosis Latronibus !… Merlin et Renouard le poussaient comme des enragés ; mais j’étais à la vente, j’étais là, je leur ai tenu tête, et il est à moi ; je le tiens, c’est cet in-quarto, vous le voyez. C’est bien cela De famosis Latronibus investigandis, a Godefrido. Ce Godefroid était un malin compère, il les savait toutes, monsieur. Ah ! c’était affaire à lui pour découvrir un voleur. C’est dans ce savant traité qu’il a déposé le fruit de ses veilles ; que votre successeur, M. Lacour, voudrait bien avoir son secret ! mais c’est à vous, à vous seul que je prétends en faire hommage, je suis venu tout exprès à Saint-Mandé pour vous l’offrir.

– » J’accepte, monsieur, et vous remercie beaucoup. Mais seriez-vous assez bon pour me dire quel était ce Godefroid ?

– » Ce qu’il était ! Docteur in utroque, contemporain de l’illustre Pic de la Mirandole, et professeur d’astrologie judiciaire dans une des plus célèbres universités de l’Allemagne, jugez s’il était capable d’écrire !

– » Ce sont là de beaux titres, assurément, des titres fort honorables ; mais avait-il été aux galères ?

– » Non : cela n’empêchait pas que depuis Ève, qui déroba la pomme, jusqu’au filou Tita-pa-pouff, qui escamota l’escarboucle du Prophète, il n’y avait pas un voleur dont il ne sût les prouesses sur le bout du doigt.

– » Et il les contait à ses écoliers, le pédadogue ?

– » Il les contait, sans doute : allez l’on est bien fort quand on a par devers soi l’expérience de tous les siècles.

– » Votre Godefroid m’a tout l’air de n’être qu’un amateur ; au surplus, si ce n’était pas abuser de votre complaisance, je vous prierais de me traduire quelques morceaux de l’admirable traité De famosis.

– » Volontiers, monsieur, volontiers. Teneo lupum auribus ; je tiens le loup par les oreilles. Vous allez être satisfait, ravi, étonné.

– » Nous verrons bien. »

Nous étions assis sur un banc, à l’entrée de mon salon ; je fis taire mes chiens qui aboyaient. L’érudit commença sa version, et je prêtai l’oreille ; d’abord il me fallut entendre le curriculum vitae de tous les voleurs mythologiques, Mercure, Polyphème, Cacus ; puis vinrent les temps héroïques, tout remplis de voleurs et de vols : on avait enlevé le trésor de Diane à Éphèse, les troupeaux de celui-ci, la génisse de celui-là, le cheval de tel autre. Ensuite, au milieu d’un déluge de citations, étaient énumérés tous les larcins mentionnés dans la Genèse : les Médes, les Assyriens, les Romains, les Carthaginois paraissaient également sur la scène, à mesure que l’ordre chronologique les y appelait. Quand je vis que c’était à n’en plus finir, j’interrompis le traducteur. « Assez ! assez, lui dis-je.

– » Non ! non, pardieu, il faut que vous écoutiez celle-là. Voici une dissertation qui est fort curieuse ; elle roule sur les deux larrons entre lesquels Jésus-Christ fut crucifié. » L’auteur cherche quels pouvaient être leurs noms.

– « Eh ! que nous importe leurs noms ?

– » Ah ! monsieur, quand on remonte dans le passé, il n’est point de petite recherche ; savez-vous que si l’on parvenait à connaître le nom de l’un des deux, du bon, par exemple, cela ferait grand bruit à Rome ; car, enfin, il est dans le ciel, le Sauveur l’a dit ; ce serait une canonisation, un bouleversement dans la légende, une révolution dans le calendrier, le pape n’aurait jamais canonisé plus à coup sûr, il aurait la parole de celui qu’il représente : quelle pièce au procès ! il serait infaillible, cette fois.

– » Tout cela est possible, mais je vous dirai franchement que je ne m’en inquiète guère.

– » Ah ! je le vois, la partie historique vous ennuie ; vous êtes homme d’exécution, M. Vidocq, passons à la partie pratique.

– » Oui, passons à la partie pratique, c’est ici que je l’attends.

– » Vous serez content de lui.

– » Que dit votre docteur ?

– » J’y suis : attention. Si vous avez été volé, et que vous désiriez absolument découvrir l’auteur du vol, commencez par consulter votre planète, rappelez-vous sous quelle étoile vous êtes né, dans laquelle de ses douze maisons venait d’entrer le soleil ; examinez à quel point du zodiaque il se trouvait in horâ natali ; si c’était sous le signe de la balance, c’est bon, il y a de la justice sur le tapis, le voleur sera pendu sans rémission ; ensuite il faut avoir bien observé la conjonction de Mars et de Vénus : l’état du ciel a tant d’influence sur nos destinées ? voyez la position de Mercure, à l’heure précise où vous vîntes au monde, à l’heure où vous vous êtes aperçu que l’on vous avait volé ; supputez, comparez, suivez Mercure, ne le perdez pas de vue, c’est lui qui emporte ce que vous avez perdu ; si vous ne pouvez pas l’arrêter, prenez de la corde d’un patient qui soit mort en riant, signez-vous sept fois, récitez sur la corde cinq Pater et trois Ave, et terminez par le Credo, que vous direz à rebours, de la fin au commencement, sans reprendre haleine : la foi est nécessaire ; après cela, avalez à jeun un grand verre d’eau.

– » Oui, croyez et buvez, c’est bien ; mais, monsieur l’érudit, c’est un recueil de sornettes, que votre traité De famosis.

– » Comment, monsieur, des sornettes ! l’auteur relate ses autorités, cinquante pages de noms à la fin du livre, poètes, orateurs, historiens, polygraphes.

– » Nomme-t-il aussi des mouchards ?

– » Il parle d’Argus, de Briarée ; j’espère que l’un était un fameux agent de police, cent yeux ! et l’autre, cent bras, quel gendarme ! »

L’érudit était entiché de son acquisition, et quoi que j’eusse dit pour lui prouver que son livre n’était qu’un fatras, il se retira, bien convaincu qu’il m’avait fait un très joli présent, mais que, par amour-propre, je ne voulais pas en convenir.

Je suis sûr que, dans sa pensée, Godefroid valait bien Vidocq, et pourtant tout le savoir de l’ancien, dont il me proposait les leçons, se bornait à des pratiques superstitieuses. La foi était nécessaire, comme aux disciples de M. Cousin ; elle est encore bien vive, bien robuste, la foi ! après l’incendie du bazar Boufflers, n’ai-je pas vu promener gravement un bouquet de violettes sur les murs, afin de reconnaître si le feu avait été mis à dessein : s’il y avait eu malveillance, le bouquet devait s’enflammer aussitôt qu’on le présenterait à l’endroit où l’incendie avait commencé ; et des témoins ont vu la flamme, le bouquet a été consumé, le fait est authentique ; c’est comme l’apparition de la croix de Migné. Le pape, les cardinaux, les évêques, les archevêques ? Dieu, lui-même, se joindraient aux philosophes, ils ne tueraient pas la crédulité : le prince de Hohenlohe ferait toujours des miracles, on s’adresserait toujours aux devins, on ferait toujours tourner la baguette, on interrogerait toujours le marc de café, les blancs d’œufs, le sas, les clés, la bague et les tarots. La vieille Lenormand, madame Mathurin, Fortuné et tous les sorciers ou sorcières de Paris, les magnétiseurs y compris, ne seraient pas moins consultés toutes les fois qu’il se commet un vol, et la plupart du temps, avant qu’aucune déclaration ait été faite à la police : qu’en advient-il ? tandis qu’on recourt aux moyens surnaturels, l’objet volé devient introuvable ; le coupable a eu le loisir de prendre toutes ses précautions pour ne pas être découvert, et lorsque, après avoir épuisé les ressources de la magie et de la divination, on se présente dans le bureau de la petite rue Sainte-Anne, pour invoquer le ministère du chef de la sûreté, comme il n’y a plus vestige du méfait, l’investigation est infructueuse, et le larron est le seul qui puisse s’appliquer, en riant dans sa barbe, cet axiome favori des imbéciles et des fourbes : il n’y a que la foi qui nous sauve.

