XXII CHALAIS MARCHE À SA DESTINÉE

Michel Zévaco

Vaincu à Fleury, le baron de Saint-Priac, au lieu de revenir sur Paris, s’était élancé d’un galop jusqu’à Fontainebleau. Il avait la tête perdue. Après la fuite de ses sacripants, l’idée ne lui vint même pas de surveiller de loin Annaïs. Elle était en sûreté près de Trencavel et de Mauluys : cela lui suffisait pour établir plus tard le fil des recherches.

La soudaine apparition de Verdure avait peut-être déterminé, plus encore que la défaite, cet état de prostration. Verdure était vivant, très vivant ! Et alors, dans les bas-fonds de sa pensée, une sourde inquiétude se levait. Et il songeait à la lettre, la fameuse lettre que, triomphant, il avait remise au cardinal. Mais ceci était au fond de sa pensée. Ce qui dominait, c’était une haine frénétique contre Trencavel et Mauluys.

Saint-Priac, un peu calmé, reprit le chemin de Paris, et, arrivé le soir, se réfugia à l’hôtellerie du Grand-Cardinal pour réfléchir sur sa situation. Le lendemain matin, Saint-Priac se rendit au palais Cardinal. On l’attendait.

« Monsieur le baron, dit Richelieu, racontez-moi comment les choses se sont passées et n’omettez aucun détail. »

Saint-Priac, frémissant, fit un récit exact, sincère, de la scène qui s’était déroulée au Logis de l’Âne, sur la route de Chailly. Ce récit, Richelieu l’écouta avec attention.

« Ainsi, dit-il, une fois encore, vous avez été vaincu !

– Trencavel, monseigneur, Trencavel !…

– N’en parlons plus. Savez-vous ce qu’est devenue cette fille ?

– Je l’ignore, monseigneur. Mais, avant un mois, Mlle de Lespars sera à moi.

– Et comment ? fit le cardinal. Vous étiez trente à l’hôtel de la rue Tourteau. Vous étiez douze sur la route de Fleury. Pour prendre une fille que vous prétendez aimer !

– Monseigneur, je serai seul !

– Seul. Prétendez-vous donc réussir à vous seul après avoir échoué en nombreuse compagnie ?

– Oui, monseigneur. Car jusqu’ici, j’ai eu tort d’attaquer Trencavel…

– Trencavel ?… Il s’agit de Mlle de Lespars.

– Trencavel, monseigneur, Trencavel ! C’est lui qu’il faut frapper ! »

Saint-Priac se rapprocha du cardinal, et, la voix basse :

« Monseigneur, je ferai ce que fait le bravo qu’on paie et qui veut frapper à coup sûr. J’attirerai Trencavel dans quelque guet-apens, la nuit, et je lui planterai ma dague dans le dos. Voilà ce que je ferai, dussé-je encourir votre mépris… »

Lorsque Saint-Priac eut disparu, Richelieu murmura :

« Maintenant, je crois que je pourrai partir tranquille… »

Trencavel, que Saint-Priac voulait assassiner, était bien près de s’assassiner soi-même. Il avait trouvé cela après la scène qu’il avait eue dans les jardins de la rue Courteau. Il était parti en se disant : « Elle m’expulse de sa vie. Pourquoi ? Parce que je lui ai tué ses quatre chers Angevins ! Tant pis pour eux et pour elle. Après tout, si cela me devient intolérable de vivre avec sa haine, quoi de plus facile que de renoncer à la vie ? »

C’est en ruminant ces idées et d’autres semblables qu’il arriva chez Mauluys, lequel écouta très flegmatiquement les doléances du jeune homme.

« Mon cher comte, dit-il, je suis résolu à suivre vos conseils et je m’en irai chercher fortune dans les pays du soleil. Demain, je partirai…

– Mon cher monsieur Montariol, dit Mauluys, rendez-nous le service d’aller vous mettre en faction dans la rue Courteau, et prévenez-nous de ce qui pourra survenir à Mlle de Lespars.

– J’y vais, dit Montariol simplement.

– Comte, balbutia Trencavel ébahi, que faites-vous ?

– Puisque vous renoncez à assurer la défense de cette noble fille, après lui avoir tué ses défenseurs naturels…

– Mais puisqu’elle me repousse !

– Insuffisante raison. Vous avez habitué Mlle de Lespars à compter sur votre bravoure et votre épée. Il vous convient de vous retirer au moment où, plus que jamais, elle a besoin de vous. Je dois donc, moi, tenir l’engagement tacite que vous avez pris de veiller sur la vie de celle à qui vous vous êtes imposé. »

Cette argumentation subtile et spécieuse amena ce que voulait Mauluys : une détente des nerfs, et surtout le renvoi du suicide à d’autres temps.

