Ragastens s’enfonça dans le sentier que lui avait indiqué Spadacape. Pendant deux heures, il trotta silencieusement, se retournant de temps à autre pour interroger son compagnon – ou, si l’on veut, son écuyer – sur le chemin qu’il fallait prendre.
Vers midi, ils se trouvaient au nord de la Ville Éternelle après en être sortis par le sud. La faim commençait à talonner Ragastens. Il appela Spadacape.
– Comment fais-tu pour déjeuner, lui demanda-t-il, lorsque tu n’as rien à manger et pas d’argent pour aller à l’auberge ?
L’écuyer tendit le bras vers quelques arbres qui dressaient au milieu des champs leurs branches tordues et couvertes de larges feuilles dentelées.
– Des figuiers ! dit-il simplement.
– Des figues ! De quoi se rafraîchir et apaiser l’appétit tout ensemble !
– Seulement, elles ne sont pas tout à fait mûres…
– Bah ! Qu’importe… Courons-y…
En arrivant sous les figuiers, Spadacape s’apprêta à grimper dans l’un d’eux.
– Laisse ! fit Ragastens. Cela me rappellera le temps où j’allais dénicher des pies dans les bois de Montrouge, et des merles dans les bois de Montmartre…
Et, sautant à terre, il se mit lestement à grimper. Mais, parvenu aux hautes branches, il fit la grimace : non seulement les figues n’étaient pas tout à fait mûres, mais elles ne l’étaient pas du tout.
– Triste déjeuner ! murmura-t-il. Je regrette le pain et l’eau que monseigneur César me faisait octroyer.
Ragastens cueillit les figues quand même. Il les lança, au fur et à mesure, à Spadacape. Tout à coup, celui-ci jeta un cri perçant.
– Les figues ! s’écria l’écuyer en levant vers le chevalier un visage bouleversé de surprise.
– Eh bien, quoi ? les figues ?…
– Eh bien ! Elles sont en or !…
– Ça ! Deviens-tu insensé ?…
– Voyez vous-même ! Voici la dernière que vous m’avez envoyée…
Et Spadacape, tendant le bras, remit au chevalier un beau ducat d’or qui brillait au soleil.
– Curieux ! Curieux ! s’étonna Ragastens.
– Encore une !… Et encore une !… C’est toute une pluie ! vociféra à ce moment Spadacape qui, sautant de son cheval, se mit à ramasser une dizaine de ducats d’or tombés de l’arbre.
Ragastens, stupéfait, jeta les yeux autour de lui et se demanda s’il n’avait pas découvert un trésor, lorsque son regard tomba enfin sur sa propre ceinture.
Une pointe de branche, en s’accrochant à cette ceinture, l’avait un peu déchirée. Et c’est de cette déchirure que tombait la pluie miraculeuse de ducats. Ragastens poussa un grand éclat de rire sonore.
– La ceinture de César Borgia ! s’exclama-t-il…
Il descendit rapidement, défit et ouvrit la ceinture : elle était pleine d’or ! César Borgia, qui avait toujours quelque coup de stylet à récompenser ou quelque bandit à encourager, ne sortait jamais sans avoir sur lui une forte somme. Selon l’usage, il plaçait cet argent dans des pochettes aménagées le long de la ceinture qui soutenait son épée.
Or, on se rappelle que Ragastens avait agrafé autour de ses reins la ceinture de César, pour avoir son épée. Il s’assit et se mit à compter ce petit trésor. Il y avait plus de cent ducats d’or, sans compter une forte poignée de pistoles et enfin quelques écus : la fortune !…
– Mordieu ! fit-il joyeusement, monseigneur César fait bien les choses quand il s’y met… Merci, César !… Or çà, reprit-il, ces figues ne sont pas mangeables – maintenant surtout. Connais-tu une auberge, où l’on puisse déjeuner en paix, et en toute sécurité ?