Si la multitude avait un peu plus de confiance en mes reliques qu’en celles de mon successeur, c’est que vraiment j’étais parfois incompréhensible pour elle. Dans combien d’occasions n’ai-je pas frappé d’étonnement les personnes qui venaient se plaindre de quelque larcin : à peine avait-on rapporté deux ou trois circonstances, déjà j’étais sur la voie, j’achevais le récit, ou bien, sans attendre de plus amples renseignements, je rendais cet oracle : le coupable est un tel. On était émerveillé : était-on reconnaissant ? je ne le présume pas ; car, d’ordinaire, le plaignant restait persuadé, ou que c’était moi qui l’avais fait voler, ou que j’avais fait un pacte avec le diable ; telle était la croyance de ma clientelle, qui n’imaginait pas que je pusse autrement être si bien instruit. L’opinion que j’étais la cheville ouvrière, ou plutôt l’instigateur d’un grand nombre de vols, était la plus populaire et la plus répandue : on prétendait que j’étais en relation directe avec tous les voleurs de Paris, que j’étais informé par eux, à l’avance, des coups qu’ils méditaient, et que, s’ils avaient été empêchés de me prévenir par la crainte de laisser échapper une belle occasion, après le succès ils ne manquaient jamais de venir m’en faire part. On ajoutait qu’ils m’associaient aux bénéfices de leur industrie, et que je nr les faisais arrêter qu’au moment où leur activité n’était plus assez productive pour moi. Ils étaient, il faut en convenir, d’une bonne pâte, de se sacrifier ainsi pour l’homme qui devait tôt ou tard les livrer à la justice ! en fait d’absurdité, il n’est rien qu’ici bas l’on ne puisse imaginer ; mais comme derrière l’absurde, rarement il n’est pas un levain quelconque de vérité, voici le point d’où l’on était parti. Intéressé, par devoir, à connaître, autant que possible, tout ce qu’il y avait de voleurs et de voleuses de profession, je tâchais d’être informé à sous et deniers, de l’état de leurs finances, et si j’apercevais un changement avantageux dans leur position, j’en concluais naturellement qu’ils s’étaient procuré quelqu’aubaine ; si l’amélioration observée concordait avec une déclaration, la conclusion devenait plus probable, toutefois elle n’était encore qu’une conjecture ; mais je me faisais rendre compte des moindres particularités propres à me révéler les moyens d’exécution employés pour consommer le crime, je me transportais sur les lieux, et souvent, avant d’avoir fait aucune recherche, je disais au déclarant : « Soyez tranquille, je suis certain de découvrir les voleurs, ainsi que les objets volés. » Le fait suivant, le seul de ce genre que je veuille rapporter, en offre la preuve.

Monsieur Prunaud, marchand de nouveautés dans la rue Saint-Denis, avait été volé pendant la nuit. On avait fait effraction pour s’introduire dans son magasin, d’où l’on avait enlevé cinquante pièces d’indienne et plusieurs schals de prix : dès le matin, M. Prunaud accourut à mon bureau, et il n’avait pas fini de conter sa mésaventure, que je lui avais nommé les auteurs du vol. « Il ne peut avoir été commis, lui dis-je, que par Berthe, Mongodart et leurs affidés. Aussitôt je mis à leurs trousses des agents, à qui je donnai l’ordre de s’assurer s’ils faisaient de la dépense. Peu d’heures après, on vint m’annoncer que les deux individus sur lesquels s’étaient arrêtés mes soupçons avaient été rencontrés dans un mauvais lieu, en la compagnie des nommés Toulouse et Reverand, dit Morosini ; que les uns et les autres étaient habillés à neuf, et que, selon toute apparence, ils avaient le gousset garni, puisqu’on les avait vus en partie avec des filles. Je savais quel était leur recéleur en titre ; je demandai que perquisition fût faite à son domicile, et les marchandises furent retrouvées. Le recéleur ne pouvait éviter son sort, il fut envoyé aux galères ; quant aux voleurs, pour qu’ils fussent condamnés, il me fallut préparer l’évidence au moyen d’un stratagème de mon invention : ils furent dûment atteints et convaincus.

Pour être à la hauteur de mon emploi, il fallait bien que je fusse capable de conjecturer avec quelque justesse : souvent j’étais si sûr de mon fait, que non-seulement je déclinais, ex abrupto, les noms et la demeure des voleurs, mais qu’encore je traçais leur signalement avec précision, en indiquant la manière dont ils s’y étaient pris pour effectuer le vol. Le vulgaire, qui ignore les ressources de la police, ne concevait pas que l’on pût être innocent et avoir tant de perspicacité. Pour quiconque n’est pas accoutumé à réfléchir, l’illusion était telle, que sans la moindre malveillance à mon égard, il était fondé à supposer une connivence qui n’existait pas : mais une franche moitié des habitants de Paris se figurait que j’avais le don de tout voir, de tout entendre, de tout savoir ; et ce n’est pas exagérer de le dire, à leurs yeux j’étais comme le Solitaire, aussi invoquait-on mon assistance à tout propos, et les trois quarts du temps pour des objets qui n’étaient pas de ma compétence. On ne se fait pas d’idée de la bizarrerie des réclamations qui m’étaient adressées ; il faut avoir assisté à l’une de ces audiences, durant lesquelles le public était admis dans le bureau de sûreté. Un paysan entrait : « Monsieur, je sommes allé me promener au Jardin des Plantes, et tandis que j’étions à regarder les bêtes, voilà qu’un monsieur, qui était mis comme un prince, m’a demandé si je n’étions pas de la Bourgogne ? je lui ons répondu que oui ; là dessus, il m’a dit qu’il était de Joigny, et marchand de bois de son état ; nous nous sommes reconnus pays, si bien que, de fil en aiguille, il a proposé de me faire voir la tête de mort. Il était, ma foi, bien honnête, je puis vous l’assurer ! Moi qui ne me doutions de rien, je me sommes laissé gagner à allez avec lui ; je sommes sortis du jardin, et voilà qu’en passant z’à la grille, il en rencontre des autres ; il y en a z’un que c’était un marchand de toile.

– » Ils étaient deux, n’est-ce pas ? un jeune et un vieux ?

– » Oui, monsieur.

– » Le vieux avait amené des vins à l’entrepôt ?

– » Oui, monsieur.

– » Je vois votre affaire, ils vous ont enfoncé ?

– » Vous l’avez ma foi dit, mon brave monsieur, trois mille francs qu’ils m’ont pris ! mille écus, en belles pièces de vingt francs.

– » Ah ! c’était de l’or ? ne vous l’ont-ils pas fait cacher ?

– » Je crois bien qu’ils me l’ont fait cacher, si bien cacher que je ne l’ai plus retrouvé.

– » C’est cela, je connais vos hommes. Dites donc, Goury (c’était à l’un de mes agents que j’adressais la parole), ne seraient-ce pas Hermelle, Desplanques, et le Père de famille ?

L’AGENT. » Ça m’a tout l’air de cela.

– » N’y avait-il pas parmi eux un long nez ?

– » Oh ! oui, bien long.

– » Je vois que je ne me trompe pas.

– » Oh ! non ; que vous avez morguenne bien mis le doigt dessus du premier coup, il y en a qui rencontrent à deux fois. Un long nez ! ah, monsieur Vidocq, que vous êtes bon enfant ! À présent je ne suis plus si inquiet.

– » Et pourquoi ?

– » Puisque c’est de vos amis qui m’ont volé, il vous sera bien aisé de retrouver mon argent, tâchez seulement que ce soit bientôt ; si ça pouvait être aujourd’hui ?

– » Nous n’allons pas si vite en besogne.

– » C’est que, voyez-vous, j’ai absolument besoin de retourner au pays, je fais faute à la maison, j’ai ma femme qui est toute seule, avec ça que c’est dans quatre jours la foire à Auxerre.

– » Oh ! oh ! vous êtes pressé, mon bon homme ?

– » Oui, que je le suis ; mais écoutez, on peut s’arranger, donnez-moi simplement quinze cents francs tout de suite, et je vous tiendrai quitte du reste. C’est-ti ça parler ? J’espère qu’on ne peut pas être plus accommodant !

– » C’est vrai, mais je ne fais pas de marché de cette espèce.

– » Il ne tiendrait qu’à vous pourtant. »

Le Bourguignon entendu, venait le tour d’un chevalier de Malte, qui vraisemblablement avait obtenu des dispenses pour le mariage, car il était accompagné de sa noble moitié, qui amenait sa bonne avec elle.

« LE CHEVALIER. « Monsieur, je suis le marquis Duboisvelez, ancien émigré, ayant donné des preuves non équivoques de mon attachement à la famille des Bourbons.

MOI. » Cela vous fait honneur, monsieur, mais de quoi s’agit-il ?

LE CHEVALIER. » Je viens ici pour vous prier de vouloir bien faire rechercher et arrêter sur-le-champ mon domestique, qui est disparu de chez moi avec une somme de trois mille sept cent cinquante francs et une montre d’or guillochée, à laquelle je tiens beaucoup.

MOI. » Est-ce là tout ce qui vous a été volé ?

LE CHEVALIER. » Je le présume.

MADAME. » Il nous aura sans doute pris autre chose ; vous savez bien, marquis, que depuis long-temps il n’y avait pas de jour qu’il ne vous manquât tantôt un objet, tantôt un autre.

