XVII DES CAVES DE LA RUE COURTEAU AUX GRENIERS DE LA PLACE ROYALE

Michel Zévaco

Le lecteur n’a pas oublié peut-être qu’à un moment donné divers personnages se trouvaient enfermés dans les caves de l’hôtel de la rue Courteau, savoir : frère Corignan, le baron de Saint-Priac, la jeune Mariette, plus une douzaine de gardes.

Dans les demi-ténèbres, Saint-Priac entrevit une forme féminine. Il s’inclina et prononça :

« Mademoiselle, je suis à vos ordres pour vous conduire en tel lieu que vous me désignerez.

– Ah ! mon gentilhomme, minauda la soubrette, vous êtes trop bon, par ma foi ! »

« Cette voix ! gronda Saint-Priac, stupéfait. Ces paroles ! Ce n’est pas elle ! »

Et, saisissant le moine à la gorge :

« Où est-elle ? Parle, infâme drôle, parle !

– Mais, la voici ! bégaya Corignan. Je la tenais, c’est sûr. Je ne la tiens plus. Lâchez-moi, vous fripez mon froc.

– Le misérable est ivre mort ! » vociféra Saint-Priac qui se mit à fouiller les caves. En vain. La rage de Saint-Priac fut alors au paroxysme.

« Ah ! Rascasse ! Je veux t’étriper, t’éventrer. »

Saint-Priac s’élança pour remonter l’escalier. Tout de suite, il poussa une clameur terrible : il venait d’atteindre la porte et de constater qu’elle était fermée solidement. Saint-Priac redescendit, chancela et s’affaissa sans connaissance.

Cependant, Rascasse, après avoir assisté au départ de Trencavel et d’Annaïs, après avoir écouté quelque temps le vacarme que faisaient les gardes enfermés en essayant de démolir la porte, Rascasse, disons-nous, se mit à méditer sur la situation. Il devenait urgent de prendre un parti.

« Essayons ! » fit tout à coup Rascasse.

Et il se mit à lacérer ses vêtements. Puis il brisa sa rapière, dont il ne garda que le tronçon dans son fourreau de cuir. Non content de ces préparatifs, il trempa sa main dans une flaque de sang et s’en badigeonna fort habilement le visage. Puis, il s’avança vers la cave, sur la porte de laquelle ses prisonniers battaient un furieux rappel, et se mit à pousser une série de hurlements qui représentaient le bruit multiple d’une bataille. À ses premiers cris, le tapage cessa dans la cave.

« Bon, se dit Rascasse, le sire de Saint-Priac et ses acolytes m’écoutent. »

« Ah ! misérable prévôt, je te tue ! – Ah ! bélître, ah ! maraud ! ah ! pendard ! Trencavel d’enfer, tiens ! tiens ! tiens ! – Seigneur ! Trois contre moi ! À l’aide ! Ma rapière est brisée ! – À moi, monsieur de Saint-Priac ! Ah ! ils me tuent ! – Je… ah !… »

Il va sans dire que Rascasse accompagnait ces exclamations d’une mimique forcenée : appels du pied, cliquetis de fer, rien n’y manquait. Au dernier cri, il se laissa lourdement tomber.

Rassuré, il se glissa vers le vestibule, sans bruit, enjamba cadavres et décombres, s’élança dans la rue et s’aperçut alors qu’il faisait grand jour. Lorsqu’il arriva place Royale, le cardinal venait d’en partir pour se rendre au Louvre.

Rascasse ne perdit pas de temps ; sa vie dépendait d’un prompt et audacieux mensonge. Il courut chez le lieutenant criminel. Sur le rapport de l’espion, ce magistrat s’élança vers la rue Courteau, accompagné d’une imposante escorte.

Quant à Rascasse, il s’en alla au Louvre, et se posta devant le guichet. Au bout d’une demi-heure Richelieu parut, s’avançant vers sa litière. Rascasse, vivement, s’approcha des gardes, en chancelant, et, d’une voix éteinte :

« Camarades, pour l’amour du Ciel, un verre de vin… »

Et il se laissa tomber. Les gardes s’empressèrent.

La litière du cardinal s’avança vers le pont-levis. Richelieu vit ces gens rassemblés. Il se pencha et aperçut ce blessé, ce mourant que des gardes emportaient dans le poste.

