XXIV ÉTONNEMENT DE RASCASSE

Michel Zévaco

Rascasse était toujours à Marchenoir, enchaîné à sa prisonnière, d’autant plus inquiet qu’un événement grave s’était accompli dès le lendemain du coup d’audace par quoi il avait pénétré en maître dans le rendez-vous de chasse. Cet événement, c’était la fuite de la petite Marine. Où était-elle allée ?

Rascasse, peu à peu, se sentait gagné par l’affolement. Pourquoi le Père Joseph ne lui envoyait-il ni renforts, ni argent ? La duchesse n’allait-elle pas éventer la ruse qui la faisait pour ainsi dire prisonnière volontaire ? D’autant qu’il était impossible que Marine eût abandonné sa maîtresse.

Le jour vint où César de Vendôme et son frère furent arrêtés. Le soir de ce même jour, Rascasse sortit pour aller visiter quelques collets qu’il avait placés la veille. Une heure plus tard, l’obscurité s’étant faite, il rentrait tenant par les oreilles deux lapins et méditant sur ses affaires.

Rascasse allait atteindre le logis, lorsque, dans les ténèbres, il se heurta à un grand corps tiède et tout suant, qui n’était autre qu’un cheval. Au même instant, quelqu’un lui mit la main à l’épaule. Rascasse bondit. Une voix nasilla :

« Cherche et tu trouveras, disent les livres sacrés. Bonsoir, Rascasse. En latin, bona sera !

– Corignan ! rugit Rascasse.

– Mon Dieu, oui, tout bonnement. »

Corignan raconta qu’à force d’enquêter il avait réussi à apprendre les derniers événements. Aussitôt, il avait bondi chez dame Brigitte et, rapidement :

« Notre fortune est faite, ma chère. Rascasse est à Blois où vont le roi et le cardinal. Je cours là-bas, je retrouve le drôle, je lui vole sa mission. Vite, un peu d’argent pour avoir un cheval et faire la route. »

Une heure plus tard, il galopait sur la route de Blois.

Il nous faut maintenant toucher deux mots de Marine. Arrivée à Blois vers huit heures du matin, elle courut à l’hôtel Cheverny et n’y trouva personne : après la visite de Rascasse, M. de Droué lui-même était parti pour le château de Cheverny dans l’espoir d’y voir la duchesse. La vaillante fille eut un moment de désespoir. Elle aimait vraiment sa maîtresse et avait mis dans sa tête de la sauver. À Orléans, où elle était venue deux fois avec la duchesse, elle était sûre de trouver du secours. Elle équipa donc une haquenée et, bravement, se mit en route. C’est ainsi que Marine arriva à Beaugency.

L’une des premières maisons en bordure de route était une modeste hôtellerie à l’enseigne du Dieu d’Amour. L’inévitable arriva : Marine mit pied à terre et entra dans la salle de l’auberge pour prendre quelque nourriture. Lorsqu’elle eut achevé elle vit l’aubergiste, maître Panard, qui s’approcha d’elle et la pria de le suivre, un gentilhomme désirant lui parler de la duchesse de Chevreuse. Marine suivit, le cœur battant d’espoir. Elle dissimula son malaise lorsqu’elle se trouva en présence du chevalier de Louvigni et feignit une joie empressée en retrouvant l’un des familiers de l’hôtel. Quant à Louvigni, sa nature violente l’emportait. Il était livide de haine. Il tremblait. Il bredouilla d’une voix confuse :

« Va, Marine, va dire à ta douce maîtresse que je tiens son amant et que je vais en faire cadeau à Son Éminence. »

Marine fit deux pas de retraite. À ce moment, Louvigni saisit la jeune fille par un poignet et grelotta :

« Où est-elle ? »

C’était tout son cœur qui éclatait dans ce mot. Si Marine avait parlé à ce moment, Louvigni relâchait peut-être Chalais et courait au secours de la duchesse. Marine, après ce qui venait d’être dit, se fût crue folle de parler.

Tremblante, elle répondit :

« Je ne sais pas !

– Eh bien, rugit Louvigni, à bout de force morale, je te garde jusqu’à ce que tu parles, je te garde comme votre Chalais ! »

Et il enferma Marine sans qu’elle fît de résistance. Cette passivité venait de cette pensée qui l’illumina d’une aveuglante clarté : « Il faut que je sauve M. de Chalais !… »

Au bout de trois jours, elle fut libre, sa porte ne fut plus fermée à clef. Elle éventa le piège : Louvigni n’aurait qu’à la suivre. D’ailleurs, elle se disait avec beaucoup de sens que, maintenant, elle ne pouvait être d’aucune utilité à Mme de Chevreuse ; en effet, la détention à Marchenoir n’avait pu se prolonger ; en ce moment, ou la duchesse était libre et n’avait nul besoin de sa soubrette, ou elle était aux mains du cardinal. Chalais, au contraire, était là, près d’elle, non encore livré au cardinal. Que Louvigni mît à exécution sa menace, et le pauvre Chalais serait exécuté. Elle pouvait, elle devait le délivrer.

Quelques jours, donc, se passèrent, et les choses en étaient là, lorsqu’un après-midi Marine entendit dans l’arrière-cour, où se trouvaient les écuries et sur laquelle donnait sa fenêtre, une voix qui la fit tressaillir, une voix qui disait :

« Frotte, mon ami, bouchonne-moi cette noble bête un peu mieux, ou c’est toi que je frotterai ! Car que disent les Écritures ? Corda la corde benc castigat… »

C’était Corignan. Corignanus ipsissimus !

Il avait passé par Orléans. Arrivé à Beaugency, ayant eu soif comme par hasard, il avisa cette modeste auberge dont l’enseigne le séduisit et résolut de s’y arrêter deux heures.

Corignan aperçut Marine. Il la vit qui souriait.

« Oh ! oh ! » murmura-t-il, tout ébaubi.

Marine lui fit un signe des plus encourageants. Corignan se précipita, monta les escaliers et bientôt fut en présence de Marine qui lui dit tout de go :

« Est-ce que vous m’aimez encore, monsieur Corignan ?

– Que faut-il faire pour vous le prouver ?

– M’obéir, comme vous obéiriez au cardinal.

– Je ne suis plus à son service, dit Corignan.

– Vous voyagez donc pour le compte d’un autre ?

