Livre II

Tous se turent, attentifs, les yeux fixés sur Énée et de son lit élevé le héros commença en ces termes :

« C’est une indicible douleur, ô reine, que tu m’ordonnes de renouveler en me demandant comment les Grecs ont abattu la puissance de Troie et son royaume à jamais lamentable. Ces pires misères, je les ai vues, j’en ai eu ma part, et grande. Qui, à ce récit, des Myrmidons ou des Dolopes ou des soldats du cruel Ulysse, retiendrait ses larmes ? Et puis déjà, l’humide vapeur de la nuit s’éloigne rapidement du ciel et les astres qui déclinent nous conseillent de dormir. Mais si tu éprouves un tel désir de connaître nos malheurs et d’entendre raconter brièvement l’agonie de Troie, bien que ces souvenirs me fassent horreur et que mon âme en ait toujours fui les funèbres images, je commence.

« Brisés par la guerre, repoussés par les destins, les chefs des Grecs, après tant d’années écoulées, construisent, sous la divine inspiration de Pallas, un cheval haut comme une montagne, dont ils forment les côtes de sapins entrelacés. C’est, prétendent-ils, une offrande à la déesse pour un retour heureux ; et le bruit s’en répand. Une élite de guerriers tirés au sort s’enferme furtivement dans ces flancs ténébreux ; et le ventre du monstre jusqu’au fond de ses énormes cavernes se remplit de soldats armés.

« Du rivage troyen on aperçoit Ténédos, une île très fameuse et qui fut opulente tant que subsista le royaume de Priam : elle n’est plus maintenant qu’une simple baie et pour les vaisseaux un peu fidèle abri. C’est là sur un rivage solitaire que les Grecs se retirent et se cachent. Nous pensions qu’ils étaient partis et que le vent les reconduisait à Mycènes. Toute la Troade se libère de la longue et lugubre oppression : on ouvre les portes ; c’est une joie de sortir, de visiter le camp des Grecs, son emplacement désert, le rivage abandonné. Ici campaient les Dolopes ; là le cruel Achille avait sa tente ; c’était là qu’ils avaient tiré leurs navires ; c’était là qu’on avait coutume de s’affronter en bataille rangée. Beaucoup, stupéfaits devant l’offrande à la Vierge Minerve, qui devait être si désastreuse pour nous, s’étonnent de l’énormité du cheval. Le premier, Thymétès nous exhorte à l’introduire dans nos murs et à le placer dans la citadelle. Était-ce perfidie de sa part ou déjà les destins de Troie le voulaient-ils ainsi ? Mais Capys et ceux dont l’esprit est plus clairvoyant nous pressent de jeter à la mer ce douteux présent des Grecs, sans doute un piège, ou de le brûler en allumant dessous un grand feu, ou d’en percer les flancs et d’en explorer les secrètes profondeurs. La foule incertaine se partage en avis contraires.

Mais voici qu’à la tête d’une troupe nombreuse, Laocoon, furieux, accourt du haut de la citadelle, et de loin : « Malheureux citoyens, s’écrie-t-il, quelle est votre démence ? Croyez-vous les ennemis partis ? Pensez-vous qu’il puisse y avoir une offrande des Grecs sans quelque traîtrise ? Est-ce ainsi que vous connaissez Ulysse ? Ou des Achéens se sont enfermés et cachés dans ce bois, ou c’est une machine fabriquée contre nos murs pour observer nos maisons et pour être poussée d’en haut sur notre ville, ou elle recèle quelque autre piège. Ne vous fiez pas à ce cheval, Troyens. Quoi qu’il en soit, je crains les Grecs, même dans leurs offrandes aux dieux ! » À ces mots, de toute sa force, il a lancé une énorme javeline sur le flanc de l’animal et sur son ventre aux ais bombés. Elle s’y est fixée en vibrant : sous ce coup le ventre a résonné et ses profondes cavités ont rendu un gémissement. Sans les arrêts des dieux, sans notre aveuglement, il nous eût poussés à porter le fer dans ces repaires d’Argiens. Troie serait aujourd’hui debout ; et tu te dresserais encore de toute ta hauteur, citadelle de Priam !

« Voici cependant que des pâtres troyens traînent à grands cris vers le roi un jeune homme, les mains liées derrière le dos, un inconnu qui s’était présenté volontairement à eux pour cette machination et pour ouvrir aux Grecs les portes de Troie, sûr de lui et préparé aussi bien à soutenir son rôle de traître qu’à tomber sous une mort certaine. Le désir de le voir fait de tous côtés accourir autour de lui la jeunesse troyenne, et c’est à qui insultera le captif. Écoutez maintenant les embûches des Grecs, et, d’après ce seul homme que j’accuse, apprenez à les connaître tous. Confondu, désarmé, dès qu’il fut là sous nos regards et que ses yeux eurent fait le tour des rassemblements phrygiens : « Hélas ! dit-il, quelle est la terre, quels sont les flots qui peuvent me recevoir ? Que me reste-t-il enfin dans ma misère, à moi qui n’ai plus nulle part de place chez les Grecs et dont les Dardaniens irrités veulent le supplice et le sang ? » Cette plainte a retourné les âmes ; l’emportement est tombé. Nous l’encourageons à parler. Quelle est sa race ? Que nous apporte-t-il ? De quelle révélation peut-il espérer le salut, maintenant qu’il est pris ?

« [Son épouvante l’a quitté ; il répond] : « Je t’avouerai tout, ô roi, quoi qu’il en puisse advenir ; je ne te dissimulerai rien. Et d’abord je suis Grec : je ne le nie pas. Si la Fortune a fait de Sinon un malheureux, elle ne fera pas de lui, dans son acharnement, un menteur et un fourbe. Peut-être le nom d’un homme qui se nommait Palamède, descendant de Bélus, sa gloire et sa renommée sont-ils venus à tes oreilles, ce Palamède coupable seulement d’avoir voulu la paix et que, sur une fausse accusation de trahison, sur des dénonciations abominables, les Grecs envoyèrent à la mort : ils le pleurent aujourd’hui qu’il est privé de la lumière. C’est à lui que mon père, qui était pauvre, me donna comme compagnon, uni d’ailleurs par les liens du sang, lorsqu’il m’envoya combattre ici dès les premières années de la guerre. Tant que son autorité fut intacte et que l’on comptait avec lui dans les assemblées des rois, nous aussi nous eûmes du renom et de l’honneur. Mais depuis que par la haine du perfide Ulysse, – tout ce que je dis est bien connu, – il a quitté la terre, je traînais ma vie déchue dans l’obscurité et le deuil ; et je m’indignais en moi-même du malheur de mon ami qui était innocent. Fou que j’étais, je ne sus pas me taire : si l’occasion s’en présentait, si jamais je revenais vainqueur dans Argos ma patrie, je promis que je serais son vengeur ; et mes paroles me suscitèrent d’âpres haines. Ce fut le commencement de ma ruine. De ce moment, Ulysse ne cessa de m’épouvanter par de nouvelles accusations ; il semait dans la foule des paroles ambiguës ; conscient de son crime, il cherchait des armes contre moi. Il n’eut pas de repos que son ministre Calchas… Mais à quoi bon revenir sur ces choses sans intérêt pour vous ? C’est inutile. Et pourquoi vous retarder ? Si vous mettez tous les Grecs sur le même rang, s’il vous suffit d’entendre ce nom, n’hésitez pas : ordonnez mon supplice. Voilà ce que voudrait l’homme d’Ithaque et ce que les Atrides vous paieraient cher. »