« Rascasse ! murmura-t-il. Oh ! oh ! l’affaire a été chaude ! »

Le cardinal mit pied à terre et entra dans le poste. Le blessé, le mourant, revenait à lui et, apercevant Son Éminence, parvint à se mettre debout par un visible effort que lui inspira sans doute le respect.

« Eh bien ? fit Richelieu d’un ton bref. Trencavel est-il pris ? Et Mlle de Lespars ?

– Où est Saint-Priac ?… Où est Corignan ?…

– Ah ! monseigneur, ah !… »

Richelieu garda un moment le silence. Son œil clair fouilla l’œil trouble du blessé. Et, d’une voix étrange qui résonna de sinistre façon à l’oreille exercée de l’espion :

« Ah ! ce pauvre Rascasse qui va mourir !…

– Monseigneur, dit Rascasse, qui recouvra instantanément toutes ses facultés, je vais tout vous dire. »

Le cardinal fit monter l’espion dans sa litière.

« Raconte, maintenant ! dit froidement le cardinal. D’abord, qui t’a mis en cet état ?

– Eh ! monseigneur, qui voulez-vous que ce soit, sinon le damné Trencavel ? Mais il n’était pas seul. Le prévôt est arrivé et m’a lardé, lui aussi. Ce n’est pas tout, elle en était aussi !

– Mlle de Lespars ?…

– Ah ! monseigneur, vous n’avez pas voulu me croire. C’est elle qu’il fallait tuer ! Le prévôt, ce n’est rien. Trencavel, passe encore. Mais elle ! Lorsqu’elle a fondu sur moi, l’épée au poing, je me suis vu mort. J’ai dû fuir, monseigneur !

– Ainsi, elle s’est battue ? dit Richelieu d’une voix sombre.

– Et bien battue, monseigneur.

– Raconte, et n’oublie rien.

– Voici les choses : M. de Saint-Priac et ses hommes enfoncèrent la porte de l’hôtel. Cependant, Corignan et moi, nous nous étions introduits dans les jardins en escaladant un mur. Nous pénétrons dans l’hôtel. Nous nous dirigeons vers le vestibule où avait lieu la bataille. Nous nous trouvions dans un couloir qui traverse la maison. À ma droite, je voyais une porte ouverte : la porte des caves, monseigneur. Tout à coup un homme et une femme nous tombent sur le dos, nous écartent violemment et se précipitent dans les caves. « Ce sont eux ! cria Corignan. Trencavel et Annaïs ! À la rescousse ! » Et il se jette dans les caves. Je ferme la porte, persuadé que ces deux terribles ennemis de Votre Éminence sont pris. Je cours dans le vestibule et je vois M. de Saint-Priac qui, justement, se demandait ce qu’était devenu Trencavel. Je l’amène devant la cave. M. de Saint-Priac y descend. Ses gens y descendent. Et je me préparais à descendre moi-même lorsque je suis assailli tout à coup par un homme qui ferme à clef la porte des caves, puis fond sur moi, l’épée à la main. C’était le prévôt Montariol.

– Et Trencavel ? Et Annaïs ? gronda le cardinal.

– Eh bien, monseigneur, Corignan s’était trompé. Ils n’étaient pas dans la cave. En effet, à peine eu-je engagé le fer avec le prévôt que le maître en fait d’armes surgit. Je me défendais de mon mieux. Mais déjà, tout déchiré, tout couvert de sang, je sentais mes forces m’abandonner, lorsqu’un troisième adversaire se rua contre moi ; c’était elle, monseigneur ! Je me fusse fait tuer sur place. Mais je dus fuir – puisque ma rapière venait de se briser ! »

Et Rascasse tira du fourreau le tronçon qu’il y avait soigneusement laissé.

« Rascasse, dit Richelieu, tu es un bon serviteur ; ce n’est pas ta faute si tu as été vaincu, accablé par le nombre. Tiens, prends cette bourse, et suis-moi dans mon cabinet. »

Le cardinal parvint dans une salle où travaillait d’habitude son secrétaire intime.

« Bertouville, dit Richelieu, lundi prochain je donne à dîner en mon domaine de Fleury… »

« Tiens ! tiens ! songea Rascasse. »

« Envoyez dès demain du monde là-bas pour tout mettre en état. Que tout soit prêt lundi à midi.

– Monseigneur voudra-t-il bien me dire combien de convives il compte traiter ?

– Mettons une douzaine, Bertouville, fit Richelieu.

