CHAPITRE LXXII. LES FLOUEURS.

La trouvaille. – Une bonne bouteille de vin. – Le Saint-Jean. – Le verre en fleurs. – Le trébuchet et la triomphe.

Les floueurs, qu’il faudrait plutôt appeler joueurs, vont ordinairement trois ou quatre de compagnie. L’un d’eux marche en avant, il a dans la main une pièce de vingt ou quarante sous, et quand il voit un homme dont la mise annonce un étranger ; la forme des habits, celle des bottes, du chapeau, la coupe des cheveux, le teint plus ou moins hâlé, l’air curieux et embarrassé, sont des indices auxquels on reconnaît facilement un provincial ; quand, dis-je, le floueur qui va en avant, a remarqué ces caractères d’étrangeté, il laisse adroitement tomber la pièce, puis se baissant, il la ramasse de façon que le passant ne puisse faire autrement que de l’apercevoir. « Monsieur, lui dit le filou en se relevant, ceci ne serait pas par hasard tombé de votre gousset ?

– » Non, monsieur, répond ordinairement l’étranger.

– » Ma foi, monsieur, reprend le filou, si c’était de plus de valeur, je vous en remettrais la moitié, mais pour une bagatelle semblable, cela ne vaut pas la peine ; si vous le permettez, je vous offrirai une bonne bouteille de vin. » Si l’étranger accepte, le filou porte la main à sa cravate, ou bien encore il ôte son chapeau, comme s’il saluait quelqu’un ; à ce signal, que l’on nomme le Saint-Jean, les affidés prennent le devant, et courent s’installer dans un cabaret, où ils se mettent à jouer aux cartes. Un instant après, l’individu qui est censé avoir trouvé la pièce arrive avec l’étranger que l’on se propose de duper ; tous deux s’asseyent, mais l’étranger est toujours placé de manière à pouvoir découvrir les cartes de l’un des joueurs : bientôt un coup préparé doit attirer son attention, le compère lui fait remarquer combien la personne a beau jeu ; des paris s’engagent pour et contre, l’étranger est amené à y prendre part ; que l’on le laisse faire, et il est certain d’avoir gagné sur table, il prend lui-même les cartes, et après avoir mis son argent entre les mains de celui avec qui il est venu, ce qui est très naturel, puisque celui-ci est son cointéressé, il joue ; mais par une fatalité inconcevable, il perd, et voilà les filous riant, buvant aux dépens du sinve (du simple), c’est le nom qu’ils donnent à la dupe. Le coup de cartes par lequel ces messieurs se concilient la fortune, est ce qu’on appelle le verre en fleurs.

Un nigaud qui s’était laissé entraîner de la sorte dans un cabaret, voit le coup : « Sacredieu dit-il, s’il était permis de parier, je gagerais 25 louis que je ferai le point ! » Le pari s’engage, on met au jeu, mais avant de jouer le coup, le sinve s’écrie : « Un moment, messieurs, les bons comptes font les bons amis, » et en même temps tirant de sa poche un trébuchet, « Je désire, dit-il, voir si vos louis sont de bon aloi ; à l’égard des miens, j’en réponds : au surplus, comme vous ne les aurez pas, cela doit vous être indifférent. » Il pèse les louis il manque treize grains sur la totalité ; il exige un appoint de trois francs, et quand la somme est parfaite, il joue, perd et reste stupéfait ; c’était à la triomphe, il avait le roi, la dame, le neuf d’atout, et deux autres rois. Pour ne pas être dupe, il ne suffit pas d’avoir un trébuchet, il faut encore ne pas aller boire avec des inconnus, et surtout ne jamais jouer avec eux.

Il n’est peut-être pas hors de propos de conseiller aussi aux étrangers qui viennent à Paris, de se faire habiller de pied en cap dès leur arrivée, c’est pour eux le seul moyen de ne pas être le point de mire de tous les fripons : dussent-ils s’adresser à l’enseigne du Ciseau volant, qu’ils se hâtent, de faire appeler le tailleur, le bottier, le chapelier, etc.

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