XXVIII FIN D’ANNAÏS DE LESPARS

Michel Zévaco

On se souvient que l’archevêque de Lyon avait invité à dîner Mauluys et Trencavel en l’hôtel de Lespars, sis rue Tourteau.

Le matin du jour où ce dîner devait avoir lieu, l’archevêque, en costume de cavalier, se rendit à la Belle Ferronnière, s’assit à une table et se fit servir de l’hypocras. Tout à coup, il vit une main fine qui enlevait le gobelet d’étain qu’une servante avait placé devant lui et le remplaçait par un gobelet d’or. Puis cette même main se mit à remplir le riche gobelet. Louis de Richelieu leva les yeux en souriant et reconnut Rose.

« À la politesse qui m’était faite, dit-il, je vous avais déjà reconnue. Vous me traitez en roi !

– Monseigneur, répondit la jeune fille qui pâlit légèrement, vous êtes pour moi plus qu’un roi : vous êtes celui qui a reçu la confidence du secret de ma vie… Et maintenant, ajouta-t-elle, si vous daignez me suivre, je vous conduirai dans une salle où vous ne serez pas exposé à être coudoyé… »

Louis de Richelieu suivit Mlle Rose qui le conduisit au parloir, c’est-à-dire à la salle d’honneur de la famille. « Mon enfant, dit le gentilhomme, je suis venu vous faire une invitation. La voici : vous êtes, par Mlle Annaïs de Lespars, priée à dîner ce jour même en son hôtel. Je suis sûr que vous accepterez…

– De grand cœur, monseigneur, mais pas aujourd’hui.

– Et quand ? » fit vivement l’archevêque.

Rose ne répondit pas. Son limpide regard perdu au loin semblait interroger son rêve. L’archevêque comprit que rien ne la déciderait à accepter cette invitation et qu’elle attendrait le jour où elle pourrait, présentée par son mari, entrer partout, même chez le roi.

Telle fut l’étrange démarche que fit en ce jour le cardinal-archevêque de Lyon. Comme nous l’avons dit, c’était un noble esprit et sa foi profonde, sincère, très douce, ne lui inspirait que des pensées humaines.

Ce jour-là eut lieu dans l’hôtel de la rue Courteau le dîner d’adieu que Mlle de Lespars offrait aux trois hommes à qui elle devait la vie, c’est-à-dire Louis de Richelieu, Mauluys et Trencavel. Ce dîner fut glacial. Annaïs était profondément troublée. L’archevêque observait. Trencavel parut stupide. Mauluys, qui causait fort peu, dut sauver la situation et déploya toutes les ressources d’un esprit qu’on ne lui connaissait pas.

À la fin du dîner, Annaïs remercia ses hôtes et les invita à l’aller voir dans le domaine qu’elle possédait en Anjou. Elle ajouta que son départ était fixé au lendemain. Trencavel et Mauluys se retirèrent Les adieux avaient été d’une froideur qui navrait le maître en fait d’armes.

Annaïs de Lespars fit ses préparatifs de départ. L’archevêque avait pris son logis dans l’hôtel. Maintenant que la paix était faite avec le cardinal, il n’y avait plus de raison pour se cacher. La maison avait donc été rapidement remontée et le service comportait une douzaine de valets et servantes. Ces gens devaient suivre en Anjou leur maîtresse.

Le lendemain matin, donc, tout était prêt pour le départ. L’archevêque n’avait fait à Annaïs aucune réflexion. Il se contentait de l’observer. Lorsque vint le moment d’atteler le carrosse qui devait emporter Annaïs, alors seulement, lui prenant la main :

« Si je vous demandais de rester quelques jours encore ? Nous allons nous séparer pour toujours peut-être. Je ne vous verrai plus, vous que je considère comme ma fille. Ne pouvez-vous m’accorder une semaine ou deux ? »

Annaïs tressaillit.

« Mon père, dit-elle d’une voix altérée.

– Ma fille, ma chère fille, fit l’archevêque, bouleversé par ce titre de père.

– Voici, reprit-elle d’une voix plus ferme. Vous voulez que je reste pour que je sache bien réellement ma propre pensée au sujet de M. Trencavel. Eh bien, je vous demande quinze jours !

– Vous êtes une noble fille », dit gravement l’archevêque.