« Mais alors nous brûlons de l’interroger et d’éclaircir les choses, ignorant tous les artifices, toute la scélératesse des Grecs. Il poursuit en tremblant et l’hypocrite nous dit : « Plus d’une fois les Grecs ont eu le désir de préparer leur fuite, d’abandonner Troie, de renoncer à une longue guerre qui les épuisait. Plût aux dieux qu’ils l’eussent fait ! Mais au moment où ils se disposaient à partir, l’âpre tempête leur fermait les flots et l’Auster les épouvantait. Surtout, lorsque ce cheval fait de poutres d’érable se dressa, les nuages grondèrent dans tout le ciel. Anxieux, nous envoyons Eurypyle consulter l’oracle de Phébus, et il nous rapporte du sanctuaire ces tristes paroles : « Le sang d’une vierge égorgée apaisa les vents lorsque vous vîntes pour la première fois, ô Grecs, sur les rivages d’Ilion. Vous n’obtiendrez le retour qu’avec du sang : vous devez offrir aux dieux une vie argienne. » Lorsque ces mots arrivèrent aux oreilles de la foule, les cœurs furent consternés et le froid de la terreur courut dans toutes les moelles : à qui les destins réservent-ils ce sort ? quel est celui qu’Apollon réclame ? Alors l’homme d’Ithaque traîne au milieu de nous le devin Calchas et le somme de nous révéler la volonté des dieux. Déjà beaucoup me prophétisaient le crime atroce du fourbe, et ceux qui se taisaient le voyaient venir. Calchas, durant dix jours, garde le silence ; impénétrable, il refuse le mot qui va livrer un homme et le donner à la mort. Enfin, comme à regret, forcé par les cris redoublés de l’homme d’Ithaque et d’accord avec lui, il laisse échapper sa réponse et me voue à l’autel. Tous approuvèrent, et le coup que chacun d’eux redoutait pour soi, ils le virent sans peine se détourner et tomber sur un malheureux. Et déjà le jour abominable était arrivé : on me prépare les objets sacrés, la farine, le sel, les bandelettes autour des tempes. Je l’avoue : je me suis soustrait à la mort ; j’ai rompu mes liens. Dans un lac fangeux, pendant la nuit, comme une ombre, je me suis caché au milieu des roseaux en attendant qu’ils missent à la voile, si par hasard ils s’y décidaient. Il ne me reste plus aucune espérance de revoir ma vieille patrie, ni mes doux enfants ni mon père que je désirais tant retrouver : peut-être leur feront-ils payer ma fuite et laveront-ils ma faute dans le sang de ces infortunés. C’est pourquoi, par les dieux d’En Haut, par les Puissances divines qui savent la vérité, par ce qu’il y a encore chez les mortels de justice inviolée, je t’en supplie, aie pitié de si grandes épreuves, aie pitié d’un cœur qui ne les méritait pas ! »

« À ces larmes, nous lui donnons la vie ; nous lui donnons même de la pitié. Le premier, Priam ordonne de détacher ses mains étroitement enchaînées, et il lui dit amicalement : « Qui que tu sois, de ce moment oublie les Grecs ; ils sont perdus pour toi. Tu seras des nôtres ; mais réponds-moi la vérité : dans quelle intention ont-ils construit ce cheval énorme et monstrueux ? Qui l’a conseillé ? Qu’en attendent-ils ? Est-ce un vœu ? Est-ce une machine de guerre ? » À ces mots, le jeune homme, tout armé de ruse et d’artifice grec, leva vers le ciel les paumes de ses mains désenchaînées : « Je vous prends à témoin, dit-il, feux éternels, vous et votre inviolable puissance ; je vous prends à témoin, autels et glaives de mort que j’ai fuis, bandelettes des dieux que j’ai portées comme victime, les lois divines m’autorisent à rompre mes engagements sacrés avec les Grecs ; elles m’autorisent à haïr ces hommes et à produire au grand jour tout ce qu’ils cachent. Je ne suis tenu par aucune loi de mon pays. Toi seulement, ville de Troie, sois fidèle à tes promesses et, gardée par moi, garde-moi ta parole si je te dis la vérité et si je m’acquitte envers toi grandement. Tout l’espoir des Grecs, toute leur confiance dans leur entreprise guerrière se sont toujours appuyés sur le secours de Pallas. Mais du jour où le fils impie de Tydée et cet inventeur de crimes, Ulysse, ont entrepris d’arracher du temple consacré le fatal Palladium, où, après avoir égorgé les gardiens de la haute citadelle, ils ont saisi la sainte image, où de leurs mains sanglantes ils ont osé toucher les bandelettes virginales de la déesse, de ce jour l’espérance des Grecs s’en allait, s’effondrait ; leurs forces étaient brisées et l’esprit de la déesse se détournait d’eux. Ils ne pouvaient se tromper aux prodiges significatifs que leur donna la Tritonienne. À peine sa statue fut-elle placée dans le camp que de ses yeux grands ouverts et fixes jaillirent des étincelles et des flammes ; ses membres se couvrirent d’une acre sueur, et trois fois du sol, chose merveilleuse, elle bondit elle-même avec son bouclier et sa lance frémissante. Aussitôt Calchas vaticine qu’il faut s’embarquer et fuir, que Pergame ne peut être anéanti sous les coups des Argiens s’ils ne retournent à Argos chercher des auspices et s’ils n’en ramènent la faveur divine que, dans leur première traversée, ils avaient apportée avec eux sur leurs navires recourbés. Maintenant ils n’ont, au souffle des vents, regagné Mycènes leur patrie qu’afin d’y préparer des armes et des dieux qui les accompagnent ; ils repasseront la mer et vous les reverrez à l’improviste. C’est ainsi que Calchas interprète les présages. Sur son conseil, comme expiation de leur triste sacrilège, pour remplacer le Palladium, pour réparer l’outrage à la divinité, ils ont construit cette effigie. Calchas a voulu qu’ils en fissent une énorme masse et que cette charpente s’élevât jusqu’au ciel, et qu’ainsi elle ne pût entrer par vos portes ni être introduite dans vos murs ni replacer le peuple de Troie sous la protection de son ancien culte. Si vos mains profanaient cette offrande à Minerve, – que les dieux tournent plutôt ce présage contre Calchas lui-même ! – alors ce serait une immense ruine pour l’empire de Priam et pour les Phrygiens. Mais si, de vos propres mains, vous la faisiez monter dans votre ville, l’offensive d’une grande guerre conduirait l’Asie jusque sous les murs de Pélops : tels sont les destins qui attendent nos descendants. »

« Ces paroles insidieuses, cet art de se parjurer nous firent croire ce que disait Sinon ; et ainsi se laissèrent prendre à des ruses et à des larmes feintes ceux que n’avaient pu dompter ni le fils de Tydée, ni Achille de Larissa, ni dix ans de guerre, ni mille vaisseaux.

