CHAPITRE LXXV. LES GRÈCES OU SOULASSES.

Le pigeon. – Les pièces d’or. – L’étui. – La clé oubliée. – Le plomb de chasse.

Les grèces sont presque tous des gens de province, sans cesse occupés à parcourir les routes, soit en diligence, soit à pied ; ils prennent toujours la qualité la plus propre à les mettre en rapport avec la personne sur laquelle ils se proposent de faire l’expérience de leur savoir-faire. Ils s’associent ordinairement au nombre de trois ; chacun d’eux voyage isolément pour aller à la recherche des dupes ; quelquefois aussi un seul se met en chasse et les autres l’attendent au quartier général.

Dès que le grèce qui est chargé de pousser la reconnaissance a rencontré l’individu sur lequel il croit pouvoir opérer, il tâche de se lier avec lui, et lorsqu’il lui a arraché le secret de sa position, s’il entrevoit le moyen d’en tirer parti, il va se loger dans le même hôtel que cet ami improvisé, à moins qu’il ne se présente une occasion de l’expédier de suite. Si le pigeon qu’on projette de plumer vient toucher de l’argent, ou amène des marchandises à Paris, les grèces ne le perdent pas de vue qu’il n’ait effectué sa recette. Souvent même, afin d’être plus certains que le produit de la vente ne leur échappera pas, ils s’arrangent pour acheter eux-mêmes les marchandises, ou du moins pour en faciliter le placement.

Le surveillant, aposté auprès du pigeon pour épier ses démarches, tient ses affidés au courant de tout ce qu’il fait. Il leur donne en quelque sorte, heure par heure, le bulletin de ses actions ; et quand il juge qu’il est temps d’agir, il les avertit de se tenir prêts à le seconder. Le moment arrêté pour l’exécution étant venu, sous un prétexte ou sous un autre, le grèce engage le pigeon, à sortir avec lui, ils vont ensemble dans la rue ; mais à peine ont-ils fait quelques pas, un homme, que son baragouin signale comme un étranger, les accoste, et parvient à leur faire comprendre qu’il demande le Palais-Royal : « Qu’allez-vous y faire ? lui demande le grèce : l’homme montre alors des pièces d’or ; ce sont ordinairement des quadruples, ou des pièces de quarante francs d’Italie, et manifestant qu’il désire les convertir en argent, il débite un conte, dont voici la substance : il était au service d’un monsieur très riche, qui lui a laissé, en mourant, une grande quantité de ces pièces, dont il ignore la valeur ; tout ce qu’il sait, c’est que quand il en change une, on lui donne six pièces blanches. Aussitôt, pour marquer de quelle espèce sont les pièces blanches, il montre une pièce de cent sous. Au même instant le grèce, tirant de sa poche six pièces de cinq francs, propose au soi-disant domestique de lui céder une pièce d’or : celui-ci y consent ; il paraît même très satisfait, et dans son langage, il donne à entendre qu’il ne serait pas fâché d’avoir encore de la monnaie blanche. Mais un bureau de change ne peut être établi en plein vent : on entre dans un cabaret, et là, l’étranger aux pièces d’or ouvre un étui qui en contient une centaine, qu’il offre à raison de trente francs chaque. Le grèce, dans un a parte avec le pigeon, ne manque pas de faire remarquer combien leur serait avantageux de faire un pareil marché : « Mais avant de rien conclure, ajoute-t-il, je pense qu’il est prudent de montrer les pièces à un orfèvre, afin de nous assurer si elles sont bonnes. »