Annaïs ne partit donc pas. Pendant ces quinze jours, elle fut la jeune fille gaie, aimable, que nul ne connaissait. Seulement, par les beaux soirs de ce mois d’août, elle allait s’asseoir dans son jardin près de ce banc où Trencavel, du haut de son grenier, l’avait vue pour la première fois. Alors, elle s’abandonnait à ses rêveries de jeune fille.

Ainsi songeait la jeune fille.

Et si elle eût levé les yeux vers ce grenier où avait habité Trencavel, elle eût entrevu la hideuse figure d’une guetteuse acharnée. Cette espionne, c’était dame Brigitte…

À la suite de la rapide entrevue qui eut lieu entre Corignan et la duchesse de Chevreuse, il y avait eu, en effet, une scène très violente au logis de la rue Sainte-Avoye, scène qui se termina par un incident bizarre.

Corignan ayant reçu un petit écu d’un valet pris de pitié au lieu des dix mille livres qu’il comptait fermement toucher, avait été noyer son chagrin au fond d’un cabaret. Une fois que l’ivresse lui eut rendu le courage nécessaire pour affronter dame Brigitte, il se rendit rue Saint-Avoye. Quand dame Brigitte sut que Corignan avait enfin vu la duchesse, qu’il avait tout bonnement remis la lettre de Marine et qu’il ne rapportait rien, la fureur de la dame ne connut plus de bornes.

« Je suis ruinée ! » rugit-elle… Écoutez, dit-elle enfin, vous chargez-vous de prévenir le cardinal lorsqu’il rentrera à Paris ? Vous chargez-vous de lui répéter mot à mot ce que je vous dirai ?

– Oui bien. Laissez faire, je suis intelligent quand je veux.

– Eh bien, tâchez de vouloir ce jour-là, mieux qu’aujourd’hui. D’ici là, ne bougez plus d’ici, et surtout ne vous montrez plus à la fenêtre du logis de Trencavel. »

Et dame Brigitte alla reprendre son poste d’observation.

C’était cette figure louche qui, encadrée à la fenêtre du grenier, surveillait Annaïs. Les quinze jours de répit que celle-ci avait demandés, s’écoulèrent. Le soir du quinzième jour, elle envoya, par un valet, chercher Trencavel et le comte de Mauluys. Près de l’archevêque, elle attendit dans la salle d’honneur de l’hôtel. Mauluys et le maître d’armes firent bientôt leur entrée. Annaïs était ferme. C’est à peine si on eût pu distinguer que son sein se soulevait d’un rythme plus rapide.

« Monsieur le cardinal, dit-elle, et vous, monsieur le comte, je vous ai réunis ici pour entendre ce que j’ai à dire à M. Trencavel. Monsieur Trencavel, vous avez surpris la triste histoire de ma mère… Ayant surpris dans les cryptes du couvent des capucins le secret de ma naissance, vous savez que je n’ai pas de père.

– Mademoiselle !… frissonna Trencavel.

– Pas de père ! répéta-t-elle plus âprement. Je n’ai donc pas de nom… pas d’autre nom que celui de ma mère… Monsieur Trencavel, je n’ai pas de nom, voulez-vous me donner le vôtre ?

– Moi !… Que… je… »

Le maître d’armes se mit à trembler.

« Je n’en connais pas de plus noble, dit Mauluys. C’est un nom qui signifie vaillance, esprit et probité de coeur. »

Annaïs, gravement, tendit sa main à Trencavel, qui tomba à genoux, et, sur cette main, versa des larmes brûlantes.

D’après les notes du « sieur Jean Montariol, prévôt de l’Académie royale, maître en fait d’armes en l’Académie des Bons Enfants », le mariage de Trencavel et d’Annaïs de Lespars fut célébré par le cardinal-archevêque de Lyon en la chapelle de Saint-Martin, dans l’église de Saint-Martin-des-Champs, à huit heures du soir, en présence de M. le comte de Mauluys, du sieur Montariol, de messire Grenu, curé, de M. le baron de Vaugée et de M. le comte de Puyseux, le 27 août de l’an 1626. Les mêmes témoins et officiants procédèrent, toujours d’après ces notes touchant quelques événements de sa vie, au mariage de M. le comte de Mauluys avec Mlle Rose Houdart, assistée de sa mère Rosalie Houdart, laquelle, ajoute le brave Montariol, ne comprit rien à l’honneur et au bonheur qui arrivaient à sa fille.