« À ce moment un prodige plus grand encore et beaucoup plus terrible se présente à nos regards infortunés et bouleverse nos cœurs qui ne s’attendaient à rien de pareil. Laocoon, que le sort avait désigné comme prêtre de Neptune, immolait à l’autel des sacrifices solennels un énorme taureau. Voici que, de Ténédos, par les eaux tranquilles et profondes, – je le raconte avec horreur, – deux serpents aux immenses anneaux s’allongent pesamment sur la mer et de front s’avancent vers le rivage. Leur poitrine se dresse au milieu des flots et leurs crêtes couleur de sang dominent les vagues. Le reste de leurs corps glissait lentement sur la surface de l’eau et leur énorme croupe traînait ses replis tortueux. Là où ils passent, la mer écume et bruit. Ils touchaient déjà la terre, et, les yeux ardents injectés de sang et de feu, ils léchaient de leur langue vibrante leur gueule sifflante. À les voir le sang se retire de nos veines ; nous nous enfuyons. Mais eux, sachant où aller, se dirigent sur Laocoon ; et d’abord les deux serpents entourent et enlacent les corps de ses deux jeunes enfants en se repaissant de leurs malheureux membres. Puis, comme le père se porte à leur secours les armes à la main, ils le saisissent et le ligotent de leurs énormes nœuds. Ils ont déjà enroulé deux fois leur croupe écailleuse autour de sa ceinture, deux fois autour de son cou, et ils le surmontent de toute leur tête et de leur haute encolure. Lui, il s’efforce avec ses mains d’écarter leurs replis ; ses bandelettes sont arrosées de bave et de noir venin ; et il pousse vers le ciel d’horribles clameurs. Ainsi mugit le taureau blessé quand il s’échappe de l’autel et secoue de sa nuque la hache mal assurée. Mais les deux dragons fuient en glissant vers les hauteurs où sont les temples ; ils gagnent le sanctuaire de la cruelle Tritonienne et se cachent aux pieds de la déesse sous l’orbe de son bouclier.

Pour le coup nous tremblons et une peur inouïe pénètre dans tous les cœurs : on se dit que Laocoon a été justement puni de son sacrilège, lui qui d’un fer acéré a profané ce bois consacré à la déesse et qui a brandi contre ses flancs un javelot criminel. On crie qu’il faut introduire le cheval dans le temple de Minerve et supplier la puissante divinité. Nous faisons une brèche à nos remparts ; nous ouvrons l’enceinte de la ville. Tous s’attellent à l’ouvrage. On met sous les pieds du colosse des roues glissantes ; on tend à son cou des cordes de chanvre. La fatale machine franchit nos murs, grosse d’hommes et d’armes. À l’entour, jeunes garçons et jeunes filles chantent des hymnes sacrés, joyeux de toucher au câble qui la traîne. Elle s’avance, elle glisse menaçante jusqu’au cœur de la ville. Ô patrie, ô Ilion, demeure des dieux, remparts dardaniens illustrés par la guerre ! Quatre fois le cheval heurta le seuil de la porte, et quatre fois son ventre rendit un bruit d’armes. Cependant nous continuons, sans nous y arrêter, aveuglés par notre folie, et nous plaçons dans le haut sanctuaire ce monstre de malheur. Même alors la catastrophe qui venait s’annonça par la bouche de Cassandre ; mais un dieu avait défendu aux Troyens de jamais croire Cassandre ; et, malheureux pour qui le dernier jour avait lui, nous ornons par toute la ville les temples des dieux d’un feuillage de fête.

« Cependant le ciel tourne et la nuit s’élance de l’Océan, enveloppant de sa grande ombre la terre, le ciel et les ruses des Myrmidons. Répandus dans l’enceinte de leurs murailles, les Troyens se sont tus et le sommeil presse leurs membres las. Et déjà de Ténédos, la phalange argienne s’avançait dans ses navires rangés en bon ordre sous le silence ami de la lune voilée, gagnant un rivage bien connu, quand, au signal d’une flamme s’élevant de la poupe royale, Sinon, que l’hostilité des dieux et des destins avait protégé, se faufile près du monstre où les Grecs étaient enfermés et abaisse les trappes de sapin. Le cheval qui s’ouvre les rend à l’air libre, et de ses cavernes de bois sortent allègrement, en se laissant glisser le long d’une corde, avant tous les autres, les chefs Thessandrus et Sthénélus, le féroce Ulysse, Acamas et Thoas, le petit-fils de Pelée Néoptolème, Machaon et Ménélas et l’inventeur de cette embûche, Epéus. Ils envahissent la ville ensevelie dans le sommeil et le vin : les sentinelles sont égorgées ; les portes, ouvertes ; ils y reçoivent leurs compagnons et rassemblent les troupes complices.

« C’était le moment où le premier sommeil commence pour les hommes aux durs soucis et, par un bienfait divin, insinue en eux son extrême douceur. Voici qu’en songe il me sembla que j’avais près de moi, sous mes yeux, désolé, Hector : il répandait des flots de larmes ; il était comme naguère lorsque le char le traînait tout souillé d’une poussière sanglante, les pieds traversés de courroies et gonflés. Misère de moi, dans quel état ! Comme il était différent de cet Hector que je vois encore revenir revêtu des dépouilles d’Achille, ou, la flamme phrygienne au poing, incendier les vaisseaux grecs ! La barbe hideuse, les cheveux collés par le sang, il portait toutes les blessures dont il avait été criblé autour des murs de sa patrie. Alors, pleurant moi-même, et avant qu’il parlât, il me sembla que je l’appelais et lui disais ces paroles de douleur : « Ô lumière de la Dardanie, le plus ferme espoir des Troyens, pourquoi nous as-tu fait si longtemps attendre ? Hector tant désiré, de quelles rives viens-tu ? Comme nous te revoyons, après tant de funérailles de tes compagnons et toutes les épreuves subies par ton peuple et ta ville, et si fatigués ! Quels indignes outrages ont souillé ton tranquille et beau visage ? Et pourquoi ces blessures que j’aperçois ? » Il ne me répond rien ; il ne s’attarde pas à ces vaines questions. Mais, tirant du fond de sa poitrine un sourd gémissement : « Hélas, fuis, me dit-il, fils d’une déesse, sauve-toi de cet incendie. L’ennemi tient nos murs ; Troie s’écroule de toute sa hauteur. On a fait assez pour la patrie et pour Priam. Si un bras pouvait défendre Pergame, certes le mien l’eût défendu. Troie te confie les objets de son culte et ses Pénates. Fais-en les compagnons de tes destins, et cherche-leur des remparts, de puissants remparts, que tu fonderas enfin après avoir couru les mers. » Il dit et des profondeurs du sanctuaire il apporte dans ses mains la puissante Vesta, ses bandelettes et son éternel feu.

