Livre VIII

Quand Turnus, de la citadelle des Laurentes, eut arboré l’étendard de la guerre et que le chant rauque des clairons eut retenti, quand il eut fouetté ses chevaux fringants et heurté ses armes, les esprits furent aussitôt bouleversés ; tout le Latium dans un branle-bas tumultueux se lève en masse ; et la jeunesse est déchaînée, furieuse. Les principaux chefs, Messape, Ufens, Mézence, le contempteur des dieux, rassemblent de toutes parts des forces de secours et dépeuplent les vastes campagnes de ceux qui les cultivaient. Vénulus est envoyé à la ville du grand Diomède pour lui demander son aide et pour lui annoncer que les Troyens sont campés au Latium, qu’Énée, arrivé avec sa flotte, y a débarqué ses Pénates vaincus et prétend que les destins l’appellent à y régner : beaucoup de nations se joignent à l’homme dardanien, et son nom se propage au loin dans le Latium. L’idée que cache cette entreprise, et, si la Fortune le favorise, l’usage qu’il entend faire de sa victoire apparaîtront plus clairement à Diomède qu’au roi Turnus ou au roi Latinus.

Voilà pour le Latium. Le héros Troyen, à qui rien n’échappe, flotte sur des remous de soucis ; les projets se succèdent rapidement dans son esprit partagé ; une résolution l’attire, puis une autre ; et il s’agite en tous sens : ainsi, lorsque, dans un vase d’airain, la surface éclairée de l’eau réfléchit en tremblant le soleil ou l’image de la lune rayonnante, sa lumière vole au loin sur tout ce qui l’entoure, s’élève dans les airs et frappe les hauts lambris du plafond. C’était la nuit ; par toute la terre un profond sommeil possédait les êtres las, la race des oiseaux et celle des bêtes : le vénérable Énée s’étendit sur la rive, sous la froide voûte du ciel, le cœur troublé par cette triste guerre, et abandonna ses membres à un tardif repos. Le dieu de l’endroit en personne, le Tibre au beau fleuve, vieillard dont la tête se levait entre les feuilles des peupliers, lui apparut. Le lin très fin d’une tunique glauque l’enveloppait ; et une couronne de roseaux ombrageait sa chevelure. Il prit la parole et dissipa ainsi les soucis d’Énée : « Ô fils des dieux, qui nous ramènes la ville de Troie sauvée de ses ennemis et qui nous conserves l’éternelle Pergame, toi qui étais attendu sur le sol des Laurentes et dans les champs latins, c’est bien ici ta demeure fixe, ne t’éloigne plus ; ce sont tes fixes Pénates. Ne te laisse pas effrayer par les menaces de la guerre. Toute la haine et la colère des dieux sont tombées. Pour que tu ne te croies pas le jouet d’un vain songe, sous les chênes de la rive, tu trouveras étendue une énorme truie avec trente nouveau-nés, toute blanche, couchée sur le sol, et ses petits tout blancs autour de ses mamelles : [là sera l’emplacement de la ville ; là le terme certain de tes épreuves] c’est le signe qu’au bout de trente années Ascagne fondera Albe au nom clair. Ce que je te prédis est sûr. Maintenant comment sortiras-tu vainqueur des dangers qui te menacent ? Écoute-moi ; je te l’apprendrai en peu de mots. Sur ces bords, des Arcadiens, race issue de Pallas, qui ont accompagné le roi Évandre et suivi ses enseignes, ont élu domicile et bâti sur des collines une ville que, du nom de Pallas leur ancêtre, ils ont nommée Pallantée. Ils sont continuellement en guerre avec la nation latine. Prends-les pour alliés de guerre et conclus un pacte. Je te conduirai moi-même entre mes rives, en ligne droite, afin que, porté sur mes eaux, tes rames t’en fassent remonter le cours. Lève-toi donc, fils d’une déesse ; le coucher des astres commence ; offre selon le rite tes prières à Junon, et que tes vœux de suppliant désarment sa colère et ses menaces. Quand tu seras vainqueur, tu me rendras l’hommage que tu me dois. C’est moi que tu vois couler à pleins bords, rasant mes rives et coupant de grasses cultures, moi le Tibre azuré, le fleuve le plus agréable au ciel. C’est ici que j’ai ma grande résidence ; là où sort ma source, s’élèvent de hautes cités. »

Il a dit et le dieu fluvial s’est plongé dans ses grandes eaux dont il gagne les profondeurs. La nuit et le sommeil ont quitté Énée. Il se lève, contemple la lumière naissante du soleil dans l’éther. Selon le rite, il puise de l’eau du fleuve dans le creux de sa main et élève ces paroles vers le ciel : « Nymphes, Nymphes des Laurentes, qui donnez naissance aux fleuves, et toi, ô Tibre, leur père, toi et ton fleuve sacré, recevez Énée, écartez enfin de lui les périls. Quelle que soit la source d’où vienne la nappe d’eau où tu résides pitoyable à nos misères, quelle que soit la terre d’où tu jaillis dans toute ta beauté, je t’honorerai toujours, je te comblerai toujours de mes présents, fleuve aux cornes puissantes, toi qui règnes en maître sur toutes les eaux de l’Hespérie. Sois-moi seulement propice ; et confirme-moi tes volontés d’une manière plus sensible. » Il dit, choisit dans sa flotte deux birèmes. Il les fait garnir de rames et distribue en même temps des armes à ses compagnons.