On a vu comment Mauluys s’était rendu au hameau où Trencavel avait laissé les quatre Angevins pour morts et comment il avait assisté, près d’Annaïs, à la cérémonie funèbre. Il garda pour lui les impressions de cette journée. Plus que jamais, Montariol dut monter la faction devant l’hôtel de Lespars. Verdure partagea cet honneur avec lui. Un jour vint où Montariol ne reparut pas à l’hôtel Mauluys. Trencavel jura, gronda, menaça de pourfendre son prévôt. Un matin, le bruit se répandit que le roi allait sortir de Paris avec M. le cardinal.

« Trencavel, dit Mauluys, en regardant fixement le jeune homme, je crois que nous allons voyager. Que vous en semble ?

– Oui, oui, dit Trencavel tout frémissant. Où elle ira, j’irai ! »

Les chevaux furent préparés. Bientôt, Verdure vint annoncer que Mlle de Lespars était montée à cheval, seule. Les deux amis se mirent en selle, se rendirent à la Belle Ferronnière, où ils demeurèrent une heure, puis allèrent se poster sur le passage du cortège royal.

Lorsque tout le monde eut défilé, Mauluys et Trencavel demeurèrent derrière l’encoignure de rue où ils s’abritaient. Ils attendaient qu’elle passât – sûrs qu’elle suivrait Richelieu.

« La voici ! » fit tout à coup Trencavel.

Mauluys, avec cette magnifique insouciance qui était de la plus pure générosité, suivit son ami.

Saint-Priac ne réussit pas dans ses recherches. L’idée d’aller voir ce qui se passait rue Courteau ne lui vint pas un instant. Il rôda partout – excepté là où il avait chance réelle de trouver soit Trencavel, soit Mauluys ou Annaïs.

Le jour du départ du cardinal arriva. Saint-Priac n’avait pas osé se présenter à Richelieu. Que lui eût-il dit ? Quand il entendit les trompettes, il monta à cheval et s’en fut se placer à quelque distance de la porte Bordet. Abrité derrière un bouquet d’ormes, il vit défiler la cavalcade, il vit le cardinal chevauchant près du roi.

Quand les derniers mousquetaires furent passés, il eut un soupir de rage ; il allait rejoindre la route pour rentrer dans Paris lorsqu’il s’immobilisa soudain : là, sur cette route, à cent pas de lui, venait au pas un cavalier que, malgré le manteau, malgré le feutre rabattu sur les yeux, il croyait bien reconnaître. Bientôt, le doute ne fut plus possible.

« Triple fou ! gronda Saint-Priac écumant d’une joie furieuse. Comment n’ai-je pas compris tout de suite que si le cardinal sortait de Paris, Annaïs de Lespars le suivrait pas à pas, comme elle l’a suivi à Paris !… Oh ! mais ce n’est pas tout ! Ces deux… là-bas… oui ! c’est Trencavel ! C’est l’infernal Mauluys !… »

Saint-Priac, haletant, se lança à travers les champs, et, rejoignit l’escorte royale. Le cardinal le vit et lui fit signe d’approcher.

« Est-ce fait ? demanda-t-il à voix basse.

– Pas encore, monseigneur. Mais je les tiens tous. Avant trois jours, je vous offrirai les têtes de Trencavel et de son complice, le comte de Mauluys, et je demanderai à Votre Éminence de faire bénir mon mariage avec Mlle Annaïs de Lespars…

– Je vous donne rendez-vous à Blois…

– J’y serai, monseigneur, nous y serons tous ! »

Saint-Priac s’écarta. Le cardinal reprit son entretien avec le roi, et l’escorte disparut au loin, sur le chemin de Chartres dans un nuage de poussière.

Nous devons revenir à celui qui avait assumé le rôle d’exécuteur dans l’affaire de Fleury, c’est-à-dire à Henry de Talleyrand, comte de Chalais. Nous l’ayons vu s’élancer comme un fou, courant après la duchesse.

Chalais reprit à fond de train le chemin de Blois où il arriva le surlendemain à midi, ayant fait environ vingt-deux lieues par jour. Il arriva désespéré à l’auberge de la Clef d’Argent. À cette auberge, on n’avait aucune nouvelle ni du duc de Vendôme, ni du Grand-Prieur, ni de la duchesse de Chevreuse.

Chalais se fit donner une chambre et demanda qu’on lui montât à dîner : depuis son départ de Paris, il avait à peine mangé. Il était résolu à reprendre le chemin qu’il venait de faire.

Le soleil était déjà bas sur l’horizon lorsqu’il monta à cheval et reprit la route d’Orléans. Il trottait rapidement. Le soleil se coucha… Chalais galopait, la tête en feu, les yeux fixés au loin dans la nuit noire.

