Non loin des ruines qu’on appelait et qu’on appelle encore dans le pays le temple de la Sybille, l’Anio, rivière torrentueuse qui descendait en grondant des montagnes, se précipitait dans un profond ravin. Les abords de ce ravin étaient à pic.
Au fond, on entendait le sourd mugissement de la rivière qui se brisait sur des rocs verdâtres, formait un petit étang, puis reprenait son cours en méandres capricieux qui se frayaient un passage parmi les masses de granit. C’était le gouffre de l’Anio.
En haut du ravin, juste au-dessus de l’étang formé par la chute de l’Anio, les rochers s’évidaient et dessinaient une caverne naturelle sur laquelle couraient dans le pays des bruits étranges. Pour la plupart, c’était l’une des portes de l’Enfer. Et la meilleure preuve – preuve irréfutable – c’est que des fumées d’une odeur particulière s’échappaient de temps à autre de cette caverne.
En somme, l’endroit était parfaitement suspect et nul homme de sens ne s’y fût aventuré à partir de la tombée de la nuit.
Ce soir-là, peu avant minuit…
Dans le fond brûle une torche de résine qui éclaire de lueurs fantastiques l’intérieur de la caverne. En un coin, il y a un tas de feuilles sèches servant de lit à la vieille femme qui, à cette heure, s’occupe d’un singulier travail. Cette vieille femme, c’est la Maga, ou plutôt, pour lui donner son vrai nom, Rosa Vanozzo. Elle vient de pousser un bloc granitique contre une sorte d’excavation qui se creuse tout au fond de la caverne.
– Bien, murmura-t-elle, l’entrée fonctionne… Ma fuite, au besoin, est assurée…
Sur le rocher, elle jeta des feuilles, des poignées de terre. Satisfaite, de son travail, elle sortit, contourna l’étroit sentier qui séparait le gouffre de l’entrée de la caverne et, parvenue à un petit plateau qui dominait les environs, elle jeta dans la nuit un regard perçant et prêta l’oreille.
– Il va venir, fit-elle lentement, il vient… Dans quelques minutes, celui qui fut mon amour sera un cadavre que le torrent de l’Anio entraînera vers l’insondable profondeur du gouffre… Il vient plein de confiance, et il ne sait pas que c’est moi qui l’attend ! Il vient chercher de l’amour, comme il me disait à Rome, et c’est la vengeance qu’il va trouver… Oh ! cette fois, mon cœur ne faiblira pas… Tout est fini, maintenant… Rosita, qui seule me rattachait à la vie est partie… À cette heure, elle est en sûreté… ils doivent être arrivés à Florence… Allons, c’est bien la fin… Rodrigue aujourd’hui… puis César… puis moi-même… la destruction de la famille maudite va commencer.
Soudain, elle se pencha. Son oreille venait de percevoir un lointain et léger bruit de pas.
– Le voilà !… Dans quelques minutes, il saura qui je suis !…
Sans se hâter, pensive, elle rentra alors dans la caverne et s’accroupit non loin de la torche, le menton sur ses genoux, dans son habituelle attitude.
La Maga ne s’était pas trompée. Quelqu’un venait. C’était le vieux Borgia. Bientôt, il parut, contourna avec précaution les rochers, jeta un regard sur le fond du gouffre et se présenta à l’entrée de la caverne.
Il entra sans que la Maga relevât la tête et s’assit sur l’une des deux grosses pierres qui formaient les sièges primitifs de ce logis rudimentaire.
– Eh bien, Maga, fit tout à coup le pape, tu as donc quitté Rome ?
– Je suis venue vous attendre ici…
– Comment savais-tu que j’y viendrais ? dit Borgia. Aurais-tu donc en réalité le don de prescience ?
La Maga haussa les épaules.
– Ne venez-vous pas à Tivoli tous les ans ? N’est-ce pas l’époque où vous y passez quelques semaines ?
– C’est juste. Ta sorcellerie n’est, au fond, que de l’observation, fit railleusement le pape. Cependant, tu sais des choses que d’autres ignorent…
– J’ai étudié les vertus des plantes, voilà tout.
– Où cela ? En Égypte ?…
– Non, en Espagne.
– En Espagne ! Tu as habité l’Espagne ?
– Oui… Mais, continua la vieille avec une sorte d’indifférence qui calma la soudaine inquiétude du pape, c’est surtout en Italie, à Tivoli même, que j’ai étudié… Je connais les herbes bienfaisantes, je sais extraire les sucs qui guérissent, qui tuent, qui donnent l’amour…
– L’amour !…
– L’amour… la mort ; les deux choses se valent et sont aussi horribles l’une que l’autre…
– Comme tu parles amèrement.
– C’est que j’ai beaucoup souffert.
– Et maintenant ?
– Bientôt, je ne souffrirai plus…
– Étrange femme !… Mais, dis-moi, pourquoi as-tu tant étudié ?… Quelle pensée te guidait vers la science réprouvée des magies ?
– Une pensée qui m’a fait vivre jusqu’ici : la vengeance !
Encore une fois, le pape tressaillit. Il commençait à entrevoir dans la Maga il ne savait quel être formidable, et il lui semblait que ce mystère dont elle se couvrait cachait le secret de sa propre destinée à lui !
