Cette villa vers laquelle Raphaël Sanzio avait tendu les bras dans un geste de désespoir était une vaste maison d’été où tout avait été combiné pour le repos de l’esprit et le plaisir des yeux.
Dans le jardin, sous un massif de grenadiers, au fond duquel un Amour de marbre joue avec un Satyre aux pieds fourchus, sur un banc de granit rose une jeune fille est assise. Ses mains sont jointes dans un geste de lassitude. Ses beaux yeux qui, parfois, s’emplissent de larmes, errent vaguement sur les splendeurs qui l’entourent, sans s’y arrêter. C’est Rosita.
Non loin d’elle, une femme d’une quarantaine d’années, matrone aux fortes proportions, surveille tous ses mouvements. Et, en arrière de la matrone, cachés dans les bouquets de feuillage, deux hommes guettent, prêts à accourir au premier appel.
Voilà quatre jours que la jeune fille est enfermée dans la villa de Tivoli. Elle cherche en vain à comprendre ce qui s’est passé. Pourquoi l’a-t-on amenée là ? Pour qui, pourquoi s’est exécuté cet enlèvement brutal ?
Elle ne sait pas… elle ne comprend pas ! Si, au moins, elle pouvait pleurer ! Si elle pouvait laisser parler son cœur et soulager sa douleur par les larmes !
Mais non ; toujours, près d’elle, cette femme qui ne la quitte pas. La nuit même, elle n’est pas seule : la matrone, geôlière doucereuse, attend qu’elle ait fermé les yeux et s’installe alors sur un canapé…
Qu’est devenu Raphaël ?
Cette question l’assiège et l’angoisse. Toute l’horreur de sa situation s’y résume. Cela brûle son cœur et ses lèvres… Et pourtant, pas un instant, la pensée ne lui est venue de demander quoi que ce soit à la femme qui la surveille. Cette femme lui fait peur.
Un matin, Rosita comprit qu’il y avait autour d’elle un mouvement insolite. Elle entendit l’arrivée d’une ou plusieurs voitures, le bruit d’un grand nombre de chevaux, puis, des allées et venues dans les couloirs… Enfin, au bout d’une heure, tout retomba dans le silence. Rosita se trouvait alors dans sa chambre.
Bientôt, une femme entra et dit quelques mots à voix basse à la geôlière, puis s’installa dans un fauteuil, en jetant en dessous des regards curieux sur Rosita.
« J’ai changé de surveillante » pensa celle-ci sans en éprouver ni joie ni tristesse, sans même jeter un regard sur la nouvelle venue. La geôlière était sortie en toute hâte. Elle se rendit dans l’aile de la villa où se trouvaient les appartements du pape. Un jeune abbé l’introduisit dans une vaste chambre où Sa Sainteté, fatiguée par le voyage, reposait dans la solitude.
– Eh bien, dame Piérina ? fit le pape.
– Saint-Père… balbutia la matrone agenouillée, en feignant une vive émotion.
– Dame Piérina, dit sèchement le vieillard, une fois pour toutes, veuillez vous dispenser de toute démonstration encombrante. Il ne s’agit pas ici de génuflexions. Rappelez-vous que je suis simplement le comte de Faënza… Rodrigue de Faënza !
– Bien, monsieur le comte, fit la matrone en se redressant.
– Rendez-moi simplement compte de votre mission.
– Notre voyage s’est accompli sans incidents notables, monsieur le comte. La petite, après avoir un peu crié et beaucoup pleuré, semble s’accommoder de son nouveau genre de vie.
– Bon ! Elle s’apprivoise. Et que dit-elle ?
– Rien.
– Diable ! Ceci est grave. Vous n’avez pas essayé de la faire un peu causer, ne fût-ce que pour la distraire ?
– Ah ! bien, oui, autant vaudrait vouloir faire parler la statue qui, sur son socle de marbre, a l’air de courir si vite dans le jardin.
Le pape demeura un moment rêveur, la tête basse.
– Dame Piérina… reprit Borgia en relevant les yeux…
– Monsieur le comte ?…
– Il faudrait… il faudrait me ménager une entrevue avec cette jeune fille… J’ai des choses à lui dire… seul à seul, vous comprenez ?… Des secrets… sur sa naissance et sa famille… qu’elle seule doit entendre.
– Monsieur le comte est le maître…
– Oui, certes, je suis le maître, fit Borgia en fronçant le sourcil. Mais, en somme, cette enfant qui a été enlevée par violence ignore que c’est pour son bien… elle peut se figurer… que sais-je ?… s’imaginer qu’on veut la séquestrer… tandis qu’il s’agit de la rétablir dans ses droits, titres, prérogatives… Il s’agit de cela, et pas d’autre chose, entendez-vous, dame Piérina ?
– J’entends, monsieur le comte… Il faudrait donc préparer la jeune fille à vous recevoir, à vous entendre…
– Comme un père !… Non, comme un ami, un véritable ami soucieux de son bonheur… Allez, dame Piérina.
Dame Piérina eut un sourire hideux et, discrètement, disparut.
Le lendemain de ce jour, Borgia eut une conférence d’un autre genre. C’était dans la même chambre.