« Cependant de tous les points de la ville se confondaient des cris de détresse ; et, bien que la maison de mon père Anchise fût reculée, solitaire, entourée d’arbres, les bruits deviennent de plus en plus distincts, et l’horrible tourmente des armes se rapproche. Réveillé en sursaut, je monte au plus haut de la terrasse et je m’y tiens l’oreille au guet. Ainsi, quand au souffle furieux des Austers le feu se met dans la moisson ou lorsque le torrent, grossi des eaux de la montagne, ravage les champs, ravage les grasses récoltes et les travaux des bœufs, arrache et entraîne les forêts, le pâtre, de la cime d’un roc, écoute ce fracas, dont il ne sait pas la cause, et demeure interdit. Mais alors la vérité éclate, les embûches des Grecs se découvrent. Déjà la vaste maison de Déiphobe s’effondre sous les flammes ; et déjà tout près celle d’Ucalégon prend feu ; les flots lointains du cap Sigée reflètent l’incendie. Les clameurs des hommes retentissent, mêlées à l’appel éclatant des trompettes. Hors de moi, je saisis mes armes ; je ne sais pas à quoi elles me serviront ; mais je brûle de rassembler une poignée d’hommes et avec mes compagnons de courir à la citadelle. La colère et la fureur précipitent ma résolution, et je songe qu’il est beau de mourir sous les armes.

« Et voici que Panthus, échappé aux traits des Achéens, Panthus, fils d’Othrys et prêtre d’Apollon au temple de la citadelle, chargé des objets sacrés et de nos dieux vaincus, et traînant par la main un enfant, son petit-fils, accourt éperdu vers notre maison : « Où en est notre salut, Panthus ? En quel état vais-je trouver la citadelle ? » J’avais à peine prononcé ces mots qu’il me répondit en gémissant : « C’est le dernier jour de la Dardanie, c’est l’heure inéluctable. Il n’y a plus de Troyens ; il n’y a plus d’Ilion ; l’immense gloire de Troie a vécu. Jupiter sans pitié a tout transporté à Argos. Les Grecs sont les maîtres de la ville en flammes. Le monstrueux cheval debout au milieu de nos murs vomit des hommes armés, et Sinon vainqueur nous insulte et répand l’incendie. Par nos portes ouvertes à deux battants il en vient autant de milliers qu’il en est venu jadis de la grande Mycènes. D’autres occupent en armes les rues étroites et nous y opposent une barrière de fer hérissée de pointes étincelantes prêtes à donner la mort. C’est à peine si les premières sentinelles des portes risquent le combat et résistent dans les ténèbres. » Ces paroles du fils d’Othrys et la volonté des dieux m’emportent au milieu des flammes et des armes, là où m’appellent la sauvage Érynnie et le tumulte et les clameurs qui montent jusqu’au ciel. Rhipée, Épytus, si grand à la guerre, Hypanis et Dymas, que la clarté de la lune offre à mes yeux, se joignent à moi, se groupent à mon côté, et aussi le jeune Corèbe, fils de Mygdon. Il était venu, par hasard, tout récemment à Troie, enflammé d’un fol amour pour Cassandre, et, gendre futur, il apportait des secours à Priam et aux Phrygiens : le malheureux qui ne sut pas entendre les inspirations prophétiques de sa fiancée !

« Quand je les vois réunis, malgré toute leur ardeur pour le combat, je leur adresse ces mots : « Jeunes gens, cœurs vainement héroïques, si vous avez le ferme désir de me suivre, moi qui suis décidé à tout, vous voyez l’état où la fortune nous réduit. Nos temples et nos autels sont désertés par tous les dieux qui maintenaient cet empire debout. Vous venez au secours d’une ville embrasée. Mourons ! Jetons-nous au milieu des armes. L’unique salut des vaincus est de n’espérer aucun salut. » C’est ainsi que l’ardeur de ces jeunes hommes se changea en fureur. Alors, – comme des loups ravisseurs dans l’ombre noire, quand l’insatiable rage de leur ventre les chasse en aveugles et que leurs petits laissés au gîte attendent, la gueule sèche, – à travers les traits, à travers les ennemis nous marchons à une mort certaine et nous suivons le chemin qui mène au cœur de la ville. La nuit noire vole autour de nous et nous enveloppe de son ombre.

« Quelles paroles pourraient dépeindre cette nuit de massacre et ces funérailles ? Quelles larmes répondraient à nos malheurs ? Une ville antique s’écroule dont l’empire avait duré tant d’années ; des milliers de cadavres jonchent ses rues, ses demeures, les saints parvis des dieux. Ce ne sont pas seulement les Troyens qui tombent payant de leur sang leur résistance ; parfois aussi le courage rentre au cœur des vaincus, et les Grecs vainqueurs sont abattus. Partout la cruelle désolation, partout l’épouvante et toutes les faces de la mort.

« Le premier, escorté d’une foule de Grecs, Androgée s’offre à nous : dans son ignorance il nous prend pour une troupe alliée et spontanément nous interpelle en ami : « Dépêchez-vous, les hommes ! Qu’avez-vous à être si paresseux et si lents ? Les autres saccagent et pillent Pergame incendié, et vous ne faites encore que de débarquer des hauts navires ! » Il dit, et aussitôt, à notre réponse équivoque, il s’aperçoit qu’il est tombé au milieu d’ennemis. Frappé de stupeur, il retient ses pas et sa voix. Lorsque, dans les âpres buissons, un homme de tout son poids a pressé sur la terre un serpent imprévu, tout à coup il frissonne et se jette en arrière devant le long cou bleuâtre qui dresse sa colère et se gonfle. Ainsi, tremblant à notre vue, Androgée fuyait. Nous nous ruons sur sa troupe ; nous nous répandons autour d’elle en cercle de fer. Perdus dans ces lieux qu’ils ignorent et pris de terreur, ça et là, nous les massacrons. La fortune sourit à nos premiers coups ; alors Corèbe, dont le succès exalte le courage, s’écrie : « Compagnons, la fortune pour la première fois nous déclare sa faveur et nous montre le chemin du salut : suivons-la. Changeons de boucliers ; armons-nous de tout ce qui distingue les Grecs. Ruse ou courage, qu’importe contre l’ennemi ? Il nous fournira lui-même des armes. » À ces mots, il se coiffe du casque chevelu d’Androgée, s’empare de son bouclier aux belles ciselures et suspend à son côté l’épée d’Argos. Rhipée fait de même, et Dymas, et toute la jeunesse avec joie. Chacun s’arme de ces fraîches dépouilles. Nous marchons mêlés aux ennemis, mais sans l’assentiment des dieux. À travers l’aveugle nuit nous livrons un grand nombre de batailles et nous envoyons un grand nombre de Grecs au séjour d’Orcus. Les uns se sauvent vers leurs navires et gagnent à la course un rivage sûr ; d’autres, sous le coup d’une honteuse frayeur, escaladent de nouveau l’énorme cheval et se cachent dans son ventre qu’ils ont appris à connaître.