LE CHEVALIER. » C’est vrai, madame la marquise, mais pour le moment ne réclamons que nos trois mille sept cent cinquante francs et la montre. D’abord la montre, il me la faut, à quelque prix que ce soit. Il suffit qu’elle m’ait été donnée par feue madame de Vellerbel, ma marraine ; vous sentez bien que je ne veux pas la perdre.

MOI. » Il est possible, monsieur, que vous ne la perdiez pas ; mais, au préalable, je vous serais obligé de me donner les nom, prénoms, âge, et signalement du domestique !

LE CHEVALIER. » Son nom ? ce n’est pas difficile ; il s’appelle Laurent.

MOI. » De quel pays est-il ?

LE CHEVALIER. » Je pense qu’il est de la Normandie.

MADAME. » Vous êtes dans l’erreur, mon ami, Laurent est Champenois, j’ai vingt fois entendu dire qu’il était né à Saint-Quentin. Au surplus, Cunégonde va nous éclaircir sur ce point (se tournant vers sa bonne) ; Cunégonde, Laurent n’était-il pas de la Champagne ?

CUNÉGONDE. » Je demande pardon à madame la marquise, je crois qu’il était de la Lorraine : quand on lui écrivait c’était toujours de Dijon.

MOI. » Vous me semblez peu d’accord sur son lieu de naissance : et puis Laurent, ce n’est probablement qu’un nom de baptême, et il y a plus d’un âne à la foire qui s’appelle Martin. Il serait nécessaire que vous m’apprissiez son nom de famille, ou tout au moins que vous me fissiez de sa personne une description assez détaillée pour qu’on pût le reconnaître.

– » Son nom de famille ! j’ignore s’il en avait un ; ces gens-là n’en ont pas : d’ordinaire, ils ont celui qu’on leur donne. Je l’appelais Laurent, parce que cela me convenait, et parce que c’était le nom de son prédécesseur : cela se transmet avec la livrée. Quant à son pays, ne vous l’ai-je pas dit ? il est Normand, Champenois, Picard ou Lorrain. Pour ce qui est de sa personne, sa taille est ordinaire, ses yeux, mon Dieu ! il a des yeux comme tout le monde, comme… comme vous, comme moi, comme mademoiselle, son nez n’a rien de remarquable, sa bouche est…, je n’ai jamais fait attention à sa bouche. On a un domestique, c’est pour se faire servir ; vous sentez bien qu’on ne le regarde pas… Autant que je crois m’en être aperçu, il était brun ou châtain.

MADAME. » Mon ami, j’ai quelqu’idée qu’il était blond.

CUNÉGONDE. » Blond d’Égypte. Il était roux comme une carotte.

LE CHEVALIER. » C’est possible ; mais ce n’est pas là l’important. Ce que monsieur a besoin de savoir, c’est qu’avant le vol je j’appelais Laurent, et il doit encore répondre à ce nom, s’il n’en a pas pris un autre.

MOI. » Ceci est fort juste ; M. de Lapalisse n’aurait pas mieux dit. Cependant, vous conviendrez que, pour me guider dans mon exploration, quelques données un peu moins vagues, me seraient indispensables.

LE CHEVALIER. » Je ne saurais vous en apprendre davantage. Mais, à mon compte, cela doit vous suffire, avec un peu d’adresse vos hommes m’auront promptement fait raison du drôle, ils sauront bientôt où il est à dépenser mon argent.

MOI. » Je serais infiniment flatté de pouvoir vous être agréable ; mais sur d’aussi faibles indices, comment voulez-vous que je m’embarque ?

LE CHEVALIER. » Pourtant j’arrive ici avec des renseignements tellement positifs, que vous n’avez, il me semble, qu’à vouloir : c’est de la besogne toute mâchée que je vous apporte. Peut-être ne vous ai-je pas dit son âge ; il peut avoir de trente à quarante.

CUNÉGONDE. » Il n’était pas si vieux, monsieur le marquis ; il n’avait pas plus de vingt-quatre à vingt-huit ans.

LE CHEVALIER. » Vingt-quatre, vingt-huit, trente, quarante, ceci est indifférent.

MOI. » Pas autant que vous le supposez. Mais, monsieur, ce domestique vous vient de quelque part ; sans doute il vous a été ou recommandé, ou procuré par quelqu’un.

LE CHEVALIER. » Par personne, monsieur, c’est un cocher de cabriolet qui me l’a envoyé ; voilà tout.

MOI. » Avait-il un livret ?

LE CHEVALIER. » Non, assurément, il n’en avait pas.

MOI. » Il avait bien quelque attestation, des certificats… ?

LE CHEVALIER. » Il m’a montré des papiers ; mais tout cela ne signifie rien, je n’y ai pas pris garde.

MOI. » En ce cas, comment voulez-vous que je vous trouve votre voleur ? Vous ne m’offrez rien, absolument rien, qui puisse me mettre sur la trace.

LE CHEVALIER. » En vérité vous êtes plaisant… Je ne vous offre rien : voici près d’un quart d’heure que je prends la peine de m’entretenir avec vous. J’ai répondu à toutes vos questions. S’il faut vous mettre les voleurs dans les mains, autant qu’il n’y ait pas de police. Ah ! ce n’est pas là M. de Sartines. Je ne lui aurais pas dit la centième partie de tout ce que je viens de vous dire, et mon domestique, ma montre, mon argent seraient déjà retrouvés.

MOI. » C’était un grand sire, que M. de Sartines. Quant à moi, je ne me charge pas d’opérer de ces miracles-là.

LE CHEVALIER. » Eh bien ! monsieur, je vais de ce pas chez le préfet me plaindre de votre insouciance. Puisque vous refusez d’agir, mes amis du côté droit, les députés de ma province, sauront que la police n’est bonne à rien, et ils le répéteront à la tribune ; j’ai du crédit, de l’influence, j’en userai, et nous verrons.

MOI. » Allez, monsieur le marquis, bon voyage. »

À cet enragé gentillâtre, succède un homme en blouse : le garçon l’introduit :

– » C’est ti zici qu’est le maître des mouchards, stilà qu’attrape si bein les voleux ?

– » Approchez mon ami, que voulez-vous ?

– » Ça que je veux, c’est zune montre d’argent qu’on m’a chippée tout à l’heure suz une place.

– » Voyons, mon brave homme, comment cela s’est-il fait ? contez-moi cela au plus juste.

– » Vous saurez donc que je m’appelle Louis Virlouvet, paysan cultivateur et vigneron zà Conflans-Sainte-Honorine, marié bien légitimement, père de famille, avec quatre enfants, et mon épouse qui est leur mère ; étant venu z’à Paris pour acheter de la futaille, j’allais mon chemin, tout à coup zen passant suz une place qui n’est pas loin d’ici, voilà ti pas, sous votre respect, qu’il me prend faim de pisser ; je m’arrête devant zun mur, je déboutonne ma culotte et je ne suis pas sitôt zentrain de lâcher zun filet d’eau, qu’on me frappe sur l’épaule, je me retourne, c’était zune demoiselle, qui me dit comme ça : c’est-ti toi, mon ami Thiodore ? oui c’est toi, qu’elle reprend, viens que je t’embrasse ; là-dessus avant, que j’eus parlé, elle me baise et pour lors elle me propose une bouteille de vin ; moi, qui suis vigneron, vous n’en ignorez pas que les vignerons, sont toujours prêts à boire je ne demande pas mieux : elle m’annonce qu’elle a zune camarade et qu’elle va la chercher ; je lui réponds, c’est bon, zallez, mais ne soyez pas long-temps… ; elle s’en va zet moi je suit à l’attendre en attendant ; ne la voyant pas revenir je perds patience, je veux tirer ma montre pour savoir l’heure qu’il est ; je t’en fiche, il n’y avait pas plus de montre que de beurre sur ma main… Plus de doutance, je suit attrapé, ma montre elle est partie sans me dire adieu… ; je cours, mais je ne retrouve plus la demoiselle, et des messieurs à qui je me suit attaqué, m’ont dit de venir zici, que votre bande me retrouverait ma montre d’argent de cinquante-cinq francs, que j’ai zachetée zà Pontoise, chez un horloger zà quantième, qui allait comme une divinité, marquant les jours du mois, avec un cordon zen cheveux de ma fille tressé zà la main, qu’il n’y a rien de si beau.

– » Avez-vous remarqué à peu près quelle est la tournure de la femme ?

– » La femme qui m’a volé ?

– » Oui.

– » Elle est pas trop vieille, c’est pas une jeunesse non plus ; elle est comme le lard de poitrine, ni trop grasse, ni trop maigre, z’entre le zist et le zest ; c’est une particulière qui peut z’avoir autour de cinq pieds moins huit, neuf pouces, je mets ça là zenviron ; avec un bonnet de dentelles, le nez à la retroussette, un peu gros : voyons comment qu’il est gros son nez, que je vous le dise : tenez, approchant comme ste poire qui est sur votre papier de marbre, pour l’empêcher de s’envoler : si c’est pas ça il s’en faut pas d’un crin de cheval ; avec un jupon rouge, des yeux bleus, et une tabatière en écaille, à la rose fondue, que ça sent bon tout plein.