« Holà ! hurla une voix dans la nuit. Qui vient là ?… »

Chalais était à ce moment à deux ou trois cents toises des premières maisons de Beaugency. Au son de cette voix il frémit jusqu’au fond de son être. C’était la voix de la haine. C’était la voix du désespoir. Chalais s’arrêta court. Bientôt, il distingua une ombre mouvante qui venait à lui.

« Monsieur, dit l’ombre d’un ton rude, excusez-moi. Je craignais de me heurter à vous, et je tiens à arriver intact. Passez, monsieur, passez votre chemin. »

« Cette voix ! » gronda Chalais en lui-même.

L’ombre passait… Chalais allait passer. Il n’avait rien dit encore. Mais Chalais avait les nerfs exaspérés. Chalais parla… Au moment où l’ombre passait près de lui, il grogna :

« Ah çà ! monsieur, vous n’êtes pas poli, me semble-t-il ! »

Il y eut dans la nuit un cri d’épouvantable joie, un hurlement de triomphe. C’était l’ombre. Elle cria un seul nom :

« Chalais !…

– Louvigni !… » rugit Chalais.

Dans le même instant, tous deux, lâchant leurs rênes de bride, furent armés de leurs poignards. Les chevaux s’étaient arrêtés côte à côte, tête à queue. Chalais commença :

« C’est toi qui nous as dénoncés, hein ? Combien as-tu reçu du cardinal ? N’est-ce pas, Louvigni, que tu portes une face de traître ?

– Oui ! dit Louvigni.

– Nous l’avions deviné tous – et moi surtout. Mais je suis content que tu le dises toi-même. Je ne te cherchais pas, Louvigni… mais, puisque te voilà, je vais te tuer.

– Et moi, je vous cherchais.

– Bon ! Et pour quoi faire ? Pour me tuer, hein ?

– Je ne veux pas vous tuer, râla Louvigni.

– Bon. Et que veux-tu alors ? Demander pardon, peut-être ? Non, Louvigni, on ne pardonne pas ce que tu as fait à Fleury. Mais voyons, puisque tu ne nies pas ta félonie, puisque tu ne demandes pas pardon, puisque tu ne veux pas te battre, pourquoi me cherchais-tu ? »

Mais alors, Chalais comprit. Louvigni le cherchait pour l’arrêter. À l’instant même, Chalais frappa les flancs de son cheval. Chalais ne fuyait pas la mort : il fuyait l’arrestation. Le bond qu’il fit fut terrible : mais ce bond fut enrayé net. Dans l’instant même où le cheval se ruait, Chalais se sentit enlacé par deux bras frénétiques… C’était Louvigni !…

La secousse fut effrayante. Louvigni fut arraché de sa selle ; son bras gauche s’abattit au cou de Chalais. Une seconde, les deux bêtes ruèrent, hennirent dans la nuit. Puis il n’y eut plus que la galopade effrénée du cheval de Chalais qui fuyait vers Beaugency : les deux hommes avaient roulé sur le sol… Alors, on entendit un hurlement, une imprécation de joie sauvage : Louvigni venait de constater que Chalais avait perdu connaissance et demeurait inerte, sa tête ayant sans doute porté sur une pierre au moment de la chute. Le cheval de Louvigni était resté sur place, allongeant le cou et soufflant…

Louvigni ouvrit les fontes de sa selle et en tira une de ces cordelettes que tout cavalier emportait toujours en campagne. Cette corde, il la coupa en deux parties avec son poignard, et, solidement, il ligota les mains d’abord, puis les pieds de Chalais. Il mit Chalais debout, l’appuya contre son cheval, et, peu à peu, le hissa… Enfin, il le jeta en travers de la selle. Alors, il saisit le cheval par la bride et il se mit en marche.

À Beaugency, tout dormait. Louvigni avisa une auberge, une modeste auberge qui lui parut suffisamment isolée. L’hôte ayant ouvert, Louvigni lui donna l’ordre de l’aider à transporter le blessé. L’hôte remarqua les cordes qui liaient les mains et les pieds de Chalais, toujours évanoui. Mais il garda ses réflexions pour lui. Dix minutes plus tard, Chalais était déposé sur un lit, dans une chambre dont la fenêtre donnait sur la route.

« Maintenant, dit l’aubergiste, que votre ami a son compte, nous allons choisir une chambre pour Votre Seigneurie. »

Louvigni, qui contemplait Chalais, se retourna alors et dit :

« Mon cher ami, comment vous nomme-t-on ?

– Panard, monseigneur, Panard, tout à votre service et au service de monsieur votre ami, ainsi que ma femme et ma servante. Je vois ce qui est arrivé. Sans doute, votre ami a dû être attaqué par les malandrins de route. Sans doute, ils l’ont lié pour mieux le dévaliser, et, sans doute enfin, Votre Seigneurie est arrivée à temps pour délivrer ce malheureux gentilhomme ? Si nous commencions par le délier ? »

Panard s’avança de deux pas vers le lit, et, dans le même instant, recula de quatre : Louvigni, d’une bourrade, venait de le repousser. Panard leva les yeux et vit une figure flamboyante.