– Sur la route de Florence, monsieur le chevalier, à une heure d’ici, à peine, il n’y a que l’auberge de la Fourche, où vous serez aussi en sûreté qu’à deux cents lieues de Rome et des Borgia. Je connais le patron. C’est un de nos amis. Il nous aidait par pure complaisance et nous gardait dans ses caves certaines marchandises encombrantes jusqu’à ce que nous puissions les écouler honnêtement et cela, contre une part de prise.
– Oui, un honnête receleur… Mais je n’ai pas le choix… Va, pour l’auberge de la Fourche. D’autant qu’elle ne m’est pas tout à fait inconnue.
Ragastens eut un sourire en songeant à sa première rencontre avec César Borgia et à son duel avec le terrible Astorre, qu’il avait si bien mis à la mode des pourpoints tailladés.
Il était près d’une heure lorsqu’ils atteignirent la Fourche, sur la route de Florence, après un bon temps de trot. Pendant que Spadacappa conduisit les chevaux à l’écurie, Ragastens pénétra dans une salle basse où des draps mouillés suspendus devant la fenêtre entretenaient une fraîcheur suffisante. Il mourait de faim.
Son premier soin fut donc de commander un déjeuner substantiel à la servante qui vint s’enquérir de ce qu’il souhaitait. Mais comme déjà la fille dressait la table, le patron de l’auberge entra et, saluant Ragastens, il lui dit à voix basse :
– Monsieur est des nôtres, à ce que me dit son domestique ?…
– Des vôtres ?…
– Oui, reprit l’hôte en clignant des yeux. Que monsieur ne craigne rien… Si monsieur veut me suivre, je vais le mener dans un endroit où il sera en parfaite sûreté, et j’aurai moi-même l’honneur de servir monsieur…
– L’aventure est excellente, se dit Ragastens en riant. Me voilà admis parmi messieurs les truands de Rome…
Il suivit l’aubergiste. Celui-ci le conduisit dans une pièce du premier étage, à laquelle on montait par un étroit escalier dont l’entrée, située dans une petite cour, était masquée par une futaille.
– Nul ne songera à venir ici demander monsieur, dit-il. Monsieur peut y rester plusieurs jours sans danger.
– Merci, mon brave. Donnez-moi à déjeuner, pour commencer.
La chambre était petite, mais confortablement aménagée en vue d’un séjour assez long. Il y avait un lit, un canapé, un fauteuil, une table, plusieurs flambeaux de cire, et même des livres pour se distraire. Une petite fenêtre aux jalousies closes donnait sur la route. En cas d’extrême alerte, on pouvait filer par là.
L’aubergiste de la Fourche reparut bientôt avec un panier de victuailles auxquelles il fit largement honneur.
– Et Spadacappa ? demanda-t-il en dévorant à belles dents un succulent pâté d’anguilles.
– Le domestique de monsieur déjeune à la cuisine.
– Qu’il vienne me trouver dès qu’il aura fini.
Sans perdre un coup de dents Ragastens songeait.
« Chose étonnante, pensait-il. J’ai coudoyé les grands seigneurs de Rome, et n’ai entrevu que crimes atroces. Je rencontre un bandit : il me sauve ! J’arrive chez un simple aubergiste : il me protège. Ah çà, est-ce que pour trouver la noblesse du cœur, il faut aller loin de la noblesse de parchemin ?… »
Ces philosophiques réflexions furent interrompues par l’arrivée de Spadacappa.
– Tu as déjeuné ? demanda le chevalier.
– Comme je n’avais pas déjeuné depuis dix ans, monsieur ! C’est étonnant ce que ça donne de l’appétit de savoir que le pain qu’on mange n’est pas le prix du sang !
– Bon !… Tu es reposé ?
– Prêt à chevaucher jusqu’à la nuit, s’il le faut.
– Cela tombe à merveille. Tu vas retourner à Rome.
