XXVI FOLIE DE VERDURE

Michel Zévaco

L’Archevêque Louis de Richelieu, Mlle Annaïs de Lespars, Trencavel et Mauluys, Rascasse et Corignan passèrent la nuit dans le rendez-vous de chasse et, le lendemain matin, à l’aube, ils se mirent en route pour Paris, qu’ils gagnèrent à petites étapes.

Un après-midi, vers cinq heures, les tours de Notre-Dame apparurent à nos voyageurs.

« Déjà ! songea Trencavel. Il me semble que cela a duré une heure ! »

Il était triste, le pauvre maître en fait d’armes. En effet, la séparation allait se faire là. Annaïs avait annoncé que son intention était de regagner l’Anjou. Elle n’avait plus rien à faire à Paris.

« Messieurs, dit alors Louis de Richelieu, avant de nous séparer peut-être pour toujours, il sera bon de nous voir une dernière fois ailleurs que sur le grand chemin. Mlle de Lespars vous demande si vous voulez lui faire l’honneur d’être ses hôtes en son hôtel de la rue Courteau, jeudi prochain, à l’heure du dîner. »

On était au samedi. Trencavel calcula que cinq bonnes journées le séparaient de l’heure des adieux définitifs, et un peu d’espoir rentra en lui. Mauluys, pour lui et son ami, accepta l’invitation.

Annaïs et l’archevêque rentrèrent donc dans Paris. Toujours suivis de Rascasse et de Corignan, le maître en fait d’armes et le comte de Mauluys firent le tour de Paris et rentrèrent par la porte Montmartre.

« Rascasse, dit alors Trencavel, venez-vous avec nous ? »

Le petit Rascasse eut une dernière hésitation. Mais que pouvait-il faire ? Une bonne corde l’attendait si jamais il se heurtait au cardinal. Une vie d’alarmes et de terreurs allait commencer. Il sentait le besoin d’une bonne protection.

« Ma foi, messieurs, dit-il, je suis avec vous.

– Et vous, mon digne frater ? » dit Trencavel.

Corignan secoua la tête.

« Je sais où aller », grogna-t-il.

« Messieurs, dit Rascasse peu après, voulez-vous me dire où je pourrai vous joindre ? Il faut que je suive frère Corignan pour savoir où il va, d’abord, et puis pour autre chose aussi. »

Mauluys indiqua où se trouvait son hôtel, et Rascasse piquant des deux s’élança sur les traces de son ancien rival en espionnage, devenu plus que jamais son ennemi. Trencavel et Mauluys poursuivirent leur chemin vers la rue des Quatre-Fils, où étant entrés dans l’hôtel du comte, ils furent accueillis par les bruyantes exclamations et les jurons multiples de Montariol. Une fois que la joie du digne prévôt se fut calmée :

« Et Verdure ? fit Mauluys.

– Verdure ? Hélas ! monsieur le comte… il est fou !

– Hum ! fit Mauluys, sceptique. Si j’allais faire un tour dans mes caves, je saurais bien d’où vient cette démence.

– Mais il n’y a plus rien dans vos caves ! Il a tout monté dans la chambre de M. le comte !

– Dans ma chambre ?

– Tout !

– Allons voir cela », dit Mauluys froidement.

Ils montèrent. Le silence était profond dans l’hôtel ; le comte ouvrit la porte, et les deux amis demeurèrent effarés : des nuées de fumée bleuâtre évoluaient et formaient un brouillard au fond duquel les meubles prenaient des contours indécis. Dans un coin, le bahut apparaissait vaguement. Devant le bahut, et poussée contre lui, une table. Devant la table, un fauteuil. Dans ce fauteuil, renversé sur le dossier et les pieds sur la table, plus haut que sa tête, Verdure fumait.

« Il n’y a pas moyen d’entrer, dit Trencavel. C’est l’enfer.

– L’enfer ? grogna Verdure. Le paradis, oui. Les célestes régions où c’est défendu d’avoir soif. – Oh ! qui sont ceux-là ? Tiens, c’est monsieur le comte de Mauluys ! »

Verdure eut un interminable éclat de rire.