– Oui, dit Corignan par simple besoin de mentir, je voyage pour monseigneur Monsieur… »

Un éclair de joie passa dans les yeux de Marine et Corignan le prit pour un éclair d’amour. Il allongea ses bras immenses.

« Non, dit Marine. Vous m’embrasserez plus tard, quand vous aurez obéi. Je le jure.

– En ce cas, que faut-il faire ?

– Chercher Mme la duchesse, la trouver et lui remettre une lettre. »

Marine savait écrire. Elle écrivit ces mots :

Madame la duchesse. M. le comte est prisonnier de M. le chevalier, en l’auberge du Dieu d’Amour, à Beaugency. Votre dévouée servante : MARINE.

Elle plia le papier de façon que Corignan ne pût l’ouvrir sans le déchirer et le lui remit.

« J’irai, dit Corignan, mais où trouver la duchesse ?

– Je l’ignore, dit Marine. La dernière fois que je l’ai vue, elle se trouvait au bourg de Marchenoir, en son rendez-vous de chasse, où elle était détenue grâce à une infâme trahison de votre ami Rascasse.

– Rascasse ! Où est-il, le drôle, que je l’éventre !…

– Trouvez d’abord Mme la duchesse, dit Marine, je vous assure au nom de ma maîtresse une somme de dix mille livres… »

Ces derniers mots inspirèrent à Corignan une sorte d’admiration. Il prit la lettre de Marine et se mit aussitôt en route pour Blois.

À Blois, le premier venu lui indiqua le chemin de Marchenoir. Ce premier venu était un cavalier dont Corignan ne put voir le visage. Ce cavalier sortit de Blois en même temps que lui et le suivit. À Marchenoir, un paysan montra à Corignan la maison de la duchesse. Corignan attendit la nuit et s’en alla inspecter les abords du rendez-vous de chasse.

Tel fut le récit que Corignan fit à Rascasse, – excepté qu’il ne souffla mot de Marine et de la mission qu’il avait acceptée de si bon cœur. Et comme Rascasse insistait pour savoir comment il avait pu venir jusque-là :

« Eh ! fit Corignan, c’est le Père Joseph qui m’a dit : « Il faut aller à Marchenoir ! »

– Ah ! ah ! ma dépêche lui est donc enfin parvenue ?

– Sans doute ; cette dépêche que j’ai lue, et où vous disiez…

– Je disais ?…

– Heu !… Oui, c’est bien cela. Bref, je viens partager.

– Patience ! fit Rascasse. Alors, c’est tout ce que le Père Joseph a trouvé à m’envoyer pour garder la damnée duchesse ?

– La duchesse ! s’écria Corignan. Où est-elle ?

– Je t’y prends ! Tu disais que tu avais lu ma dépêche. »

Dans le même instant, Rascasse se rua, la tête en avant, les yeux fermés, d’un tel mouvement de boulet que, cette fois, Corignan en eût eu l’estomac défoncé, s’il n’eût fait un bond de côté. Cependant, Rascasse crut sentir qu’il atteignait quelqu’un ou quelque chose. Dans cette seconde, il fut saisi par les deux oreilles. Ahuri, il releva la tête et vit l’être qui le tenait rudement et qui, tranquillement, disait :

« Eh bien, maître Rascasse, que signifie ?

– Monsieur Trencavel ! » bégaya Rascasse, ahuri.

*

* *

On a vu que le cardinal de Richelieu était sorti de Paris, attentivement suivi par Annaïs de Lespars. On a vu que celle-ci entraînait dans son orbite Trencavel et Mauluys. On a vu qu’autour de ces êtres gravitait le sombre Saint-Priac. On a vu enfin que l’archevêque de Lyon, Louis de Richelieu, subissant à son tour les forces d’attraction, s’était mis en marche.

De Paris jusqu’à Chartres, Annaïs ignora qu’elle fût suivie de Trencavel. Pendant cette période, Saint-Priac échafauda mille projets et les renversa l’un après l’autre.

À Chartres, un malheur s’abattit sur lui : il ne vit plus Trencavel et Mauluys. Le roi et le cardinal reprirent route vers Blois, accompagnés des mousquetaires. Saint-Priac vit Annaïs qui suivait à distance. Mais quant à Trencavel et au comte, ils avaient disparu. Saint-Priac suivit, mais, dès lors, il connut la terreur de chaque instant, les tressaillements pour un buisson qui s’agite, pour un bruit de fauve dans des fourrés. Trencavel, visible, lui faisait peur. Trencavel, invisible, lui inspirait l’horreur de la mort sautant sur lui à l’improviste.

Cela ne l’empêcha pas de suivre Annaïs, et il résolut de tourner son effort sur elle seule.

Annaïs de Lespars arriva au village de La Madeleine vingt minutes après le roi ; elle vit les tentes se déployer et en conclut que le séjour allait se prolonger là un jour ou deux. Annaïs prit son gîte dans le village même de La Madeleine et surveilla les allées et venues des espions du cardinal. Deux heures après son arrivée, elle avait pu s’aboucher avec l’un de ces espions et, moyennant une somme de mille livres payées et d’une somme pareille promise, obtint d’être renseignée heure par heure sur les faits et gestes de Son Éminence.

Le lendemain matin, comme elle sellait son cheval, l’espion qu’elle avait acheté s’approcha d’elle et lui jeta ces mots :

« Ce matin, à huit heures, Son Éminence se trouvera au-dessus du village de Marchenoir, à l’entrée de la forêt, où, une demi-heure plus tard, un personnage doit le joindre. Le cardinal sera seul, sans aucune escorte. »

Puis l’espion disparut. Annaïs n’eut pas un tressaillement. Elle devint seulement pâle. L’heure de l’action avait sonné. Elle se mit en selle et s’avança au pas sur le chemin de Marchenoir ; il n’était que sept heures, elle avait le temps.

Ce matin-là, c’était celui où César de Vendôme, au château de Cheverny, indiquait à ses acolytes qu’ils devaient tous se retrouver à Nantes et s’apprêtait à venir se faire arrêter au camp. Ce jour-là aussi, c’était celui où Corignan quittait Beaugency et, passant par Blois, se mettait en quête de Rascasse.

L’espion, après avoir jeté son avertissement à Mlle de Lespars, s’était faufilé parmi les chaumières qui composaient le hameau. Parvenu à la dernière, il entra dans une cour où cinq cavaliers se trouvaient réunis. L’un d’eux, un gentilhomme, vint vivement au-devant de l’espion.