« Hélas, il est interdit à l’homme de compter sur rien, contre la volonté des dieux. Voici que les cheveux épars, hors du temple et du sanctuaire de Minerve, la fille de Priam, Cassandre, était traînée : inutilement elle levait au ciel ses yeux ardents, ses yeux, car ses tendres mains étaient retenues par des chaînes. Corèbe, enivré de fureur, ne peut soutenir ce spectacle : il se jette, prêt à mourir, parmi ceux qui l’entraînent. Nous le suivons tous, et nous courons au plus épais des ennemis. Mais des sommets du temple les nôtres commencent par nous accabler de projectiles : la forme de nos armes et nos panaches grecs qui les trompent sont la cause du plus déplorable massacre. Puis les Grecs, indignés et furieux de se voir enlever la jeune fille, se rassemblent de toutes parts et nous attaquent, le violent Ajax, et les deux Atrides, et toute l’armée des Dolopes. Ainsi, parfois, lorsque leur tourbillon se déchaîne, les vents se heurtent et s’affrontent, le Zéphyr, le Notus, l’Eurus fier de ses chevaux d’Orient : les forêts hurlent ; Nérée blanc d’écume fait rage avec son trident et soulève les eaux du fond des abîmes. Et ceux qu’à la faveur des ombres de la nuit notre ruse avait mis en déroute et pourchassés dans toute la ville, reparaissent. Les premiers, ils comprennent le mensonge de nos boucliers et de nos armes et nous reconnaissent à la différence de notre accent. Aussitôt nous sommes écrasés par le nombre. C’est d’abord Corèbe qui, sous le bras de Pénélée, succombe devant l’autel de la déesse aux armes puissantes. Puis Rhipée tombe, l’homme le plus juste qui fût parmi les Troyens et le plus exact serviteur de l’équité. Les dieux en jugèrent autrement ! Hypanis et Dymas périssent sous les traits de leurs compagnons. Et toi, Panthus, ni ta profonde piété ni la tiare d’Apollon ne te protégèrent du coup mortel. Cendres d’Ilion, bûcher funèbre des miens, je vous prends à témoin que, dans vos ruines, ni de loin ni de près je n’évitai les chances du combat et que, si les destins l’avaient permis, j’en avais assez fait pour périr de la main des Grecs. Nous nous arrachons de là, Iphitus et Pélias avec moi, Iphitus déjà appesanti par les ans ; Pélias qui se traîne blessé par Ulysse. Et tout à coup des clameurs nous appellent au palais de Priam. Le combat y était si terrible qu’il ne semblait pas qu’on se battît ailleurs et que personne mourût dans le reste de la ville. Mars sévissait indomptable ; nous voyons les Grecs se ruer contre le palais et en assiéger le seuil sous une tortue. Ils appliquent des échelles aux murs ; ils y montent devant les portes même, opposant de la main gauche le bouclier à tout ce qu’on leur lance et saisissant de la main droite les saillies du toit. De leur côté, les Troyens démolissent les tours, arrachent les tuiles : puisque tout est perdu, c’est avec ces traits qu’ils veulent se défendre jusque dans la mort ; ils font tomber une avalanche de poutres dorées, toutes les hautes parures des demeures ancestrales. D’autres, l’épée nue, occupent le bas des portes et les gardent en rangs serrés. Nous nous refaisons du courage pour secourir le palais du roi, soutenir ses défenseurs et rendre de la force aux vaincus.

« Il y avait derrière le palais une entrée, une porte dérobée, un passage qui reliait entre elles les demeures de Priam, et qu’on avait négligé. C’était par là que souvent l’infortunée Andromaque, tant que le royaume subsistait, avait coutume de se rendre près de ses beaux-parents sans être accompagnée, et d’amener par la main à son grand-père le petit Astyanax. J’y pénètre et j’atteins le plus haut sommet du toit d’où les malheureux Troyens lançaient leurs projectiles impuissants. Une tour s’y dressait à pic, et, du faîte de l’édifice, montait vers le ciel. On en découvrait toute la ville de Troie, la flotte grecque et le camp des Achéens. Nous l’entourons et l’attaquons avec le fer sur la haute plate-forme où ses attaches pouvaient être ébranlées ; nous l’arrachons de ces fières assises et nous la poussons en avant : elle vacille, et soudain, s’écroulant avec fracas, elle tombe au loin sur les bataillons grecs. Mais d’autres prennent leur place ; et cependant ni les pierres ni les projectiles de tout genre ne cessent de pleuvoir.

« Devant la cour d’entrée, sur le seuil de la première porte, Pyrrhus exultant d’audace resplendit sous ses armes d’une lumière d’airain. Ainsi, quand reparaît à la lumière, gorgé d’herbes vénéneuses, le serpent que le froid hiver enfermait gonflé sous la terre : maintenant, hors de sa dépouille, brillant d’une jeunesse neuve, la poitrine haute, déroulant sa croupe luisante, il se dresse au soleil, et sa gueule darde une langue au triple aiguillon. En même temps l’énorme Périphas et le conducteur des chevaux d’Achille, l’écuyer Automédon, et avec eux toute la jeunesse de Scyros s’avancent au pied du palais et jettent des flammes sur les toits. Lui-même, au premier rang, Pyrrhus a saisi une hache à deux tranchants ; il s’efforce de briser les seuils épais de la porte et d’arracher de leurs pivots les montants d’airain. Déjà une poutre a été rompue, les durs battants de chêne éventrés ; et une énorme brèche ouvre son large orifice. On voit apparaître l’intérieur du palais et la longue suite des cours. On voit, jusqu’en ses profondeurs sacrées, la demeure de Priam et de nos anciens rois, et des hommes en armes debout sur le premier seuil.

« L’intérieur n’est que gémissements, tumulte et douleur. Toutes les cours hurlent du cri lamentable des femmes : la clameur va frapper les étoiles d’or. Les mères épouvantées errent ça et là dans les immenses galeries ; elles embrassent, elles étreignent les portes, elles y collent leurs lèvres. Pyrrhus, aussi fougueux que son père, presse l’attaque : ni barres de fer ni gardiens ne peuvent soutenir l’assaut. Les coups redoublés du bélier font éclater les portes et sauter les montants de leurs gonds. La violence se fraie la voie. Le torrent des Grecs force les entrées ; ils massacrent les premiers qu’ils rencontrent ; et les vastes demeures se remplissent de soldats. Quand, ses digues rompues, un fleuve écumant est sorti de son lit, et a surmonté de ses remous profonds les masses qui lui faisaient obstacle, c’est avec moins de fureur qu’il déverse sur les champs ses eaux amoncelées et qu’il entraîne par toute la campagne les grands troupeaux et leurs étables. J’ai vu de mes yeux, ivre de carnage, Néoptolème et sur le seuil les deux Atrides. J’ai vu Hécube et ses cent brus, et au pied des autels Priam dont le sang profanait les feux sacrés qu’il avait lui-même allumés. Ces cinquante chambres nuptiales, vaste espoir de postérité, leurs portes superbement chargées des dépouilles et de l’or des Barbares, tout s’est effondré. Les Grecs sont partout où n’est pas la flamme.