L’avant-veille de ce double mariage, célébré presque secrètement, le roi de France, trompettes sonnant, cloches carillonnant, avait fait son entrée dans son Louvre, tandis que le cardinal de Richelieu faisait la sienne en son palais.

Le surlendemain de cette rentrée, c’est-à-dire le jour même où devait se célébrer le mariage qui mettait fin aux aventures d’Annaïs de Lespars, le cardinal de Richelieu reçut la visite du Père Joseph.

« Eh bien, demanda celui-ci, où en êtes-vous ?

– Je triomphe, dit Richelieu : la reine vaincue, la duchesse de Chevreuse anéantie, Chalais exécuté ; Vendôme et le Grand-Prieur en prison, les turbulents épouvantés et dispersés.

– C’est un triomphe, en effet, dit tranquillement le Père Joseph. Votre règne date d’aujourd’hui…

– Mon règne ?… tressaillit Richelieu.

– Votre gouvernement, si vous aimez mieux ; ou plutôt… notre gouvernement. À l’œuvre, maintenant ! Et n’ayez pas de vaines révoltes, mon fils… Il y a bien peu de temps que, sur une parole inconsidérée de Mme de Givray, vous avez écrit une lettre que je vois encore flamboyer devant mes yeux. Si le texte de cette lettre était répété au roi, songez que vous seriez bientôt à la place d’Ornano, du Grand-Prieur et de Vendôme. Or, je suis seul à l’avoir lue. »

À ce moment, un huissier annonça que le moine Corignan demandait à être reçu par Son Éminence.

« Entendons-le », fit l’Éminence grise.

Corignan fut introduit. Il va sans dire qu’il avait à cette occasion repris son froc de capucin. Son premier mouvement fut de se jeter à genoux. Ses premières paroles furent :

« Monseigneur, je vous livre le Trencavel, le Mauluys, la Lespars et le Rascasse !

– Où sont ces rebelles ? demanda le Père Joseph. Frère Corignan, vous êtes un grand pécheur. Votre conduite à Marchenoir a été indigne.

– Vous savez donc ce qui s’est passé à Marchenoir ? » fit Richelieu stupéfait.

L’Éminence grise eut un mince sourire et continua :

« Vous avez, frère Corignan, contribué à l’évasion de la duchesse de Chevreuse, tout au moins par votre misérable stupidité. Vous avez laissé menacer, devant vous faire tuer, frère Corignan. Vous avez mérité la hart. Mais si vous nous livrez ces quatre rebelles, je supplierai Son Éminence de vous épargner. »

Corignan comprit qu’il avait gain de cause.

« J’aurai vie sauve, je l’espère. Mais ce n’est pas tout. Il y a dame Brigitte…

– Dame Brigitte ! fit le Père Joseph en fronçant les sourcils. Frère Corignan, vous avez toujours été le scandale de notre monastère. Il faut cesser ces accointances…

– Eh ! mon Révérendissime père, s’écria Corignan, un bon espion emploie tous les moyens. Frère Corignan a toujours respecté la décence, mais il veut servir ses maîtres.

– Soit. Parlez. Qu’est-ce que cette Brigitte ?

– Celle qui doit vous livrer les rebelles. Moi, je ne demande rien, non, rien que la vie sauve et le droit de continuer à me dévouer pour Son Éminence. Mais dame Brigitte…

– Que veut-elle ? demanda Richelieu d’un ton bref.

– Vingt mille livres, monseigneur.

– Ce n’est pas trop cher. Eh bien, qu’elle exécute la promesse que tu nous fais en son nom, et nous verrons.

– Monseigneur, elle doit venir elle-même vous indiquer ce soir comment et où les quatre rebelles pourront être pris. »

Là-dessus, Corignan fut congédié.

Richelieu demeura seul avec le Père Joseph.

« Ceci complète la victoire, si ce moine a dit vrai.