Le pigeon pense comme son compagnon : il sort avec une des pièces, et revient avec quarante francs qu’il a reçus en échange ; plus de doute, l’opération est sûre ; le bénéfice considérable, dix francs par pièces, on n’en saurait trop prendre ; sans hésiter, il se défait de tout son argent blanc. S’il n’en a pas assez, il est même tout prêt à en emprunter… Enfin l’échange se consomme. On compte les pièces d’or, et on les remet dans l’étui ; mais le prétendu domestique, qui est un habile escamoteur, à l’étui qui renferme le précieux métal, en substitue un exactement semblable, et après ce tour de passe-passe, comme il lui importe de s’esquiver le plus promptement possible, il dit que, puisque l’on a vérifié son or, il désire vérifier aussi l’argent qu’on lui a donné. « Rien de si juste, observe le Mentor du pigeon ; je ne vois aucun inconvénient à cela », et le pigeon, à qui l’espoir d’un gain excessif à fait perdre la tête, consent de la meilleure grâce du monde à l’enlèvement de ses pièces de cent sous. Que risque-t-il ? l’étui n’est-il pas sa garantie ? Le domestique a disparu, et le compagnon de la dupe ayant prétexté un besoin, pour s’absenter une minute, ne tarde pas à le rejoindre. Le pigeon est plumé, il ne les reverra plus. Cependant il ignore encore son malheur… Il attend dix minutes, vingt minutes, une demi-heure, une heure, d’abord il s’impatiente, puis il se fait du mauvais sang, ensuite il s’inquiète, enfin viennent les soupçons et les grandes alarmes. Il ouvre l’étui, ou le fait ouvrir s’il ferme à secret, et n’y trouve que des sous ou du plomb de chasse. Quelquefois les grèces, au lieu d’étui, ont une boîte en fer-blanc, ou un petit sac de cuir avec un cadenas à la fermeture.

Lorsque le pigeon leur paraît quelque peu défiant, les deux fripons recourent à une tactique différente. Celui qui a préparé les voies prend l’étui des mains de l’autre : Ah ! ça maintenant, dit-il en le remettant au particulier qu’il a attiré dans ses filets, il nous faut aller chez un changeur, afin qu’il examine les pièces. » Le particulier croyant que son ami lui conseille une précaution, sort immédiatement avec lui, en laissant au cabaret le faux domestique. Ils cheminent ensemble ; tout à coup le fripon s’arrête, comme saisi d’une réflexion soudaine : « Et la clé, s’écrie-t-il, la clé de l’étui, l’avez-vous ?

– » Non.

– » Vous ne l’avez pas ? vite, vite, courez la chercher… ou bien, j’y vais moi-même, attendez-moi là. » Et que l’on profite ou non de sa bonne volonté, le filou n’est pas plus tôt seul, qu’il s’éclipse, bien convaincu qu’on ne le retrouvera pas plus que son affidé, qui a déjà gagné au large… Si par cas fortuit, le pigeon ne veut pas se séparer de son ami, l’ami le promène jusqu’à ce qu’il s’offre une occasion de le perdre, soit dans un passage, soit ailleurs.

L’échange est un mode d’escroquerie auquel bon nombre de personnes se sont laissé prendre. Des marchands de province, des voyageurs, des Parisiens même y ont perdu des sommes considérables. Plus le nigaud dont les grèces convoitent les écus est cupide, plus il est facile à duper. Pour se préserver de la subtilité de ces fripons, il suffit de ne jamais s’entretenir de ses affaires avec des inconnus, de ne point parler devant eux de l’argent que l’on a, et surtout de s’abstenir d’acheter au prix de trente francs, les pièces d’or qui en valent quarante ; chacun son métier.

Le fameux Sablin et Germain, dit le Père la Tuile, étaient deux grèces des plus adroits. Un jour ils venaient d’escroquer trois mille cinq cents francs à un provincial. Germain, en présence de qui celui-ci s’était vanté de ses exploits comme chasseur, jouait le rôle du conseiller. « Ma foi, monsieur, dit-il au provincial en lui remettant l’étui, vous faites une bonne affaire, vous pourrez passer l’hiver gaiement et aller à la chasse. » L’étui ne contenait en effet que du petit plomb. Ce propos que je tiens du plaignant et des deux filous, était, il faut en convenir, d’une rare impudence.

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