« Tu me demanderas peut-être quel fut le sort de Priam. Lorsqu’il vit la prise et la chute de sa ville, les portes de sa demeure arrachées, l’ennemi au cœur même de son palais, le vieillard suspendit à ses épaules, que l’âge faisait trembler, une vaine cuirasse dont il n’avait plus l’habitude ; il se ceignit d’un fer inutile, et il allait chercher la mort dans les rangs serrés des ennemis. Au milieu du palais, sous le ciel nu, il y avait un immense autel et tout près un très vieux laurier dont les branches s’y inclinaient et enveloppaient les Pénates de leur ombre. Là, vainement, autour de cet autel, Hécube et ses filles, comme un vol de colombes qui s’est abattu sous la noire tempête, étaient assises pressées les unes contre les autres et tenant embrassées les images des dieux. Lorsqu’elle vit Priam revêtu des armes de sa jeunesse : « Quel égarement, mon malheureux époux, t’a poussé à t’armer ainsi ? lui dit-elle. Où cours-tu ? Ce n’est pas un pareil secours ni les armes que tu portes qui peuvent nous défendre à cette heure. Personne ne le pourrait, pas même mon Hector, s’il était là. Viens plutôt près de nous : cet autel nous protégera tous ou tu mourras avec nous. » Et, en parlant ainsi, elle attire le vieux roi auprès d’elle et le fait asseoir sur un siège sacré.

« Et voici qu’échappé au massacreur Pyrrhus, Polîtes, un des fils de Priam, à travers les traits, à travers les ennemis, fuit sous les longs portiques et traverse les cours désertes, blessé. Pyrrhus ardent le poursuit du fer dont il veut l’achever ; déjà il l’atteint et le frappe de sa lance. Le jeune homme parvient encore à se sauver et va, devant ses parents, sous leurs yeux, tomber et rendre l’âme avec un flot de sang. Alors Priam, bien que la mort l’environne et déjà l’étreigne, ne se possède plus et ne retient ni sa voix ni sa colère : « Ah, s’écrie-t-il, cette audace, ce forfait, que les dieux, s’il en est un au ciel dont la justice prenne soin de nous venger, te les paient leur digne prix et qu’ils t’en récompensent comme tu le mérites, toi qui as fait d’un père le témoin du meurtre de son fils et qui as souillé mes regards de son cadavre ! Non, tu mens quand tu te dis le fils d’Achille. Ce n’est pas ainsi qu’il s’est montré avec son ennemi Priam. Il eût rougi d’outrager les droits et la confiance d’un suppliant. Il m’a rendu pour l’ensevelir le corps inanimé d’Hector et m’a renvoyé dans mon palais. » Sur ces mots, le vieillard lança de sa main débile un trait sans force qu’aussitôt le bronze repoussa d’un son rauque et qui resta vainement suspendu à la pointe du bouclier : « Eh bien donc, repartit Pyrrhus, tu seras mon messager et tu iras porter cette nouvelle au fils de Pelée, mon père. N’oublie pas de lui raconter les tristes exploits de ce Néoptolème qui dégénère. Pour l’instant, meurs. » Il dit ; il traîne devant l’autel le vieillard tremblant dont les pieds glissaient dans le sang de son fils, et, de la main gauche, le saisissant aux cheveux, il tire de sa main droite son épée flamboyante qu’il lui enfonce dans le côté jusqu’à la garde. Ainsi finit Priam ; ce fut ainsi que, sous la volonté des destins, il sortit de la vie, les yeux remplis des flammes de Troie et des ruines de Pergame, lui dont naguère ses peuples et ses terres innombrables faisaient le superbe dominateur de l’Asie. Il gît sur le rivage, tronc énorme, la tête arrachée des épaules, cadavre sans nom.

« Mais alors pour la première fois je me sentis enveloppé d’une sauvage horreur. J’étais atterré. La chère image de mon père s’offrit à ma pensée lorsque je vis le vieux roi, qui avait son âge, expirer sous l’horrible blessure, et aussi l’image de Créuse abandonnée, ma maison ouverte au pillage, et les dangers de mon petit Iule. Je me retourne ; je cherche des yeux ce qui me reste de mes compagnons. Tous m’ont quitté à bout de forces : ils se sont précipités sur le sol désespérés ou se sont jetés dans les flammes.

« J’étais donc resté seul, quand, à l’entrée du temple de Vesta, silencieuse, assise dans un coin et se cachant, j’aperçois la fille de Tyndare. Comme j’errais et que je regardais ça et là autour de moi, les reflets de l’incendie me l’éclairèrent. Le fer irrité des Troyens devant les ruines de Pergame, le châtiment des Grecs, la colère du mari délaissé, elle avait tout à craindre ; et cette Érynnie de sa propre patrie aussi bien que de Troie se dissimulait assise sur les marches de l’autel, l’odieuse femme ! Mon cœur brûla de colère ; j’éprouvai un violent désir de venger la chute de ma patrie et de châtier la scélérate : « Ainsi donc, elle vivra, elle reverra Sparte et Mycènes sa patrie ; elle y rentrera reine et triomphatrice ! Elle retrouvera son mari, la maison de son père, ses enfants, suivie d’une foule de Troyennes et d’esclaves phrygiens ! Et Priam aura péri par le fer ! Et Troie aura été dévorée par les flammes ! Et tant de fois le rivage dardanien aura sué du sang ! Non, ce ne sera pas. Bien qu’il n’y ait aucun titre de gloire à châtier une femme et qu’une telle victoire n’apporte aucun honneur, je serai loué d’avoir supprimé cette abomination et d’avoir fait payer son crime à la criminelle. Et quelle jouissance pour moi d’assouvir mon âme des feux de la vengeance et d’en rassasier les cendres des miens ! »