« C’est bon, c’est bon, grelotta le pauvre homme. Je vais chercher le chirurgien.

– Allez me chercher le forgeron », dit Louvigni.

L’hôte demeura immobile de stupeur. Le forgeron ! Pour quoi faire ?

« Mon cher ami, dit Louvigni, savez-vous lire ?

– Un peu, mon gentilhomme. »

Louvigni sortit un parchemin de son pourpoint, le déplia, le posa sur la table, près du flambeau.

L’hôte s’approcha. Sans doute, il lisait mieux qu’il ne prétendait, car il blêmit. Sa lecture achevée, il murmura :

« Ainsi, ce gentilhomme serait M. le comte de Chalais ?

– Oui, dit Louvigni.

– Et vous seriez, en ce cas, M. le chevalier de Louvigni ?

– Oui. Vous comprenez, n’est-ce pas ?… Pour des raisons connues de Son Éminence, je veux garder ici le prisonnier pendant quelques jours. Si vous tenez à votre tête, je vous engage à ne souffler mot à âme qui vive de mon arrivée en votre auberge. Si, au contraire, il vous convient de vous cravater de chanvre, c’est bien facile, vous n’avez qu’à raconter que Chalais et Louvigni sont chez vous.

– J’aime mieux me taire, dit l’aubergiste.

– Maintenant, allez me chercher le forgeron ; qu’il vienne avec une douzaine de barres de fer et de solides verrous. »

Maître Panard fila comme le vent.

Lorsque Chalais revint à lui, il demeura quelques minutes tout endolori, cherchant à rassembler ses souvenirs.

Il était déshabillé, couché dans le lit. Un instant, il se demanda : « Pourquoi ai-je la tête emmaillotée de linges ? » Puis il murmura :

« À boire… »

Une ombre s’interposa entre le jour et lui. Une voix lui dit :

« Tiens, Chalais, bois… »

Il ouvrit les yeux, et il vit l’homme qui, penché sur lui, présentait un gobelet à ses lèvres.

« Louvigni !… »

Chalais fit un effort insensé pour sauter à la gorge de l’ennemi. Mais il retomba pesamment ; il lui semblait que jamais plus il ne pourrait soulever le poids énorme de sa tête.

« Allons, fit Louvigni, tiens-toi tranquille, Chalais. Si tu remuais trop, cela pourrait retarder ta guérison ; or, tu en as pour une dizaine de jours. C’est déjà trop, comprends-tu ?… »

Chalais eut un râle de désespoir. Louvigni reprit :

« Comprends-tu ce que je vais souffrir à attendre le moment où je pourrai te remettre au cardinal ? Je tiens à te livrer en bon état, moi. Donc, du calme, ou je serai forcé de te ficeler les mains et les pieds. Allons, bois, laisse-moi te guérir, je te jure que jamais blessé n’aura été mieux soigné… »

Chalais ne put en entendre davantage, et perdit connaissance.

Louvigni sortit en fermant la porte à double tour. Il descendit dans la salle d’auberge pour prendre quelque nourriture. Lorsqu’il pénétra dans cette salle, il vit maître Panard effaré criant des ordres à sa femme, et l’unique servante non moins effarée qui allait et venait rapidement. La servante se hâtait de déboucher des flacons. Tout ce mouvement était pour servir un voyageur installé à l’une des tables de la salle. Il était seul. Mais il faisait du bruit comme quatre, criait, tempêtait, comme un grand seigneur dont l’escarcelle est pleine.

« Je connais cette figure-là, se dit Louvigni. Eh ! oui, c’est maître Rascasse. Serait-il là pour me surveiller ? »

Il s’avança, se planta devant Rascasse et dit :

« Me reconnaissez-vous ?

– Monsieur le chevalier de Louvigni ! » balbutia Rascasse.

À l’instant, il fut debout, saluant, bégayant. Louvigni regardait fixement Rascasse.

« Quand devez-vous revoir Son Éminence ? demanda-t-il.

– Mais… dès que… aussitôt que possible…

– Eh bien, fit Louvigni, vous lui direz…

– Que lui dirai-je ?…

– Rien ! » acheva Louvigni après un instant de réflexion.

Il tourna le dos. Rascasse attaqua le dîner et se mit à songer :

« Le chevalier de Louvigni à Beaugency !… Pour le compte de qui est-il en campagne ?… Il y a quelques jours encore, c’était un des fidèles du duc d’Anjou… Alors, ce serait donc après Fleury que… bon ! que m’importe Louvigni ! »

Il acheva son dîner sans crier. Puis, tout en payant, Rascasse essaya de faire parler l’hôte. Mais Panard jura ses grands dieux qu’il ne savait rien sur M. de Louvigni.

