LI SOIS BRAVE, FIDÈLE ET PUR

Ragastens, le soir de ce jour où il avait été créé chevalier-preux et avait reçu l’accolade du prince Manfredi, se dirigea vers le palais du comte Alma.

Une sorte de remords angoissé lui venait, non de son amour, mais de la démarche qu’il allait encore tenter et que, malgré tous ses raisonnements, il se sentait incapable de ne pas exécuter. En effet, toute la journée, il s’était dit : « Je n’irai pas ! »

Mais, lorsque vint le soir, il commença à piétiner avec impatience dans sa chambre. Bientôt, il sortit et il se dirigea sans hésitation vers l’endroit des grilles qu’il avait déjà escaladé.

Là, il attendit que tout fût devenu silencieux dans le palais et que l’heure fût arrivée où il supposait que Primevère serait à sa place habituelle. Enfin, il franchit la grille, passa par les mêmes allées où il avait déjà passé, aboutit au même point et revit Béatrix au même endroit.

Il s’avança aussitôt vers elle. Elle l’attendait en effet. Elle le vit arriver et sourit. Ce qu’ils se dirent…

Le moment vint, pourtant, où il fallut se séparer. Après un dernier adieu, Primevère s’éloigna lentement vers le palais. Ragastens demeura sur place, immobile, pétrifié par son bonheur et, depuis longtemps, elle avait disparu, lorsqu’avec un profond soupir, il s’éloigna, lui aussi.

Comme il allait atteindre la grille, il lui sembla qu’on marchait derrière lui. Il se retourna vivement. En effet, quelqu’un venait derrière lui !

Ce quelqu’un ne songeait pas à se cacher. Ragastens vit sa haute silhouette flottante dans l’obscurité. Vivement, il se jeta derrière un arbre et attendit que l’homme eût passé. Mais l’homme ne passa pas !… Il s’arrêta devant l’arbre, et, en faisant le tour s’arrêta près de Ragastens.

– Le prince Manfredi ! murmura celui-ci, frappé de vertige.

Le vieillard, les bras croisés, les yeux flamboyants, sa grande taille légèrement courbée, le regardait ardemment. Ragastens comprit qu’il savait !…

Éperdu d’épouvante – non pour lui, mais pour Béatrix ! – il fit un suprême effort pour rassembler ses esprits.

– Prince… commença-t-il.

– Pas un mot ! dit le vieillard d’une voix si changée que Ragastens la reconnut à peine. J’ai tout vu, j’ai tout entendu. Bénissez le ciel que je conserve mon sang-froid et que, pour éviter un scandale, une tache à mon nom, je ne vous tue pas ici comme un chien ! Demain… chez moi… je vous attends…

– J’y serai, prince ! dit Ragastens tout à coup ramené au calme par les paroles de Manfredi.

– J’y compte, monsieur, s’il vous reste une parcelle d’honneur et de dignité !

– J’y serai ! répéta Ragastens avec hauteur.

Et il salua le prince d’un grand geste. Puis, sans prendre de précaution, désormais inutile, il marcha droit sur la grille qu’il franchit. Bientôt, il était rentré chez lui.

La nuit fut affreuse pour lui. Il la passa à combiner des arrangements qui s’écroulaient l’un après l’autre. Le jour vint sans qu’il se fût arrêté à rien de satisfaisant. Seulement, il avait résolu de prévenir la princesse Béatrix avant de se rendre chez Manfredi.

Mais, lorsqu’il arriva au palais Alma, il eut beau parcourir les galeries et les salles où d’habitude il rencontrait Primevère, il ne la vit pas. Rongé d’inquiétude, il fit prévenir le prince Manfredi qu’il était au palais, à sa disposition, attendant son bon vouloir. Mais on lui répondit que le prince Manfredi était en conseil secret. Ragastens dut attendre.

Vers midi, on apprit qu’il n’y aurait aucune audience, et le bruit se répandit que le prince Manfredi était gravement malade. En même temps, l’un des valets du prince vint se présenter à Ragastens.

– Mon maître, lui dit-il, vous prie de le venir trouver dans la soirée.

Ragastens quitta le palais, encore plus agité qu’il n’y était entré. Manfredi n’avait nullement assisté à un conseil secret, comme il l’avait fait dire. Dans la matinée, il s’était contenté de prier le comte Alma de retenir sa fille près de lui, toute la journée, sous des prétextes quelconques. Puis, le vieillard s’était préparé à recevoir Ragastens.