Et, – prodige subit et merveilleux à voir, – voici qu’à travers la forêt il aperçoit une laie toute blanche avec sa portée blanche comme elle, qui s’est couchée sur la verte rive. C’est à toi, puissante Junon, à toi que le pieux Énée en fait le sacrifice et qu’il les immole, elle et ses petits, devant ton autel. Pendant toute la durée de la nuit, le Tibre a calmé ses flots irrités ; et, dans un silencieux reflux de son cours, il s’est arrêté de façon que sa surface aplanie ressemblât à un étang paisible ou à un tranquille marais et que les rames n’eussent pas à lutter. Aussi les Troyens poursuivent-ils leur route en l’accélérant dans une rumeur de joie. Le sapin enduit de poix glisse sur le fleuve ; les eaux s’étonnent, le bois inaccoutumé s’étonne de ces hommes dont les boucliers resplendissent au loin et du passage des carènes peintes. Ils ont ramé nuit et jour ; ils franchissent les longs détours sous des arbres de toute essence qui les ombragent, et ils coupent sur les paisibles eaux le reflet des forêts vertes. Le soleil de feu avait atteint le milieu du ciel quand ils virent au loin les murs, la citadelle, quelques toits épars, que la puissance romaine égale maintenant au ciel : c’était alors le pauvre royaume d’Évandre. Ils tournent rapidement les proues et s’approchent de la ville.

Il se trouvait ce jour-là que le roi arcadien offrait un sacrifice solennel au grand fils d’Amphitryon et aux dieux devant la ville, dans un bois sacré. Son fils Pallas avec lui, toute l’élite de la jeunesse et son pauvre sénat faisaient brûler l’encens ; et un sang tiède fumait aux autels. Quand ils virent les hautes nefs glisser entre les rameaux ombreux des bois et des hommes silencieux courbés sur les rames, épouvantés par ce spectacle subit, ils se levèrent tous, abandonnant les tables. Avec décision Pallas leur défend d’interrompre le sacrifice et, ayant saisi un javelot, il vole seul au-devant des étrangers et de loin, du haut d’un tertre : « Jeunes gens, crie-t-il, quelle raison vous a poussés à tenter des routes inconnues ? Où vous dirigez-vous ? Quelle est votre race ? De quelle patrie venez-vous ? Nous apportez-vous la paix ou le bruit des armes ? » Alors le héros Énée, de sa haute poupe, lui tendit de sa main un pacifique rameau d’olivier et lui dit : « Ce sont des Troyens que tu vois et des armes hostiles aux Latins, des exilés qu’ils ont repoussés dans une guerre impie. Nous venons trouver Évandre. Portez-lui ces paroles ; dites-lui que les principaux seigneurs dardaniens sont venus lui demander une alliance guerrière. » Un si grand nom frappa Pallas d’étonnement. « Descends, qui que tu sois, dit-il ; viens parler à mon père et entre dans nos pénates comme un hôte. » Il lui tendit la main et serra la sienne longuement. Et tous deux s’avançant pénètrent sous le bois sacré et quittent le fleuve.

Alors Énée adresse au roi ces paroles amicales : « Ô le meilleur des Grecs, toi à qui la Fortune a voulu que je fisse une prière et que j’offrisse des rameaux noués de bandelettes, je n’ai pas redouté en toi le chef grec, ou l’Arcadien, ou l’homme uni par le sang aux deux Atrides. Mais la conscience de ce que je suis, les saints oracles des dieux, la parenté de nos ancêtres, ta renommée répandue par toute la terre, nous créaient des liens et m’ont fait vouloir ce que voulaient les destins. Dardanus, le père et le fondateur de la ville d’Ilion, né, comme le racontent les Grecs, de l’Atlantide Électre, aborda chez les Troyens : Électre était la fille du puissant Atlas qui soutient sur ses épaules les globes éthérés. Votre père à vous est Mercure, que la brillante Maïa conçut et mit au jour sur le froid sommet du Cyllène ; mais Maia, si nous en croyons la tradition, est la fille d’Atlas, du même Atlas qui supporte les constellations. Ainsi le même sang se partage en nos deux familles. Confiant dans ce passé, je n’ai eu recours ni aux ambassades ni aux artifices pour éprouver tes dispositions. C’est moi, c’est moi-même, c’est ma personne que je te présente ; et je suis venu à ton seuil en suppliant. La même nation Daunienne qui te poursuit nous fait une guerre cruelle. Si les Rutules nous chassent, ils se flattent de soumettre, sans aucune peine, à leur joug toute l’Hespérie jusqu’en ses profondeurs, et de tenir les mers qui la baignent en haut et en bas. Reçois ma foi et donne-moi la tienne. Nous avons des hommes de guerre solides, de grands courages, une jeunesse qui a fait ses preuves. »

Énée avait dit ; pendant qu’il parlait, Évandre regardait son visage, ses yeux, parcourait tout son corps. Il lui répondit en peu de mots : « Quel bonheur de te recevoir, ô le plus courageux des Troyens ! Comme je reconnais avec joie et retrouve en toi la parole, la voix, le visage de ton père, le grand Anchise ! Je me rappelle en effet le voyage à Salamine du fils de Laomédon, Priam, lorsqu’il vint visiter le royaume de sa sœur Hésione : il voulut voir de là notre froide Arcadie. La jeunesse couvrait alors mes joues de sa première fleur ; j’admirais les seigneurs troyens ; j’admirais le fils de Laomédon lui-même ; mais Anchise s’avançait le plus grand de tous. Mon enthousiasme juvénile brûlait de parler à ce héros, de lui serrer la main : je l’approchai et je m’empressai de le conduire sous les remparts de Phénée. En partant il me donna un carquois splendide, des flèches lyciennes, une chlamyde aux entrelacs d’or, et deux freins d’or que possède encore mon Pallas. Aussi, l’alliance que vous demandez est chose faite : aussitôt que la lumière de demain sera rendue à la terre, vous me quitterez heureux de mon secours et je vous aiderai de mes ressources. En attendant, puisque vous êtes venus ici en amis, célébrez d’un cœur favorable avec nous ce sacrifice annuel qu’il serait impie de différer ; et dès maintenant asseyez-vous aux tables de vos alliés. » Cela dit, il ordonne qu’on rapporte les plats et les coupes qui avaient été enlevés ; il place lui-même ses hôtes sur des sièges de gazon ; il prend Énée et, l’honorant d’un siège particulier recouvert de la peau velue d’un lion, il l’invite à s’asseoir sur un trône d’érable. Alors des jeunes gens choisis et le prêtre de l’autel s’empressent d’apporter les chairs rôties des taureaux et les corbeilles chargées des dons travaillés de Cérès ; et ils versent celui de Bacchus. Énée et la jeunesse troyenne mangent le dos d’un bœuf entier et les entrailles lustrales.

