Ragastens, Machiavel et Sanzio se regardèrent avec une indescriptible stupeur.
– Sa fille !…
Ce même cri leur échappa, tandis que le pape les examinait en dessous, d’un mince regard narquois.
Raphaël était le plus troublé des trois. Mille pensées incohérentes se heurtaient dans sa tête. Cette simple parole du pape venait de le bouleverser. Venu avec une fièvre de colère et de douleur, il sentait un sentiment nouveau pénétrer avec force dans son cœur.
– Saint-Père, balbutia-t-il, vous m’êtes deux fois sacré, si vous êtes le père de celle que j’adore…
D’un mouvement spontané, il se leva et détacha les liens du vieux Borgia. Ragastens haussa les épaules et se recula, comme si, désormais, son intervention était inutile. Machiavel attendit froidement la fin.
– Mon fils, dit doucement le pape, mon cher enfant… je savais votre amour pour ma fille… et mon cœur a bien saigné de la mesure violente en apparence que j’étais obligé de prendre…
– Vous allez me conduire à elle, n’est-ce pas, Saint-Père ?… Vous ne refuserez pas son bonheur et le mien !
– Vous conduire près d’elle !… s’écria le pape. Hélas !… Vous ne savez pas tout !… Messieurs, approchez-vous… Vous avez le droit de tout savoir !… Votre parole de ne jamais rien révéler me suffira… Approchez-vous, monsieur le chevalier…
– Votre Sainteté peut parler. J’entends très bien d’ici !
Le pape s’était levé dès le moment où Raphaël l’avait détaché. D’un rapide regard, il avait cherché s’il pourrait se rapprocher de la porte. Mais, contre cette porte, Ragastens s’était appuyé, le dos à la serrure, les bras croisés, et, en même temps, il surveillait la fenêtre. Le pape ayant fait un pas de ce côté, le chevalier lui dit, de sa voix la plus tranquille :
– Saint-Père, restez ainsi, je vous prie !… En vous approchant trop près de la fenêtre, vous risqueriez l’humidité de la nuit…
Le pape leva les yeux au ciel et s’assit.
– Mon père, murmura Raphaël… laissez-moi vous donner ce nom… parlez-moi de Rosita… dites-moi si je pourrai la voir bientôt ?…
– Elle s’appelait Rosita ! dit le pape avec une sorte d’extase douloureuse.
– C’est le nom que lui a donné celle qui l’a recueillie…
– La pauvre Maga, n’est-ce pas ?… Oui, je sais… Pauvre femme, si charitable et si bonne !… Que de fois j’ai voulu l’arracher à la vie misérable où elle se complaisait… Mais hélas ! Sa raison ébranlée lui faisait voir partout des ennemis.
Ces derniers mots du pape achevèrent de convaincre Raphaël.
– Messieurs, reprit le vieux Borgia, il faut que vous sachiez tout… La confession que je vais faire m’est profondément pénible…
– Saint-Père, dit Raphaël, il serait indigne de nous de vous obliger à courber la tête sous le poids de souvenirs que nous n’avons pas le droit de juger…
– Laissez parler Sa Sainteté, mon cher ami, interrompit Ragastens.
– Et cela est d’autant plus nécessaire, reprit le pape en se mordant les lèvres, que vous avez maintenant des droits sur… ma fille… En outre, mon cher enfant, ce que j’ai à vous dire est si affreux que vous vous refuseriez à me croire si je ne vous informais de toute la vérité…
Le pape s’était levé. Son visage encadré de cheveux blancs paraissait à ce moment réellement auguste. Sa parole vibrante, empreinte d’une douleur majestueuse, fit frissonner Machiavel lui-même.
– Raphaël, dit-il solennellement, mon cher enfant, vous savez combien, parmi tant d’artistes accourus à Rome, je vous ai aimé… Si jamais vous avez eu quelque affection pour moi, je fais appel à votre cœur…
– Parlez, murmura Sanzio d’une voix éteinte.