« Ainsi j’éclatais et je me laissais emporter par ma fureur quand devant moi, plus brillante que mes yeux ne l’avaient jamais vue, en pleine lumière, splendeur au milieu de la nuit, ma puissante mère s’offrit à mes regards, sans voiler sa divinité, dans toute la beauté et dans toute la majesté où elle se montre d’ordinaire aux habitants du ciel. Elle me prit le bras, me retint et me dit de ses lèvres couleur de rose : « Mon fils, quel est donc le ressentiment qui excite ton indomptable colère ? Pourquoi cette fureur ? Et qu’est devenue ton affection pour nous ? Quoi, tu ne cherches pas à savoir d’abord où tu as laissé ton père Anchise, un vieillard, si ta femme Créuse vit encore, et ton fils Ascagne ? De tous côtés autour d’eux rôdent des Grecs en armes ; et si je n’étais pas là pour veiller sur eux, les flammes les auraient déjà dévorés ou le glaive de l’ennemi aurait bu leur sang. Ce n’est pas, comme tu le crois, l’odieuse beauté de la Lacédémonienne, fille de Tyndare, ni la faute reprochée à Paris, c’est la rigueur des dieux, oui des dieux, qui jette à bas toute cette opulence et renverse Troie du faîte de sa grandeur. Ouvre les yeux : je vais dissiper le nuage qui maintenant émousse tes regards mortels et qui t’enveloppe d’une épaisse obscurité. Ne crains pas d’obéir aux ordres de ta mère et ne refuse pas de suivre ses conseils. Ici où tu vois cette dispersion de blocs énormes, ces rocs arrachés aux rocs, ces ondes de fumée mêlées de poussière, c’est Neptune dont le large trident secoue les murs, en ébranle les fondements, fait sauter la ville entière de ses profondes assises. Là, au premier rang, la cruelle Junon occupe les Portes Scées et furieuse, le glaive à la ceinture, appelle de leurs vaisseaux la troupe de ses alliés. Tourne la tête : sur le haut de la citadelle la Tritonienne Pallas s’est posée, splendide dans son nuage et farouche avec sa Gorgone. Le Père des dieux anime lui-même l’ardeur et les forces victorieuses des Grecs ; il lance lui-même les dieux contre les armes dardaniennes. Hâte-toi de fuir, mon fils, arrête là tes efforts. Je ne t’abandonnerai pas et je te conduirai en sûreté au seuil de ton père. » Ces mots achevés, les ombres épaisses de la nuit se refermèrent sur elle. Et les grandes faces terribles m’apparurent, les puissances divines conjurées contre Troie.

« Alors il me sembla voir tout Ilion s’abîmer dans les flammes et la ville de Neptune bouleversée de fond en comble. Lorsque, sur les hautes montagnes, les bûcherons attaquent avec la hache un orne antique, redoublent leurs coups et, rivalisant d’ardeur, travaillent à l’abattre, l’arbre menace longtemps et, tremblant à chaque secousse, incline sa tête chevelue jusqu’à ce que, vaincu peu à peu par ses blessures, il pousse un suprême gémissement et, arraché du sommet, fait une traînée de ruine. Je descends, et sous la conduite divine, je passe entre les flammes et les ennemis : les traits me cèdent la place et les flammes se retirent.

« Dès que je fus arrivé à la maison paternelle, à notre vieille demeure, ma première idée était de transporter mon père sur les hauteurs, et ce fut lui que je vins tout d’abord trouver. Mais il refuse de survivre à la ruine de Troie et d’affronter l’exil : « Vous, dit-il, dont le sang est encore jeune et pur et dont la pleine vigueur se soutient par elle-même, préparez-vous à fuir. Si les habitants du ciel avaient voulu que je vécusse plus longtemps, ils m’auraient conservé ma demeure. C’est assez, c’est trop, d’avoir, une fois déjà, vu la destruction de ma ville et d’avoir survécu à sa captivité. Tel qu’il est, oui tel, mon corps est prêt pour le bûcher : faites l’adieu funèbre et partez. Je trouverai la mort en combattant. L’ennemi me la donnera par pitié et par convoitise de mes dépouilles. On se passe facilement de sépulture. Voici longtemps que, haï des dieux, je traîne inutilement ma vie, depuis que le Père des dieux et le roi des hommes m’a effleuré du vent de la foudre et touché de son feu. »

« Il persistait ainsi et demeurait inébranlable. Mais nous, les yeux noyés de larmes, ma femme Créuse, Ascagne, la maison tout entière, nous le supplions de ne pas vouloir tout perdre avec lui et de ne pas peser encore sur le destin qui nous écrasait. Il refuse et reste attaché à sa demeure et à sa résolution. Je me sens de nouveau entraîné au combat et, dans l’excès de mon malheur, je souhaite la mort. En effet, que faire ? Quel retour de fortune attendre ? « Moi, m’enfuir, et te laisser, mon père : l’as-tu donc espéré ? Ce conseil sacrilège est-il tombé d’une bouche paternelle ? S’il plaît aux dieux qu’il ne reste plus rien d’une telle ville, si ta résolution est bien arrêtée, s’il te convient d’ajouter à la perte de Troie la tienne et celle des tiens, voici la porte ouverte à la mort que tu désires. Pyrrhus va bientôt accourir des flots du sang de Priam, lui qui égorge le fils aux yeux du père et le père à l’autel. C’était donc pour cela, ma divine mère, que tu m’arrachais aux traits et aux flammes, c’était pour que je visse l’ennemi à l’intérieur de ma maison, et Ascagne et mon père, Créuse avec eux, tomber immolés dans le sang l’un de l’autre ! Aux armes, les hommes, aux armes ! L’heure suprême appelle les vaincus. Rendez-moi aux Grecs ; laissez-moi reprendre et continuer la bataille. Non, aujourd’hui nous ne mourrons pas tous sans vengeance ! »

« De nouveau je me ceins de mon épée ; je passai ma main gauche dans la poignée du bouclier, et je m’élançai au dehors. Mais sur le seuil ma femme embrassait mes genoux, s’attachait à moi, tendait le petit Iule à son père. « Si tu vas à la mort, emporte-nous aussi, et mourons avec toi. Et si tu as quelque raison d’espérer dans les armes que tu prends, commence par défendre ton foyer. À qui abandonnes-tu le petit Iule et ton père, et moi, celle que tu nommais ta femme ? » Ses cris et ses gémissements remplissaient toute la maison, quand il se produit soudain un merveilleux prodige. Dans nos bras, entre nous, sous nos yeux désespérés, voici que du haut de la tête d’Iule une légère aigrette de feu s’allume dont la flamme inoffensive lèche mollement sa chevelure et grandit autour de ses tempes. Saisis d’effroi, nous nous empressons ; nous secouons ses cheveux enflammés ; nous éteignons avec de l’eau ce feu sacré. Mais mon père Anchise a levé vers les astres des regards de joie et, les mains tendues, il s’écrie : « Jupiter tout-puissant, s’il y a des prières qui te fléchissent, jette les yeux sur nous : c’est tout ce que je te demande ; et, si notre piété le mérite, accorde-nous enfin ton assistance et confirme ce présage. »

« À peine le vieillard avait-il parlé, qu’un coup de tonnerre soudain éclata à notre gauche et que, tombée du firmament à travers l’ombre, une étoile fit dans sa course une traînée de lumière. Elle glisse au-dessus du faîte de notre maison, et nous la voyons toute brillante se plonger dans les forêts de l’Ida où elle marque sa route. Son sillage traverse la nuit d’une longue raie lumineuse, et tout autour se répand au loin une fumée de soufre. Alors seulement vaincu par ces présages, mon père se soulève pour regarder le ciel, invoque les dieux et adore la sainte étoile : « Plus de retard ! Je te suis, et, où vous me conduisez, je vais, Dieux paternels ; protégez ma maison ; protégez mon petit-fils. Ce présage vient de vous ; Troie est encore sous votre garde. Oui, je cède ; je ne me refuse plus, ô mon fils, à être ton compagnon. »