« C’est fait, dit l’homme. En ce moment, elle est en route pour Marchenoir.

– Bon ! grogna le cavalier. Tu peux t’en aller. Le reste me regarde. Surtout, pas un mot à Son Éminence.

– Allons donc, monsieur le baron, je ne sers pas plusieurs maîtres à la fois ! Quand je suis à M. de Saint-Priac, je ne suis pas à M. de Richelieu ! »

L’espion s’en alla. Il s’en alla… droit au camp royal et se dirigea vers la tente du cardinal, où, bientôt, il fut introduit.

« Monseigneur, dit-il, j’ai donné ce matin à Mlle de Lespars l’avertissement que m’avait donné M. le baron de Saint-Priac. En ce moment, elle sort du village de La Madeleine pour aller au rendez-vous où elle espère trouver Votre Éminence. M. de Saint-Priac part de son côté avec quatre bonnes lames solides et se trouvera au rendez-vous.

– Où est ce rendez-vous ?

– Je l’ignore, monseigneur. J’ai seulement eu pour mission de dire à Mlle de Lespars qu’elle vous trouverait à une lieue du camp en suivant la route de Selommes. »

L’espion mentait : possibilité de mentir encore à Saint-Priac s’il y avait des reproches ; possibilité de jurer qu’il l’avait ménagé, etc.

« Quelles sont les intentions de Saint-Priac ? reprit le cardinal.

– Le plan de M. de Saint-Priac est d’emmener Mlle de Lespars jusqu’à Vendôme. De là, il prendra le chemin de Paris.

– De Paris ? fit le cardinal en fronçant les sourcils.

– C’est ce qu’il m’a dit, fit l’espion. Mais, moi, je sais qu’il a une chaise toute prête à prendre la route de l’Anjou. »

L’espion parti, Richelieu demeura rêveur.

« Serai-je cette fois débarrassé d’Annaïs et de Saint-Priac ? » murmura-t-il.

Dans ce même village de La Madeleine, une heure ou deux avant qu’Annaïs de Lespars eût reçu avis qu’elle trouverait le cardinal à l’orée de la forêt de Marchenoir, c’est-à-dire vers cinq heures du matin, sortirent deux cavaliers dans la direction de Blois. C’étaient le comte de Mauluys et Trencavel.

« Alors, disait ce dernier, vous allez à Blois ?

– Nous sommes partis de Paris avec vingt pistoles, disait Mauluys. J’ai visité ma bourse hier au soir et je dois me refaire. »

Trencavel regagna au pas le village de La Madeleine, tandis que Mauluys continuait son chemin vers Blois. La première des choses que Trencavel vit de loin, ce fut Annaïs qui, après son entretien avec l’espion de Richelieu, montait à cheval. Et il se mit à suivre de loin. Pendant ce temps, par un chemin de traverse, Saint-Priac et ses quatre malandrins couraient à Marchenoir pour attendre Annaïs au piège.

Elle atteignit le bourg de Marchenoir qu’elle traversa au pas, sans s’arrêter. Lorsqu’elle fut près de l’entrée du bois, elle mit pied à terre, attacha nonchalamment son cheval à un jeune tronc de bouleau.

Dans cet instant, elle fut brusquement saisie et entraînée vers un carrosse qui stationnait sous bois. Elle se raidit d’un effort désespéré et, sans savoir pourquoi, elle cria :

« À moi, Trencavel !…

– Me voici ! » tonna la voix du maître en fait d’armes.

Annaïs et Saint-Priac eurent le même mouvement de tête vers cette voix et virent venir sur eux une tempête. Saint-Priac rugit une sauvage imprécation. Annaïs trembla.

« Tuez-le ! Tuez-le ! » vociféra Saint-Priac.

Les cinq hommes ensemble, abandonnant Annaïs, firent face. Trencavel avait sauté à terre. Aussitôt, il fut au milieu d’eux. Le choc fut insensé. Trencavel n’eut pas un instant l’idée de parer les coups qu’on lui portait. Il asséna ses coups avec l’effroyable sang-froid des minutes de mort ; un homme tomba, puis un autre, puis un troisième, puis le quatrième… Les bras de Trencavel étaient labourés de déchirures sanglantes. À ses pieds, il y avait une mare de sang ; quatre corps se tordant parmi des convulsions et des râles.

Devant lui, le survivant haletait. C’était Saint-Priac.

Trencavel l’avait-il vu ? Avait-il obstinément refusé de le frapper ? Peut-être ! Car dans la dernière ruée de Saint-Priac, ivre de désespoir, il le saisit par le bras et tordit son poignet. L’épée s’échappa de la main de Saint-Priac. Trencavel se tourna vers Annaïs, lâcha Saint-Priac et dit :

« Je vous le donne. »

Saint-Priac se releva et fit un bond vers le carrosse qui l’attendait… Devant lui, il trouva Annaïs. Elle venait de tirer l’épée. Elle en présenta la pointe à la poitrine de Saint-Priac. Il recula et vint se heurter à Trencavel, demeuré immobile à la même place. Trencavel, alors, ramassa l’épée de Saint-Priac et la lui tendit en disant :

« Faites-vous tuer. C’est ce qui peut vous arriver de mieux.

– Je ne me bats pas avec une femme !

– Eh bien ! si vous ne vous battez pas, je vous tue, dit Annaïs. En garde, monsieur. Si vous me tuez, c’est que la morte qui est ici, qui vous regarde et me regarde, a sans doute choisi pour vous une justice plus rude. »

Saint-Priac haletait. Il tomba en garde.

Coup sur coup, il se fendit deux ou trois fois. Trencavel, immobile, était pâle comme la mort. Ce qu’il souffrit dans ces minutes fut atroce. Annaïs avait paré sans riposter, mais paré avec une telle agilité, une telle vigueur que Saint-Priac rompit d’un bond et s’apprêta à serrer son jeu d’escrime comme avec le plus redoutable adversaire. Il prépara et mena rudement une nouvelle attaque, après laquelle il rompit encore.