Le pape était assis dans un fauteuil à dossier bas. Il était enveloppé jusqu’au cou dans un vaste manteau de toile blanche qui le recouvrait tout entier. Près de lui, sur une petite table, des flacons de diverses grandeurs, des fers à friser les cheveux, des cosmétiques, tout un attirail de toilette.
Près de la fenêtre, son abbé favori, Angelo, lisait à haute voix. Autour du fauteuil, un homme svelte allait, venait, saisissait tantôt un flacon, tantôt un fer. Ses doigts agiles couraient sur la figure du vieillard.
De temps à autre, il lui présentait un miroir de Venise, et le pape, d’un mot, approuvait ou désapprouvait le travail. Cela dura plus d’une heure. Quand ce fut fini, le pape se regarda longuement dans le miroir :
– C’est bien, dit-il, vous êtes un véritable artiste.
– Ah ! Si monsieur le comte m’y avait autorisé !… En moins de rien, je l’eusse rajeuni de vingt ans, rien qu’avec ce flacon versé dans ses cheveux…
– Non ! J’aime mieux mes cheveux blancs. Que diable, je ne suis pas un mignon cherchant aventure ! Il suffit que ces rides importunes soient dissimulées… C’est bien…
L’« artiste » salua et se retira.
– Comment me trouves-tu, Angelo ? fit le pape en se levant. L’abbé examina le vieillard avec une attention et un sérieux imperturbables.
– Je vous trouve une beauté sévère et majestueuse.
Angelo ne mentait pas.
Il eut été impossible de reconnaître en Rodrigue Borgia un vieillard de soixante-dix ans. Son œil noir brillait d’un feu sombre sous des sourcils touffus. Les cheveux étaient blancs, mais ils donnaient à son visage une mélancolie qui en adoucissait la dureté. Tel quel, il pouvait passer pour un homme vieilli par les soucis, mais qui a su conserver la beauté forte de l’âge mûr.
Le valet de chambre entra alors et commença à habiller le pape d’un costume de cavalier en velours violet, sur lequel il jeta un élégant et léger manteau court, en soie violette. Borgia ceignit autour de ses reins une ceinture de soie brochée supportant une fine épée de parade à la poignée somptueuse. Enfin, il posa sur sa tête une toque d’où ses cheveux tombaient avec une certaine grâce austère sur un large col de dentelle.
Angelo poussa un cri d’admiration sincère. Chez Borgia, la volonté avait vaincu la vieillesse. Il avait voulu paraître digne d’attention ; avec un sens affiné du tact et de la diplomatie, il n’avait pas essayé de se rajeunir ; mais, par les soins minutieux de la toilette, par son costume, par l’effort de son vouloir, il devenait un homme remarquable pour toute femme qui le verrait.
Il sourit et, faisant de la main un signe d’adieu à son lecteur, il sortit.
Borgia en se rendant auprès de Rosita n’éprouvait aucun doute sur l’issue de sa démarche. La jeune fille succomberait, sinon le jour même, du moins à bref délai. Il n’était donc nullement troublé, et seule, l’impatience des sens lui donnait parfois un rapide frisson.
Il entra dans la chambre de la jeune fille et s’arrêta sur le seuil en saluant.
– Voici monsieur le comte de Faënza qui vient vous faire une visite, dit la matrone qui, aussitôt, s’éclipsa.
Borgia ferma la porte et s’avança vers la jeune fille.
– Mon enfant, dit-il, voulez-vous me permettre de causer un moment avec vous ?… J’ai à vous entretenir de choses qui vous intéresseront sûrement…
Mais Rosita s’était reculée, les yeux grands ouverts par un indicible étonnement, les mains jointes, prête à s’agenouiller. Et elle avait murmuré :
– Le Pape !… Le Souverain-Pontife !…
Borgia fut secoué d’un tressaillement furieux. Tout le plan qu’il avait patiemment combiné s’écroulait. Rosita le connaissait ! Rosita le reconnaissait !
– Vous vous trompez, balbutia-t-il. Je suis simplement le comte de Faënza.
La jeune fille s’agenouilla.
– Non, je ne me trompe pas, Saint-Père !… J’ai vu Votre Sainteté à diverses reprises, à la procession de la Miséricorde, à la grand’messe de Pâques, à Saint-Pierre… Oh ! non, Saint-Père !… Vous êtes bien le tout-puissant maître de Rome et du monde, et je suis sauvée, puisque vous voilà !…
– Je vous assure, mon enfant… Relevez-vous !…
– Saint-Père ! interrompit la jeune fille exaltée, je suis victime d’un crime de rapt… On m’a arrachée du bras de mon époux, mon jeune époux… Et j’ai été entraînée ici… Saint-Père, je demande justice ! Ou plutôt, je ne demande qu’une chose : qu’on m’ouvre les portes de cette maison, qu’on m’arrache à la surveillance de cette femme odieuse, qu’on me permette d’aller trouver mon mari, mon Raphaël qui m’aime… Saint-Père, vous le connaissez… vous lui avez témoigné votre bienveillance… Tout récemment encore, il était si heureux de vous porter son beau tableau de la Madone…
Rosita éclata en sanglots. Borgia l’avait à peine entendue. Mais ses yeux ne la quittaient pas. Il la dévora du regard. Il détailla les lignes idéales qu’il entrevoyait et, par l’imagination, arracha les voiles qui la couvraient. Un peu de sueur perla à son front. Il sentit le sang-froid lui échapper. Il se baissa, saisit la main de Rosita.