Lorsqu’ils eurent satisfait leur faim et que leur appétit fut rassasié, le roi Évandre prit la parole : « Cette solennité, ce banquet traditionnel, cet autel élevé à une divinité considérable, ne nous ont pas été imposés par une vaine superstition et l’ignorance des anciens dieux. Nous avons été sauvés d’un affreux péril, mon hôte troyen, et rendant hommage à notre libérateur, nous instituons un nouveau culte. Regarde d’abord cette roche suspendue à des rocs ; tu vois cette dispersion des masses de pierre, cette maison debout et abandonnée au flanc de la montagne, et l’immense débâcle de ces rocs entraînés. Ce fut la caverne, au profond et vaste enfoncement, d’un monstre à demi homme, de l’infernal Cacus. Il la gardait inaccessible, sous son toit, aux rayons du soleil. Le sol en était toujours tiède de nouveaux meurtres, et, clouées à sa porte insolente, de pâles têtes d’hommes, au hideux sang noir, pendaient. Vulcain était le père de ce monstre. Cacus en vomissait les sombres feux, et passait, masse énorme. À nous aussi, le temps enfin apporta le secours qu’imploraient nos vœux ; un dieu vint. Le très puissant justicier, fier d’avoir tué et dépouillé le Géryon aux trois corps, Alcide, était ici. Ce vainqueur conduisait par nos champs ses immenses taureaux ; et son troupeau s’était répandu dans la vallée et aux bords du fleuve. Mais Cacus dans ses accès de folie ne voulait pas qu’il y eût un crime, une ruse, que son audace n’eût pas tentés : il détourne de leurs pâturages quatre magnifiques taureaux et autant de superbes génisses et, pour qu’on ne puisse suivre leurs empreintes directes, il les traîne par la queue vers sa caverne ; ayant ainsi tourné en sens inverse leurs traces, il tenait ses prises cachées dans l’ombre de son rocher. On pouvait les chercher : aucun indice ne menait à la caverne.

« Cependant, comme le fils d’Amphitryon rassemblait son troupeau rassasié et se préparait au départ, les bœufs en s’éloignant mugirent, remplirent tout le bois de leurs tristes meuglements et se plaignaient de quitter ces collines. Une génisse leur répondit, se mit à beugler dans l’antre vaste et trompa l’espoir de son geôlier Cacus. Le cœur d’Alcide s’était enflammé d’un furieux courroux et d’une amère douleur ; il saisit ses armes, sa massue lourde de nœuds, prend sa course et gagne les âpres sommets de la montagne. Alors, pour la première fois, les nôtres virent Cacus épouvanté, les yeux hagards ; aussitôt il fuit plus vite que l’Eurus et gagne son antre ; la terreur lui donne des ailes. Quand il s’y fut enfermé, quand, les chaînes rompues, il eut fait retomber le roc monstrueux qu’un ouvrage paternel en fer forgé tenait suspendu, et eut ainsi solidement obstrué l’entrée de sa caverne, voici que, la fureur dans l’âme, le Tirynthien était déjà là et cherchait partout un passage, portant çà et là ses regards et grinçant des dents. Trois fois, bouillant de colère, il parcourt le mont Aventin ; trois fois il s’évertue vainement à forcer la porte de pierre ; trois fois, tombant de fatigue, il s’assied dans la vallée. Debout, surgissant au dos de la caverne, se dressait, très haute à voir, une roche aiguë entourée de rocs à pic, séjour et nid commodes aux oiseaux de proie. Comme, inclinée à gauche, elle penchait vers le fleuve, Hercule, de toutes ses forces, l’ébranle du côté opposé, à droite, et finit par l’arracher de ses racines ; puis il la pousse et, sous cette poussée, le ciel immense retentit comme d’un coup de tonnerre. Les berges tremblent ; le fleuve terrifié reflue. Alors, sans son toit, apparut la caverne, l’immense palais de Cacus, et on en découvrit les ténébreuses profondeurs. Ce fut comme si une violente secousse fendait profondément la terre, ouvrait les séjours infernaux, exposait à l’air les pâles royaumes haïs des dieux, et comme si on voyait d’en haut le monstrueux gouffre et sous ce jet de lumière courir ça et là les mânes.

« Surpris par la clarté inattendue, enfermé au creux de son rocher, Cacus poussait d’étranges rugissements. D’en haut Alcide l’accable de projectiles ; tout devient une arme sous sa main ; il lui lance des troncs d’arbres et de grosses pierres. Cacus, voyant qu’il ne lui reste aucun moyen de fuir le péril, vomit par la bouche, ô merveille ! une immense fumée, enveloppe son repaire d’une obscurité aveuglante qui l’arrache aux regards ; il amasse sous son antre une nuit fumeuse où se mêlent des feux et des ténèbres. Alcide, dans sa rage, ne le supporta pas. D’un bond, la tête la première, il s’est jeté lui-même à travers le feu, là où la fumée roulait ses flots les plus épais et où l’immense caverne n’était qu’un bouillonnement de noires vapeurs. Cacus a beau vomir son incendie dans les ténèbres, Hercule le saisit, noue ses bras autour de lui, lui fait en le serrant saillir les yeux hors de la tête ; et sa gorge se dessèche de sang. Aussitôt la porte de la noire demeure est arrachée ; on l’ouvre ; les génisses soustraites, les rapines niées, se montrent au ciel ; et le hideux cadavre est traîné dehors par les pieds. On se remplit la vue insatiablement de ces terribles yeux, de ce visage, de cette poitrine velue, hérissée, d’une demi-bête, de cette gorge aux feux éteints.