« Mademoiselle, dit alors Trencavel, pas de feintes savantes avec monsieur. Si vous voulez m’en croire, un simple battement sur quarte, allez à fond et votre homme est mort ! »

Saint-Priac eut un ricanement sinistre. Presque au même instant, il se dressa tout droit, les nerfs tordus, laissa tomber son épée, puis s’abattit sur le flanc, tout d’une pièce. Le sang coulait de sa poitrine.

Annaïs avait strictement exécuté la leçon. Saint-Priac était tombé sur un coup droit à fond après un simple battement de quarte. Son épée avait roulé sur l’herbe. Il regardait Annaïs avec l’indicible épouvante de la mort. Et il la vit faire un pas. D’un mouvement de terrible mépris, elle posa son pied sur cette épée… puis il ne vit plus rien…

Annaïs jeta sa rapière. Trencavel la ramassa et la mit à son fourreau. Elle tressaillit.

« Pouvez-vous marcher ? dit-elle.

– Marcher ? fit-il avec une naïveté qui était un prodige d’énergie. Mais je n’ai été atteint qu’aux bras et à la poitrine. »

En même temps, il se raidissait pour ne pas tomber. Elle courut à son cheval, tira des fontes des bandes de toile, de la charpie et de certains onguents. Près de là passait un ruisseau clair et frais. En un tournemain, elle eut pansé les blessures.

« C’est une des choses que m’a apprises ma mère », dit-elle.

Ils s’étaient assis près du ruisseau. À vingt pas d’eux, les cinq cadavres étaient là, les uns près des autres, en des attitudes convulsées. Annaïs, pensive, écoutait Trencavel, qui racontait sa vie… Cela leur paraissait tout naturel à tous deux. Des heures passèrent. Alors, ils remontèrent à cheval et reprirent le chemin de La Madeleine : il semblait à Annaïs que, depuis très longtemps, elle voyageait côte à côte avec Trencavel, et que ce voyage devait durer toujours. À la première maison de Marchenoir, Trencavel fut obligé de s’arrêter, ou plutôt Annaïs, qui le voyait pâlir, l’obligea à s’arrêter.

« Et Mauluys ? fit Trencavel.

– Je le préviendrai », dit Mlle de Lespars.

Il donna tous les renseignements nécessaires. Pourtant, Annaïs ne partait pas encore.

Elle prit d’abord avec le maître de la maison tous les arrangements pour que le blessé fût convenablement soigné. Ce maître s’appelait Thibaut. Vers quatre heures. Annaïs annonça à Trencavel qu’elle allait prévenir le comte de Mauluys. Elle n’avait pas fait une demi-lieue qu’elle vit venir deux cavaliers, l’un suivant l’autre à distance. Annaïs n’avait que trop de raisons de redouter une embuscade : elle se jeta dans les champs, s’abrita et attendit. Le premier trottait, silhouette haute, longue, démesurée, le nez au vent, la figure impudente. Le deuxième venait à trois cents pas. Annaïs le reconnut, s’avança sur la route et dit :

« Je vous cherchais, monsieur de Mauluys. »

Le comte arrêta son cheval, salua et dit :

« En ce cas, je vais abandonner frère Corignan que je suis depuis Blois, et j’aurai l’honneur de vous accompagner jusqu’à La Madeleine où se trouve mon ami Trencavel.

– Frère Corignan ?

– Cet homme que vous voyez là-bas. Un espion de M. le cardinal. Il s’est heurté à moi au moment où j’allais sortir de Blois et m’a demandé le chemin de Marchenoir. Ma foi, l’idée m’est venue d’aller aussi à Marchenoir. Je suis curieux de savoir ce que cet espion va faire là…

– Monsieur le comte, dit Annaïs, puisque vous allez à Marchenoir, allons-y ensemble.

– Je suis à vos ordres ; mademoiselle. »

Ils s’avancèrent côte à côte sur le chemin qu’Annaïs venait de parcourir en sens inverse. Mauluys se taisait et semblait très occupé à ne pas perdre de vue frère Corignan. Il le vit mettre pied à terre et entrer dans une maison.

« Bon, fit-il, je le retrouverai là.

– Monsieur de Mauluys, dit Annaïs, vous ne m’avez pas demandé pourquoi je vous cherchais. Je vais vous le dire : je vous suis dépêchée par votre ami, M. Trencavel. Il est à Marchenoir, tenez, dans cette chaumière un peu écartée que vous voyez au bout du village ; il est blessé.

– En ce cas, c’est donc que vous avez été attaquée ?

– Saint-Priac est mort, dit Annaïs. Mort en combat loyal. M. Trencavel a été témoin de ce duel. Venez, comte. »

Mauluys, rêveur, suivit Annaïs en se disant qu’il se passait d’étranges choses dans cette tête de jeune fille. Seulement, il demanda si Trencavel était gravement blessé et Annaïs secoua la tête. Bientôt, ils pénétrèrent dans le logis de Thibaut. Trencavel était là, debout. Il dissimula son étonnement et sa joie en voyant revenir Annaïs.

« Messieurs, dit celle-ci, je prends gîte en ce logis jusqu’à l’heure où sera levé le camp de La Madeleine. »

Annaïs se retira dans une chambre voisine, où elle prit arrangement avec le brave père Thibaut, qui la conduisit dans une chambre non seulement bien tenue, mais encore luxueuse.

Annaïs s’étonna de voir des tapis, des fauteuils et des rideaux de soie dans une chaumière.

« C’est la chambre de Mme la duchesse, dit Thibaut ; elle est venue souvent s’y reposer.

– La duchesse ? interrogea Annaïs.

– Celle qui a fait de moi le peu que je suis, dit Thibaut avec prudence. Le malheur est que je lui dois tout et que je ne puis rien pour elle en la triste aventure qui lui arrive.

– Et que lui arrive-t-il donc ? Parlez sans crainte.

– Elle est prisonnière, dit Thibaut.

– Prisonnière ?… À Paris ?… À Blois ?…

– Non, madame. Ici, à Marchenoir.

– Et pourquoi ne la délivrez-vous pas ?

– Parce que je n’ose me fier à personne, madame, parce que le cardinal est trop près de nous. »

Au même instant, il pâlit de terreur.

« Rassurez-vous, fit Annaïs d’une voix sombre. On peut dire devant moi qu’on est l’ennemi de Richelieu.

– En ce cas, madame, je vous dirai tout. Car vous pouvez peut-être, avec l’aide de ces gentilshommes, sauver Mme la duchesse de Chevreuse.

