IX DE L’AMOUR À LA FÉLONIE

Michel Zévaco

Nous retrouvons le chevalier de Louvigni à la place même où nous l’avions laissé, c’est-à-dire au carrefour Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Longtemps il demeura immobile, les yeux tournés du côté par où le comte de Chalais avait disparu. Il souffrait atrocement. Il se mit enfin en marche au hasard.

Il aimait. Et son amour pour la duchesse de Chevreuse avait pour ainsi dire sommeillé au fond de son cœur tant qu’elle n’avait pas semblé accorder de préférence à aucun rival. Il venait d’acquérir non pas la certitude mais la conviction que la duchesse aimait le comte de Chalais. Dès lors, cet amour se déchaîna. Et alors, la jalousie vint souffler à cet esprit, jusque-là généreux et probe, des pensées empoisonnées. Il eut peur de lui-même et se cria :

« Je n’irai pas !… »

Comme il se disait ces mots, trois heures du matin sonnèrent à une église. Il s’arrêta, et s’aperçut alors qu’il se trouvait devant Saint-Paul. Il rétrograda avec un geste d’épouvante. Il se mit donc à courir. Mais bientôt, il s’arrêta. Il écumait… Il revint sur ses pas, vers Saint-Paul… il passa !… Il s’arrêta longtemps, et, lorsqu’il se remit en marche, il faisait jour. Une fois encore, il se cria :

« Je n’irai pas !… »

Et, cette fois, il se trouvait sur la place Royale !

Devant l’hôtel du cardinal de Richelieu !…

Il faisait alors grand jour. Louvigni s’écarta de la place Royale et pénétra dans le premier cabaret qu’il trouva ouvert. Il y but une bouteille de vin. En passant près de lui à un moment, l’hôtesse l’entendit qui murmurait :

« Au bout du compte, je puis faire ceci sans être infâme. »

Vers neuf heures du matin, d’un pas tranquille et ferme, il se dirigea vers la place Royale et il entra dans l’hôtel de Richelieu. Louvigni marcha droit à un huissier et lui dit :

« Mon ami, voici deux pistoles que je vous prie de boire à la santé du roi. Maintenant, arrangez-vous pour que je puisse parler à Son Éminence. »

L’huissier empocha les deux pièces, cligna des yeux et dit :

« Je vais donner un tour de faveur à M. le chevalier de Louvigni. »

Quelques minutes plus tard, passant sur le ventre à vingt solliciteurs, Louvigni pénétrait en l’antre du dompteur.

Il était pâli, maigri, fiévreux. Près du brasier rouge il avait encore froid. Il était assis sous l’immense cheminée, et, pourpre sur pourpre, les reflets de la flamme faisaient courir sur sa robe des moires fugitives. Il songeait :

« Elle ne m’aime pas. Jamais elle ne m’aimera, cette reine orgueilleuse. – Il faut pourtant qu’elle m’aime, ou alors, qu’elle me haïsse ! – Je ne sais où je vais. – Si cette lettre avait été volée, je serais déjà à la Bastille, ou dans la fosse. Non. La lettre n’a pas été volée. – Perdue, voilà tout. (Il frissonna et allongea les mains au feu.) Perdue ? Est-ce bien sûr ? Il faut que cette Annaïs disparaisse, il faut que ce Trencavel disparaisse… jusque-là, je dois avoir peur. – Cette Chevreuse, quand j’y pense, pourrait bien… Oh ! celle-là me tuera… si je me laisse tuer. Le dernier rapport de Saint-Priac me dit que Vendôme et Bourbon sont à elle. Et Ornano, peut-être ! – Le dernier rapport de Corignan me dit que Louvigni est à elle. – Louvigni ! Une sombre nature, une âme indéchiffrable. »

« Monseigneur, murmura l’huissier, M. le chevalier de Louvigni est là qui demande en grâce à être reçu par Votre Éminence. »

Richelieu se tassa dans son fauteuil. Puis, ses nerfs se détendirent. Un sourire passa sur ses lèvres.

« Fais-le entrer », dit-il.

Il courut à une tapisserie qu’il souleva. Saint-Priac était là.