– » Vous me rapportez-là des particularités bien singulières ; ce sont des ragots que vous nous fabriquez ; je suis convaincu que ce n’est pas sur la voie publique que vous avez été volé ; car pour que vous ayiez observé tous ces détails, vous avez dû voir la femme long-temps et de près : allons, au lieu de nous faire des narrés qui n’ont pas le sens commun, avouez que vous vous êtes laissé entraîner dans une maison de débauche, et que tandis que vous donniez un coup de canif dans le contrat, votre montre a disparu.

– » Je vois bein qu’on ne peut rien vous cacher. Oui, c’est vrai.

– » Alors, pourquoi me faire un conte ?

– » C’est qu’on m’a dit qu’il fallait dire comme ça, pour retrouver ma montre à quantième d’argent, de cinquante-cinq francs.

– » Pourriez-vous indiquer la maison où vous êtes allé avec cette femme ?

– » Oh ! pour ça oui ; c’est zune maison zau premier, dans une chambre, avec une table, faisant le coin de la rue.

– » Voilà, ma foi, des renseignements bien précis pour arriver à la découverte !

– » Ah ! tant mieux ; je retrouverai ma montre, n’est-ce pas monsieur ?

– » Je ne dis pas cela ; car vous m’avez donné un signalement si baroque.

– » Comment ! est-ce que je viens pas de vous dire tout à l’heure, à la minute, qu’elle avait les yeux rouges ; c’est-à-dire, s’entend, un jupon rouge, avec des yeux bleus, et un bonnet de dentelles ; c’est-ti pas clair, des dentelles ? et puis, je ne me souviens pas de la couleur de ses bas ; mais je sais bein qu’elle avait des ficelles à ses jarretières, et que ses souliers tenaient zavec ; après ça, il n’y a pas besoin de vous mettre les points sur les i ; vous savez ce que parler veut dire. Sitôt que vous m’aurez fait rendre ma montre, je vous paierai chopine, et encore dix francs que je vous donnerai pour vous boire avec vos camarades.

– » Grand merci, je n’agis pas par intérêt.

– » Tout ça est bel et bon, il faut que le prêtre vise de l’autel, il faut que chacun vise de son métier.

– » On ne vous demande rien.

– » C’est bien ; mais vous me la ferez rendre, ma montre à quantième ?

– » Oui, si on nous la rapporte, je vous la renverrai.

– » Je compte sur vous, au moins : n’allez pas me mettre dans la boîte aux oublis.

– » Soyez tranquille.

– » Bien le bonjour, monsieur le maître.

– » Au revoir.

– » Oui, jusqu’à la prochaine occasion. »

Le vigneron congédié, avec tout l’espoir que méritait l’attentat conjugal qu’il avait à se reprocher, je vois entrer un de ces bons boutiquiers de la rue Saint-Denis, dont le front, tout insignifiant qu’il est, remet pourtant en mémoire la métamorphose du pauvre Actéon.

« Monsieur (c’est le bourgeois qui parle), je viens vous prier de vous mettre de suite à la recherche de ma femme, qui est décampée d’hier soir, avec mon commis. J’ignore la route qu’ils ont prise, mais ils ne doivent pas être allés loin, car ils ont emporté du butin ; argent et marchandise, ils ont tout enlevé : et on ne les rattrapera pas ! oh ! si, on les rattrapera ! j’y perdrais plutôt mon latin. Je suis sûr qu’ils sont encore dans Paris, et si vous vous mettez promptement à leur poursuite nous les aurons ?

– » Je vous ferai observer que nous ne partons pas comme cela du bonnet ; il nous faut un ordre pour marcher : commencez par porter contre madame votre épouse et contre le ravisseur, une plainte en adultère, dans laquelle vous accuserez ce dernier de vous avoir soustrait des effets et des marchandises.

– » Ah ! oui, je porterai une plainte, et tandis que je m’amuserai à la moutarde, les traîtres gagneront au large.

– » C’est probable.

– » Des lenteurs pareilles, lorsqu’il y a péril ! enfin, ma femme est ma femme : chaque jour, chaque nuit le délit devient plus conséquent. Je suis mari ; je suis outragé ; je suis dans mon droit. Elle n’aurait qu’à me faire des enfants, qui sera le père ? ce ne sera pas le père, ce sera moi. Non, puisqu’il n’y a plus de divorce, la loi doit avoir prévu… ?

– » Eh ! monsieur, la loi n’a rien prévu, il y a une forme prescrite, et l’on ne peut pas s’en écarter.

– » Elle est jolie, la forme ! s’il en est ainsi, c’est bien le cas de dire que la forme emporte le fonds. Pauvres maris !

– » Je sais bien que vous êtes à plaindre, mais je n’y puis rien ; d’ailleurs, vous n’êtes pas le seul.

– » Ah ! monsieur Jules, vous qui êtes si obligeant, rendez-moi le service de les faire arrêter aujourd’hui même ; prenez cela sur vous, je vous en conjure ; ne me refusez pas, vous verrez que vous n’en serez pas fâché !

– » Je vous répète, monsieur, que pour faire ce que vous désirez, il me faut un mandat de l’autorité judiciaire.

– » Allons, je ne le vois que trop, on me ravit ma femme et ma fortune ! qui protège-t-on ? le vice. C’est bien digne de la police ! s’il s’agissait d’arrêter un Bonapartiste, vous seriez tous en l’air ; il s’agit d’un mari trompé, on ne bouge pas. C’est un plaisir de voir comme la police se fait ; aussi quand vous me reverrez il fera chaud. Ma femme peut revenir quand il lui plaira, si on me l’enlève de nouveau, ce n’est pas à vous que je m’adresserai, Dieu m’en garde ! »

Le mari se retire, fort mécontent, et l’on vient m’annoncer qu’une espèce d’original sollicite de moi un moment d’entretien. Il paraît. C’est un long corps, un long habit, un long gilet, de longs bras, de longues jambes, et une face longue, blême, glaciale, décharnée, emmanchée d’un long cou raide, comme l’ensemble de la longue figure à laquelle il appartient ; le tout semble se mouvoir par des ressorts. À la vue de cet automate, de sa queue de morue qui lui battait sur les talons, de ses guêtres flottantes, de son jabot ramassé, de son col à rabat, de ses manchettes sans fin, de son grand parapluie et de son très petit chapeau de soie, il fallut que je me tinsse à quatre pour ne pas éclater au nez du personnage, tant sa mine était comique et son accoutrement grotesque.

« Veuillez, monsieur, lui dis-je, prendre la peine de vous asseoir, et me faire connaître le motif qui vous amène.

– » Mossio, chai pressenté à vo lé hommaiche té la part té mossio Lowender, constabele en Bowe Street dé lé Capetale té la Grand-Britanié : il mé récommandé à vo, por trover mon fame, qui faisait mo-a cocou ein Parisse, avec mossio Gaviani, hoffécier italian, qui corrait lé poublique House.

– » Je suis désespéré, monsieur, à l’instant je viens de refuser de prêter l’appui de mon ministère, pour une recherche toute semblable. S’il ne s’agit que d’une exploration inostensible, en considération de M. Lowender, je puis vous indiquer quelqu’un, qui, moyennant salaire, fera toutes les démarches que nécessite la circonstance.

– » Ies, ies, explorachein inosteinsèble… Chai comprends, vo rendez moi bocop satisfait.

– » Donnez-moi, s’il vous plaît, les noms de votre épouse, son signalement, et tous les détails qui vous paraîtront propres à nous diriger.

– » Por le derechen, chai dis à vo qué mon fame, il se nomme madame Bécoot, parce que chai souis mossio Bécoot, dé lé famille à mon joumelle dé frère, qui sé hapellé Bécoot, to comme notre père qu’il était Bécoot aussi. Mon fame, il a éposé mo-a l’an dix-houi cent quinsse, en London : il était bel, il était blond ; son z’ioux il était blac (noir), sa nez il était recommandaiple, son dent blanc et petit ; il avait beaucop dé… dé mamelles, il savait parlé français encore meillior qué mo-a… Si vo décovrez son démore, chai férai preindre madame Bécoot et incontinent condouire en lé paquebote por London.

– » Je crois vous avoir dit, monsieur, que ce n’est pas moi qui me chargerai de la surveillance ; mais je vous mettrai en relation avec une personne qui entrera parfaitement dans vos vues. Givet, allez-moi chercher le duc de Modène, et dites-lui de venir de suite avec le père Martin (le duc de Modène était le sobriquet d’un agent secret, homme de bon ton, que je lançais dans les sociétés où l’on jouait.)