– La duchesse de Chevreuse !… Parlez, parlez vite ! »

Le père Thibaut, alors, raconta sans réticences tout ce que nous avons nous-même raconté au lecteur.

« C’est bien, dit-elle à la fin, pouvez-vous vous procurer pour cette nuit une voiture attelée de deux bons chevaux ?

– Je m’en charge, dit Thibaut, plein d’espoir.

– Montrez-moi maintenant où est la maison qui sert de prison à la duchesse. »

De retour, après avoir examiné le rendez-vous de chasse, Annaïs entra dans la salle où se tenaient Trencavel et Mauluys.

« Messieurs, dit-elle, la duchesse de Chevreuse est prisonnière dans ce village. Mon intention est de la délivrer ce soir.

– La duchesse de Chevreuse ! dit Mauluys. Je comprends maintenant pourquoi Corignan est venu à Marchenoir. »

Le comte mit Trencavel au courant de la rencontre qu’il avait faite à Blois.

« Mais il faut nous hâter de mettre la main sur ce révérend ; par lui, nous saurons les intentions du cardinal.

– Ainsi, messieurs, reprit Annaïs, vous consentez à m’aider en cette affaire ?

– Madame, dit Mauluys, voici Trencavel qui s’ennuyait de n’avoir rien à risquer pour vous ce soir ; quant à moi, je voyage de compte à demi avec Trencavel. »

Annaïs fit un signe de tête en remerciement. Bientôt. Mauluys sortit.

Lorsque Corignan s’en vint rôder autour du rendez-vous de chasse, lorsque ayant attaché son cheval à un arbre il entra enfin en collision avec Rascasse revenant de visiter ses collets, le comte de Mauluys rentra au logis de Thibaut et dit :

« Nous avons affaire à Corignan et à Rascasse. »

Ils se mirent donc en route tous trois. Ils trouvèrent fermée à clef la porte d’entrée, mais ce fut un jeu pour Trencavel que de l’ouvrir sans bruit. Ils se trouvèrent alors dans une sorte de vestibule obscur ; à gauche, un rais de lumière indiquait une porte derrière laquelle ils entendirent des éclats de voix. Trencavel ouvrit brusquement, vit venir à lui un projectile, étendit les mains par défensive instinctive et saisit les deux oreilles du projectile. Rascasse, après le premier moment de stupeur, se remit promptement. Quant à Corignan, il chercha en douceur à se glisser vers la porte. Mais il recula en grognant :

« Vade retro ! La petite raffinée d’honneur !… »

À ce moment, Mauluys entrait à son tour et refermait la porte. Corignan alla s’aplatir dans l’angle le plus obscur.

« Bonjour, Rascasse, dit Trencavel. Ayez l’obligeance d’aller prévenir Mme de Chevreuse dont vous êtes le geôlier…

– Je ne suis pas son geôlier ! Mme la duchesse vous dira elle-même que pas une fois je n’ai fermé sa porte. Je me suis contenté de lui affirmer que cette maison, en attendant l’arrivée de M. le cardinal, est cernée par des gens de police. »

Mauluys hochait la tête. Trencavel admira l’esprit subtil de Rascasse. Annaïs était sombre.

« Où est la duchesse ? » demanda-t-elle d’une voix brève.

Rascasse désigna le plafond. Annaïs sortit aussitôt. On entendit son pas léger et rapide sur l’escalier.

« Rascasse, dit Trencavel, si j’étais M. le cardinal, je vous donnerais la place du lieutenant criminel.

– Messieurs, dit Rascasse avec un désespoir sincère, je suis déshonoré : la capture de la duchesse de Chevreuse était mon chef-d’œuvre.

– Console-toi, Rascasse, fit Trencavel, et dis-nous comment tu l’as accompli, ce chef-d’œuvre. »

Non sans orgueil. Rascasse entreprit le récit que Corignan écouta bouche bée.

Ce récit était terminé ou à peu près, lorsque Annaïs reparut. Elle était très pâle. Elle tenait une lettre à la main. Tout de suite, Trencavel vit que quelque chose de terrible se préparait.

« Voici, dit Annaïs, une dépêche de Mme de Chevreuse. Il faut qu’elle parvienne à M. le cardinal de Richelieu ce soir. »

Mauluys s’avança et demanda d’une voix calme :

« Pouvez-vous nous dire ce que contient cette dépêche ?

– J’allais le dire, messieurs, dit Annaïs. Voici ce qu’écrit Mme de Chevreuse : « Je suis au village de Marchenoir dans une maison qui sera indiquée par le porteur de cette dépêche. Je désire m’entretenir avec M. le cardinal de quelques affaires me concernant, moi et d’autres personnes. Si M. le cardinal veut me faire l’honneur d’accepter cet entretien, il me trouvera seule. Je l’attendrai jusqu’à minuit. »

Un morne silence accueillit cette lecture.

« Mme de Chevreuse a signé, ajouta Annaïs.

– Et elle est décidée à attendre Son Éminence ?

– Mme de Chevreuse vient de quitter cette maison. Dans quelques instants, un carrosse l’entraînera vers Paris. Celle qui attendra le cardinal, c’est moi. »

« C’est ici que nous laisserons nos os ! » se dit Trencavel.

« Voici la catastrophe ! » songea Mauluys.

« Messieurs, reprit Annaïs, vous me connaissez peu ou pas. Monsieur Trencavel, vous savez la félonie du cardinal et quel crime fut commis contre Mme de Lespars. Il doit vous suffire de savoir que j’ai joué ma vie contre celle de Richelieu. Il n’y aura pas ici de guet-apens. Le duel que j’ai cherché au clos Saint-Lazare et à Fleury, je le trouve ici. M. de Richelieu viendra. Je le forcerai à se battre. Il me tuera ou je le tuerai. C’est tout. Vous ne bougerez pas.

– Madame, dit Trencavel, livide, lors de l’affaire du clos Saint-Lazare, vous m’aviez commandé, si vous mouriez, de ramasser votre épée et d’achever votre œuvre. Ai-je depuis ce jour démérité de vous ? »

Annaïs se tut. Sans doute un dernier combat se livra en elle entre des pensées ennemies. Sans doute une dernière fois l’esprit de caste entra en conflit avec l’amour. Enfin, lentement, elle releva la tête. Ses yeux se fixèrent sur Trencavel.