– Il faut que je reprenne les choses d’assez haut… Oui, messieurs, je fus coupable… Oui, le démon de la chair me mit un jour à l’épreuve… Oui, je succombai… De combien de larmes et de prières j’ai racheté ensuite ma faute, Dieu seul le sait, car moi-même je ne m’en souviens plus tant j’ai pleuré, tant j’ai prié !… Lorsque la comtesse Alma devint mère, le malheur devait accabler cette infortunée ; son mari, le comte Alma, fut informé de l’adultère… Alors, affolée, elle abandonna l’enfant !… Ce que j’ai souffert alors !…
Le pape s’arrêta un instant, comme suffoqué. Puis il continua :
– Je veillai de loin sur l’enfant que la bonne Maga avait recueillie… Hélas ! Un autre veillait aussi et méditait dans l’ombre une affreuse vengeance ; c’était le comte Alma ! Toute sa haine contre moi s’était concentrée sur la tête de la petite innocente… Ah ! j’ai tremblé alors !… Je ne me rassurai que lorsque j’eus acquis la conviction que le comte ignorait où se trouvait l’enfant… Pour la soustraire désormais à toute vengeance, je résolus de la laisser élever par la Maga, comme une pauvre fille du peuple…
» Un jour je sus qu’elle était aimée… adorée par un jeune homme digne d’être aimé lui-même. Ce jeune homme, je le fis venir. Et je lui témoignai mon ardente amitié que je mis sur le compte de mon amour pour les beaux tableaux… Est-ce vrai, Raphaël Sanzio ?
– C’est vrai, Saint-Père…
– Le temps s’écoula… Et j’espérais que le comte Alma avait oublié sa haine… Hélas !… Le ciel n’avait pas permis ce miracle… Tout à coup, un vrai coup de foudre vint m’atteindre… J’appris que le comte avait retrouvé les traces de l’enfant… Aussitôt, je prévins la Maga…
– Ah ! Je comprends tout ! s’écria Raphaël. Ce fut alors que la Maga me supplia de hâter mon mariage et de fuir à Florence…
– Oui ! fit le pape, qui ferma les yeux pour ne pas trahir sa joie. C’est moi qui lui en avais fait parvenir le conseil… la prière… Hélas ! Dans la soirée où devait avoir lieu le mariage que la Maga m’avait annoncé, je sus que le comte avait fait aposter des hommes pour enlever la malheureuse enfant… Dès lors, je résolus d’agir… Le plus grand secret était indispensable… Je ne pouvais prévenir Sanzio sans être forcé d’avouer ma faute, dont j’espérais emporter le secret dans ma tombe… Je fis enlever mon enfant !… Mon intention était de la faire conduire ici… puis, de la faire escorter jusqu’à Florence, et enfin, de vous faire aviser, Raphaël, par mon maître de police, comme si je n’eusse été pour rien dans tout cela… Et vous devez vous souvenir, lorsque vous vîntes me voir, que le marquis de Rocasanta vous promit de retrouver votre jeune femme ?…
– C’est vrai, Saint-Père !…
– C’est qu’il était au courant de tout ! À un maître de police, on peut confier de pareils secrets… Donc, Rocasanta qui avait combiné l’enlèvement, Rocasanta qui avait fait conduire mon enfant ici, sous la surveillance d’une pieuse et digne femme, Rocasanta devait vous aviser aussitôt que la pauvre petite serait en sûreté à Florence… Ici, Raphaël, j’ai besoin de tout mon courage pour continuer…
– Oh ! Vous me faites frémir… J’ai peur, Saint-Père…
– Je me hâtai de prendre le chemin de Tivoli, continua le pape en soupirant. J’y arrivai… et je m’efforçai de rassurer ma fille, sans rien oser lui dire de la vérité… Chose affreuse !… Je la voyais pâlir et dépérir d’heure en heure… Que s’était-il passé ? Un épouvantable malheur, mon enfant !… Ou plutôt, un crime abominable !