– » Oh ! oh ! vo donnez à mo-a oun doucque, chai souis enchanté, oun douque ! S’il povait sourprendre mon fame avec ce hoffécier, la divorce qué chai volai, il serait comme oun coup dé la tonnerre.

– » Je réponds qu’il vous les fera trouver ensemble ; je suis même persuadé qu’il vous les fera prendre au lit, si cela vous convient.

– » Oh ! oh ! Dans la lite couchés, c’est oune chose bocop meillior por la divorce. Por l’évideince dé crim-con déliciose la lite einseimble… Ah ! mossio, chai souis à vo bocop réconnaissant. »

Le duc de Modène ne se fit pas long-temps attendre ; dès qu’il fut entré, M. Bécoot s’étant levé, et l’ayant salué d’une triple révérence, lui parla en ces termes :

« Mossio lé doucque, j’avais bésoin que vo rendiez service à oun épouse malhouroux qui était désolé par son fame. »

L’agent à qui la méprise de l’anglais n’avait pas échappé, ne manqua pas de prendre l’air d’importance qui convenait au titre dont on le gratifiait. Après avoir conclu avec dignité le marché pour ses honoraires et pris note des indications que M. Bécoot était à même de fournir, il promit de se mettre immédiatement en campagne afin d’arriver à un prompt résultat. La conversation en était à ce point, lorsqu’on me remit une invitation de me rendre sur le champ au parquet de M. le procureur du roi ; je quittai en conséquence M. Bécoot, et l’audience fut fermée jusqu’au lendemain. Puisque je suis en train de faire des digressions, avant que je le ramène aux catégories, le lecteur ne sera peut-être pas fâché d’apprendre comment se termina l’affaire de M. Bécoot.

À peine quarante-huit heures s’étaient écoulées, le duc de Modène vint me dire qu’il avait découvert la retraite de l’infidèle ; elle était avec son Italien, et bien qu’ils fussent sur leurs gardes parce qu’ils avaient appris l’arrivée du mari, il était assuré de les mettre en présence de ce dernier, au milieu des preuves flagrantes de cette intimité horizontale qui, sous le rapport de la conviction, ne laisse rien à désirer. Tandis que le duc était à m’expliquer le stratagème qu’il comptait employer, entra M. Bécoot que j’avais fait prévenir ; il était accompagné de son frère, autre caricature britannique. « Les deux font la paire, observa tout bas l’agent. »

– « Bonjor mossio Védoc, ah voilà mossio lé doucque, chai offre à loui mon poulitesse.

– » Monsieur le duc a une grande nouvelle à vous donner.

– » Ah ah ! oune grande novelle ! vo avez trové ? vo povez dire devant mossio, mossio est oun Becoot, il était ma joumelle, vo avez trové, véridiquement trové !

– » Voyons, monsieur le duc, racontez à ces messieurs ce qu’il en est.

– » Ies, ies, raccontez oun po mossio lé douque.

– » Eh bien oui ! j’ai trouvé, et pour peu que vous le désiriez, je m’engage à vous les montrer tous les deux dans le même lit.

– » Dans la même lite ! s’écria le frère de M. Becoot ; c’était oun miracle, vo êtes sorcière donque, mossio lé douque.

– » Je vous jure qu’il n’y a rien de sorcier là-dedans, tout cela n’est que de la physique.

– » Ies, ies, de la phessique (riant), ah, ah, ah, choli phessique !

– » Puisqu’ils couchent ensemble.

– » Ies, ies, natoural, beaucoup natoural ; dans la même lite, charmante cohabitachen, charmante ! » charmante ! répétait en s’extasiant le beau frère de madame Becoot, dont le mari qui se pâmait presque d’aise, exprimait par ses contorsions et les grimaces les plus burlesques, la satisfaction qu’il ressentait.

Lady Becoot et son amant avaient logé pendant quelques mois rue Feydeau, chez une de ces dames qui, pour leur avantage et la commodité des étrangers, tiennent à la fois table d’hôte et d’écarté ; mais prévoyant des persécutions, à la nouvelle du débarquement des deux jumeaux, le couple adultère s’était réfugié à Belleville, où un général, des amis de la dame, leur avait donné l’hospitalité. On convint d’aller les relancer dans cet asile, et comme M. Becoot était pressé, il fut décidé que l’on précipiterait le dénouement.

Le lendemain était un dimanche, il devait y avoir grand dîner chez le général, et à la suite du repas, suivant l’usage de la maison, on devait y donner à jouer. Le duc de Modène, connu depuis long-temps pour un adroit flibustier, avait donc un prétexte suffisant pour s’introduire dans une réunion où les Grecs étaient admis sans difficulté. Il ne laissa pas échapper l’occasion. S’étant transporté à Belleville, quand la soirée fut venue, il alla prendre place dans le salon du général, jusqu’à deux heures du matin, qu’il sortit pour rejoindre les deux frères, qui, non loin de là, étaient dans un carrosse de remise. « C’est pour le coup, leur dit le duc, que le couple est dans les draps.

– » Dans les draps ! s’écrie M. Becoot.

– » Oui, monsieur, dans les draps ; j’ai presque assisté à leur coucher, et si vous vous sentez le courage de tenter l’escalade, je me charge de vous conduire jusqu’à l’alcôve, vous n’aurez plus qu’à tirer le rideau.

– » Comment vo dites ? l’escalade ! Qu’entendez-vo escalade ?

– » Nous franchirons le mur du jardin.

– » Goddem ! franchir… Voyez-vous mo-a monté ? La domestique il crie à la voleur… Non, non, pas franchir… et la pâton et la fissil, pin, pan, patatra, je fais des coulboutes… Et mossio Gaviani bien contente. Oh ! oh ! pas franchir.

– » Cependant, si vous voulez que le délit soit matériellement constaté.

– » Dans les Becoot, mossio lé douque, no n’aimons pas la péril.

– » Alors il faudra saisir les coupables hors de la demeure du général, c’est le moyen de ne courir aucun risque. Je sais qu’à l’issue du déjeuner ils doivent monter dans un fiacre qui les emmènera à Paris : Vous convient-il de les prendre dans le fiacre ?

– » Dans la fiacre, ies, ies, por proudeince. »

Le duc de Modène, son auxiliaire le père Martin, et les deux insulaires, se mirent en faction pour être à l’affût du départ. Pendant qu’on était ainsi aux aguets, M. Becoot fit mille questions et réflexions plus saugrenues les unes que les autres. Enfin, vers les deux heures de l’après-midi un fiacre s’arrête à la porte : au bout d’un instant, il s’ouvre pour recevoir madame Becoot et son cavalier. On croirait qu’à cette vue, M. Becoot n’aurait plus été le maître de contenir son indignation ; il ne sourcilla pas : les maris anglais sont étonnants : « Vo voyez, dit-il à son frère, vo voyez, mon fame avec son hamant.

– » Oui, oui, jé voyé… Il était dans lé voitoure. »

On était averti que le fiacre se dirigerait sur la rue Feydeau. Les Anglais ordonnèrent à leur cocher de fouetter, afin de gagner les devant, et quand ils furent à hauteur de la porte Saint-Denis, à l’endroit où une montée conduit au boulevard Bonne-Nouvelle, ils mirent pied à terre. Bientôt ils aperçoivent le fiacre ; il va au pas ; les agents s’avancent pour l’arrêter, et M. Becoot en ayant ouvert la portière : « Ah ! bonne jor, dit-il avec un flegme inconcevable, mossio, jé démandé à vo pardon ; jé véné prend mon fame, qué vo cacholez à mon place.

– » Allons, madame ajouta le frère, c’été temps por né plous no faire coucous, véné havec. »

Gaviani et madame Becoot sont terrifiés, sans répondre, ils descendent tous deux, et pendant que l’Italien acquitte le prix de la course, contrainte d’obéir l’infortunée lady est impitoyablement installée dans le carrosse, entre les deux Becoot, en face des deux estafiers. Tout le monde était silencieux, tout à coup, madame Becoot revenue peu à peu de sa terreur, s’élance à la portière : « Gaviani, Gaviani, crie-t-elle, mon ami, sois tranquille, je ne t’abandonnerai qu’à la mort.

– » Taissez-vo, madame Becoot, lui dit froidement son mari, je ordonné vo la silence, vo êtes oune méchant fame ; vo êtes assez hardie por appélé mossio Gaviani ; vo êtes oune félon, ouai, madame, vo êtes oune grand félon ; jé féré mété vo dans lé blac Hole.

– » Vous ne ferez rien.

– » Jé féré, jé féré… » répétait-il en balançant sa tête entre les manches de deux parapluies, dont les crosses en corne de cerf, formaient pour son front un singulier accompagnement.

« M. Becoot, tout ce que vous ferez est inutile… Ah ! mon cher Gaviani.