« C’est vrai, dit-elle simplement, vous avez le droit de venger Mme de Lespars et sa fille, si je viens à succomber. »

Trencavel, de toutes ses forces, se raidit pour ne pas crier, pour ne pas tomber à genoux.

Ce fut tout.

Corignan ouvrait des yeux énormes. Rascasse tremblait. Peut-être en lui aussi un combat se livrait-il !

Sur la physionomie convulsée du petit espion, des grimaces diverses traduisaient en force et en tragédie les sentiments qui se heurtaient dans cette âme obscure. Et ce qui se passait dans l’esprit de l’espion n’était pas moins émouvant que la marche d’Annaïs vers l’amour. Tous deux, chacun sur son plan de vie et d’action, s’étaient depuis longtemps mis en mouvement vers la lumière.

« Messieurs, reprit alors Annaïs d’une voix étrangement calme, je suis forcée d’user de subterfuge. J’ai demandé à Mme de Chevreuse d’écrire et de signer cette lettre. Le cardinal viendra sûrement cette nuit, s’il la reçoit. Toute la question est donc là : comment et par qui cette dépêche va-t-elle parvenir au cardinal ? Qui va la porter ?

– Moi », dit Rascasse.

Annaïs fronça le sourcil. Mauluys dit :

« Bravo, Rascasse !

– Madame, continua Rascasse, enchevêtrant le drame et la farce, madame, c’est moi qui ai été à Angers, envoyé par le cardinal pour surveiller Mme de Chevreuse. C’est moi qui ai annoncé à Son Éminence la mort de Mme de Lespars, empoisonnée par Saint-Priac. C’est moi qui ai tenté de vous prendre morte ou vive au clos Saint-Lazare. C’est moi qui ai saisi la duchesse de Chevreuse. Et c’est pour effacer ces choses qui me pèsent au cœur que je vous dis : c’est moi qui porterai la dépêche. Entendons-nous, messieurs ! Je suis un pauvre diable. Mais je ne trahirais pas l’homme qui m’a payé. Un duel, je puis, moi, Rascasse, offrir cela à mon ancien maître. Une condition, pourtant. Une seule : moi aussi, je serai témoin du duel, impassible témoin. J’ai une rapière. Si le cardinal est chargé, si la crainte de vous voir blessée emporte M. Trencavel ou M. le comte de Mauluys, il faudra me passer sur le corps. Là-dessus, donnez votre lettre, je la porte.

– Bravo, monsieur Rascasse ! » répéta Mauluys.

Dix minutes plus tard, Rascasse galopait vers le camp de La Madeleine, emportant la lettre de la duchesse de Chevreuse. Comme il entrait au camp, un cavalier, suivi de deux serviteurs, y pénétrait aussi, voyageur poudreux, à la physionomie empreinte d’une profonde tristesse. Cet homme s’arrêta devant le grand poste, où, autour d’un feu de bois, veillaient les gens de garde sous le commandement d’un officier. Le cavalier mit pied à terre et entra dans le cercle de lumière. Les reflets rouges de la flamme l’éclairèrent. Il dit à l’officier :

« Conduisez-moi à la tente de M. le cardinal. »

L’officier le regarda un instant, s’inclina avec respect et répondit :

« Je vais avoir l’honneur de vous conduire moi-même, monseigneur ! »

Lorsqu’on annonça Rascasse au cardinal, il tressaillit de joie et donna l’ordre de l’introduire aussitôt.

« Te voilà donc ! dit sévèrement Richelieu. Tu t’es rebellé, maître Rascasse !

– Je vous ai désobéi une seule fois, monseigneur : ce fut la nuit où je me refusai de me laisser occire au bas de l’escalier de votre hôtel. Pardonnez-moi, monseigneur ! Une voix me criait que ma vie vous était encore plus nécessaire.

– C’est bien, dit Richelieu ; à cause de ta dépêche sur M. de Vendôme, je te pardonne.

– Merci, monseigneur !

– Maintenant, explique-toi. Le gouverneur du château de Blois m’a avisé qu’un espion avait envoyé deux messagers, l’un à moi, l’autre au Père Joseph. J’ai reçu ta dépêche. Que contenait celle du révérend prieur ?

– Ma dépêche du Père Joseph disait que j’avais saisi Mme de Chevreuse et qu’on m’envoyât du renfort.

– Rascasse, tu toucheras deux cents pistoles… Qu’est devenue la duchesse ?…

– Monseigneur, je la tiens encore à votre disposition !

– Et puis-je la voir ? haleta Richelieu.

– Quand vous voudrez ! »

Et, simplement, il raconta son chef-d’œuvre, comment il avait atteint la duchesse, ayant eu l’idée de venir à Marchenoir, et comment, à lui seul, il était parvenu à faire d’elle une sorte de prisonnière volontaire. Richelieu se leva. Il allait crier un ordre. Rascasse l’arrêta d’un mot jeté en hâte :

« Malheureusement…

– Ah ! ah ! gronda l’Éminence. J’aurais dû m’y attendre.

– Malheureusement, donc, aujourd’hui même, monseigneur, elle a appris par un paysan à elle dévoué que la maison n’était nullement cernée.

– Il fallait tuer ce misérable !

– C’est ce que j’ai fait ! dit Rascasse, emporté par son habitude du mensonge.

– Et elle s’est sauvée ? Parle donc !…

– Non, monseigneur, car elle a appris en même temps une chose que j’ignorais moi-même : c’est que Votre Éminence était campée tout près de Marchenoir.

– Et alors ?

– Alors, elle a changé d’idée. Monseigneur, je vous annonce que Mme de Chevreuse est prête à faire sa paix avec Votre Éminence à de certaines conditions qu’elle vous dira elle-même. Prête, vous entendez, monseigneur ? à vous servir même auprès du roi… ou de la reine. »

Richelieu pâlit. En une minute, il supputa que, s’il tenait la duchesse à sa dévotion, ce serait bientôt la certitude de triompher enfin d’Anne d’Autriche. Mais il gronda :

« Imbécile, tu es pris à son piège. Elle t’a envoyé ici et, cependant, elle se sauve.

– Non, monseigneur : j’ai compris, moi, tout ce qu’il y a dans la tête de la noble duchesse, et je suis parti, bien tranquille, certain de la retrouver, vous apporter son message.