« De ce jour date une fête en l’honneur du dieu Joyeux, les descendants en ont conservé l’anniversaire. Ce fut d’abord le fondateur Potitius, puis la famille des Pinarii, gardienne du sacrifice à Hercule. Le dieu avait dans ce bois sacré élevé cet autel que nous nommerons toujours « Le plus grand autel » et qui le restera toujours. Et maintenant, jeunesse, pour le sacrifice en l’honneur d’une telle prouesse, ceignez vos cheveux de feuillage, levez vos coupes, invoquez le dieu qui est maintenant le vôtre comme le nôtre et répandez les libations de bon cœur. » Il dit ; le peuplier aux deux couleurs a voilé sa chevelure d’une ombre herculéenne en laissant pendre son feuillage ; et la coupe sacrée remplit sa main. Tous aussitôt allègrement font des libations sur la table et prient les dieux.

Pendant ce temps, Vesper s’approche dans l’Olympe incliné. Déjà les prêtres et, le premier, Potitius s’avancent ceints de peaux, selon l’usage, des flambeaux à la main. On recommence à manger ; le second service apporte des mets agréables ; et les autels se couvrent de bassins chargés d’offrandes. Alors les Saliens se rangent pour chanter autour des autels illuminés, les tempes couronnées de peuplier. D’un côté le chœur des jeunes gens, de l’autre celui des vieillards entonnent l’éloge d’Hercule et ses hauts faits : comment il étouffa de sa main ses premiers monstres, les deux serpents de sa marâtre ; comment le même héros renversa les villes guerrières de Troie et d’Œchalie ; comment il endura mille rudes épreuves sous le roi Eurysthée, par la volonté de l’injuste Junon : « Ô invaincu, tu immoles de ta main les fils de la Nue, à la fois hommes et chevaux, Hylée et Pholus, et le monstre de Crète, et le vaste lion de la roche Némée. C’est toi qui as fait trembler les marais du Styx, le portier de l’Orcus couché sur des os à demi rongés dans son antre sanglant ; et aucune race de monstre ne t’a effrayé, pas même Typhée qui brandit ses armes du haut de sa grande taille. Ta raison n’a pas failli quand l’Hydre de Lerne t’a entouré de son armée de têtes. Salut, vrai rejeton de Jupiter, une gloire de plus parmi les dieux. Sois-nous propice et, d’un pied favorable, viens à ce sacrifice en ton honneur ! » Ils célèbrent Hercule en chantant ainsi ; ils redisent surtout la caverne de Cacus et Cacus respirant du feu. Tout le bois en résonne et l’écho s’en répercute dans les collines.

Ensuite, la cérémonie achevée, tous retournent à la ville. Le roi, alourdi par l’âge, s’appuyait en marchant sur Énée et sur son fils ; et la variété de son entretien rendait la route légère. Énée promenait sur tout le paysage des regards complaisants ; il en admirait la beauté captivante ; il demandait et entendait avec joie l’histoire de ce qui restait du passé. Et le roi Évandre, fondateur de la citadelle romaine, lui disait : « Ces bois, les Faunes et les Nymphes indigènes les occupaient et une race humaine née du tronc dur des chênes : elle n’avait ni règles morales ni culture ; elle ne savait ni mettre sous le joug les taureaux, ni amasser des provisions, ni ménager les biens acquis. Mais ils se nourrissaient du fruit des arbres et d’une pénible chasse. Le premier, Saturne vint de l’Olympe éthéré, fuyant la victoire de Jupiter, exilé privé de son royaume. Il rassembla ces hommes indociles et dispersés sur les hautes montagnes, leur donna des lois et choisit le nom de Latium pour le pays où il s’était caché (latuisset) en sûreté. On appelle âge d’or les siècles durant lesquels il fut roi : il gouvernait ainsi les peuples dans la tranquillité et la paix. Mais peu à peu à cet âge en succéda un autre, terne et de métal moins pur, avec la rage de la guerre et la fureur de posséder. Alors une troupe d’Ausonie, des peuples de Sicile survinrent ; et la terre de Saturne changea plusieurs fois de nom. Elle eut des rois et l’âpre Thybris à l’énorme corps, en mémoire de qui, plus tard, Italiens, nous avons appelé le fleuve Tibre : la vieille Albula perdit son vrai nom. Chassé de ma patrie, parcourant les mers lointaines, la toute-puissante Fortune et l’inéluctable destinée m’ont fixé ici où me poussaient les ordres redoutables de ma mère, la Nymphe Carmentis et le dieu qui l’inspirait, Apollon. »

Il dit ; puis, en avançant, il montre l’autel et la porte que les Romains, en souvenir, ont nommée Carmentale, antique honneur rendu à la nymphe Carmentis, la prophétesse dont les prédictions annoncèrent, les premières, l’avenir des grands Énéades et la gloire de Pallantée ; puis il montre le vaste bois sacré que l’impétueux Romulus appela Asyle, et sous la roche glacée le Lupercal ainsi nommé de Pan Lycéen, selon la mode arcadienne. Il leur montre encore le bois sacré d’Argilète, prend le lieu à témoin et raconte la mort (letum) de son hôte, Argus. Puis il les conduit à la roche Tarpéienne et au Capitole, aujourd’hui étincelant d’or, jadis hérissé de ronces et de broussailles. Déjà les pâtres craintifs y éprouvaient une terreur superstitieuse ; déjà cette forêt et cette roche les faisaient trembler. « Ce bois, dit-il, cette colline à la verte crête sont habités par un dieu. Lequel ? On ne sait. Les Arcadiens croient y avoir vu Jupiter en personne, souvent, secouant de sa droite la noire égide et assemblant les nuages. Tu vois maintenant les ruines dispersées de ces deux fortifications : ce sont les restes de monuments d’autrefois. Celle-ci fut élevée par le divin Janus, celle-là par Saturne. La première s’appelait Janicule ; la seconde, Saturnie. »

En parlant ainsi ils s’approchaient de la demeure du pauvre Évandre ; et ça et là, ils voyaient de grands troupeaux mugir sur le forum romain et dans le riche quartier des Carènes. Lorsqu’ils arrivèrent à la maison : « Alcide, après sa victoire, dit-il, a franchi ce seuil ; ce palais l’a reçu. Prends sur toi, mon hôte, de mépriser les richesses ; toi aussi montre-toi digne d’un dieu ; entre et sois indulgent à notre pauvreté. » Il dit, et dans son étroite demeure il introduisit le grand Énée et lui offrit pour se coucher un lit de feuillage et la peau d’une ourse de Libye.