– » Encore Gaviani, tojor Gaviani.

– » Oui toujours ; je vous déteste, je vous abhorre.

– » Vo êtes mon fame.

– » Mais regardez-vous donc, M. Becoot, êtes-vous fait pour avoir une femme ? D’abord vous êtes laid, ensuite vous êtes vieux, vous êtes ridicule et vous êtes jaloux.

– » Jé souis gélousse légalement.

– » Vous voulez faire prononcer le divorce, n’est-il pas tout prononcé ? Je vous fuis, que demandez-vous de plus ?

– » Jé vol être coucou légalement.

– » Vous voulez du scandale.

– » Vo volez faire coucou mo-a à ton fantaissie. Jé volé à la mien, jé vol été coucou havec lé joustice à la poublique, avec oun sentence.

– » Vous êtes un monstre à mes yeux, vous êtes un tyran ; jamais je ne resterai avec vous.

– » Vo resteré avec lé praison.

– » Vous ne m’aurez pas vivante », et en proférant cette menace, elle faisait semblant de vouloir se déchirer la figure.

– « Tienne loui les mains, mon frère. »

Le frère se mit effectivement en devoir de lui tenir les mains, alors, elle se débattit quelques instants, puis elle parut se calmer ; mais l’étincelle de ses regards trahissait sa colère et les feux dont elle brûlait.

Rouge, enluminée, et pourtant belle encore, autant que la passion peut l’être, près de ces mines hétéroclites, à côté de ces visages immobiles et morfondus, elle avait l’air de la reine des Bacchantes entre deux magots, ou plutôt d’un volcan d’amour entre deux pics de glace. Quoiqu’il en soit, le retour de M. Becoot à l’hôtel où il logeait, rue de la Paix, fut un triomphe. Son premier soin fut d’enfermer le lutin dans une chambre, dont il ne confia la clé à personne. Mais quand un mari s’est fait le geôlier de sa femme, il est si doux à celle-ci de tromper sa vigilance ! On connaît la chanson : Malgré les verrous et les grilles, etc. Le troisième jour de cette captivité conjugale, madame Becoot, à ce qu’il paraît, s’ennuya d’être en cage ; le quatrième, je fis une visite à M. Becoot ; il n’était pas midi, je le trouvai à table avec son frère, en face d’un plumb-pudding et d’une douzaine de bouteilles de champagne, dont ils avaient déjà fait sauter les bouchons.

« Ah ! bonne jor, mossio Vaidoc ; il était bocop de politesse à vo, por venir voir no. Vo bo-a-rez de la Champeigne ?

– » Je vous remercie, je n’en bois jamais à jeun.

– » Vo n’était pas oune bonne Anclaise.

– » Eh bien ! vous voilà au comble de la joie, le duc de Modère vous a rendu votre femme, je vous en fais mon compliment.

– » Complimente ! goddem. Il était encore envolée, madame Becoot.

– » Eh quoi ! vous n’avez pas su la garder.

– » Il était envolée, jé vo dit, la félon !

– » Puisque c’est ainsi, n’en parlons plus.

– » Non, plus parler, tujor bo-a-re la Champeigne : il n’était pas félon. »

Ces messieurs insistèrent de nouveau pour que je leur tinsse compagnie mais comme j’avais besoin de garder mon sang-froid, je les priai de me dispenser de la rasade, et après leur avoir fait agréer mes salutations, je pris congé d’eux. Sans doute qu’ils ne tardèrent pas à être sous la table. C’est là qu’un bon Anglais cuve rondement son chagrin : a-t-il disparu entre les pintes et les brocs, si, pendant qu’il dort, on lui crie coucou, et qu’à son réveil, en le montrant au doigt, on dise, ah ! le voilà, il rit jaune, et, plutôt que de cacher sa tête, le maussade se fâche. Il provoque une enquête. On prononce un divorce. À qui la faute ? À Gaviani ? à Bergami ? à la princesse ? aux dieux qui la firent si belle ? Non… À qui donc ? Au porter, au porto, au bordeaux, au champagne, enfin, à Bacchus sous toutes les formes et sous toutes les couleurs.

Mais que m’efforçai-je de percer le brouillard qui enveloppe des mœurs qui ne sont pas les nôtres ? Nous vivons sur les rives de la Seine, ne nous inquiétons pas de ce qui se passe aux bords de la Tamise. Peut-être quelque Vidocq britannique voudra-t-il un jour nous l’apprendre. Jusque-là, je me borne à l’épisode de M. Becoot, que je ne vis plus, et je reviens à mes moutons, c’est-à-dire, aux catégories.

La distinction des voleurs, selon le genre qu’ils ont adopté, serait de peu d’importance, si, en même temps que je dévoile les moyens par eux mis en pratique pour vivre à nos dépens, je n’indiquais par quelles précautions on parviendra à se mettre à l’abri de leurs atteintes. S’ils ne prélevaient une dîme que sur le superflu, peut-être, y aurait-il quelque cruauté à prétendre les empêcher de se procurer le nécessaire ; mais comme, vu le hasard de leur profession, entre Irus et Crésus, il ne leur est pas toujours donné de choisir, et qu’ils prennent indifféremment où il y a trop et où il n’y a pas assez, que d’ailleurs, ils prennent aussi pour se livrer à des profusions, je vais, sans miséricorde, déployer contre eux l’arsenal de tout mon savoir, afin de battre en brèche leur industrie, et, s’il est possible de la mettre au sac, suivant l’expression de nos vieux Polyorcètes, je veux dire nos vieux Chroniqueurs ou mieux encore nos vieux romanciers.

Aucune capitale de l’Europe, Londres excepté, n’enserre autant de voleurs que Paris. Le pavé de la moderne Lutèce est incessamment foulé par toutes espèces de larrons. Ce n’est pas surprenant, la facilité de s’y perdre dans la foule y fait affluer tout ce qu’il y a de méchants garnements, soit en France, soit à l’étranger. Le plus grand nombre se fixe irrévocablement dans cette cité immense ; quelques autres n’y viennent que comme des oiseaux de passage, aux approches des grandes solennités, ou durant la saison rigoureuse. À côté de ces exotiques, il y a les indigènes, qui forment dans la population une fraction, dont le dénominateur est assez respectable. J’abandonne au grand supputateur, M. Charles Dupin, le soin de l’évaluer en décimales, et de nous dire si le chiffre qu’elle donne ne devrait pas être pris en considération dans l’application de la teinte noire.

Les voleurs parisiens sont, en général, haïs des voleurs provinciaux ; ils ont, à juste titre, la réputation de ne pas faire difficulté de vendre leurs camarades pour conserver leur liberté ; aussi lorsque, par l’effet d’une circonstance quelconque, ils sont jetés hors de leur sphère, ils ne trouvent pas aisément à qui s’associer ; au surplus, ils ont une grande prédilection pour le lieu de leur origine. Ces enfants de Paris ne peuvent pas se séparer de leur mère, ils ont pour elle un fonds de tendresse inépuisable :

À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !

Transporté dans un département, un voleur parisien est tout désorienté ; eût-il été lancé de la lune comme une aérolite, il n’y serait ni plus emprunté, ni plus neuf ; c’est un badaud, un vrai badaud, dans toute la force du terme ; à chaque instant il redoute de prendre martre pour renard : c’est terrible, quand on ne connaît pas le terrain ! il ne sait où il met la main et le pied, peut-être marche-t-il sur des charbons ardents : Cineri doloso. Il n’ose faire un pas, parce qu’il a un bandeau sur les yeux, et que, s’il va se heurter, il est averti que personne n’est là pour lui crier casse-cou : tout au contraire, on s’amuse à le voir en péril, parce qu’on est convaincu qu’il est poltron ? s’est-il embarqué dans une gaucherie, on la lui laisse achever, on l’y pousse même, et si dans son chemin il rencontre un gendarme, que malheur lui advienne, qu’il succombe enfin, les malins du Colin-Maillard en font des gorges chaudes.

Au sein d’une petite ville, un voleur est tout à fait déplacé ; c’est la poule qui n’a qu’un poussin : il est là exactement comme le poisson dans l’huile, comme le poisson dans la friture, ce n’est pas son élément : il y a trop de calme, dans une petite ville, trop de tranquillité, la circulation est trop régulière, trop limpide ; mieux vaut beaucoup de tumulte, de la confusion, du frottement, des embarras, du désordre, et un fluide sujet à se troubler. Tous ces avantages, c’est à Paris qu’ils sont rassemblés, dans l’exigu, mais bien rempli, département de la Seine, dans un périmètre de cinq à six lieues, sur un espace qui suffirait à peine à l’établissement du parc d’un grand seigneur ; Paris est un point sur le globe, mais ce point est un cloaque ? à ce point aboutissent tous les égouts ; sur ce point tourbillonnent, passent, repassent, se croisent et s’entrecroisent des myriades de propriétaires de la vie par excellence. Le voleur parisien est habitué à cette cohue ; hors de là, il nage dans le vide, et son habileté expire. Il le sait bien, et ce qui le prouve incontestablement, c’est que, parvient-il à s’évader du bagne, c’est toujours sur la Capitale qu’il se dirige à tire d’aile ; il ne tardera pas à être repris, que lui importe ? il aura encore une fois travaillé à sa guise.