– Un message ?…

– Le voici, monseigneur. »

Richelieu parcourut rapidement la lettre de la duchesse et son parti fut pris à l’instant.

« Tu nous guideras », dit-il à Rascasse.

En même temps, il appelait et commandait :

« Douze hommes d’escorte ! »

Rascasse chevauchait près de Richelieu. À quelques pas, venaient douze gardes de la compagnie de Son Éminence. Lorsqu’on fut arrivé au bout de Marchenoir, Rascasse dit :

« Monseigneur, elle a un cheval tout équipé devant la porte. Si elle entend que nous venons en nombreuse compagnie, elle se sauvera. »

Richelieu se tourna vers le chef de son escorte.

« Monsieur, dit-il, je vais entrer dans cette maison que vous entrevoyez là-bas. Vous m’attendrez ici. À mon coup de sifflet, vous accourrez, vous pénétrerez dans la maison et tuerez tout ce qui s’y trouvera, homme ou femme. Est-ce compris ?

– Très bien. Au premier coup de sifflet de monseigneur…

– Marche, maintenant ! » dit Richelieu à Rascasse.

Quelques instants plus tard, il mit pied à terre devant le rendez-vous de chasse où Rascasse entra le premier. Richelieu pénétra dans le vestibule obscur et entendit la porte d’entrée se refermer derrière lui. En même temps, une autre porte s’ouvrit et la lumière se fit dans le vestibule. Richelieu vit Rascasse s’incliner devant lui :

« Monseigneur, vous n’avez qu’à entrer. Monseigneur, ajouta tout à coup Rascasse, daignez me pardonner d’avoir osé un instant porter la main sur vous… »

Au même instant, et avant que Richelieu eût pu faire un geste, Rascasse saisit la chaînette d’argent à laquelle était attaché le sifflet d’appel et l’arracha violemment.

« Misérable ! gronda Richelieu pâle comme un mort.

– Son Éminence monseigneur le cardinal de Richelieu !… annonça Rascasse.

– Veuillez entrer, monseigneur », dit une voix. Richelieu, hagard, vit devant lui Trencavel et Mauluys, le chapeau à la main.

« Ah ! ah ! dit-il en grelottant, c’était un bon guet-apens !

– Monseigneur, dit froidement Mauluys, il n’y a ici ni duc de Vendôme, ni duc d’Anjou. Voici M. Trencavel, maître en fait d’armes et maître en fait d’honneur. Quant à moi, je suis le comte de Mauluys. Cela doit suffire pour rassurer Votre Éminence contre toute idée de guet-apens.

– Messieurs, puisque vous vous déclarez vous-mêmes trop loyaux pour m’avoir attiré dans un guet-apens, dites-moi de quoi il s’agit.

– Daignez entrer, monseigneur, et vous le saurez. »

Richelieu entra dans la pièce éclairée, et il vit Annaïs qui le saluait d’un bref signe de tête. Le cardinal fut secoué d’un frisson de terreur. Son regard se riva sur la fille de la morte.

« Duc de Richelieu, dit Annaïs, ces messieurs se sont trompés : il y a guet-apens. Seulement, c’est Dieu qui l’a dressé – Dieu et la morte. Ma mère est ici, cardinal. Elle est partout où vous êtes. C’est elle qui vous a pris par la main et vous a conduit à moi. Messieurs, cet homme va mourir. »

Elle dégaina.

« Duc de Richelieu ! c’est moi qui vais vous tuer. J’ai promis cela à Mme de Lespars, le jour où elle me raconta comment vous avez introduit chez elle le roi Henri, assassinant à la fois l’honneur de ma mère et le cœur de votre frère. J’ai dit que je vous tuerais. Je suis venue pour cela. Je vous ai suivi pour cela. Je vous offre le combat à armes égales. Mais je vous le dis : c’est vous qui serez tué, car la morte le veut ainsi.

– Allons donc, est-ce qu’un gentilhomme se bat contre une femme !

– Ce sont les paroles qu’a prononcées aujourd’hui Saint-Priac, l’empoisonneur de ma mère. Pourtant, Saint-Priac s’est battu, et j’ai tué Saint-Priac. Vous battrez-vous, monsieur ? »

Richelieu essuya d’un geste furtif son visage ruisselant de sueur. D’un mouvement de tête farouche, il dit non.

« Messieurs, dit Annaïs, le duc de Richelieu refuse de se battre. Je vais donc le tuer. »

Annaïs marcha sur le cardinal qui recula. Elle avait sa dague à la main. Elle flamboyait. Sûrement, l’esprit de meurtre était en elle. La passion filiale exaspérée la transportait. Et sa voix fut affreusement calme quand elle dit :

« Duc de Richelieu, c’est la morte qui vous tue !

– La morte a pardonné ! prononça à ce moment une voix si grave, si solennelle, que tous en tressaillirent jusqu’au fond de l’être. La morte pardonne, et l’Éternel a dit : « Remettez votre épée au fourreau et votre bâton en son coin, car la vengeance m’appartient. »

Et tous, alors, virent entrer, calme, sévère, auguste, ce cavalier poudreux qui, tout à l’heure, était arrivé au camp royal et avait demandé à être conduit au cardinal : l’archevêque de Lyon, Louis de Richelieu !…

Annaïs avait reculé.

« Ma fille ! dit Louis de Richelieu, vous m’avez appelé. Je suis accouru de Lyon. Depuis Paris, où je vous ai cherchée, je vous ai suivie, car je pensais que quelque danger vous menaçait. Me voici. Monsieur mon frère, rassurez-vous. Messieurs, votre hôte vous est sacré. »

Un sourire livide détendit les lèvres du cardinal.

« Monseigneur, dit froidement Mauluys, M. le cardinal n’est point notre hôte, ni notre prisonnier. Nous sommes ici en témoins. C’est tout.

– Monseigneur, dit Trencavel, ordonnez-nous de rendre son sifflet à M. le cardinal. Vous allez voir l’usage qu’il va en faire.