La nuit tombe et embrasse la terre de ses sombres ailes. Cependant Vénus, dont l’âme maternelle, justement effrayée, redoute les menaces des Laurentes, émue par l’âpre tumulte de la guerre, s’adresse à Vulcain et, sur la couche d’or de son mari, répand dans ses paroles un divin amour. « Aussi longtemps que les rois argiens ravageaient Pergame condamnée par les destins et des citadelles qui devaient s’écrouler dans les flammes ennemies, je ne t’ai demandé pour les malheureux Troyens ni secours ni armes, rien de toi, mon époux bien-aimé ; je n’ai pas voulu te harceler ni te faire travailler en vain, bien que les fils de Priam eussent droit à ma reconnaissance et que les dures épreuves d’Énée m’eussent souvent tiré des larmes. Maintenant, mon fils s’est arrêté sur l’ordre de Jupiter au pays des Rutules ; et cette fois en suppliante, je viens demander à ta volonté divine qui m’est sacrée des armes ; mère, je t’implore pour mon fils. La fille de Nérée, la femme de Tithon, ont pu te fléchir par leurs larmes. Vois les peuples qui se liguent, les cités qui ont fermé leurs portes et aiguisent le fer contre moi, pour la perte des miens. »

Elle dit, et comme il hésite, elle lui jette autour du cou ses bras de neige et l’enveloppe de sa tiède et molle étreinte. Il se sent tout à coup envahi de la flamme accoutumée ; un feu qu’il connaît bien a pénétré ses moelles et couru par ses membres pleins de langueur. Ainsi parfois, quand le tonnerre éclate, le sillon enflammé de l’éclair parcourt les nuages de son étincelante lumière. L’épouse s’en est bien aperçue, heureuse de son adresse, consciente de sa beauté. Alors le dieu, enchaîné par l’éternel amour, lui dit : « Pourquoi chercher si loin des raisons ? Ai-je perdu ta confiance, déesse ? Si jadis tu avais eu le même souci, il m’eût été permis, même alors, d’armer les Troyens. Ni le Père tout puissant ni les destins ne défendaient que Troie résistât et que Priam survécût encore dix ans. Maintenant si tu prépares la guerre, si c’est là ton intention, tout ce que je puis promettre de travail dans mon art, tout ce que peut donner la fonte du fer et de l’électre, tout ce que mes forges et mes soufflets sont capables de produire, tu l’auras. Cesse de me prier : tu n’as pas à douter de ta force. » Ces mots prononcés, il lui donna les embrassements qu’elle désirait ; et, couché sur le sein de son épouse, il fut gagné par un tranquille sommeil qui se répandit dans tout son corps.

Mais déjà la nuit s’en allait, ayant accompli la moitié de sa course, et, pour ceux qui reposaient, avait chassé le sommeil. C’était l’heure où la femme, qui n’a pour vivre que son fuseau et de maigres travaux minerviens, ranime la cendre et la braise assoupie, et, ajoutant la nuit aux besognes du jour, active à la lumière ses servantes avec leurs longs écheveaux de laine, afin de conserver chaste le lit du mari et d’élever ses petits enfants : aussi vite qu’elle le dieu du feu, l’Ignipotent, se lève d’une couche voluptueuse pour aller à ses œuvres de forgeron.

Une île se dresse entre le rivage de Sicile et l’Éolienne Lipari, abrupte, aux rocs fumants. Sous ces rocs, un antre et des cavernes que les foyers des Cyclopes ont rongées, toutes pareilles à celles de l’Etna, font un bruit de tonnerre ; on entend des coups rudes et le gémissement des enclumes, l’éclat strident et souterrain des masses de fer des Chalybes, le halètement du feu dans les fournaises : c’est la demeure de Vulcain, et la terre se nomme la Vulcanie. C’est là que l’Ignipotent descend alors des hauteurs du ciel. Dans un antre immense, les Cyclopes, Brontès et Stéropès et Pyracmon tout nu, travaillaient le fer. Ils avaient façonné et poli en partie un de ces foudres que le Père des dieux lance si souvent de tous les points du ciel sur la terre ; l’autre partie restait inachevée. Ils y avaient ajouté trois rayons de grêle, trois de pluie, trois de feu rutilant et trois de rapide Auster ; maintenant ils mêlaient à leur ouvrage les éclairs terrifiants, le fracas, l’épouvante et la colère aux flammes dévorantes. D’un autre côté, on se hâtait de forger pour Mars le char et les roues ailées dont le bruit réveille et excite les hommes et les villes. On s’empressait aussi de polir une horrifique égide, l’arme de Pallas en fureur, les écailles d’or des serpents, les reptiles entrelacés et, sur la poitrine de la déesse, la Gorgone elle-même tournant encore les yeux dans sa tête tranchée. « Enlevez tout, dit Vulcain ; emportez ces ouvrages commencés, Cyclopes de l’Etna, et écoutez-moi bien. Il faut faire des armes pour un fier guerrier. Maintenant on a besoin de vos forces, et de vos mains rapides, et de toute votre maîtrise : pas de retard. » Il ne leur en dit pas plus ; tous rapidement, ils se courbèrent sur les enclumes, chacun avec sa part égale de travail. L’airain et l’or ruissellent ; l’acier meurtrier se liquéfie dans une vaste fournaise. Ils façonnent un énorme bouclier qui, à lui seul, protégerait de tous les traits des Latins. Ils y appliquent en les emboîtant sept lames circulaires. Les uns reçoivent et renvoient l’air avec des soufflets qui font le bruit des vents ; les autres trempent dans un bassin l’airain qui siffle. L’antre gémit sous le poids des enclumes. Les bras soulevés d’un puissant effort retombent en cadence et retournent la masse avec de mordantes tenailles.