– À Rome ? s’écria Spadacape avec terreur. Est-ce que monsieur le chevalier a assez de moi ?…
– Non ! Sois tranquille. Tu vas retourner à Rome, d’un bon trot. Connais-tu la rue des Quatre-Fontaines ?
– Je crois bien ! L’eau de la fontaine à quatre bouches m’a souvent servi de vin d’Asti…
– Eh bien, interrompit Ragastens, tu frapperas à une maison qui se trouve juste en face la fontaine. Tu demanderas à parler au seigneur Machiavel… Retiendras-tu ce nom ?
– Machiavel, je le tiens là !
– Quand tu l’auras vu, tu lui diras simplement qu’il prévienne son ami Raphaël Sanzio que je suis ici et que j’attendrai jusqu’à demain. Et puis, tu reviendras. Tu as compris ?
– Admirablement. Quand faut-il partir ?
– Tout de suite.
Spadacappa se précipita. Trois minutes plus tard, Ragastens entendait le trot relevé de son cheval qui s’éloignait grand train.
– Maintenant, se dit-il, j’ai quelques heures devant moi. Songeons à les employer utilement, c’est-à-dire à nous refaire quelques forces.
Cela dit, Ragastens s’allongea sur le canapé. Une minute, les figures confuses de Primevère, de Lucrèce et de César passèrent et repassèrent devant son imagination. Et bientôt, il s’endormit d’un profond sommeil.
La robuste constitution de César triompha du commencement d’apoplexie qu’il devait aux doigts de fer du chevalier. Peu à peu, il revint à lui. L’étonnement le paralysa d’abord, quand il se vit enchaîné dans le cachot qu’un reste de sa torche continuait à éclairer.
Cet étonnement ne dura pas. Il fit place à un accès de fureur folle. César se mit à rugir.
Après la fureur vint la terreur. Car nul ne l’entendait ! Nul ne venait le délivrer. Et ses cheveux se dressèrent sur sa tête lorsqu’il se demanda si on n’allait pas l’oublier là !…
Tout à coup un bruit de pas précipités parvint à ses oreilles. L’épouvante qui blêmissait son visage disparut aussitôt et il n’y eut plus dans ses yeux qu’un éclair de rage féroce. Il se tut, ruminant d’horribles vengeances. Et lorsque le cachot fut soudain envahi par la foule des officiers, des gardes et du geôlier, il se contenta de dire d’une voix rauque :
– Qu’on brise ces cadenas…
– Ah ! Monseigneur ! Monseigneur ! balbutiaient les infortunés qui tremblaient devant la colère blanche de César et prévoyaient que l’orage allait crever sur eux.
Dix minutes se passèrent, pendant lesquelles on entendit les grincements des limes et des tenailles. Enfin, César se trouva libre. Ses yeux firent le tour des gardiens accourus. Un silence terrible pesa sur ce groupe glacé de terreur.
– Quel était le gardien de service au quatrième cercle ? demanda César.
– Moi, Monseigneur ! fit une sorte de colosse à barbe broussailleuse et aux poings formidables, qui s’avança d’un pas, courbé, livide d’effroi.
– Tu n’as pas entendu mes cris ?
– Non, Monseigneur…
– Ah ! Tu n’as rien entendu ? Tu dormais, n’est-ce pas ?… Attends, je vais te faire dormir pour toujours…
Il saisit le colosse par le bras et le poussa devant lui, tandis que les spectateurs de cette scène se collaient aux murs, les jambes flageolantes. L’hercule se laissa pousser comme un enfant. César l’accula au couloir de droite… devant le trou circulaire et noir… devant le puits aux reptiles… le sixième cercle de l’enfer des Borgia !…
– Saute ! dit froidement César.
Le colosse se jeta à genoux, les mains tendues.
– Grâce, Monseigneur !…
– Saute, brute !