– Silence, messieurs ! dit l’archevêque. Ceci est une affaire entre la fille de la morte et moi ! »

Deux larmes brûlantes jaillirent des yeux d’Annaïs. D’une voix basse, presque rauque :

« Puisque c’est une affaire entre vous et moi, dites-moi de quel droit vous arrêtez ici le bras de ce Dieu que vous invoquez. Ma mère ne pardonna jamais. Elle a mis en moi son esprit de vengeance. De quel droit vous mettez-vous entre cet homme et moi ? »

Une sorte de prodigieuse tendresse illumina le visage de l’archevêque. Il laissa tomber sur Annaïs un regard empreint d’un paternel amour. Et il dit :

« Si j’étais seulement un homme, je vous dirais : laissez la vengeance aux faibles ; le pardon est peut-être la plus terrible des vengeances ; mais je suis plus qu’homme, je suis prêtre ! Si j’étais seulement prêtre, je vous répéterais : ne vous substituez pas à Dieu qui, seul, décrète l’heure des représailles. Mais je suis plus que prêtre, je suis époux, je suis père ! Seul, j’ai le droit de juger ici, car je suis l’époux de Louise de Lespars. Elle m’aima. Elle est morte en m’aimant. Et moi, jusque dans le fond des cloîtres, je l’ai aimée vivante comme je l’aime morte. C’est ici l’époux de Louise qui parle ! Qui donc contestera ses droits ? Est-ce toi, ma fille ?… »

Ce fut un sublime cri de passion humaine. Ce titre d’époux que revendiquait Louis de Richelieu, ce titre de fille qu’il donnait à l’enfant d’Henri IV, il les proclama d’une telle voix d’amour que la jeune fille se courba, laissa tomber la dague de vengeance, et, dans un élan pareil à celui de l’archevêque :

« Mon père !…

– Ah ! cria Louis de Richelieu d’une voix éclatante, tu vois bien que j’ai des droits ici, et que ton cœur le proclame ! »

L’instant d’après, Annaïs était dans les bras de l’archevêque, et, pendant quelques minutes, on n’entendit que ses sanglots.

« Mon père, répéta Annaïs, tout se brise en moi. Qu’ordonnez-vous ?…

– Ce que t’ordonnerait ta mère, si elle était ici. Jure d’oublier toute haine et toute vengeance contre celui qui a fait mon malheur et le tien. Jure-le, ma fille bien-aimée !

– Je jure, dit Annaïs, de renoncer contre M. le cardinal de Richelieu à cette vengeance qui était l’objet de ma vie. »

Et elle se recula dans l’angle le plus obscur de la pièce. Le cardinal avait assisté à toute cette scène avec un sourire de dédain qui en disait long sur sa véritable pensée. Lorsque la jeune fille eut prononcé ce serment, il fit un pas.

« Monsieur mon frère, dit-il, vous venez d’obtenir une belle victoire, et je vous en félicite. Mais je devine sous tout cela quelque comédie. Mlle de Lespars a sans doute entendu jurer de ne plus m’attaquer par les armes. Mais, au fond, elle se sait armée d’autre façon. Elle a dans certaine cassette qu’elle apporta d’Angers… une arme plus terrible que cette dague. »

Annaïs releva la tête d’un geste de mépris terrible. L’archevêque demeura impassible.

« Ma fille, dit-il, donnez à M. le cardinal cette dernière assurance. Que contenait cette cassette ?

– Le récit de la nuit terrible, tout entier écrit de la main de ma mère. Les faits et gestes de M. le cardinal y sont notés. Sa félonie y est démontrée.

– Ensuite ? fit l’archevêque.

– Ensuite, trois lettres de vous, pieusement conservées. La dernière, abominable cri de détresse, confirme le récit de ma mère.

– Ensuite ? répéta l’archevêque, pâle comme la mort.

– Ensuite, plusieurs messages du feu roi Henri IV, établissant la félonie de M. le cardinal, demandant pardon à ma mère, et instituant en ma faveur des droits égaux à ceux de MM. de Vendôme et de Bourbon. C’est tout.

– Et sans doute, dit le cardinal avec sa sinistre ironie, Mlle de Lespars, qui vient de jurer de déposer toute haine, a mis ces papiers en lieu sûr…

– Les voici ! » dit Annaïs.

Et, entrouvrant son pourpoint, elle en tira un sachet peu volumineux qu’elle ouvrit aussitôt. Elle jeta les parchemins sur la table, et se tournant vers l’archevêque :

« Ces papiers sont à vous. À vous qui êtes mon père, voici ce que contenait la cassette que j’ai apportée d’Angers. Faites-en tel usage qui vous semblera bon pour ma mère et pour moi. »

Ces papiers, le cardinal les regardait d’un œil trouble. L’archevêque en prit un – le premier qui se présenta, et l’approcha du flambeau sans dire un mot. Trencavel eut un mouvement terrible. Mauluys le saisit par le poignet et lui dit :

« Laissez faire l’époux de la morte. »

Richelieu haletait. L’archevêque prit un deuxième parchemin et le brûla comme le premier. Puis le troisième… Et tous, jusqu’au dernier ; même ses propres lettres, il les brûla.

« Désarmée ! » rugit le cardinal.

L’archevêque se tourna vers lui, et d’un accent qui fit frissonner jusqu’à Trencavel :

« Désarmée, oui !… Et maintenant qu’elle est désarmée, osez toucher à ma fille !… »

Il y eut une minute de silence. Le cardinal, sous cette voix, s’était comme écrasé. Lentement, enfin, il se redressa.

« Messieurs, et vous, mon frère, et vous, mademoiselle, vous m’avez fait grâce cette nuit : je ne l’oublierai pas !…

– Allez ! dit l’archevêque, vous êtes libre… »

Ce fut le dernier coup : l’archevêque frappait à coups de générosité, comme d’autres frappent à coups de poignard. Le cardinal eut un geste d’inexprimable rage, jeta sur tous ces personnages un regard sombre et prononça :

« Au revoir, messieurs ! »

Puis il sortit. On entendit son pas rude qui talonnait le vestibule, et ses éperons qui cliquetaient.

Il rejoignit l’escorte qu’il avait laissée à Marchenoir et se mit en selle. Au grand étonnement des mousquetaires, il demeura immobile près d’un quart d’heure. Puis, brusquement, se mettant en marche :

« Au camp ! » dit-il d’une voix brève.

Pendant deux heures, l’archevêque, Annaïs, Trencavel et Mauluys demeurèrent dans la maison de la duchesse de Chevreuse. Au bout de ce temps, Trencavel murmura :

« Vous aviez raison, monseigneur. Ma foi, je ne l’eusse pas cru !

– Mon frère est vaincu ! » dit Louis de Richelieu.

Il se trompait.

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