CHAPITRE XLVIII.

Le point de mire ! – Deux fameux. – L’écriteau. – Trop parler nuit. – Le danger d’une mémoire locale. – Une erreur juridique. – M. Delaveau et M. de Belleyme ou le génie du mal et le génie du bien. – Horribles conséquences. – Une réputation vaut l’autre. – Il est un milieu.

À en juger par la multitude des vols dont on ne peut découvrir les auteurs, on est d’abord induit à penser que le nombre des locataires de l’espèce dont il est parlé au chapitre précédent est assez considérable, et ensuite qu’il est très difficile de les convaincre. Cependant, tel qui n’est pas découvert aujourd’hui, peut l’être demain, et tôt ou tard l’impunité a son terme. Il dépendrait de moi de rapporter mille faits qui le prouvent : je me borne au suivant.

M. Tardif, notaire, au coin de la rue de la Vieille-Draperie, était depuis long-temps le point de mire d’une bande de voleurs, dont faisaient partie les nommés Baudry et Robé, cambrioleurs des plus fameux. Ces derniers, en passant un matin devant la demeure du notaire, aperçoivent un écriteau : ils le lisent ; une chambre est à louer, elle leur convient ; mais elle n’est pas assez propre. Un papier neuf est indispensable, et les boiseries ont besoin d’être repeintes ; à qui confiera-t-on le soin de cette restauration si nécessaire ? Un jeune peintre a travaillé dans les appartements du notaire ; c’est lui que l’on va chercher, et tandis qu’il procède au collage, ou qu’il barbouille les croisées, on le fait causer. Malheureusement il est pourvu d’une mémoire des plus locales ; il n’y a pas chez M. Tardif une distribution dont il ne se souvienne, un coin ou un recoin dont la destination lui ait échappé, un meuble dont il n’ait remarqué l’emplacement ou reconnu l’usage. Sans y voir plus loin, il fournit toutes ces indications. Six semaines après, M. Tardif est volé. Quels sont les coupables ? on n’en sait rien ; à peine ose-t-on former des conjectures ; mais on n’est jamais trahi que par les siens : un des voleurs, après avoir eu sa part du vol, vend ses complices ; tous sont arrêtés et condamnés : ils méritaient leur sort ; et la sentence, portée contre eux, n’aurait été que juste, si elle n’eût aussi frappé le jeune peintre, dont les indiscrétions n’étaient tout au plus qu’une imprudence. Il en eut pour quatorze ans de fers, qu’il a subis au bagne de Brest.

Libéré depuis, cet homme, que je ne nommerai pas, bien qu’il faille le proclamer innocent, habite aujourd’hui Paris. Chef d’un établissement qu’il fait prospérer, excellent citoyen, époux et père, il vit heureux ; et pourtant peut s’en est fallu que l’injustice dont il avait été victime, ne se soit prorogée par l’effet d’une surveillance contraire au vœu du Code sous l’empire duquel il avait été condamné. Cette surveillance, je reçus l’ordre de l’exercer : mais je ne prêtai point mon ministère à cet abus de pouvoir qui, sous mon successeur, a failli recevoir son accomplissement. Un si révoltant arbitraire pouvait convenir à M. Delaveau, à qui il était si agréable d’enchérir sur les sévérités des lois… ; sous M. de Belleyme, dont l’avènement à la préfecture a produit tant de bien, il devait être proscrit, et il l’a été. La surveillance, je saisirai toutes les occasions de le dire, est une rigueur des plus déplorables, parce qu’elle est une perpétuelle note d’infamie. Je suppose que le libéré dont il est ici question n’eût pas réussi à s’en affranchir, qu’en serait-il résulté ? D’abord il aurait été astreint à venir périodiquement se présenter à mon bureau, et ensuite à faire une fois par mois acte d’apparition chez le commissaire de police de son quartier, qui est son voisin. Dès lors les personnes qui en lui n’auraient pas deviné l’ancien forçat, auraient cru voir le mouchard en activité : une réputation vaut l’autre. Honni, méprisé, abandonné de tout le monde, il eût été réduit à mourir de faim, ou à se vouer au crime pour exister. Telles sont, pour un condamné, innocent ou coupable, les conséquences affreuses de l’état de surveillance ; elles sont inévitables : je me trompe, entre la faim et l’échafaud il est un milieu… le suicide.

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