– Il a dit vrai, n’en doutez pas. Sans quoi, il n’eût pas risqué sa tête en venant ici. »

Et pensif, sourdement inquiet, le Père Joseph ajouta :

« Oui, ceci complète la victoire. Ce maître d’armes m’a toujours fait peur. Annaïs de Lespars est une ennemie redoutable… il faut, sans scandale, sans procès, nous défaire de ces deux êtres… les conduire à la Bastille aussitôt après l’arrestation, et, usant de votre pouvoir discrétionnaire… »

Les deux Éminences se regardèrent…

« Ce soir, dit sourdement Richelieu, il y aura un échafaud à la Bastille !… »

Le soir, à neuf heures, après la double et très simple cérémonie de leur mariage, Trencavel et Mauluys rentrèrent chacun chez eux ; Mauluys en son hôtel de la rue des Quatre-Fils où Rose pénétra sans émotion apparente, avec sans doute au fond d’elle-même le sentiment qu’elle prenait possession d’un logis qui était à elle depuis longtemps.

Cet étrange et charmant couple avait résolu de passer trois mois à Paris, puis d’aller au fond de l’Anjou vivre dans la retraite et le bonheur, le plus près possible des choses et des bêtes, le plus loin possible des hommes que l’affreuse, l’éternelle bataille pour la vie transforme en tigres.

Quant à Trencavel, il vivait dans un rêve.

Le brave Montariol avait accompagné les époux jusqu’à la porte de l’hôtel. Lorsque le portail neuf se referma, il demeura tout triste et morfondu, et murmura :

« Maintenant, l’académie est bien morte. »

Pour lui, Trencavel, qui allait être maître du comté de Lespars, qui allait s’appeler Trencavel de Lespars, était toujours le maître en fait d’armes, successeur du grand Barvillars, le maître enfin. Montariol, donc, se retira assez penaud. On lui avait préparé un logis à la Belle Ferronnière qui, soit dit par parenthèse, avait pour toujours fermé ses portes – non pas que Mauluys l’eût demandé, mais parce que dame Rosalie Houdart estima que la mère d’une comtesse ne pouvait pas tenir auberge.

Montariol donc tournait le coin de la rue Sainte-Avoye lorsqu’il entendit venir vers lui une troupe nombreuse : presque aussitôt, il vit briller dans la nuit des fers de piques ou de hallebardes. Il se rejeta dans une encoignure sous le surplomb d’une statue de saint. L’instant d’après, la troupe défilait devant lui : c’étaient des gardes du cardinal. En tête, une mule traînait une litière. Cette mule était conduite en main par un homme près de qui marchait une femme enveloppée d’une vaste mante.

« Par ici », dit la femme.

« Sang de tonnerre ! gronda Montariol haletant. Ils s’arrêtent devant l’hôtel !… et cet homme ! Oh ! cet homme à robe rouge qui descend de la litière !… mais c’est le cardinal !… »

Aussitôt Montariol se mit à courir comme un fou. En deux minutes, il fut devant l’hôtel de Mauluys et fit un tel tintamarre que plusieurs fenêtres s’ouvrirent aux environs, et, parmi elles, une de l’hôtel. Montariol hurla :

« Le cardinal attaque Trencavel !… »

Et il reprit sa course furieuse vers la rue Courteau. Presque au même instant, la porte de l’hôtel s’ouvrit, et Mauluys s’élança. Puis, quelques secondes plus tard, un être sortit à son tour, huma l’air de la nuit, respira deux ou trois grands coups de brise fraîche, se gratta la tête, se gratta le nez, grogna nous ne savons trop quoi, et se mit en route.

Il y avait dix minutes à peine que Trencavel et Annaïs avaient pénétré dans la grande salle d’honneur de l’antique hôtel de Lespars. Leurs mains étreintes, ils se regardaient dans les yeux, s’admirant l’un l’autre avec la félicité, la candeur et la souveraine joie des amants sincères. Ils étaient troublés au fond de l’être. Ils se disaient des choses banales et leurs voix étaient des mélodies.