« Il dit : et déjà nous entendons plus distinctement à travers la ville la crépitation du feu, et l’incendie roule plus près de nous ses vagues bouillonnantes : « Eh bien donc, cher père, place-toi sur mon cou ; mes épaules te porteront, et cette charge ne me sera point lourde. Quoi qu’il puisse nous advenir, les dangers nous seront communs à l’un et à l’autre, et le salut aussi. Que mon petit Iule m’accompagne et que ma femme nous suive à quelque distance sans nous perdre de vue. Vous, mes serviteurs, retenez bien ce que je vais vous dire. Quand on sort de la ville, on trouve une hauteur et un vieux temple de Cérès isolé, et, à côté, un antique cyprès que depuis de longues années a protégé le culte de nos pères. C’est à cet endroit que par des routes différentes nous nous réunirons. Toi, mon père, prends dans tes mains les objets sacrés et les Pénates de la patrie. Pour moi qui sors à peine de ces rudes batailles et de ce carnage, il m’est interdit de les toucher avant de m’être purifié d’une eau vive. »

« À ces mots, j’étends sur mes larges épaules et sur mon cou baissé une couverture, une peau de lion fauve : et je me courbe sous mon fardeau. Le petit Iule a mis sa main dans la mienne et suit son père d’un pas inégal. Ma femme vient derrière. Nous nous avançons dans un clair obscur ; et moi qui tout à l’heure n’étais ému ni par la grêle des traits ni par les rangs serrés des Grecs en front de bataille, maintenant tous les souffles d’air m’épouvantent, le moindre bruit m’angoisse, suspend mes pas, me fait trembler également pour mon compagnon et pour mon fardeau.

« J’approchais déjà des portes, et il me semblait que j’étais au bout de ma route, quand tout à coup nous crûmes entendre près de nous un bruit de pas multipliés, et mon père qui regardait à travers l’ombre s’écrie : « Fuis, mon fils, fuis ! Ils approchent. Je vois les lueurs des boucliers et l’airain qui étincelle. » Je ne sais alors quelle divinité ennemie, profitant de mes craintes, acheva la déroute de mon esprit : je précipite mes pas, je me détourne de mon chemin, je m’engage dans une direction nouvelle. Hélas, Créuse, que me ravit un malheureux destin, s’est-elle arrêtée ? S’est-elle trompée de route ? Est-elle tombée de lassitude ? Je l’ignore ; mais elle n’a plus été rendue à mes regards. Je ne cherchai des yeux la disparue, je ne songeai à la chercher qu’une fois arrivé sur la hauteur de l’antique Cérès, près du temple sacré. Nous étions rassemblés tous : elle seule manquait et trompait l’attente de ses compagnons, de son fils, de son mari. Quel homme, quel dieu, dans mon désespoir, n’ai-je pas accusé ! Qu’avais-je vu de plus cruel dans le bouleversement de ma ville ? Je confie à mes compagnons Ascagne, mon père Anchise, les Pénates troyens, et je les cache dans le creux d’un vallon. Puis je me ceins de mes armes brillantes et je retourne à Troie. Je suis décidé à renouveler toutes mes courses hasardeuses, à traverser toute la ville, à offrir encore une fois ma tête à tous les dangers.

« Je regagne d’abord les remparts et le seuil obscur de la porte par où j’étais sorti, et, revenant sur mes pas, je cherche des yeux et j’essaie de relever dans la nuit les traces de notre passage. Partout l’horreur est sur mon âme, et le silence même me terrifie. De là je me dirige vers ma maison dans le cas où, par hasard, elle y fût revenue. Les Grecs y avaient fait irruption et l’occupaient toute. À l’instant même le feu dévorateur, activé par le vent, déferlait sur le haut des combles. Les flammes la surmontent et furieuses tourbillonnent dans les airs. Je vais plus loin : je revois le palais de Priam et la citadelle. Déjà, sous des portiques déserts, dans le temple asile de Junon, Phœnix et l’exécrable Ulysse, préposés à la garde du butin, surveillaient leur proie. Là, de toutes parts, on était venu entasser les trésors de Troie arrachés à l’incendie des sanctuaires, les tables des dieux, les cratères d’or massif, les pillages d’étoffes précieuses. À l’entour et debout, la longue file des enfants et des mères épouvantées. J’osai même jeter des cris dans l’ombre, je remplis les rues de mes clameurs ; désespéré, je les redoublai vainement et j’appelai Créuse et encore Créuse. Comme je la cherchais et que je me précipitais sans fin à travers toute la ville, un triste fantôme, l’ombre de Créuse elle-même, apparut à mes yeux : c’était bien elle, mais plus grande que je ne la connaissais. Je demeurai interdit ; mes cheveux se dressèrent, et ma voix s’arrêta dans ma gorge. Elle me dit alors ces paroles qui devaient apaiser mes soucis : « Pourquoi t’abandonner ainsi à une folle douleur, mon cher mari ? Rien n’arrive sans la volonté des dieux. Ni le destin ni celui qui règne sur le céleste Olympe ne te permettent d’emmener Créuse avec toi. Tu as devant toi un long exil et les vastes plaines de la mer à labourer. Tu aborderas enfin en Hespérie là où le Tibre lydien coule et pousse ses eaux lentes à travers de riches cultures. Une fortune prospère, un royaume et une épouse royale t’y sont réservés. Essuie les larmes que tu versais sur cette Créuse qui te fut chère. Je ne verrai pas les demeures superbes des Myrmidons ni des Dolopes ; je n’irai pas servir les femmes grecques, moi la descendante de Dardanus et la belle-fille de la divine Vénus. Mais la puissante Mère des dieux me retient sur ces rivages. Adieu donc ; garde ta tendresse à l’enfant de notre union. »

« Elle me parla ainsi et je voulais lui répondre longuement à travers mes larmes ; mais elle m’abandonna et s’évanouit dans les airs impalpables. Trois fois, là même, j’essayai d’entourer son cou de mes bras ; trois fois son image échappa à ma vaine étreinte, pareille au léger souffle de la brise et toute semblable à un songe qui s’envole. La nuit était consommée : alors seulement je retournai vers mes compagnons.

« J’eus la surprise de trouver leurs rangs grossis d’un nombre immense de nouvelles recrues : des femmes, des hommes, un peuple rassemblé pour l’exil, une foule misérable. Ils étaient venus de partout, munis de courage et de ce qu’il fallait pour s’embarquer et aller sur la mer coloniser le pays que je voudrais. Déjà l’Étoile du matin se levait au-dessus des jougs du haut Ida, et le jour la suivait. Les Grecs tenaient assiégées toutes les issues de la ville. Il ne nous restait aucune espérance de rien pouvoir. Je cédai à la fortune, et, mon père sur mes épaules, je gagnai les montagnes. »

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