– Maga, reprit-il, te rappelles-tu la promesse que tu m’as faite à Rome ? Tu devais composer pour moi un philtre capable de me faire aimer de la femme à qui je le ferais boire… Tu m’avais demandé un mois…
– Le philtre est prêt ! répondit machinalement la vieille pour se donner le temps de penser.
Et ce qu’elle pensait était terrible. Elle avait décidé et combiné la mort de Rodrigue Borgia, son amant, le père de ses enfants, de celui par qui elle avait souffert… Au moment où Borgia reculerait vers l’entrée de la caverne, elle se ruerait sur lui et, d’une poussée, le précipiterait dans le gouffre qui, jamais, ne rendait ses cadavres… Oui… Elle allait se dresser devant lui comme le génie de la vengeance, comme l’archange de la mort, elle allait lui jeter son nom comme un glas funèbre, ce nom de Rosa Vanozzo sous lequel Rodrigue éperdu courberait le front.
Voilà ce que pensait Rosa. Et pour gagner du temps, elle ajouta, le pape ayant jeté un cri de joie :
– Le philtre est prêt… Mais vous allez donc retourner à Rome ?
– À Rome ? Pourquoi ? fit le pape étonné.
– Ne m’aviez-vous pas dit que le philtre était destiné à une jeune fille que vous aviez vue, dont le peintre avait fait le portrait… une fornarina, disiez-vous… ?
– Oui… Eh bien, fit tranquillement le pape, je n’ai pas besoin d’aller la chercher à Rome. Elle est ici…
Tel était son empire sur elle-même, si puissante son habitude de la réflexion et du silence, que la Maga ne jeta pas un cri, ne prononça pas un mot. Toute sa pensée, toute sa volonté, tout ce qu’elle avait en elle de force calculatrice s’était violemment tendu vers un point unique : la question de savoir si elle pourrait arracher Rosita au monstre et comment elle ferait…
Seulement, elle s’était dressée toute droite, d’une pièce… Ses yeux, démesurément agrandis par l’angoisse, jetaient dans la pénombre les lueurs de bête fauve à qui on arrache ses petits. Borgia s’était levé aussi, la main sur la garde de sa dague.
– Holà ! Qu’est-ce qui te prend, vieille folle ?…
La Maga eut la force et le courage de prononcer quelques mots pour rassurer le pape :
– Ne faites pas attention… une crise nerveuse… qui, parfois, me surprend… cela va passer… ne craignez rien…
L’explication était si naturelle chez cette vieille à demi folle, probablement détraquée par les poisons qu’elle avait manipulés, que Borgia rengaina son poignard et se rassit, rassuré, décidé d’ailleurs à emporter le précieux philtre qu’il était venu chercher. Et il attendit patiemment que la crise fût passée.
Rosa pensait :
« Si je tue Rodrigue, Rosita est peut-être perdue… Elle est entre les mains de César et Lucrèce… C’est sûr. Lucrèce a un esprit de démon. Pourquoi l’avoir épargnée ?… Elle sait que Rodrigue est ici… Elle devinera tout si elle ne le voit pas revenir… Oui, si je tue Rodrigue, Rosita sera tuée… »
Ces pensées se succédaient dans son esprit. Elle était prise dans une redoutable alternative qui ouvrait sur son crâne la double pince d’une tenaille.
Ou laisser échapper Borgia. Et alors, non seulement, elle remettait peut-être pour toujours l’occasion de la vengeance guettée pendant des années, mais encore elle livrait Rosita au monstre. Ou tuer Borgia. Et alors, dans sa persuasion que Lucrèce et César se trouvaient à la villa du pape, elle tuait plus sûrement encore la jeune fille…
Soudain, un sourire éclaira son visage torturé. Elle se rassit, essuya son front blême, ruisselant de sueur et, d’une voix extraordinaire de calme, elle dit :
– Alors, comme ça, la jeune fille est à Tivoli ?… Bien, très bien… cela arrange les choses…
– Alors, ce philtre, Maga, ce philtre que tu m’as promis… tu dis qu’il est prêt ?
– Il est prêt, maître…
– Eh bien, donne ! fit avidement Borgia.
La Maga fouilla dans une sorte de poche accrochée à sa ceinture. Ses mains tremblaient. Elle considéra étrangement le petit flacon qu’elle venait de saisir.
– Voici !
Borgia saisit le flacon avec une exclamation de joie.
– Comment l’administrer ?
– Dans l’eau ou le vin.
– Tout ?
– Non. Trois gouttes. Quatre tuent.
– Trois. Bien.
– Je dis trois.
– Et les effets ?
– Vous verrez !…
Ces demandes et ces réponses se croisèrent, basses, rapides. Puis, il y eut un silence. Borgia s’enveloppa dans son manteau. Il laissa tomber à terre une bourse pleine que la Maga ne vit même pas. Puis, sans un mot, il sortit, s’éloigna… La Maga écouta un instant le bruit de ses pas vite étouffé par le grondement de l’Anio qui roulait au fond du gouffre et alors, elle roula à la renverse, épuisée, haletante, évanouie.