« C’est M. le cardinal qui va enrager quand il va savoir… »

Trencavel n’acheva pas. Il tournait le dos à la grande porte du salon, et Annaïs faisait face à cette porte. Trencavel, tout à coup, vit la jeune femme pâlir affreusement. Elle arracha sa main à l’étreinte de Trencavel, tendit le bras vers la porte et bégaya :

« Lui !… »

Trencavel se retourna et vit le cardinal qui entrait !…

« Mademoiselle, dit Richelieu, vous savez que vous êtes accusée de haute trahison et entreprise contre l’État. Veuillez suivre ces hommes. »

Les gardes s’avancèrent. D’un geste rude, Trencavel repoussa Annaïs derrière un canapé ; il était livide ; d’une voix rauque, il grogna :

« Allons donc, monseigneur, vous êtes fou ! »

L’épée flamboyante décrivit un moulinet. Les gardes s’arrêtèrent. Trencavel éclata de rire.

« Allons, Richelieu ! Je suis seul, mais je veux donner à tes cinquante faquins ma dernière leçon d’escrime !

– Nous serons deux ! rugit une voix.

– Trois ! » dit une autre voix très calme.

Montariol, échevelé, surgit par une petite porte et tomba en garde à gauche de Trencavel. En même temps, Mauluys, arrivé par la même porte, tirait méthodiquement son épée et se plaçait à droite du maître d’armes. Trencavel ne parut pas les voir.

Les gardes s’avancèrent en masse en criant : « De par le roi ! » La collision était imminente. À ce moment, un homme parut qui se plaça vivement entre les deux troupes et, s’inclinant devant Richelieu, grinça :

« Monseigneur, je viens de la part de M. de Saint-Priac vous remettre cette dépêche… »

C’était Verdure !…

Verdure venait d’entrer par la même petite porte de côté qui avait livré passage à Mauluys et à Montariol. En passant près du comte, il lui glissa une lettre et lui dit :

« Cachez cela ! »

Mauluys prit la lettre et, obéissant d’instinct, la cacha dans son pourpoint. Il n’y avait jeté qu’un coup d’œil. Mais il tressaillit et devint un peu pâle : il avait reconnu la lettre !… La lettre qu’il avait prise sur Corignan ! La lettre qu’il avait enfermée dans son bahut sans jamais la lire ! La fameuse lettre, enfin que le Père Joseph avait lue avec tant de terreur avant qu’elle fût remise à Corignan !…

Or cette lettre que Saint-Priac avait conquise sur Verdure, qu’il avait remise au cardinal, et que le cardinal avait brûlée, cette même lettre que Verdure venait de remettre à Mauluys, le même Verdure la présentait à Richelieu. Le cardinal la vit. Sur-le-champ, il la reconnut.

Un vertige s’empara de lui. Il jeta des yeux hagards sur cet homme aux vêtements en désordre, à la figure grimaçante, au nez rouge, et qui ricanait d’un air d’infinie jubilation. Et cet homme disait venir au nom de Saint-Priac qu’il savait mort ! Et cet homme lui présentait la lettre qu’il avait brûlée !… Richelieu rassembla toutes ses forces pour crier :

« Arrière, tous ! »

Les gardes reculèrent. En une minute, le grand salon d’honneur fut vide ; il n’y resta que le cardinal immobile et comme foudroyé, Mauluys rêveur, Montariol hébété de stupeur, et Trencavel qui avait pris une main d’Annaïs.

Un nouveau personnage, à ce moment, fit son entrée sans que nul le remarquât : une robe grise, un capuchon gris couvrant la tête. Cela s’immobilisa près de la petite porte, et cela regarda… Quant à Verdure, il reniflait et grognait :

« Il me semble que je sens quelque chose de très bon… où diable cela peut-il être ?… Ah ! ah ! voici ! voilà !… »

Et, titubant, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, il s’avança vers une petite table sur laquelle était placée deux gobelets d’argent et un flacon de muscat. Il remplit les deux gobelets, en prit un, et le choqua contre l’autre. Le premier gobelet vidé, il saisit le deuxième et le vida.

« Ici ! gronda furieusement Richelieu.

– Voici, me voici, monseigneur, dit Verdure qui s’avança.

– D’où tiens-tu ceci ?

– De M. de Saint-Priac, tiens ! Il m’a dit : « Va remettre cette dépêche à Son Éminence. » Alors, je suis venu…

– Saint-Priac ! » murmura le cardinal.