Pendant que le dieu de Lemnos hâte son ouvrage aux bords éoliens, la bonne lumière du jour et le chant matinal des oiseaux sous le toit de chaume appellent Évandre hors de son humble demeure. Le vieillard se lève, revêt sa tunique, entoure ses pieds des courroies tyrrhéniennes. Puis il suspend à son épaule et à son côté l’épée d’Arcadie, ramenant en arrière la peau de panthère qui tombait sur son bras gauche. Deux chiens de garde sortent les premiers du haut seuil et accompagnent les pas de leur maître. Il se dirigeait vers le logement isolé de son hôte troyen, car le héros n’oubliait pas leurs entretiens et le secours qu’il lui avait promis. Énée, aussi matinal, s’avançait vers lui. L’un venait avec son fils Pallas, l’autre avec Achate. Ils s’abordent, se serrent les mains et, assis dans la cour intérieure de la maison royale, ils goûtent enfin le plaisir de s’entretenir librement. Le roi prend la parole : « Grand chef des Troyens, –jamais, toi vivant, je ne reconnaîtrai que Troie et son royaume ont été vaincus, – nos forces sont bien modestes pour le secours que tu attends de nous dans la guerre et pour un nom tel que le tien : d’un côté le fleuve toscan nous enferme ; de l’autre, le Rutule nous presse et entoure nos murs d’un bruit d’armes. Mais je me prépare à te rallier des peuples considérables et les camps d’un opulent royaume : un hasard inespéré t’offre le salut. C’est bien ici que te voulaient les destins. Non loin de nous, fondée sur un antique roc, est assise la ville d’Agylla où jadis la nation lydienne, illustre à la guerre, s’établit parmi les collines étrusques. Florissant durant de longues années, le roi Mézence la tint ensuite sous son insolente domination et sous ses armes cruelles. Te raconterai-je ses monstrueuses tueries ? Ses actes sauvages de tyran ? Que les dieux les fassent retomber sur lui et sur sa race ! Il allait jusqu’à lier des vivants à des corps morts, mains contre mains, bouche contre bouche, et ces suppliciés d’un nouveau genre, ruisselant de sanie et de sang corrompu, dans ce misérable accouplement, mouraient lentement. Mais enfin, excédés de ces furieuses démences, les citoyens s’arment, l’assiègent lui et sa maison, massacrent ses compagnons, jettent l’incendie sur son toit. Lui, il échappe au carnage, se réfugie sur le territoire des Rutules ; et Turnus défend son hôte par les armes. Dans sa juste fureur l’Étrurie s’est dressée tout entière. Ses peuples, impatients d’être en guerre, réclament le roi et son supplice. C’est à ces milliers d’hommes, Énée, que je vais te donner comme chef. Leur flotte pressée tout le long du rivage frémit et exige le signal du départ. Un vieil aruspice les retient par cet oracle. « Ô élite de la jeunesse méonienne, fleur et vertu des hommes d’autrefois, qu’un juste ressentiment emporte contre l’ennemi et dont Mézence mérite la haine enflammée, il n’est permis à aucun Italien de tenir sous ses ordres une aussi grande nation que la vôtre. Élisez des chefs étrangers. » Alors l’armée étrusque s’est arrêtée dans cette plaine, effrayée par les avertissements des dieux. Tarchon lui-même m’a envoyé des ambassadeurs et la couronne avec le sceptre ; il me fait remettre les insignes royaux, me demandant de venir au camp et de prendre le commandement du peuple tyrrhénien. Mais engourdie par les glaces de l’âge, fatiguée par les années, ma vieillesse me refuse cette charge ; et les hauts faits défient mes forces. J’y encouragerais mon fils, si d’un sang mêlé, né d’une mère sabellienne, par là il ne tenait à la patrie italienne. Toi, dont l’âge et la race répondent à la volonté des destins, toi que les puissances divines appellent, va donc, chef vaillant des Troyens et des Italiens. Je t’adjoindrai un compagnon, mon espoir et ma consolation, Pallas. Qu’il s’accoutume sous tes ordres au dur métier des armes et aux lourds travaux de Mars : qu’il voie tes exploits et que dès ses jeunes années il t’admire. Je lui donnerai deux cents cavaliers arcadiens, toute la force et l’élite de notre jeunesse, et il t’en amènera autant en son nom. »

Il avait ainsi parlé ; Énée, fils d’Anchise, et le fidèle Achate tenaient leurs yeux baissés, pensant dans leur cœur triste à beaucoup de choses dures ; mais Cythérée leur fit un signe dans le ciel découvert. Un éclair jaillit à l’improviste de l’éther avec un grand bruit ; soudain, tout parut s’écrouler ; une éclatante sonnerie de la trompette tyrrhénienne mugit dans les airs. Ils lèvent la tête : à deux reprises un énorme fracas d’armes retentit. Ils voient entre les nuages, dans une région sereine du ciel et dans un clair azur, des armes resplendir et s’entrechoquer comme un tonnerre. Évandre et Pallas étaient frappés de stupeur ; mais le héros troyen reconnut le bruit et les promesses de sa mère divine, et dit : « Ne cherche pas, mon hôte, de quel événement ce prodige porte l’annonce : sûrement, c’est moi que l’Olympe réclame. Ma divine mère m’a prédit qu’elle m’enverrait ce signal si la guerre commençait et qu’elle m’apporterait à travers les airs le secours d’armes forgées par Vulcain. Hélas, que de carnages attendent les malheureux Laurentes ! Quel châtiment tu recevras de ma main, Turnus ! Que de boucliers et de casques et de robustes corps tu rouleras dans tes eaux, ô Tibre, ô Père ! Qu’ils demandent des armées rangées en bataille et qu’ils rompent les traités ! »

Cela dit, il descend de son trône élevé et commence par réveiller sur les autels assoupis les feux d’Hercule, et joyeux il aborde le dieu Lare et les humbles Pénates de la veille. Et tous immolent des brebis choisies selon l’usage, aussi bien Évandre que la jeunesse troyenne. Puis de là Énée retourne à ses navires, revoit ses compagnons et choisit parmi eux, pour le suivre à la guerre, les plus remarquables par leur courage. Les autres, portés par l’eau qui court, descendent sans ramer le cours du fleuve, chargés d’annoncer à Ascagne les nouvelles des événements et de son père. Les Troyens qui vont gagner le pays tyrrhénien reçoivent des chevaux ; on en amène un à Énée, qui n’a pas été tiré au sort et que caparaçonne entièrement une fauve peau de lion brillante, aux ongles d’or.