L’espion se remit donc en route et ne tarda pas à arriver à Blois. Il alla tout droit à l’auberge du château.

Une fois enfermé dans sa chambre, Rascasse récapitula sa position : en somme, il avait eu des nouvelles de la duchesse une seule fois : à Étampes. Depuis, aucun indice.

Rascasse sortit en bon badaud, se promena, tourna autour du château et de la cathédrale et, finalement, franchit le pont de la Loire. Rascasse tournait déjà depuis deux heures autour d’une idée qui, dès son départ de l’auberge, s’était présentée à lui. Cette idée prenait la forme d’un nom. Et ce nom, c’était : Marchenoir…

Qu’était-ce que Marchenoir ? Il y avait, à quelques lieues au-dessus de Blois, une belle forêt qui portait ce nom. Au midi de la forêt, il y avait un gros bourg appelé Marchenoir, non loin de la route qui allait de Châteaudun à Blois. Et Rascasse ruminait :

« Pourquoi ne serait-elle pas à Marchenoir, puisqu’elle y possède un rendez-vous de chasse ? De là, elle peut s’aboucher avec M. de Vendôme, s’il est à Blois. Elle peut fuir à son gré sur Blois, sur Orléans, sur Châteaudun, sur Vendôme, elle peut même se réfugier dans la forêt. »

Tout plein de cette idée, Rascasse rentra dans Blois, courut à l’auberge, monta à cheval et prit aussitôt le chemin de Marchenoir, où il arriva vers sept heures du soir. Il se fit indiquer le rendez-vous de chasse et s’y rendit. Mais tout y semblait mort.

Il fit demi-tour et rentra à Marchenoir. Comme il atteignait les premières maisons, il faisait nuit. Il avisa un paysan assis sur le pas de la porte de la dernière maison de Marchenoir, c’est-à-dire la maison la plus rapprochée de la forêt. Il engagea la conversation. Et il en résulta que, moyennant un écu de six livres parisis, le cheval de Rascasse serait, pour la nuit, logé en l’étable, que Rascasse lui-même serait logé dans le grenier, et qu’en outre ledit Rascasse aurait à dîner une bonne omelette et un cruchon de vin du pays.

Ce programme s’accomplit de point en point. Rascasse, donc, ayant dîné, grimpa au grenier par une échelle extérieure.

Le sommeil ne vint pas aussi vite que l’avait espéré Rascasse. Au bout d’une heure, pourtant, il sentait ses paupières plus lourdes, lorsqu’il lui sembla entendre du bruit. Du dehors, on frappait à la porte du logis.

Rascasse était espion de tempérament. Il se trouva éveillé à l’instant même et, se penchant à la lucarne, écouta. On frappait encore, avec précaution. Rascasse entendit enfin une fenêtre s’ouvrir et quelqu’un demander :

« Qui va là ?…

– Marine ! répondit une voix le plus doucement possible.

– Bon. Je descends ! »

« Moi aussi ! songea Rascasse, palpitant. Marine ici ! Marine ! La fille de chambre de la damnée duchesse ! »

Tout en monologuant, Rascasse avait rajusté son épée, jeté son manteau sur ses épaules, et il descendait. La salle du rez-de-chaussée donnait dans la cour par une porte vitrée. Cette porte ne fermait qu’au loquet. Rascasse l’entrouvrit et attendit. Bientôt le paysan parut. En toute hâte, il ouvrit la porte qui ouvrait sur la route et une jeune fille entra en disant gaiement :

« Bonjour, père Thibaut. Toujours alerte et solide ?

– Heu !… Mme la duchesse est-elle donc parmi nous ?

– Silence, père Thibaut, silence, fit gravement Marine, Mme la duchesse est en fuite. Et vous pouvez la sauver…

– Je lui dois tout, dit le père Thibaut, les mains jointes. Qu’elle commande, ma vie et la vie des miens sont à elle.

– Bon. Il s’agit seulement d’une lettre à porter.

– Où ?

– À Blois. À l’hôtel de M. de Cheverny.

– Connu. Donnez la dépêche. Elle va partir à l’instant.

– Songez que cela doit arriver au plus tôt !

– Le Roussot va vite. C’est une bonne bête qui a des jambes et du cœur. Devrai-je rapporter une réponse ?

– Cette nuit même. Au rendez-vous de chasse. Vous frapperez deux fois dans vos mains et vous direz : « Chalais ». Si on ne vous ouvrait pas, vous rentreriez chez vous et vous attendriez ma visite, quoi qu’il advienne. »

Marine s’éclipsa.