Il y avait en lui cette conviction qu’il était le jouet d’un rêve, qu’il allait se réveiller. Il ouvrit. Il parcourut. Il lut. Il relut. C’était sa lettre !… Et, cependant, il l’avait brûlée !…

À ce moment, ce fantôme, cette ombre grise qui s’était immobilisée à la porte s’avança. Richelieu eut un soupir de joie fébrile en reconnaissant le Père Joseph. Froidement, l’Éminence grise prit la lettre, l’examina, jeta un rapide regard sur les assistants et, d’un mouvement imprévu, courut à un flambeau. En un instant, la lettre flamba. Verdure vidait le flacon de muscat. Richelieu eut un rugissement de joie féroce.

« Agissez vite ! lui souffla le Père Joseph.

– Ah ! maintenant… » gronda Richelieu.

Et il s’avança vers l’antichambre pour jeter un ordre aux gardes.

« Monseigneur, grinça quelqu’un devant lui, je viens de la part de Saint-Priac vous remettre cette dépêche !… »

C’était Verdure ! Et Verdure tendit une lettre au cardinal… Et le cardinal reconnaissait sa lettre !… La lettre qu’il avait brûlée ! Sa lettre que le Père Joseph venait de brûler et dont il voyait encore voltiger les cendres !… C’était sa lettre, avec la même petite tache d’encre à gauche, la même petite cassure vers le milieu… Richelieu sentit ses cheveux se dresser. Le Père Joseph, livide lui aussi sous son capuchon, mais livide de rage, s’avançait.

« Tiens ! fit Verdure, vous aussi, vous en voulez une ? Eh bien, voici !… »

Et Verdure sortit de son vieux pourpoint une troisième lettre !… Avec la même tache, la même cassure !…

« Qui en veut ! se mit à hurler Verdure. J’en ai pour tout le monde, pour Trencavel le pourfendeur, pour Mauluys qui ne sait pas lire, pour le roi qui sait lire !… »

En même temps, de son pourpoint, Verdure sortit une quatrième, une cinquième lettre, qu’il jetait sur le tapis à droite et à gauche, il y en eut six, dix, vingt…

« Qui en veut ! Qui en veut !… »

Le Père Joseph le saisit par un bras, et, d’une voix basse, terrible de fureur contenue :

« Qui es-tu ?…

– Qui je suis ? Verdure, pardieu ! Verdure, le maître en fait d’écriture ! Tiens !

– C’est bien. La fortune ou la corde. Choisis. Combien as-tu fait de lettres pareilles à celles-ci ?

– Combien ?… Ah ! ah !… J’y ai usé, ma foi… dix, vingt flacons… non… une futaille ! demandez au sire de Mauluys… vingt-cinq lettres, mon brave… comptez, elles y sont toutes…

– Toutes ?…

– Toutes ! Excepté une ! Excepté la vraie !… Vous avez dit : « La fortune ou la corde. » Je vous renvoie le mot. Choisissez : nous sommes libres pour toujours ou la lettre remise au roi. »

Le père Joseph se rapprocha de Richelieu, et rapidement :

« Renvoyez vos gardes. Ces hommes nous sont sacrés, inviolables parce qu’ils sont invulnérables. Jouez la générosité. »

Et il se mit à ramasser les lettres qu’il brûlait au fur et à mesure. Richelieu, machinalement, sans savoir ce qu’il faisait, obéit. Il donna un ordre, et les gardes allèrent l’attendre dans la rue. Trencavel, Mauluys et Montariol avaient rengainé.

« Messieurs, dit Richelieu d’une voix altérée, je vous donne ma parole qu’aucun de vous ne sera inquiété, jamais plus.

– Je demande que Rascasse soit compris dans la même faveur, dit Mauluys.

– Accordé ! dit Richelieu. Mais vous, votre parole d’honneur que jamais la lettre, la vraie lettre ne parviendra au roi… »

Montariol et Trencavel étendirent la main pour jurer. À ce moment, Mauluys s’avança, tira de son pourpoint la lettre que lui avait remise Verdure et, s’inclinant devant Richelieu :

« Monseigneur, la vraie lettre, la vôtre, la voici ! Je vous la donne et vous assure que jamais je ne l’ai lue… »

Le Père Joseph saisit le papier et, sans même le regarder, le brûla. C’était la vraie lettre !…

« Tenez ferme, souffla l’Éminence grise à Richelieu ; de la générosité jusqu’au bout ; ce papier est une copie comme les autres ; jamais nous n’aurons la vraie lettre ; ils nous tiennent !