Lorsque, vers cinq heures, on vint lui dire que le chevalier était à sa porte, il ordonna de faire entrer Ragastens. L’instant d’après, les deux hommes étaient en présence, debout, à un pas l’un de l’autre. Ils se regardaient avec une curiosité maladive, comme s’ils ne s’étaient jamais vus…

À ce moment, la grande porte s’ouvrit à deux battants, et un introducteur, s’avançant jusqu’au milieu du salon, annonça gravement à haute voix :

– Les hérauts d’armes et officiers parlementaires de Monseigneur César Borgia, duc de Valentinois, duc de Gandie, se présentent pour porter à monseigneur le prince Manfredi, chef suprême de l’armée alliée, les offres pacifiques de leur noble maître !…

Ragastens n’eut pas un geste. Peut-être n’avait-il même pas entendu. Seulement, il vit la main du prince Manfredi qui retombait de la garde de son poignard.

Il le vit relever la tête et jeter devant lui un regard où il y avait de la folie. Il suivit alors ce regard. Et il s’aperçut que la porte était ouverte à deux battants.

La grande galerie était pleine d’officiers en armes et de seigneurs. Près de la porte, trois hérauts en hoqueton de cérémonie sonnèrent une fanfare ; puis trois officiers de l’armée de César, costumés en guerre, entrèrent dans le salon… Et la porte se referma.

Toute cette scène, Ragastens la vit comme en rêve. Déjà, les hérauts s’étaient rangés près de la porte. Les officiers parlementaires, ayant laissé leur suite dans la galerie, s’approchèrent du prince Manfredi et s’inclinèrent profondément.

– Que voulez-vous, messieurs ? demanda le prince d’une voix brisée, tandis que son regard ne quittait pas Ragastens.

– Monseigneur, dit alors le parlementaire, nous, officiers de l’armée de monseigneur le duc de Valentinois et de Gandie, notre maître, nous venons, de sa part, en tout honneur et toute bonne foi, vous soumettre une proposition de paix…

Le prince Manfredi, livide, les dents serrées, fit un signe de la tête.

– Voici cette proposition que vous, chef suprême de l’armée alliée, apprécierez selon la haute sagesse et ce grand esprit d’équité que l’Italie entière se plaît à reconnaître en vous… Monseigneur César Borgia estime que trop de sang déjà est répandu et que l’heure est venue où les querelles intestines qui déchirent la malheureuse Italie doivent s’apaiser. Il renonce pleinement à toute prétention sur le comté de Monteforte. Il s’engage à ramener son armée sur les terres de Rome. Il s’engage, en outre, à ne plus jamais prendre les armes contre Monteforte. Il s’engage à restaurer quelques-unes des principautés qui ont disparu, notamment la vôtre, monseigneur, avec tous les droits, privilèges, prérogatives qui y étaient attachés.

Manfredi écoutait avec stupeur ces offres extraordinaires.

– Contre ces avantages, continua l’officier, monseigneur le duc de Valentinois demande simplement que votre armée soit licenciée… pour preuve de sa bonne foi, il fournira douze otages choisis parmi les seigneurs de son entourage. Pour preuve de la bonne foi des alliés, il demande, comme c’est justice, qu’on lui livre un otage, et il se contentera d’un seul. Nous sommes chargés de vous le désigner…

– Désignez-le ! fit le prince d’un ton bref.

– Pour donner la mesure entière de ses dispositions conciliatrices, notre maître n’a pas voulu choisir quelqu’un des seigneurs que vous aimez. Il se contente de l’un de vos officiers, qui n’est même pas de ce pays et que vous connaissez à peine. C’est celui qu’on nomme le chevalier de Ragastens. J’ai dit, monseigneur. Quelle réponse dois-je porter à l’illustre capitaine que nous avons ici l’insigne honneur de représenter ?…

Le prince Manfredi fut secoué d’un long tressaillement. Il regarda Ragastens.

Celui-ci s’était croisé les bras. Ses yeux, étincelants d’insolence volontaire, de défi, d’arrogance cherchée, allaient du prince Manfredi aux officiers parlementaires.

Une joie terrible agita le vieux Manfredi. Il tenait sa vengeance. Une vengeance affreuse, comme il n’eût pu en imaginer une plus complète.

– Nous attendons, prince ! reprit l’officier de Borgia.

Ragastens fit un pas vers Manfredi. Et, les bras toujours croisés, les yeux dans les yeux, d’une voix basse, empreinte d’un mépris hautain, il murmura :

– Qu’attendez-vous pour me livrer ?

Le prince demeura un instant comme écrasé. Son visage devint plus livide encore.

Il sentait sur lui le souffle de Ragastens. Et il lui semblait que ce souffle l’emportait dans une tempête de mépris. Enfin, il se redressa et étendit le bras. Ragastens se dirigea vers les parlementaires comme si, déjà, il eût été prisonnier.