– Votre Éminence consentira-t-elle à m’indiquer la qualité des convives ?

– Lundi, en mon domaine de Fleury, je serai honoré de la présence de Monsieur, qui a bien voulu me promettre d’amener ses amis… »

Rascasse ferma les yeux comme s’il eût été ébloui des pensées qui lui traversaient le cerveau. Le cardinal entrait dans son cabinet. Rascasse avait ordre de suivre : il entra.

« M. de Saint-Priac est là qui demande audience, dit l’huissier. Il est accompagné du révérend Corignan.

– Faites-les entrer », dit Richelieu. « Patatras ! » frissonna Rascasse.

Le cardinal s’était assis à sa table, compulsant des papiers. Saint-Priac, immobile, attendait. Corignan menaçait du geste et du regard Rascasse qu’il venait d’apercevoir.

« Monsieur, dit Richelieu en levant tout à coup la tête, expliquez-moi comment vous avez été vaincu.

– C’est bien simple, monseigneur, dit froidement Saint-Priac. Vous êtes trahi par Corignan et Rascasse.

– Expliquez-vous, Saint-Priac, dit Richelieu.

– Monseigneur, j’ai donné l’attaque à l’hôtel de la rue Courteau, où se trouvait le maître d’armes Trencavel et celle que vous savez. La porte enfoncée, je les tenais, lorsqu’ils ont disparu tout à coup. C’est alors que Rascasse m’a affirmé que les rebelles s’étaient enfermés dans les caves où je descendis avec mes hommes : dans les caves, dont la porte fut fermée à double tour à peine y fûmes-nous ; dans les caves, d’où je n’ai été délivré que par M. le lieutenant criminel.

– Envoyé par moi après ma bataille avec Trencavel et Annaïs de Lespars ! triompha Rascasse.

– Vous vous êtes battu, vous ? fit Saint-Priac.

– N’avez-vous pas entendu le bruit de la bataille ?

– Je l’ai entendu ! fit Corignan. J’ai même entendu un cri de Mlle de Lespars que vous avez dû toucher, Rascasse. »

Saint-Priac était certain que les deux espions mentaient effrontément.

« Monseigneur, continua-t-il, ces hommes trahissent. La preuve, c’est que dans la cave, où j’ai été poussé par Rascasse, je n’ai trouvé que Corignan ivre… Et, courant après une drôlesse qui était là je ne sais ni comment ni pourquoi…

– Juste Ciel ! cria Corignan.

– C’est bien ! dit Richelieu. Entrez là, tous deux, et attendez. »

Le cardinal se leva, ouvrit une porte, fit traverser aux deux espions une salle, et les fit entrer dans la pièce suivante.

« Monsieur, dit-il à Saint-Priac, ne parlons plus de cette affaire. Je chargerai quelque autre de m’apporter les papiers que détient Mlle de Lespars. Il va sans dire que ce qui vous était destiné, c’est-à-dire la main de cette noble demoiselle, sera donné à cet autre. Allez, vous êtes libre.

– Monseigneur, vous m’avez acheté corps et âme. Vous avez le droit de me tuer, non de me chasser.

– Que voulez-vous que je fasse de vous ?

– Je vous ai donné la lettre que vous aviez écrite à la reine. »

Richelieu blêmit.

« Il n’y a que moi qui puisse vous amener Annaïs, reprit Saint-Priac. Il n’y a que moi qui puisse tuer Trencavel.

– Ceci est votre affaire, monsieur, non la mienne. »

Ce mot était la rentrée en grâce. Saint-Priac murmura :

« Je vais me mettre en campagne dès ce matin.

– Non, fit vivement Richelieu. Vous reprendrez cette affaire à partir de mardi seulement.

– Et d’ici là, qu’aurai-je à faire, monseigneur ?

– Trouvez-moi dix hommes déterminés et bien montés. Il me les faut lundi matin. Ils seront sous vos ordres. Vos hommes et vous serez rassemblés lundi, à huit heures du matin, à Longjumeau. Là, vous recevrez mes ordres par un express que je vous enverrai. Voici un bon de cinq cents pistoles que vous toucherez chez mon trésorier. Allez, et, d’ici lundi, ne vous montrez pas. »

Corignan et Rascasse, toujours dans la pièce où Richelieu les avait enfermés, entendirent la porte s’ouvrir. Le Père Joseph parut.