Rascasse s’était précipité vers l’étable où il ne resta que quelques secondes. On put entendre alors un hennissement de douleur. Puis une ombre grimpa rapidement à l’échelle. C’était Rascasse qui réintégrait le grenier. Cependant, le père Thibaut se dirigeait vers l’étable, d’où il fit sortir le Roussot.

Alors, il eut une sourde imprécation. Le Roussot n’avait plus de jambes – du moins, plus de jambes pour la course. Le fait est qu’il boitait terriblement et semblait incapable de faire vingt pas. À la lueur du falot qu’il avait allumé, Thibaut examina la bête et ne découvrit rien. Ce fut le lendemain seulement, au plein jour, qu’il aperçut enfin la toute petite blessure : le tendon du jarret de droite était coupé…

Le père Thibaut, donc, rentra dans l’étable son cheval boiteux et, quelques minutes, demeura abasourdi comme par un malheur imprévu. Ce premier moment passé, le père Thibaut haussa les épaules : son regard venait de tomber sur le cheval de Rascasse !…

Il se mit incontinent à seller le cheval de Rascasse et le tira par la bride dans la cour. Là, il s’arrêta, effaré, en voyant le voyageur qui descendait l’échelle.

« Ouf ! dit Rascasse en atteignant le sol. M’y voici. Que diable faites-vous donc, mon cher hôte ? Vous m’avez réveillé. Tiens ! Vous allez donc voyager ?

– Non… c’est-à-dire… balbutia le pauvre homme.

– Oh ! cria tout à coup Rascasse, mais vous vous êtes trompé ! Vous prenez mon cheval !… Ma foi, puisque le voilà tout sellé, je vais continuer ma route vers Châteaudun. »

Le brave paysan demeura atterré.

« Monsieur, dit-il, un mot… Vous allez à Châteaudun ?

– Et de là à Chartres. Et de là à Paris.

– Voulez-vous retarder votre voyage de quelques heures ? Me prêter votre cheval jusqu’à demain matin ?

– Retarder mon voyage ? Oui, mon cher hôte. Mais vous prêter mon cheval ? Jamais.

– Vous consentiriez à retarder votre voyage ?

– Mon Dieu oui. Pourvu toutefois que je puisse repartir le lendemain dans la journée.

– Vous partirez demain matin, monsieur. Consentiriez-vous à sauver quelqu’un qui est en danger de mort ?

– On est chrétien ! dit fièrement Rascasse. Et si je ne dois rien risquer…

– Rien. Que d’aller porter une dépêche à Blois et me rapporter à moi la réponse…

– Et vous dites que cela sauverait quelqu’un de la mort ?

– Oui, monsieur, je vous le jure !

– Il ne sera pas dit que j’aurai laissé périr un chrétien pour éviter quelques lieues à mon cheval et une fatigue à moi-même. »

Thibaut lui remit la lettre en le comblant de bénédictions et en lui indiquant avec exactitude où se trouvait l’hôtel de Cheverny. Rascasse, donc, remonta sur son cheval et prit aussitôt la direction de Blois. Son cœur bondissait. Il tenait la duchesse de Chevreuse et, tout en galopant, se répétait ces paroles du Père Joseph : « Empêchez à tout prix la duchesse de se joindre au duc de Vendôme ! » Des rêves de fortune et de gloire hantèrent sa cervelle matoise.

Il arriva à Blois et se rendit tout droit à son auberge. Tranquillement, il fit sauter le cachet de la missive qu’il devait porter à l’hôtel de Cheverny. La lettre était ainsi conçue :

Je suis à Marchenoir. Il est essentiel que je vous voie au plus tôt. Êtes-vous à Blois ? Si non, Cheverny vous dira la teneur des présentes. Si oui, où dois-je vous retrouver ? Faites-le savoir au porteur, en qui vous pouvez avoir confiance. Où est Chalais ? Pauvre Chalais ! Comment le prévenir ? Adieu, mon cousin. J’attends avec impatience le retour de mon messager. Des nouvelles, vite : j’ai un nouveau plan.
MARIE

Rascasse, ayant lu et relu, s’assit à la table et écrivit à son tour :

Très Révérend Père,
J’ai découvert la bête sur laquelle il vous a convenu de me lancer. Elle est gîtée à trois cents toises du bourg de Marchenoir, près de la forêt, dans un rendez-vous de chasse. Je vais entrer dans la maison et je vous réponds de la garder à vue. Elle cherche à correspondre avec les personnages éminents que vous m’avez désignés. J’intercepte ses lettres. Je vous prie humblement, mon Très Révérend Père, de daigner réparer les brèches que j’ai faites au sac de pistoles.
Je suis, Monseigneur, de Votre Révérence, le très humble, très dévoué et, j’ose le dire, très adroit serviteur.
RASCASSE

Rascasse quitta l’auberge comme minuit sonnait et, à pied, courut au château, où il fit un tel vacarme devant la porte qu’on le fit entrer au poste. Là, il demanda qu’on réveillât aussitôt le gouverneur du château, lequel, ayant su qu’il avait dans la cour carrée un messager du cardinal, se hâta de descendre. Rascasse lui exhiba le parchemin qu’il avait trouvé dans les fontes de son cheval, près du fameux sac.