– Grâce pour ma femme et mes enfants !… Grâce !…
Il ne put en dire plus long. D’une brusque poussée du pied, César l’avait précipité dans le puits. Le malheureux essaya un instant de se cramponner aux rebords de pierre. Mais la pierre était lisse et taillée en pointe : il tomba avec un effroyable hurlement d’épouvante. On entendit le sourd clapotement de l’eau, et aussitôt montèrent du fonds du puits des espèces de grognements, de jappements insensés : c’était le geôlier qui commençait dans la nuit sa hideuse bataille contre les rats affamés… César se retourna.
– Qui commandait le poste, là-haut ? fit-il.
– Moi, Monseigneur, répondit un officier.
D’un geste brusque, César arracha la dague d’un garde qui se trouvait près de lui et d’un seul coup, l’enfonça dans l’épaule de l’homme. L’officier tomba sans un cri, rendant un flot de sang par la bouche, tué raide.
César regarda alors les autres officiers, gardes et geôliers. Il tremblait légèrement sous l’effort de l’accès de fureur délirante. Un peu d’écume blanche moussait aux coins de ses lèvres.
Il y avait là vingt-trois hommes, il les compta : officiers courageux qui avaient risqué vingt fois leur vie, geôliers herculéens qui auraient pu l’écraser d’un coup de poing. Pas un ne bronchait. Ils étaient blancs comme des cadavres, et attendaient.
– Vous autres… dit tout à coup César.
Il chercha. Il y eut quelques secondes d’attente, effrayantes, pendant lesquelles on entendit seulement les grognements de folie qui montaient du puits aux reptiles.
– Vous autres, reprit-il, ayant trouvé, entrez là !…
Il désigna la cellule où Ragastens l’avait enchaîné. Sans un mot, sans un geste de supplication inutile, ils entrèrent. César ferma la porte de fer. Alors seulement il poussa un profond soupir de soulagement.
– Qu’ils crèvent ! murmura-t-il. Qu’ils crèvent de faim et de soif, tous !
Quinze ans plus tard, on retrouva, dans cette cellule, vingt-trois squelettes entassés, dans des positions hideuses : on eut dit les squelettes d’un troupeau de bêtes féroces mortes en essayant de s’entre-dévorer.
César enfila le couloir à gauche, suivant le chemin qu’avait pris Ragastens. Au pied de l’escalier, une ombre se dressa devant lui.
– Et toi ? gronda-t-il, qui es-tu ?…
Un éclat de rire lui répondit.
– Lucrèce ! exclama César.
– Moi-même ! C’est moi qui suis venue donner l’alarme et t’ai fait délivrer…
– Toi !… Comment savais-tu ?…
– Viens ! Je vais te dire… C’est Ragastens lui-même qui a eu le cynisme de tout me raconter… Le misérable a ensuite voulu me poignarder… Mais viens, je vais tout te dire par le détail…
Quelques minutes plus tard, César lançait ordres sur ordres, estafettes sur estafettes, le tocsin sonnait aux trois cents clochers de Rome et tous les crieurs de la ville parcouraient les rues en s’arrêtant tous les cinquante pas pour jeter à la foule ces promesses qui devaient faire travailler plus d’une cervelle :
« À quiconque, noble ou manant, bourgeois ou homme d’armes, prêtre ou laïque, Romain ou étranger, sont promis et jurés solennellement par Notre Saint-Père le pape Alexandre Sixième :
« Pardon et grâce complète de ses fautes, ou crimes quels qu’ils soient, rémission de tous ses péchés passés et présents, indulgence plénière pour toute sa vie, s’il s’empare du terrible et forcené Ragastens ;
« Plus, mille ducats d’or s’il apporte aux officiers de la justice pontificale la tête du bandit Ragastens, convaincu de félonie, trahison, apostasie, assassinat et tentative d’assassinat ;
« Plus, trois mille ducats d’or s’il amène ledit bandit Ragastens vivant entre les mains des officiers de la justice pontificale. »