– Messieurs, dit alors le prince, voici ma réponse.

La voix du vieillard était étrangement calme. Une sorte d’auguste solennité s’était étendue sur sa figure qui, l’instant d’avant, était ravagée par les secousses de la passion.

– Ma réponse, continua-t-il, c’est celle que vous ferait tout homme de sens. Vous donner le chevalier de Ragastens, ce ne serait pas seulement une lâcheté…

Les parlementaires firent un geste.

– Attendez, reprit le prince. Nul de vous n’ignore la haine personnelle de César Borgia contre M. de Ragastens. Venir me proposer, à moi chevalier de l’ordre des Preux, de livrer un ennemi à son ennemi mortel, c’est m’insulter gravement.

– Prince ! interrompit l’officier avec hauteur.

– Je n’ai pas fini, dit Manfredi avec la même majesté. La raison que je viens de vous donner, vous ne la comprenez pas, sans doute. Capables de faire appel à la félonie, vous et votre maître, vous êtes incapables de comprendre la loyauté. Je vais donc vous donner, comme je vous le disais en commençant, une raison de simple bon sens.

Les officiers parlementaires étaient blancs de fureur. Quant à Ragastens, il se demandait s’il rêvait.

– Voici, messieurs, acheva Manfredi. Allez dire au prince Borgia que le chevalier de Ragastens est le seul que je ne puisse pas lui livrer, parce que, dès ce moment, je le désigne pour prendre le commandement de notre armée, au cas où je viendrais à succomber dans une bataille.

– Prince !… s’écria Ragastens, bouleversé d’émotion.

Mais Manfredi lui imposa silence d’un geste. Puis, s’adressant aux envoyés de César :

– Allez, messieurs. Nous n’avons plus rien à nous dire.

Les trois officiers saluèrent. La grande porte fut ouverte. Les hérauts sonnèrent une brève fanfare. Puis les parlementaires traversèrent la galerie, suivis de leur escorte.

Cependant, le prince et Ragastens étaient demeurés seuls. Le chevalier, le cœur gonflé, vaincu par la magnanimité de son adversaire, contempla un moment le vieillard avec une sorte de vénération.

– Monsieur, vous ne me devez pas de gratitude. C’est pour moi-même que j’ai agi… j’ai voulu obéir à la devise de l’ordre auquel j’appartiens : Brave, fidèle et pur !

– Cette devise, fit Ragastens d’une voix brisée par l’émotion, vous obligeait peut-être à ne pas me livrer à César, elle ne vous forçait pas à me créer votre successeur.

– Jeune homme, vous ne m’avez pas compris… Je vais donc vous expliquez clairement ce que j’attends de vous.

– Parlez, monseigneur. D’avance, je souscris à vos désirs.

– Oui !… Je sais qu’on peut se fier à votre parole. Jurez donc, monsieur, que vous respecterez ma volonté.

– Je vous le jure par mon nom, dit Ragastens gravement. Je vous le jure sur cet insigne d’honneur et de chevalerie que vous avez mis autour de mon cou.

– Bien ! dit le vieillard avec une sombre satisfaction. Je vous demande donc tout d’abord de ne jamais lui révéler, à elle, ce qui s’est passé entre nous.

– Je vous le jure…

– Ceci, dans le cas où un hasard vous remettrait en sa présence. Mais je vous demande maintenant de ne pas chercher à la revoir, moi vivant.

Ragastens eut une seconde d’hésitation.

– Je vous le jure, dit-il enfin. Vous avez acquis sur moi des droits dont vous usez cruellement, monsieur !

– J’en use avec clémence, répondit le vieillard.

Mais, se remettant aussitôt, il poursuivit :

– Monsieur, dans l’abominable situation que vous m’avez faite, je n’ai pu songer à un duel que vous n’auriez pas accepté. Cependant, votre vie m’appartient.

– Elle est à vous, dit Ragastens fermement.

– Si votre vie est à moi, reprit le prince avec une froideur glaciale, j’ai donc le droit d’en disposer à mon gré ?…

– Oui, monsieur.

– Eh bien, voici ce que j’ai résolu : à notre prochaine rencontre avec César Borgia, vous vous ferez tuer…

Ragastens tressaillit. Il eut une révolte instinctive. Mais sourdement, il répondit :

– Je me ferai tuer !

Le vieux Manfredi eut un regard d’admiration pour l’homme qui, sur un ton aussi simple, faisait une aussi formidable réponse.

– J’ai votre parole, dit-il.

Ragastens fit un signe de tête.

Ragastens salua profondément le vieillard et sortit.

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