« L’homme qui va entrer, murmura rapidement Richelieu, si je crie : Dieu !…

– Eh bien, monseigneur ?

– Eh bien, il ne faut pas qu’il sorte vivant. »

Saint-Priac tira son poignard.

Lorsque Louvigni fut introduit, il vit le cardinal assis à une vaste table :

« Je vous écoute, monsieur.

– Monseigneur, dit Louvigni d’une voix blanche, je suis venu vous dire que vous ne devez pas sortir de chez vous, toute la journée de demain. »

Richelieu n’eut pas un tressaillement. Deux secondes, il étudia l’homme. Cela lui suffit. Il se leva avec indolence, marcha jusqu’à la tapisserie, et dit à haute voix :

« C’est bien, mon ami, vous pouvez vous retirer. Je n’ai plus besoin de vous ce matin. (Il souleva la tapisserie et s’assura que Saint-Priac était parti.) Vous voyez, je renvoie un de mes secrétaires qui travaille là, dans ce cabinet.

– Monseigneur, je n’ai pas à vous dire autre chose que ceci : ne sortez pas de chez vous demain. C’est tout. »

Sur les traits ravagés de cet homme, Richelieu lut cette résolution que rien ne brise.

« Pas mûr encore », se dit-il.

« Louvigni, je vous croyais mon ennemi. Vous venez probablement de me rendre un de ces services qui ne s’oublient pas, peut-être de me sauver la vie… Je ne vous interroge pas. Vous parlerez quand vous voudrez. Mais je vous dis : à dater de ce jour, vous êtes de mes amis, et vous pouvez faire état sur moi pour réaliser même l’impossible…

– Monseigneur, monseigneur ! balbutia Louvigni qui sentait sa poitrine se gonfler de sanglots.

– Allez croyez, espérez, continua Richelieu d’une voix pleine d’ardentes suggestions. Vous la verrez à vos pieds, suppliante, vaincue. Elle vous aimera parce que les femmes aiment les forts, les audacieux, qui forgent eux-mêmes l’instrument de leur fortune. »

Louvigni se retrouva dehors sans savoir comment il était sorti de l’hôtel. Il traversa de biais la rue Royale, évitant, sans savoir pourquoi, les figures de connaissance.

Il eût donné beaucoup pour être chez lui déjà, toutes portes fermées. Une voix criait en lui : « Écarter les obstacles qui me séparent d’elle ! Écarter Chalais ! Oh ! je le tuerai jeudi aux abords du clos Saint-Lazare ! »

Comme il sortait de la place Royale, il se heurta à deux hommes qui y entraient d’un pas rapide : un moine immense et débraillé, un petit être à la rapière en bataille.

*

* *

Demeuré seul, Richelieu fit venir M. de Bertouville, son secrétaire intime.

« Monsieur, quels pas et démarches ai-je à faire demain ?

– Demain. Bien… Votre Éminence doit assister au lever de Sa Majesté qui veut lui parler.

– Faites dire au roi que j’irai après-demain. Ensuite ?

– Votre Éminence doit se rencontrer chez Mme de Givray avec M. le conseiller Laubardemont, assister au jeu de M. de La Trémoille. – Voir M. d’Épernon, de passage à Paris. – Honorer d’une visite M. le gouverneur de Vincennes.

– Tout cela à renvoyer aux jours suivants. Ensuite ?

– Il y a encore la promesse faite à M. de Chalais. – Collation à midi. – Clos Saint-Lazare. – Révélations promises par M. de Chalais. – Votre Éminence a dit qu’elle irait seule…

– Écrivez à M. de Chalais que j’irai ! Que j’irai seul !… »

Lorsque le secrétaire intime eut disparu, Richelieu se mit à rire comme il riait quand il était seul, et c’eût été pour bien des gens un spectacle étonnant.

Et il fit appeler Saint-Priac.

« En somme dit-il à brûle-pourpoint, vous aviez des gardes en nombre suffisant pour arrêter douze hommes. Trencavel et ses deux acolytes vous ont vaincu. Votre affaire de la rue Sainte-Avoye est mauvaise. Je n’aime pas les défaites.