Les voleurs provinciaux se font assez promptement au séjour de Paris ; ce n’est pas que le climat leur convienne mieux que tout autre, mais ce sont des espèces de cosmopolites, qui trouvent une patrie partout où il y a à dérober : Ubi bene, ubi patria, telle est leur maxime ; ils s’accommoderont tout aussi bien de la résidence de Rome que de celle de Pékin, lorsqu’il y aura du butin à faire. Ils n’ont ni l’extérieur agréable, ni les formes découplées, ni la jactance du voleur parisien : eussent-ils vécu un siècle dans Paris, ce seraient toujours des rustres ; les amis de Pantin leur reprocheraient toujours d’être bâtis comme des poignées de sottises, et de ne ressembler à personne. La tenue et les manières, voilà leur côté faible ; ils n’ont point d’urbanité, et quoiqu’ils fassent, ils ne seront jamais parfumés de cette fleur d’atticisme dont l’odeur suave charme et enivre ce monde brillant et frivole, qu’on ne peut duper qu’après l’avoir séduit ; mais s’ils manquent de cet entre-gent, qui, sous quelques rapports, donne aux indigènes une certaine supériorité, en revanche ils ont plus de capacité : sous une enveloppe grossière, sous des dehors lourds en apparence, ils cachent une dose d’astuce et de finesse qui dans les entreprises de premier ordre, les rend propres à écarter les obstacles et à capter la confiance des personnes réfléchies : que l’on consulte les archives du crime, tous les grands vols, tous les vols hardis et raisonnés sont le fait de voleurs provinciaux. Ces derniers ne sont pas fluets, mais ils sont audacieux, persévérants, méditatifs ; ils conçoivent bien et exécutent mieux.

Les voleurs de profession originaires de la Capitale sont rarement des assassins ; ils ont en horreur le sang, et quand ils le versent c’est toujours à regret ; c’est que par des circonstances imprévues ils y ont été forcés. Par extraordinaire ont-ils des armes, ils n’en font usage que pour s’échapper dans le cas de surprise en flagrant délit. Les grands crimes dont Paris est parfois le théâtre, sont presque toujours commis par des étrangers. Une particularité assez remarquable, c’est que les assassinats sont ordinairement le fait d’un débutant dans la carrière : ceci est vrai, très vrai, n’en déplaise à ces moralistes inobservateurs, qui répètent d’après le poète :

Ainsi que la vertu le crime a ses degrés.

Avant de commettre une mauvaise action, les voleurs expérimentés calculent les conséquences de cette action, par rapport à eux. Ils connaissent la peine qu’ils encourront ; ils jouent, parce qu’ils ont besoin de jouer, mais s’il s’agit d’aller de leur tout, ils y regardent à deux fois. Le Code, qu’ils étudient sans cesse, leur dit : vous irez jusque-là, vous n’irez pas plus loin ; et bon nombre d’entre eux reculent devant la réclusion, devant la perpétuité, devant la mort… Ce n’est pas sans intention que, dans cette énumération, je place la mort en dernier lieu ; c’est le moindre des épouvantails, je le démontrerai, que l’on juge, d’après cela, si notre pénalité est bien graduée.

Les voleurs provinciaux en général, moins civilisés que ceux dont l’éducation s’est faite à Paris, n’éprouvent aucune répugnance à tuer ; ils ne se bornent pas à se défendre, ils attaquent, et souvent dans leurs expéditions, non-seulement ils sont téméraires, mais encore ils se montrent atroces et cruels au dernier degré : mille traits barbares, consignés dans les fastes judiciaires, peuvent venir à l’appui de mon assertion.

La sagesse des nations a depuis long-temps proclamé comme une vérité, que les loups entre eux ne se mangent pas ; afin de ne pas faire mentir le proverbe, les voleurs ont les uns pour les autres des égards de confraternité. Tous se regardent comme les membres d’une grande famille ; et quoique les voleurs provinciaux et les voleurs parisiens soient généralement peu disposés à s’entraider, l’antipathie ou la prévention ne va pas jusqu’à s’entre-nuire directement. Il y a toujours un pacte qui est respecté dans quelques unes de ces généralités : la bête, dirait un philosophe d’outre Rhin, se sent dans la bête de sa race, le confrère aime à retrouver le confrère : aussi les voleurs ont-ils des signes de reconnaissance, et un langage particulier. Posséder ce langage, être initié à ces signes, lors même qu’on n’est pas du métier, c’est déjà un titre à leur bienveillance, c’est une preuve ou tout au moins une présomption qu’on fréquente des amis. Mais ces notions, plus précieuses dans quelques circonstances que celles de la franc-maçonnerie, ne sont pas un garant infaillible de sécurité, et sût-on l’argot comme un jeune lord dont je m’abstiens de décliner l’ignoble surnom, je conseillerais encore de ne pas s’y fier. Voici, au surplus, une petite aventure qui, je crois, montrera que je n’ai pas tort : je demande pardon au lecteur si je m’interromps encore pour conter, mais ce sera bientôt dit.

Le père Bailly ancien guichetier de Sainte-Pélagie, avait, depuis quelque mois, troqué cet emploi contre celui de gardien au dépôt de mendicité de Saint-Denis. Le père Bailly était un vieillard qui aimait passablement le jus de la treille : au reste, quel geôlier ne boit pas avec plaisir, surtout quand on l’y convie et que ce n’est pas lui qui paye ? Depuis vingt-cinq ans qu’il était dans les prisons, le père Bailly avait vu bien des voleurs ; il les connaissait presque tous, et tous l’estimaient, parce qu’il se montrait bon enfant : il ne les chagrinait pas trop. Pour ceux dont la bourse était résonnante, il était aux petits soins, petits soins de geôlier, on sait ce que c’est.

Un jour le bon homme était venu à Paris afin d’y toucher une petite rente, qu’il s’était amassée du produit de ses économies : c’étaient les subsidia senectutis, la provision de la fourmi, la réserve pour la goutte matinale et le tabac de toute la journée. L’échéance était arrivée : le père Bailly reçut son argent, deux cents francs : il les tenait ; mais allant et venant, il avait avalé quelques canons, de telle sorte qu’au moment de retourner à son poste, il était un peu gai ; ce n’est pas un mal, cela donne des jambes. Aussi cheminait-il en belle humeur, heureux d’en avoir terminé à sa satisfaction, lorsque sous la porte Saint-Denis, deux de ses anciens pensionnaires l’accostent en lui frappant sur l’épaule : « Eh ! bonjour, père Bailly.

– » (se retournant) Bonjour mes enfants.

– » Voulez-vous qu’il nous en coûte une chopine, sur le pouce ?

– » Sur le pouce ? volontiers, car je n’ai pas le temps. »

On entre Aux deux Boules.

– « Une chopine en trois, à huit, vite et du bon.

– » Eh bien ! mes enfants, que faites-vous ? ça va-ti-bien ? Y paraît que oui, car vous marquez (vous avez l’air à votre aise).

– » Pour ce qui est de ça, nous n’avons pas à nous plaindre, depuis que nous sommes décarrés (sortis), le zaffaires vont assez bien.

– » J’en suis charmé, j’aime mieux vous voir contents ; mais prenez garde à retourner rue de la Clé, c’est une fichue hôtel (il a vidé son verre, et tend la main de l’adieu).

– » Quoi ! déjà ? nous ne nous voyons pas si souvent ; puisque vous voilà, nous redoublerons bien ; allons, encore une chopine.

– » Non, non, ça sera pour une autre fois, je suis pressé, et puis, je suis là sur mes pattes. J’ai tant couru depuis ce matin ; savez-vous que j’ai devant moi un bon ruban, jusqu’à Saint-Tenaille (Saint-Denis).

– » Une minute de plus, une minute de moins, dit un des pensionnaires, ce n’est pas ça qui vous retardera. Nous allons nous asseoir dans la salle ; n’est-ce pas père Bailly ?

– » Il n’y a pas moyen de vous refuser. Allons, je me laisse aller, mais qu’on nous serve promptement ; une chopine, pas plus, et je pars. Il n’y a pas de bon Dieu, il en pleuvrait, je file nette comme torchette. Voyez-vous, j’en fais le serment. »

La chopine se boit ; une troisième, une quatrième, une cinquième, une sixième s’écoulent, et le père Bailly ne s’aperçoit pas qu’il est parjure. Enfin, il est ivre, complètement ivre : « Il n’y a pas à dire, répète-t-il à tout bout de champ, il faut que je parte ; il se fait nuit ; ce n’est pas le tout, c’est que j’ai deux cents francs dans mon paquet ; si on allait me servir (voler) en route.