« C’est bien, dit sèchement le gouverneur, après avoir lu. Que vous faut-il ?

– Un cavalier pour porter cette dépêche à Paris, sur-le-champ ! dit Rascasse. Et qu’on fasse diligence !

– Un messager pour Paris ! » ordonna le gouverneur.

Dix minutes plus tard, un cavalier emportait à toute bride la lettre que Rascasse venait d’écrire. Quant à celle de la duchesse, l’espion l’avait soigneusement pliée et cachetée dans une poche de son buffle. Il courut alors à l’auberge du Château, y reprit son cheval et s’élança vers l’hôtel de Cheverny, qu’il connaissait très bien. Là, nouveau vacarme. Si bien enfin qu’un suisse majestueux et rouge lui ouvrit et le fit entrer. Rascasse demanda à être conduit à M. de Cheverny. Il ajouta qu’il arrivait à franc étrier avec un message de la duchesse de Chevreuse.

Bientôt, Rascasse se trouva en présence d’un jeune gentilhomme, cousin de Cheverny, lequel était en voyage. Mais Cheverny, en partant, avait mis à la disposition des fils de Gabrielle son hôtel de Blois et le beau château qu’il possédait près de Vendôme… Le cousin, donc, représentait Cheverny. C’était le vicomte de Droué, vingt-deux ans, plus ou moins féru de la jolie sirène qu’était la duchesse de Chevreuse.

« Monsieur, dit-il, je suis le vicomte de Droué. Je remplace Cheverny, qui a dû partir.

– Monsieur le vicomte, je suis Rascasse, homme de confiance de Mme la duchesse.

– Bon, fit le vicomte, vous êtes chargé d’un message ?

– Message verbal, monsieur le vicomte. Mme la duchesse s’est arrêtée à quatre lieues de Blois…

– Où cela ? fit vivement le jeune homme.

– Mme la duchesse a oublié de m’autoriser à le dire. »

Le vicomte parut apprécier la réponse :

« Bien, mon ami. Dites votre message, maintenant.

– Eh bien, monsieur le vicomte, Mme la duchesse demande où elle doit rejoindre Mgr de Vendôme. Elle désire vivement éviter d’entrer dans Blois.

– Dites-lui qu’elle s’en garde bien. Dites-lui qu’on nous signale l’arrivée d’un espion du cardinal, venu sans doute pour la guetter… Ajoutez que M. le duc de Vendôme l’attend avec la plus vive impatience au château de Cheverny.

– Château de Cheverny. Très bien. Elle y sera demain.

– Merci, mon brave, fit Droué. Prenez ceci, ajouta-t-il en offrant cinq ou six doubles pistoles à Rascasse, et veuillez lui dire encore que le vicomte de Droué sera heureux de la voir et de mettre son épée à sa disposition. »

Quelques minutes plus tard, Rascasse reprenait le chemin du château et se faisait encore annoncer au gouverneur.

« Quoi encore ? grommela celui-ci pour sauver sa dignité.

– Il me faut un deuxième messager pour Paris. »

Le gouverneur ouvrit la fenêtre de sa chambre et hurla :

« Un autre cavalier pour Paris ! – Donnez votre dépêche, ajouta-t-il.

– Je vais l’écrire, monseigneur », dit Rascasse.

Il écrivit en effet, à la table même du gouverneur, et scella sa dépêche qui, cette fois, contenait ces seuls mots :

Mgr de Vendôme est au château de Cheverny.
RASCASSE

Au moment d’écrire la suscription, Rascasse hésita un moment. Puis, prenant une décision, il écrivit :

À Son Éminence Mgr le cardinal, duc de Richelieu, au palais Cardinal.

Les larges traits lumineux de l’aube naissante commençaient à blanchir le zénith, lorsque Rascasse arriva devant le rendez-vous de chasse ; il frappa deux fois dans ses mains et prononça : « Chalais ! » Tout aussitôt, l’un des volets s’ouvrit. Rascasse attachait son cheval au tronc d’un arbuste et fouillait dans ses fontes.

« Est-ce vous, père Thibaut ? dit une voix.

– Oui. Hâtez-vous », murmura Rascasse.

Marine entrebâilla la porte ; au même instant, elle demeura pétrifiée : à deux pouces de son joli visage s’ouvrait la gueule d’un pistolet, prêt à cracher la mort.

« Un mot, dit Rascasse, un geste, et je tire ! Je ne vous veux aucun mal, ni à vous, ni à votre maîtresse. Au contraire, je viens la sauver. Me reconnaissez-vous ? »

Marine fit signe que, en effet, elle reconnaissait l’espion.