Raphaël devint blanc comme un mort. Il se renversa en arrière, évanoui. Machiavel le prit dans ses bras, tandis que Ragastens essayait de le ranimer en mouillant ses tempes d’eau fraîche.
– Morbleu, monsieur ! fit-il, vous torturez cet enfant ! Allez-vous le tuer ?…
Le pape, les yeux au ciel, semblait un martyr décidé à boire jusqu’au bout le calice d’amertume.
– Je ne dirai plus rien, si cela est nécessaire, murmura-t-il avec accablement.
Raphaël revint à lui. Et ses sanglots, pendant quelques minutes, retentirent atrocement dans le silence.
– Oh ! râlait l’infortuné jeune homme, je veux tout savoir… je veux tout savoir !… La vérité, par pitié !
– La vérité… atroce, terrible ! Quelques heures avant ton mariage, on a fait boire du poison à ma fille !…
– Ce n’est pas possible !…
– Une femme… payée par le comte Alma !… C’est Rosita qui a tout dit aux médecins !… Elle s’est tout rappelé mais il était trop tard !… Ah ! malheureux père ! Je suis maudit, puisque le ciel a permis cette chose épouvantable !… Tous les remèdes furent inutiles !… Oh ! ma fille ! ma fille !…
Et le pape s’abattit sur le lit, sa tête cachée dans ses mains, sanglotant, comme si la douleur contenue jusque-là eût été trop forte.
Raphaël ne pleurait plus, maintenant… Ses yeux hagards allaient du pape à Machiavel, sans qu’il pût les fixer.
Tout à coup, il se leva et, d’une voix d’insensé :
– Je veux la voir ! dit-il.
Borgia redressa la tête. Il se leva et prit Sanzio par la main :
– Viens, mon enfant… nous la pleurerons ensemble… Venez aussi, messieurs…
Et, entraînant Raphaël, il se dirigea vers la porte :
– Un instant ! fit froidement Ragastens.
– Que voulez-vous, monsieur ?… Voulez-vous donc empêcher cet enfant de voir une dernière fois l’ange qu’il aimait… avant qu’elle remonte au ciel ?…
– Je veux, dit Ragastens, je veux tout simplement ne pas retourner dans les cachots de Saint-Ange ! Et j’ai la prétention d’empêcher cet enfant, comme vous dites, d’y aller aussi.
– Je suis de votre avis, ajouta Machiavel.
– Messieurs… vos soupçons… après ces pénibles aveux…
– Pas soupçons, monsieur : précautions, voilà tout !
– Mes amis ! murmura Sanzio… C’est le père de Rosita !… Grâce pour lui !… pour moi !
Ragastens tordit nerveusement sa moustache. Il fit signe à Machiavel qui répondit par approbation tacite.
– Raphaël, dit alors Ragastens, nous comprenons et respectons votre douleur immense, nous la partageons… Nous tenons pour véridique tout ce que Sa Sainteté vient de dire… Mais nous croyons aussi que le Souverain Pontife ne dédaigne pas la vengeance. Nous avons offensé gravement le Saint-Père et dans cinq minutes, nous serons tous les trois dans un cul de basse-fosse… Donc, je prends mes précautions… Allons, Machiavel !…
Machiavel saisit le bras de Sanzio :
– Oh ! laisse-moi ! Va, si tu veux ! balbutia le peintre.
– Raphaël ! Tu veux donc nous faire tuer ?…
Sanzio jeta des yeux hagards sur Ragastens et sur Machiavel. La douleur l’avait rendu faible comme un enfant, irrésolu, avec une seule pensée fixe : revoir Rosita.
Les derniers mots de Machiavel le firent violemment tressaillir : il lâcha la main du vieux Borgia. Machiavel profita de ce moment d’irrésolution morbide. Il entrouvrit la porte et se glissa au dehors, entraînant rapidement son ami qui se laissait conduire sans opposer de résistance. Ragastens se tourna alors vers le pape :
– Monsieur, dit-il, laissez-vous faire…
– Monsieur, fit Borgia, quand vous serez hors d’ici, fuyez ! Ne tombez jamais en mon pouvoir ! Ou, par le ciel, vous êtes mort !