– » Qu’avez-vous peur ? il n’y a pas un grinche qui voulût vous faire la sottise. On vous connaît trop brave pour cela. Le papa Bailly ! il peut passer partout, le papa Bailly.

– » Je sais bien, vous avez raison ; si c’étaient des amis de Pantin, je pourrais me faire reconnaître, mais des pantres nouvellement affranchis (des paysans qui font leurs premières armes), j’aurais beau faire l’arçon.

– » Il n’y a pas de danger ; à votre santé, père Bailly.

– » À la vôtre : ah ça ! je ne m’ennuie pas, mais c’est cette fois que je m’en vais. Il n’y a plus de rémission. Bonsoir, portez-vous bien.

– » Vous le voulez, nous ne vous retenons plus. » Ils l’aident à placer sur son épaule un bâton, à l’extrémité duquel est attaché le paquet qui contient le numéraire. Aussitôt le père Bailly, qui en a sa charge, prend son essor.

Le voilà dans le faubourg, papillonnant, trébuchant, voltigeant, roulant, gravitant, faisant des terre-à-terre, et s’avançant pourtant, à force de zigs-zags. Tandis qu’il décrit ainsi des S, des Z et toutes les lettres bancroches de l’alphabet, les deux pensionnaires se consultent sur ce qu’ils feront ; « Si tu étais de mon avis, dit l’un d’eux, nous lui prendrions ses deux cents balles, à ce vieux rat.

– » Parbleu, tu as raison, son argent vaut celui d’un autre.

– » Eh oui ! suivons-le.

– » Suivons-le. »

Malgré ses tergiversations le père Bailly avait déjà dépassé la barrière : toutefois ils ne tardèrent pas à l’apercevoir. Encore aux prises avec son vin, il marchait contre vents et marée ; il y avait du tangage, beaucoup de tangage, il chancelait, rétrogradait, obliquait, si bien qu’à le voir dans cet état, par humanité tous les cochers imaginaient de lui proposer une place dans leur coucou ; « Passe ton chemin, mannequin, répondait à cette offre le gracieux porte-clé : le père Bailly a bon pied, bon œil. »

Bien lui en eût pris d’être moins fier ; car en arrivant dans la plaine des Vertus, il se trouva dans un grand embarras. Qu’on se figure ce doyen de la geôle entre les griffes des deux voleurs : le saisir à la gorge, et enlever le paquet, fut l’affaire d’un instant. En vain se démanche-t-il à faire le signe qui doit le sauver, du maigre ! du maigre ! crie-t-il à tue tête, ce sont les mots de passe qu’il fait entendre ; il se nomme : C’est le père Bailly ! mais il n’y a ni signe, ni mots, ni nom qui tiennent. « Il n’y a ni gras ni maigre, ripostent les voleurs en contrefaisant leur voix, il faut lâcher le baluchon (le paquet) ; et, en proférant ces paroles, ils disparaissent. » – « Elle est rude, celle-là, murmure la victime, ils ne la porteront pas en paradis. » Cette prophétique menace aurait pu s’accomplir ; mais entre eux et la justice il y avait sur le cerveau du vieillard les vapeurs anti-mnémotechniques du Surêne, et sur cette hémisphère les épaisses ténèbres d’une nuit profonde. Le père Bailly est enterré ; je reprends le fil de mon discours : attention !

Il serait impossible de classer les voleurs, s’ils ne s’étaient classés d’eux-mêmes. D’abord un individu obéit à son penchant pour la rapine ; il dérobe à tort et à travers tout ce qui se présente : dans le principe c’est, comme dit le proverbe, l’occasion qui fait le larron ; mais le bon larron doit, au contraire, faire l’occasion, et ce n’est que dans les prisons qu’il acquiert ce qui lui manque pour atteindre une perfection semblable. Après avoir subi une ou deux petites corrections, car point de commençant qui ne fasse ce qu’on appelle une école, il connaît et on lui fait connaître son aptitude ; alors, éclairé sur ses moyens, il se détermine à adopter un genre, et ne le quitte plus, à moins qu’il n’y soit forcé.

Les voleurs d’extraction sont, pour la plupart, Juifs ou Bohémiens ; encouragés par leurs parents, ils pratiquent en quelque sorte au berceau. À peine peuvent-ils faire usage de leurs jambes, ils appliquent leurs mains à mal faire. Ce sont de petits Spartiates, à qui du matin au soir on recommande de ne rien laisser traîner. Leur vocation est marquée d’avance ; il suivront les errements de leur caste, les guides et les leçons ne leur manqueront pas ; mais il y a voleur et voleur, afin de ne pas ignorer leurs véritables dispositions, ils s’essayent dans tous les genres, et dès qu’ils ont découvert celui dans lequel ils excellent, ils s’y fixent, c’est un parti pris ; ils ont embrassé une spécialité, ils n’en sortent pas.

Depuis le déluge, il n’y a eu qu’un Voltaire, c’était un homme universel. Depuis la création du monde, il ne s’est peut-être pas trouvé parmi les voleurs une seule tête encyclopédique : sauf quelques exceptions, ils sont bien les êtres les plus circonscrits, et par conséquent les moins excentriques que je connaisse. En somme, chacun se borne à cueillir des fruits sur la branche à laquelle il s’est attaché ; quand la branche ne fournit que médiocrement, on grapille ; quand elle ne fournit plus, on passe à une autre, mais on n’exploite pas deux branches à la fois ; peut-être ne gagnerait-t-on rien à le faire, puis chaque branche est un monopole, et des monopolistes, quels qu’ils soient, sont trop jaloux de leurs prérogatives pour souffrir les empiétements. Quelques voleurs pourtant ont eu deux cordes à leur arc ; deux cornes à leur arbre, dirait certaine actrice de la Porte Saint-Martin : elle aurait raison, ces privilégiés étaient ordinairement des gens mariés… Le mâle travaillait de son côté, la femelle de l’autre, ou bien, pour faire une bonne maison, d’un commun accord on opérait la fusion des deux industries.

D’espèce à espèce, les voleurs ont de la morgue. L’escroc, qui est un homme du monde, méprise le filou ; le filou, qui se borne à escamoter adroitement la montre ou la bourse, se tient pour offensé, si on lui propose de dévaliser une chambre ; et celui qui fait usage de fausses clés, pour s’introduire dans un appartement qui n’est pas le sien, regarde comme infâme le métier de voleur de grands chemins. Jusque sur l’échelle du crime, qu’il soit ou plus haut ou plus bas, qu’il monte ou qu’il descende, l’homme a sa vanité et son dédain : partout, dans les plus abjectes conditions de la vie, pour que son MOI ne crève pas de dépit et d’humiliation il a besoin de se persuader qu’il vaut mieux que ce qui est ou devant ou derrière lui. Afin de s’enorgueillir encore, il ne réfléchit du monde extérieur que la portion la plus infime, celle-là du moins ne lui fait pas honte ; il est plongé dans la fange, mais s’il élève son front au-dessus du bourbier, s’il croit voir plus bas que lui, il s’imagine qu’il plane, qu’il domine ; il y a de la joie pour son cœur. Voilà pourquoi tous les coquins qui n’ont pas franchi cette moyenne région de la perversité, où la probité n’existe plus que comme une réminiscence, ont tous l’orgueil d’être moins criminels les uns que les autres : voilà pourquoi, au-delà de cette région, c’est, au contraire, à qui fera parade du plus haut degré de scélératesse : voilà pourquoi enfin, dans chaque espèce, même en deçà de la région moyenne, où l’on pèse le plus ou moins de déshonneur, il n’est pas un fripon qui n’aspire à être le premier dans son genre, c’est-à-dire le plus adroit, le plus heureux, ou, ce qui revient au même, le plus coquin.

Il est bien entendu que je ne parle ici que des voleurs profès, qui sont les cosaques réguliers de notre civilisation. Quant au paysan qui vole une gerbe, au savetier qui fait de la fausse monnaie, au notaire qui se prête à un stellionnat, ou écrit un testament sous la dictée d’un mort, ce sont là des cosaques irréguliers, de purs accidents, qui ne peuvent avoir leur place dans une classification. Il en est de même des auteurs isolés de tous ces attentats auxquels peut pousser l’effervescence des passions, la haine, la colère, la jalousie, l’amour, la cupidité et les rages d’une dépravation frénétique. Les assassins de profession sont les seuls dont j’aie à m’occuper en décrivant ces catégories, mais auparavant je vais faire comparaître les espèces dont les mœurs sont plus douces… La séance est ouverte, qu’on amène les cambrioleurs.

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