– Monseigneur, balbutia Saint-Priac en pâlissant.

– Il faut prendre votre revanche. Et vite ! ou vous n’êtes plus à moi. Ce qui veut dire qu’Annaïs de Lespars n’est plus à vous.

– Ordonnez, monseigneur, dit Saint-Priac.

– Demain, dans la matinée, vers onze heures, vous vous rendrez à la petite maison du comte de Chalais, derrière Saint-Lazare. Vous serez seul. La porte de Paris franchie, vous vous arrangerez de façon que des gens placés dans la maison puissent vous voir venir de loin. Vous entrerez dans la maison et vous y trouverez M. de Chalais. S’il est seul – vous m’entendez ? – s’il est seul dans la maison, vous lui direz que je vous envoie pour l’informer que je ne puis, à mon vif regret, me rendre à son invitation. Et vous reviendrez. Il est possible que M. de Chalais ne soit pas seul. C’est ce dont il faudra vous assurer coûte que coûte. Il faudra savoir combien ils étaient, comment armés, et qui faisait partie de la bande. »

Le regard de Saint-Priac étincela. Ses narines se dilatèrent.

« Quand vous saurez tout cela, vous viendrez simplement me le dire. Vous voyez que c’est facile. Moyennant quoi, je vous tiens quitte de votre défaite d’hier.

– Et si on m’attaque ? gronda Saint-Priac.

– Eh bien, vous tâcherez d’en découdre le plus que vous pourrez, et de me revenir aussi intact que possible. Un dernier mot : pour cette expédition, vous viendrez vous habiller ici. Vous revêtirez le costume que vous donnera mon valet de chambre, et vous monterez le cheval qu’on vous désignera dans mes écuries. »

Saint-Priac avait tout compris.

« Il m’envoie mourir à sa place ! »

Il fixa des yeux hagards sur le cardinal. Et il murmura :

« J’irai !… »

« Monseigneur, Sa Révérence le Père Joseph est là. Le moine Corignan et Rascasse attendent également vos ordres », dit un valet.

Un instant après, sur l’ordre de l’Éminence, les deux compères pénétraient ensemble.

« Monseigneur, dit Corignan, impétueux, si vous me donnez pour demain le commandement de la porte Montmartre, je vous amène Trencavel pieds et poings liés !

– Monseigneur, cria rageusement Rascasse, donnez-moi demain la porte Saint-Denis à garder, et Trencavel tombe enfin en votre pouvoir ! »

Les deux exclamations n’en firent qu’une. Et déjà Rascasse se hérissait. Corignan roulait des yeux terribles.

« C’est bien. Maintenant, dites-moi comment vous comptez prendre l’homme ? »

Corignan et Rascasse échangèrent un coup d’œil et se comprirent. Ils redevenaient alliés.

« Monseigneur, dit le moine, Rascasse est là pour vous dire que nous avons passé une nuit terrible et risqué dix fois notre vie en cette nuit pour épier, guetter Trencavel.

– Vous l’avez vu ? interrogea vivement le cardinal.

– Certes ! s’écria Rascasse, et entendu. Monseigneur, voici le résultat : Trencavel passera la journée hors Paris, et y rentrera demain, soit par la porte Montmartre, soit par la porte Saint-Denis ; nous avons entendu cela de nos propres oreilles.

– C’est vrai ! » confirma Corignan.

Déjà, Richelieu n’écoutait plus. Il écrivait rapidement les deux ordres pour les chefs des gardes de la porte Saint-Denis et de la porte Montmartre : au premier, ordre d’obéir à Corignan ; à l’autre, ordre d’obéir à Rascasse.

« Allez, dit-il. Je suis content de vous. Demain, dès que l’homme sera pris, vous vous partagerez deux cents pistoles.

– Où faudra-t-il le faire conduire ? demanda Corignan.

– Amenez-le-moi ici. Allez. »

« Trencavel pris ! songea Richelieu, quand les deux acolytes furent sortis. Oh ! ces deux hommes ne savent pas qu’ils me sauvent peut-être la vie !… »

Et il donna l’ordre d’introduire le Père Joseph.

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