Le bruit court et se répand tout à coup parmi la petite ville : la cavalerie va rapidement partir vers les rivages du roi tyrrhénien. Les mères effrayées redoublent de prières ; leur crainte se rapproche du danger ; déjà l’image de Mars grandit à leurs yeux. Alors Évandre, saisissant la main de son fils qui s’en va, la presse et, sans pouvoir arrêter ses larmes, lui dit : « Oh ! si Jupiter me rendait mes années passées ! Si j’étais encore l’homme qui, sous Préneste même, pour la première fois, a taillé en pièces une armée, a brûlé, vainqueur, les amoncellements de boucliers et, de cette main, envoyé au Tartare le roi Érylus que sa mère Féronie avait à sa naissance gratifié de trois âmes (chose horrible) : il fallait culbuter trois armures, il fallait l’étendre mort trois fois ; et pourtant ce bras lui a arraché ses trois âmes et l’a dépouillé d’autant d’armures. Alors aucune violence ne m’enlèverait à tes doux embrassements, mon fils ; et jamais Mézence m’insultant, moi son voisin, n’eût fait avec son épée tant de cruelles funérailles et n’eût dépeuplé sa ville de tous ces citoyens. Mais vous, ô dieux, et toi, le grand maître des dieux, Jupiter, ayez pitié, je vous en prie, du roi des Arcadiens ; écoutez mes prières paternelles. Si votre volonté, si les destins doivent me rendre Pallas sain et sauf, si je dois le revoir, si nous devons nous retrouver réunis, accordez-moi de vivre ; j’accepte d’endurer n’importe quelle souffrance. Mais, ô Fortune, si tu me menaces de quelque accident indicible, maintenant – oui, maintenant – laisse se rompre une vie qui me serait trop cruelle, tandis que mes appréhensions hésitent, que l’attente de l’avenir est incertaine, que je te tiens dans mes bras, cher enfant, ma seule et tardive joie, avant qu’aucun message accablant ne vienne blesser mes oreilles. » Ce furent au départ les suprêmes adieux du père ; il s’évanouit, et ses serviteurs l’emportèrent chez lui.

Déjà, les portes ouvertes, la cavalerie était sortie ; Énée et le fidèle Achate s’avançaient au premier rang ; puis les autres seigneurs troyens. Pallas lui-même, au milieu de la colonne, se faisait remarquer par sa chlamyde et ses armes peintes. Ainsi, tout humide de l’Océan, Lucifer, que Vénus préfère à tous les autres feux du ciel, lève dans le firmament sa tête sacrée et dissipe les ténèbres. Debout, tremblantes, sur les murs les mères suivent des yeux le nuage de poussière et les scintillements des escadrons d’airain. Ils vont en armes par les raccourcis à travers les broussailles ; un cri part ; les rangs se forment ; les sabots des quadrupèdes martèlent le sol poudreux de la plaine.

Il y a près du fleuve dont les fraîches eaux baignent Céré un bois immense, sanctifié au loin par la religion de nos pères. De tous côtés les collines l’enferment comme un vallon et lui font une ceinture de noirs sapins. On dit que les vieux Pélasges, qui jadis furent les premiers occupants du territoire latin, l’avaient consacré avec un jour de fête à Silvain, dieu des champs et des troupeaux. Non loin de là Tarchon et les Tyrrhéniens avaient assis leur camp que la position fortifiait ; et de la haute colline on pouvait voir toute leur levée de troupes et leurs tentes dans la vaste plaine. Énée et la jeune élite guerrière entrent sous ce bois et, fatigués, se reposent, eux et leurs montures.

Vénus, cependant, qui avait traversé toute brillante les nuages éthérés, était là avec ses présents. Elle vit à l’écart, au fond de la vallée, son fils, séparé de ses compagnons, sur le frais rivage du fleuve et lui adressa ces mots en se montrant à lui : « Voici ce qu’a fait mon époux, l’œuvre d’un art que je t’avais promis ; n’hésite pas, mon fils, à défier bientôt au combat les superbes Laurentes et l’impétueux Turnus. » Ainsi parle la Cythérée et elle vient embrasser son fils et déposer en face de lui, sous un chêne, les armes flamboyantes.

Lui, heureux des présents de sa mère et d’une telle magnificence, n’en pouvait rassasier ses yeux ; il les parcourait l’un après l’autre ; il admirait et retournait dans ses mains, entre ses bras, la terrible aigrette et le casque aux flammes menaçantes ; l’épée chargée de mort ; l’épaisse cuirasse d’airain, d’un rouge de sang, énorme, pareille à la nuée d’azur embrasée d’un soleil dont elle projette au loin les rayons ; les cuissards polis, d’électre et d’or deux fois forgés ; et la lance et le bouclier à l’indescriptible contexture.