– Relevez-vous ! dit-il d’une voix qu’il croyait ferme, et qui tremblait à chaque mot, relevez-vous… Je ne puis vous voir à mes pieds.
Sa main, en touchant celle de la Fornarina, fut agitée d’un tremblement. L’étonnement de la jeune fille était inexprimable. Elle ne comprenait rien à l’attitude du pape. Des pensées confuses lui laissaient entrevoir d’effroyables vérités qu’elle repoussait de toutes ses forces. Doucement, elle dégagea sa main et s’assit, chancelante.
– Pardonnez-moi, Saint-Père, l’émotion me suffoque… J’ai tant souffert depuis quelques jours…
– Mon enfant, si vous voulez, vous ne souffrirez plus…
– Oh ! n’est-ce pas ?… Vous allez me laisser partir ?…
– Oui, certes… je vous le promets…
Rosita jeta un cri de joie folle. À son tour, elle saisit la main du pape et la porta à ses lèvres.
– Oh ! Vous êtes bon ! Je le savais bien que vous alliez me sauver ! Je vais pouvoir partir tout de suite ?
– Non, mon enfant, pas tout de suite… Il est nécessaire que vous passiez encore deux ou trois jours ici…
Rosita recula, blanche. Une idée, qu’elle avait d’abord rejetée, s’imposa à elle avec une violence irrésistible.
– Oh ! s’écria-t-elle, c’est vous qui m’avez fait enlever !… Vous !… Le pape !… Oh !…
Borgia perdit la tête. Brusquement, il marcha sur Rosita et lui saisit les deux poignets.
– Oui, c’est moi ! dit-il, à voix basse. C’est moi qui t’ai fait prendre. Oui, je suis le pape. Est-ce que tu oserais résister aux ordres du Souverain-Pontife ?…
Rosita ne répondit pas. Elle se cambra, horrifiée, cherchant à échapper à l’étreinte, à ce baiser qu’elle sentait tout proche de ses lèvres…
– Parle-moi, bégaya le vieux Borgia, ivre de passion déchaînée maintenant, parle-moi… Dis-moi seulement que je ne te fais pas horreur, que tu ne me hais pas… Laisse ! Oh ! laisse-moi seulement toucher tes cheveux du bout de mes lèvres !…
– Misérable ! haleta la jeune fille.
– Veux-tu être duchesse… princesse ? Je suis celui qui peut tout… Tu es à moi !…
Il y eut une courte lutte. Borgia, les yeux enflammés, la tête perdue, fit un dernier effort en bégayant :
– Tu es à moi… Je te tiens…
Tout à coup, il s’arrêta, stupide d’étonnement, effaré, muet : Rosita, souple et forte de son désespoir, venait de lui glisser d’entre les bras. Et, bondissant en arrière, elle lui avait arraché l’épée, la jolie épée de parade dont il avait orné son costume de cavalier.
– Saint-Père, dit froidement la jeune fille, si vous faites un pas vers moi, vous me rendez criminelle ; je vous tue…
Le calme extraordinaire avec lequel elle prononça ces mots démontra au pape que cette enfant était arrivée aux dernières limites de l’exaltation. Sa fièvre tomba du coup.
– Ne craignez rien, dit-il.
– Je ne crains plus, fit-elle en plaçant l’épée dans ses deux mains, comme un frêle rempart d’acier.
Borgia hocha la tête.
– Au revoir, dit-il. Nous reprendrons cette conversation, cara mia.
Elle le vit sortir, sans oser risquer un geste.
Quand elle fut seule, avec ce même calme farouche qui venait de la rendre si forte et si vaillante, elle brisa l’épée à quelques pouces de la pointe. Ce tronçon lui fit un stylet aigu. Alors, elle se prit à pleurer…
Le pape, ayant réparé tant bien que mal le désordre de son vêtement, regagna sa chambre en méditant.
– Je deviens vieux, pensa-t-il avec un sourire. J’ai tout compromis par ma précipitation… Baste ! Après tout, le premier coup est porté, c’est l’essentiel… Elle réfléchira.
Et, comme il arrivait dans son appartement et que l’abbé Angelo s’empressait au-devant de lui :
– À propos, dit-il, tu connais le gouffre de l’Anio ?
– Tout près du temple de la Sybille, oui, Saint… monsieur le comte.
– Tu peux me donner mon titre, maintenant : il n’y a plus d’inconvénient. Eh bien, Angelo, sur les bords du gouffre, il y a une espèce d’antre sauvage. Promène-toi donc un peu par là, tout à l’heure. Et assure-toi si cette caverne n’est pas habitée par une vieille femme, connue à Rome sous le nom de la Maga…
– Et si la vieille est là, Saint-Père ?…
– Tu lui diras qu’elle recevra cette nuit une visite…