– Monsieur de Mauluys, dit Richelieu, vous êtes un galant homme. Je ferai demain donner l’ordre d’établir le remboursement des dépenses faites par votre famille pour le roi Henri IV. Monseigneur de Montariol, l’académie de la rue des Bons-Enfants sera rouverte. Dès que vous le voudrez, vous en serez le maître. Monsieur Trencavel, que puis-je pour vous ?

– Rien, monseigneur, que me pardonner de m’être heurté à vous. Mais j’avais mon bonheur et ma vie à conquérir…

– Messieurs, reprit Richelieu, à dater de cette nuit, vous avez en moi un ami… Heureux si je trouve chez vous une amitié pareille à celle que je vous offre. »

Les trois hommes s’inclinèrent profondément. Richelieu et le Père Joseph sortirent et descendirent. Dans le vestibule, ils trouvèrent dame Brigitte et Corignan. Dans un angle, Rascasse. Il avait tout entendu. Et, descendu une minute avant Richelieu, il couvait des yeux Corignan.

« Monseigneur est-il content ? demanda Corignan.

– J’espère, minauda Brigitte, que ce n’est pas trop des vingt mille livres promises…

– Vingt coups de lanière ! gronda le Père Joseph. Holà ! Qu’on saisisse cette maritorne et qu’on lui donne vingt coups de lanière. »

Corignan fut atterré. Brigitte poussa des cris lamentables. Mais la sentence fut rigoureusement exécutée sur l’heure.

« Et toi ! reprit le Père Joseph tandis qu’on fustigeait la mégère, que vais-je faire de toi ?

– Mon très révérendissime pater… bégaya Corignan.

– Monseigneur, dit Rascasse en s’avançant, vous ne m’avez rien donné à moi.

– Que veux-tu ? fit Richelieu.

– Eh bien, donnez-moi Corignan !

– Qu’en veux-tu faire ? demanda le Père Joseph.

– Le ramener au couvent pour qu’il y fasse son salut…

– Eh bien ! prends-le. »

Et Rascasse fit un signe à Corignan qui, hébété, se mit à le suivre. Corignan savait trop bien qu’il y allait de la potence en cas de rébellion. Il ne songea donc nullement à fuir. Et Rascasse était si sûr de cette obéissance passive qu’il marchait devant, sans tourner la tête.

On atteignit enfin le couvent où le Père Joseph était entré depuis cinq minutes et avait sans doute donné des ordres.

Corignan fut enfermé au parloir, puis Rascasse entra enfin, suivi de deux grands gaillards qui attachèrent Corignan sur un solide fauteuil. Il hurlait :

« De grâce, mes frères, que veut-on faire de moi ?

– Répondez dit Rascasse. Voulez-vous me les rendre ?

– Quoi ? hurla Corignan.

– Mes dents, parbleu ! Les sept dents que vous m’avez arrachées avec votre genou. Je les veux.

– Je ne les ai plus, dit piteusement Corignan.

– Pardon, vous possédez un double râtelier de trente-deux dents blanches et solides. Voulez-vous me les rendre, mes dents ? Non ! Frère chirurgien, faites votre office !…

– Excommunicabo vobis ! vociféra Corignan. J’en appelle aux Saints Livres qui disent… »

On ne put savoir ce que disaient les Saints Livres : la large poigne du frère chirurgien s’abattit sur la tête du patient. De l’autre main, l’opérateur, insensible et grave, lui ouvrit les mâchoires et, aussitôt, il introduisit dans sa bouche un instrument d’acier. Un hurlement retentit et le chirurgien tendit à Rascasse une grosse dent. Rascasse la prit et dit :

« Une !

– Mes dents ! Mes dents ! » hurlait Corignan.

Brusquement la redoutable poigne s’abattit sur son crâne et le maintint contre le dossier :

« Laissez faire, dit doucement l’opérateur, je choisis les meilleures.

– Deux ! » fit Rascasse au bout de quelques secondes, tandis que Corignan invoquait la Vierge…

À la troisième dent, Rascasse fit grâce. Corignan fut détaché. Mais le père Joseph ne le tenait pas quitte. L’infortuné était condamné à trois mois de cachot au pain et à l’eau. Il fut conduit à l’in pace.

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