Sur ce bouclier l’Ignipotent, qui n’ignorait pas les prophéties et qui savait l’avenir, avait gravé l’histoire de l’Italie et les triomphes romains. On y voyait toute la race des futurs descendants d’Ascagne et leurs guerres successives. Dans l’antre verdoyant de Mars, la louve, qui venait de mettre bas, y était représentée ; les deux enfants jouaient pendus à ses mamelles et tétaient leur nourrice sans trembler. Elle, la tête mollement tournée vers eux, les caressait l’un après l’autre et façonnait leurs corps en les léchant. Non loin de là, c’était Rome et les Sabines indignement enlevées dans l’hémicycle, au milieu des Grands Jeux du Cirque ; puis la guerre tout à coup surgie entre les Romulides et le vieux Tatius, roi des austères Sabins de Cures ; puis, ayant mis fin à leurs luttes, les mêmes princes, debout en armes devant l’autel de Jupiter, tenaient une coupe et scellaient leur alliance dans le sang d’une truie. Tout près, de rapides quadriges en sens contraire écartelaient Mettus (que ne restais-tu fidèle à ta parole, Albain !) ; Tullus traînait les entrailles du perfide à travers la forêt, et les buissons arrosés dégouttaient de sang. Ailleurs Porsenna enjoignait aux Romains de recevoir Tarquin, qu’ils avaient chassé, et tenait la ville sous la pression d’une immense armée ; mais les descendants d’Énée se ruaient aux armes pour la liberté ; et vous auriez vu Porsenna pareil à celui qui s’indigne et qui menace, parce que Coclès osait rompre le pont et Clélie, brisant ses chaînes, traverser le fleuve à la nage.

Au sommet du bouclier, le gardien de la roche Tarpéienne, Manlius, debout devant le temple, occupait le haut du Capitole ; et la cabane royale de Romulus se hérissait d’un chaume qu’on venait de renouveler. Là, une oie d’argent, battant des ailes sous un portique d’or, annonçait la présence des Gaulois au seuil de la ville. Les Gaulois étaient là au milieu des broussailles et cherchaient à occuper la citadelle, protégés par les ténèbres à la faveur d’une nuit opaque. Leur chevelure était d’or et d’or leur vêtement ; leurs sayons, rayés de bandes luisantes. Leurs cous blancs comme du lait étaient cerclés d’or ; chacun d’eux fait miroiter à sa main deux javelots des Alpes ; et de longs boucliers protègent leur corps. Là encore, Vulcain avait figuré les danses bondissantes des Saliens, les Luperques nus et les aigrettes de laine et les anciles tombés du ciel ; les chastes matrones, dans leurs souples carrosses, conduisaient par la ville les images sacrées. Plus loin, c’est le séjour du Tartare, les profondeurs de Pluton, les châtiments des scélérats et toi, Catilina, que menace le rocher où tu es suspendu et que les Furies épouvantent. Les justes sont à part et Caton leur donne des lois.

Au centre, la mer se gonflait à perte de vue, sur fond d’or ; mais les vagues, d’un bleu sombre, dressaient leur crête blanchissante d’écume. De clairs dauphins d’argent, qui nageaient en rond, balayaient de leurs queues la surface des eaux et fendaient les remous. Au milieu on pouvait voir les flottes d’airain, la bataille d’Actium, tout Leucate bouillonner sous ces armements de guerre, et les flots resplendir des reflets de l’or. D’un côté César Auguste entraîne au combat l’Italie avec le Sénat et le peuple, les Pénates et les Grands Dieux. Il est debout sur une haute poupe ; ses tempes heureuses lancent une double flamme ; l’astre paternel se découvre sur sa tête. Non loin, Agrippa, que les vents et les dieux secondent, conduit de haut son armée ; il porte un superbe insigne de guerre, une couronne navale ornée de rostres d’or. De l’autre côté, avec ses forces barbares et sa confusion d’armes, Antoine, revenu vainqueur des peuples de l’Aurore et des rivages de la mer Rouge, traîne avec lui l’Égypte, les troupes de l’Orient, le fond de la Bactriane ; ô honte ! sa femme, l’Égyptienne, l’accompagne. Tous se ruent à la fois, et toute la mer déchirée écume sous l’effort des rames et sous les tridents des rostres. Ils gagnent le large ; on croirait que les Cyclades déracinées nagent sur les flots ou que des montagnes y heurtent de hautes montagnes, tant les poupes et leurs tours chargées d’hommes s’affrontent en lourdes masses. Les mains lancent l’étoupe enflammée ; les traits répandent le fer ailé ; les champs de Neptune rougissent sous ce nouveau carnage. La Reine, au milieu de sa flotte, appelle ses soldats aux sons du sistre égyptien et ne voit pas encore derrière elle les deux vipères. Les divinités monstrueuses du Nil et l’aboyeur Anubis combattent contre Neptune, Vénus, Minerve. La fureur de Mars au milieu de la mêlée est ciselée dans le fer, et les tristes Furies descendent du ciel. Joyeuse, la Discorde passe en robe déchirée, et Bellone la suit avec un fouet sanglant. D’en haut, Apollon d’Actium regarde et bande son arc. Saisis de terreur, tous, Égyptiens, Indiens, Arabes, Sabéens, tournaient le dos. On voyait la Reine elle-même invoquer les vents, déployer ses voiles, lâcher de plus en plus ses cordages. L’Ignipotent l’avait montrée, au milieu du massacre, emportée par les flots et l’Iapyx, toute pâle de sa mort prochaine. En face, douloureux, le Nil au grand corps, ouvrant les plis de sa robe déployée, appelait les vaincus dans son sein azuré et les retraites de ses eaux.

César cependant, ramené dans les murs de Rome par un triple triomphe, consacrait aux dieux italiens, hommage immortel, trois cents grands temples dans toute la ville. Les rues bruissaient de joie, de jeux, d’applaudissements. Tous les sanctuaires ont un chœur de matrones ; tous, leurs autels ; et devant ces autels les jeunes taureaux immolés jonchent la terre. Auguste, assis sur le seuil de neige éblouissant du temple d’Apollon, reconnaît les présents des peuples et les fait suspendre aux opulents portiques. Les nations vaincues s’avancent en longue file, aussi diverses par les vêtements et les armes que par le langage. Ici Vulcain avait sculpté les tribus des Nomades et les Africains à la robe flottante ; là, les Lélèges, les Carions et les Gelons porteurs de flèches ; l’Euphrate roulait des flots apaisés ; puis c’étaient les Morins de l’extrémité du monde, le Rhin aux deux cornes, les Scythes indomptés et l’Araxe que son pont indigne.

Voilà ce que sur le bouclier de Vulcain, don de sa mère, Énée admire. Il ne connaît pas ces choses ; mais les images l’en réjouissent, et il charge sur ses épaules les destins et la gloire de sa postérité.

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