– Ah ! ah ! Je vous aime mieux ainsi ! Morbleu ! Vous aviez fini par m’émouvoir, savez-vous !…
En même temps, Ragastens renouait sa corde autour des bras du pape.
– Adieu, monsieur ! Je vais profiter de votre conseil. Je ne vous bâillonne pas : vous voyez que je suis généreux et que je joue bon jeu… Criez ! criez !… On ne saurait tarder à vous entendre…
Sur ce, Ragastens salua gravement et bondit dans le jardin. Il ne fut pas plutôt dehors qu’il entendit les cris de Borgia appelant au secours.
– Dix minutes avant qu’on l’entende, murmura-t-il tout en courant ; cinq minutes pour le trouver, autant pour seller les chevaux… Nous serons loin !…
À ce moment, il rejoignit Machiavel et Sanzio :
– Vite ! Courons à Spadacape et fuyons ! Dans un quart d’heure, nous aurons à nos trousses tout ce qu’il y a de cavaliers autour du pape… Heureusement, la nuit est profonde… Fuyons !
– Fuyez ! dit Raphaël avec un calme farouche.
Ragastens leva les bras au ciel et les laissa retomber.
– Allons, bon ! fit-il.
Machiavel le regarda d’un air qui voulait dire :
– Que voulez-vous ! Rien à faire…
– Fuyez ! reprit Raphaël. Le danger n’est que pour vous. Je vous jure, mes amis, que le pape ne me fera aucun mal… Fuyez… mais fuyez donc, voyons… Vous ne voulez pas me rendre fou de douleur, dites ? Qu’est-ce que cela vous fait que je la voie une dernière fois ? Et puis, moi, si on me tue, tant mieux ! Comment voulez-vous que je vive, maintenant ?…
– Au fait, dit Ragastens, mourir ici ou ailleurs !…
Et il s’assit sur une pierre…
– Fuyez ! reprit Raphaël en se tordant les mains…
– Écoute ! fit tout à coup Machiavel, viens avec nous !… Tu iras, demain, au point du jour, à la villa…
Raphaël secoua la tête comme un enfant qui se défie.
– Je te jure que nous ne nous écarterons pas… Viens seulement… c’est à cinquante pas d’ici… Je connais un endroit où nous serons cachés pour la nuit… Demain matin, tu feras ce que tu voudras !…
– Tu me le jures ?…
– Je le jure !
Tous trois se mirent rapidement en chemin.
– Il était temps ! fit Ragastens en montrant la villa où on voyait courir des lumières…
Ils continuèrent à avancer, Machiavel indiquant le chemin.
– C’est ici ! dit tout à coup celui-ci. L’endroit est bon…
Ils se trouvaient dans la caverne de la Maga. Machiavel connaissait cette grotte. Il l’avait visitée en curieux et savait les bruits qui couraient à son sujet.
– Je ne crois pas qu’on pense à venir nous y trouver, si on nous poursuit. Cet antre est protégé par un dragon devant qui s’arrêteront, au moins la nuit, les plus intrépides…
– Et comment s’appelle ce dragon ? demanda Ragastens.
– La superstition !… Dans tout le pays, on croit que le diable entre et sort par cette excavation naturelle.
À ce moment des bruits confus se firent entendre au loin… Ragastens sortit précipitamment, escalada un rocher, examina un instant la campagne, puis rentra en disant :
– Mon cher, votre dragon ne vaut rien : on vient directement ici et, à en juger par le nombre de torches, nous allons être assiégés par toute une petite armée…
Ragastens finissait à peine de parler qu’une sorte d’ombre se dressa silencieusement au fond de la caverne. Cette ombre s’avança vers les trois hommes. Machiavel et Ragastens la voyaient venir à eux avec stupeur. Au dehors, les rumeurs se rapprochaient de plus en plus.