« Que faites-vous là ? » demanda-t-il en souriant.

Ce sourire terrorisa les deux infortunés.

« Allons, remettez-vous, reprit le Père Joseph. Écoutez-moi. J’aurai une mission de confiance à vous donner. Vous viendrez me trouver tous les deux au couvent, ce soir.

– À quelle heure, mon très révérend ?

– Vous serez prévenus. Vous sortirez par cette porte. »

Le prieur leur montrait la porte opposée à celle par où il était entré.

Là-dessus, le Père Joseph rentra dans l’intérieur des appartements.

Les deux pauvres diables se regardèrent d’un air sombre. Il paraît qu’ils connaissaient les jeux de physionomie de l’Éminence grise : la parole douce, les gestes amicaux, les promesses de confiance qui leur avaient été prodigués portèrent au comble leur épouvante.

« Mon cher petit Rascasse, que pensez-vous de cette mission ?

– Mon bon Corignan, je n’irai pas au rendez-vous. »

Le temps passait. La journée s’écoulait lentement. Tout à coup, la porte s’ouvrit – celle de l’intérieur des appartements.

Un valet parut, tenant un flambeau à la main.

« C’est l’heure ! dit-il. L’heure de vous rendre chez le très révérendissime Père Joseph.

– Ah ! ah ! fit Corignan.

– Mon Dieu, oui, fit le valet de plus en plus papelard : il a une mission de confiance à vous donner. Et vous gagnerez gros. Partez donc, c’est l’heure ! »

Il désignait la porte qui donnait sur un escalier tournant. Rascasse et Corignan ouvrirent cette porte et Rascasse, seul, après avoir refermé la porte, commença à descendre l’étroit escalier tournant. Quelques instants plus tard, Corignan le vit reparaître.

Rascasse mit un doigt sur ses lèvres, et, saisissant la main de Corignan, commença à monter vers les étages supérieurs.

Ils parvinrent aux combles.

« Pour Dieu ! grelotta Corignan, que se passe-t-il ?

– J’ai vu, dit Rascasse, huit sbires, le poignard à la main. Quatre pour vous, quatre pour moi. Bonne mesure. »

Corignan claquait des dents. À ce moment, ils entendirent la voix du valet de Richelieu qui, sans le savoir sans doute, répétait le mot terrible de Guise à l’assassin de Coligny :

« Eh bien, vous autres, est-ce fait ?

– Nous ne les avons pas vus ! cria une voix.

– Pas vus ! Ils viennent de descendre !… »

Il y eut un instant d’horrible silence. Puis Corignan bégaya :

« On monte ! »

Rascasse vit une porte et l’ouvrit. Il entra et se vit dans un vaste grenier. Corignan, pour un empire, n’eût pas quitté Rascasse : il était entré, lui aussi ; Rascasse lui fit un signe, et à eux deux ils barricadèrent la porte avec deux ou trois coffres entassés. Il était temps. Un coup violent retentit.

« Compère, dit Rascasse, donnez-moi votre froc.

– Voilà », dit Corignan, dompté par la terreur.

Il y avait dans ce grenier toutes sortes de vieux meubles. Rascasse dressa trois ou quatre escabeaux l’un sur l’autre, et jeta là-dessus le froc du capucin, qu’il disposa rapidement ; avec le capuchon savamment arrangé, cela faisait une fantastique apparition dans les pâles lueurs de la lune.

« Bon ! murmura Rascasse. Ce spectre les arrêtera toujours bien une minute. »

Les coups pleuvaient sur la porte. Rascasse poussa Corignan jusqu’au-dessous de la tabatière la plus proche :

« Compère, faites-moi la courte échelle. Je me hisserai sur le toit. Après quoi, je vous tirerai de là. »

En un autre moment, Corignan se fût méfié. Mais hébété d’épouvante, il se prêta à la manœuvre ; Rascasse se hissa sur le toit. Alors, se penchant sur l’ouverture :

« Compère, dit-il, dans un instant, ces messieurs auront enfoncé la porte et se rueront sur vous. Je vous engage à les recevoir à coups de dague, à coups de poing, à coups de pied. Vous les mettrez en déroute, c’est certain. »

Rascasse disparut. Corignan saisit sa tête à deux mains. Puis, il prit sa course, sans savoir où il allait, à travers le grenier… Les sbires apostés par Richelieu achevaient à ce moment d’enfoncer la porte.

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