« Tranquillisez-vous, reprit Rascasse. Aujourd’hui, je ne suis plus au cardinal, et je viens pour sauver votre maîtresse. Où est-elle ? »

Marine leva la main vers le plafond.

« Elle est seule, là-haut ?

– Oui ! »

Alors, Rascasse se jeta sur Marine. Il y eut une courte lutte, après laquelle, la soubrette se trouva bâillonnée au moyen d’une écharpe. Puis Rascasse lui attacha les mains et les pieds.

Il sortit, fermant la porte à double tour et s’engagea dans l’escalier qui menait en haut de la maison. Rascasse ouvrit l’unique porte donnant sur le palier et cria :

« Madame, je vous supplie de ne pas me forcer à vous tuer ! »

La duchesse de Chevreuse était là, attendant que Marine lui amenât Thibaut. Au moment où la porte s’ouvrit, elle écrivait. Entendant le bruit, elle se retourna et vit l’espion qui, ayant jeté son adjuration, braquait sur elle son pistolet. La duchesse repoussa l’escabeau sur lequel elle était assise et, pourpre d’indignation, marcha sur Rascasse.

« Allons donc, maraud ! Votre maître perd donc la tête qu’il en arrive à faire menacer de mort une Rohan-Montbazon ?

– Madame, dit Rascasse, un pas de plus et je tire. D’ailleurs, mieux vaut encore la balle d’un pistolet que la hache du bourreau ! »

La duchesse recula, pâle comme une morte. Ce n’était pas devant le pistolet qu’elle reculait, c’était devant le mot terrible.

« La hache du bourreau ! À moi ! gronda-t-elle.

– Eh ! madame, vous êtes Rohan-Montbazon, c’est vrai. Mais vous avez joué à Fleury une partie que vous avez perdue. Résignez-vous à payer. J’ai quinze hommes avec moi, madame.

– Que voulez-vous ?

– Vous sauver peut-être, madame ! dit Rascasse. Je vous arrête, au nom du roi dont j’ai mandat que voici ! Mais, en vous arrêtant, je vous donne peut-être le seul moyen qui vous reste de faire votre paix avec le cardinal.

– Jamais ! dit Marie de Chevreuse.

– Si ce n’est avec Son Éminence, fit l’espion, ce sera du moins avec Sa Majesté. Tenez, madame, je suis bien peu de chose, mais je connais les affaires de ce temps. Voulez-vous que je vous dise où en sont les vôtres ? Écoutez, madame : Mgr le duc d’Anjou, d’ici peu, va s’appeler duc d’Orléans…

– Jamais ! reprit la duchesse sans s’apercevoir que déjà elle discutait avec Rascasse. Jamais Monsieur n’épousera Mlle de Montpensier.

– Il s’est soumis, madame. Quel intérêt aurais-je à vous mentir ? Il a imploré son pardon et, tenez, madame, c’est lui qui a dit : « Si la duchesse a fui Paris, on la trouvera, soit au bourg de Marchenoir, soit au château de Cheverny… »

– Le château de Cheverny, murmura la duchesse.

– Oui, madame, le château de Cheverny, dans lequel, à l’heure où je vous parle, messieurs de Vendôme et de Bourbon sont cernés par une nuée de gens d’armes, comme ce rendez-vous de chasse est cerné par une nuée de gens de police.

– C’est bien, monsieur, je me rends ! »

Rascasse remit le pistolet à sa ceinture.

« Pouvez-vous me dire ce qui est advenu des autres seigneurs compromis en cette affaire ?

– Oui, madame. Depuis trois jours, on fait perquisition dans plus de vingt hôtels à Paris ; plus de deux cents ordres d’arrestations ont été expédiés notamment en Touraine et en Anjou. Enfin, une armée s’apprête à marcher sur Nantes. »

La duchesse était atterrée. Il faut d’ailleurs noter que ces derniers renseignements, parvenus à Rascasse en cours de route, étaient parfaitement exacts.

« Un seul a échappé jusqu’ici à toute recherche, ajouta-t-il.

– Et c’est ? haleta Marie de Chevreuse.

– C’est M. le comte de Chalais. »

La duchesse de Chevreuse baissa la tête :

« Je vous remercie, monsieur.

– Madame, ajouta le petit espion, je pousse le respect jusqu’à laisser mes hommes cachés aux abords. À Dieu ne plaise qu’une aussi illustre personne soit exposée à l’infâme curiosité de ces drôles. De votre côté, madame, je vous supplie de me rendre ce respect possible en vous abstenant de toute tentative de fuite.

– Je ne tenterai rien, monsieur, dit la duchesse avec hauteur. Veuillez sortir ! »

Rascasse salua profondément et obéit.

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