– Il faut fuir ! s’écria Machiavel sans plus se soucier de l’être inconnu qui venait d’apparaître.
– Fuir !… C’est bientôt dit… Mais par où ? Nous sommes cernés… Songeons à nous défendre… Avant d’être pris nous en précipiterons bien une bonne douzaine au fond de ce gouffre… Raphaël !…
Il posa sa main sur l’épaule de Sanzio qui tressaillit comme un homme qu’on réveille en sursaut.
– Raphaël ! a murmuré l’ombre mystérieuse.
Elle fit un bond, saisit le jeune peintre par le bras, le regarda ardemment… Et elle eut un cri de joie.
– C’est toi !… C’est toi, mon Raphaël ?…
– La Maga ! fit Raphaël sans étonnement, comme si, après la suprême débâcle de son amour, plus rien ne pût le surprendre au monde.
– Sus ! hurlèrent à cet instant des voix dans la nuit. Prenons-les vivants !… Sus à la sorcière et aux démons !…
– Oh !… Et n’avoir même pas d’armes !…
– Venez ! s’écria alors la Maga, ne comprenant qu’une chose : Raphaël était poursuivi et il fallait le sauver…
Elle entraîna Sanzio vers le fond de la caverne. Là, elle écarta vivement un tas de branchages. Un trou circulaire apparut, béant et noir.
– Vite !… Descendez !… dit la Maga à Machiavel et à Ragastens, sans s’inquiéter de savoir qui étaient ces deux étrangers…
Le rocher qui cachait ce trou avait été arraché de son alvéole et demeurait penché au-dessus de l’ouverture, maintenu debout par deux bâtons courts et noueux. Cela formait une trappe grossièrement agencée.
– Sauvés ! s’écria Ragastens qui, d’un coup d’œil, comprit le mécanisme rudimentaire de la trappe.
Déjà Machiavel avait disparu dans l’ouverture, entraînant Sanzio, que suivit la Maga. Ragastens, à son tour, s’enfonça dans le trou par une pente très raide.
– Les bâtons ! fit la Maga.
– Je sais !… J’ai vu, et compris…
D’un coup sec, il tira à lui les bâtons ; le rocher retomba lourdement et s’emboîta dans son alvéole.
– Sus ! sus !… Arrêtez !… Rendez-vous !…
Ces clameurs retentirent soudain dans la caverne, envahie par une troupe nombreuse… Ragastens attendit quelques instants… Il entendit des cris de désappointement et de fureur… Alors, il descendit avec précaution.
L’étroit boyau qu’il suivait s’enfonçait sous la montagne, par des degrés naturels creusés dans le roc. Devant lui, à quelques pas, Ragastens vit soudain une lumière : c’était une torche que la Maga venait d’allumer. À la faveur de cette lueur, ils descendirent plus vite.
La Maga marchait en avant, sa torche levée au-dessus de sa tête, semblable à quelque fantastique génie des mondes sous-terrestres. La descente s’arrêta enfin : le boyau se faisait galerie, large couloir horizontal dans lequel la Maga s’engagea sans hésiter.
Ragastens, à ce moment, entendit au-dessus de sa tête un sourd grondement : ils étaient au-dessous du cours de l’Anio… Au bout d’une centaine de pas, la galerie se mit à monter en pente douce et aboutit enfin à une vaste grotte sans issue visible. La Maga s’arrêta.
– Nous sommes de l’autre côté du gouffre, dit-elle. Par cette fente que des buissons cachent du dehors, un homme peut passer… Vous pouvez fuir par là… Vous n’aurez ensuite qu’à descendre le cours de l’Anio…
– C’est bien, dit Machiavel. Mais vous ?…
– Moi, je reste… ne m’interrogez pas… il suffit que je vous aie sauvés…
– Viens, Raphaël ! reprit alors Machiavel.
– Raphaël reste, fit vivement la vieille.
– Alors, nous restons !
La Maga saisit la main de Sanzio. Lorsque la Maga lui saisit la main, il parut secouer sa torpeur.
– Raphaël, demanda la vieille, qui sont ces deux hommes ?…
– Des amis… tout ce qui me reste au monde…
La Maga frissonna. Elle remarqua alors le profond abattement de Raphaël.
– Tout ce que j’ai de cher au monde, continua le jeune homme, tandis que sa douleur semblait devenir plus violente à mesure qu’il se réveillait de son apathie morbide. Tout !… Et toi, ma bonne Rosa !… Toi… qu’elle appelait sa mère !…
– Pour Dieu ! cria celle-ci. Dis-moi ce qui te fait souffrir, mon Raphaël, mon enfant !… Dis-le à ta bonne vieille Rosa…
– Oh ! si vous saviez… Elle est morte ! Morte !…
– Morte ? s’exclama Rosa en bondissant. Qui ? Mais qui donc ? Est-ce de Rosita que tu veux parler ?…
Sanzio fit oui de la tête, sans force pour proférer une parole. La Maga jeta un cri :
– Fatalité !… Il a fallu que Raphaël fût là et souffrît cette agonie ! Viens, mon enfant… mon fils… Messieurs, restez où vous êtes…
Elle entraîna Sanzio vers le fond de la grotte et s’assit sur une pierre, tandis que Raphaël, abattu, laissait tomber sa tête dans les genoux de la vieille en bégayant des mots sans suite.
De loin, Ragastens et Machiavel assistèrent bouleversés à ce deuil qu’ils étaient impuissants à calmer… Mais, brusquement, le spectacle qu’ils contemplaient se modifia d’étrange manière…
Ils virent la Maga se pencher, approcher sa tête de celle de Raphaël… Et voilà que les plaintes du jeune homme s’arrêtaient ! Il relevait la tête ! Il semblait interroger la vieille, avec doute, d’abord, avec fièvre, ensuite… Et elle, par des signes répétés et énergiques, répondait affirmativement… Alors, Raphaël se leva d’un bond et, accourant comme un insensé vers ses amis, se jeta dans leurs bras, avec une clameur déchirante :
– Vivante !… Elle est vivante !… Entendez-vous ?… Elle vit !… elle vit !…
Il répétait ce mot avec une telle frénésie, une joie si éperdue, que Ragastens et Machiavel, consternés, se regardèrent en hochant la tête.
– Non, mes amis, je ne suis pas fou ! La joie ne m’a pas rendu fou !… Je vous dis que Rosita est vivante !…
À ce moment, la Maga s’approcha.
– Mère Rosa, s’écria Sanzio, dites-leur que votre fille bien-aimée est vivante ! Répétez ce que vous venez de me dire…
– Puisque ce sont des amis… je puis leur confier… Oui, messieurs Rosita est vivante…
– Le pape a donc encore menti ! Le glas ne sonnait donc pas pour elle ! s’exclama Ragastens. Pourtant, il s’est offert à nous conduire auprès de la morte !…
– Le pape n’a pas menti… sur ce point du moins !… Lui aussi « croit » que l’enfant est morte !…
– Racontez ! racontez tout ! s’écria Raphaël, ivre de joie comme il avait été ivre de douleur.
– Soit ! fit la Maga après une courte hésitation.
Le philtre d’amour qu’elle avait remis au vieux Borgia était un puissant narcotique donnant à celui qui l’absorbait toutes les apparences extérieures de la mort. En réalité, c’était une véritable mort avec cette correction qu’un réactif appliqué à temps « pouvait » ramener à la vie le cadavre.
Maintenant, Rosita, glacée, n’était plus qu’un cadavre. Et la question qui se posait dans l’esprit de la Maga était cette question terrible, angoissante, vertigineuse : pouvoir pénétrer dans le tombeau de la morte… Arriver à temps pour réveiller le cadavre…