« Prévôt, dit Trencavel, tâche donc d’ouvrir la fenêtre. Sans quoi, jamais nous ne pourrons entrer.

– Je ne veux pas qu’on entre, gronda Verdure.

– Allons, Verdure, rends-toi ! fit Trencavel.

– Vous ne l’aurez pas ! Vous pouvez sortir votre colichemarde. Quand on a été tué par le sire de Saint-Priac et qu’on n’en crève pas, on revient de tout. Vous ne l’aurez pas !

– Quoi ? Qu’est-ce que je n’aurai pas ?

– Assez ! dit Verdure. Sortez, ou je vous assomme. Il n’y a qu’un homme au monde qui puisse la lire ! Et lui seul la lira ! Hors d’ici, vous dis-je ! »

À demi furieux, à demi inquiet, Trencavel recula devant le fou.

« Trencavel, dit tranquillement Mauluys, l’ivrogne va vous faire sauter le crâne. Ce sera une belle fin.

– Ah ! ah ! grinça Verdure, le pourfendeur est en fuite ! À moi la victoire !… J’ai soif ! »

Et il se mit à vider une bouteille. Mauluys referma la porte et descendit au rez-de-chaussée, tout pensif.

« Que diable ne veut-il pas que je prenne et que je lise ? » dit Trencavel.

Mauluys répondit :

« La lettre !

– La lettre ? Quelle lettre ?

– La lettre ! fit Mauluys avec un étrange sourire. Je n’en sais pas davantage. »

Cependant, Rascasse s’était mis aux trousses de Corignan, lequel, d’un bon trot, courut jusqu’à la rue Saint-Avoye. Rascasse éclata de rire.

« Ah ! oui, c’est vrai ! J’oubliais que le frocard a un gîte, maintenant, et que dame Brigitte lui a offert son cœur. »

Une fois sûr que Corignan s’était bien réfugié chez Brigitte, Rascasse fit demi-tour et s’en alla rue des Quatre-Fils. Non sans mélancolie, le petit Rascasse songeait :

« Voilà donc la fin de ma carrière ! J’ai sauvé l’Éminence de bien des embûches. J’ai eu du courage, toujours, et de l’esprit, quelquefois. Au total, je trouve l’inquiétude, le remords chez moi ; hors moi, la haine du cardinal ; au bout de tout cela, une potence. En attendant, me voici à pied. Qu’est-ce que Trencavel va bien pouvoir faire de moi ? »

Il atteignit l’hôtel de Mauluys, et, comme il soulevait le marteau, d’étranges idées lui passèrent par la tête :

« Bah ! ce serait drôle s’il arrivait à faire de Rascasse un honnête homme ! »

Corignan n’en pensait pas si long, mais n’était pas moins inquiet. Seulement, c’était pour de tout autres motifs. Il avait en effet extorqué mille livres à dame Brigitte en lui promettant en revanche la protection du cardinal et la fortune. Or, il ne ramenait ni l’une ni l’autre. Le seul butin de son expédition était la dépêche que Marine lui avait remise à l’auberge de Beaugency, dépêche oubliée au fond d’une de ses poches.

Il monta lentement et sans bruit le roide escalier de bois et s’arrêta devant la porte. Puis, ayant solidement établi son plan, il entra impérieusement, tout essoufflé, comme s’il eût couru pour arriver plus vite.

« Notre fortune est faite ! hurla-t-il en entrant. Audaces fortuna juvat ! Fortuna, la fortune ! Comprenez-vous, ma chère ? Fortune, vous dis-je ! Fortuna, la fortune !

– Faisons nos comptes, dit Brigitte. Je vous remis, au départ, un millier de livres. Qu’en fîtes-vous ? »

Corignan exhiba piteusement une bourse flasque, dont la vue arracha à dame Brigitte des sanglots et des hurlements.

Cependant, dame Brigitte le fouillait activement, crainte que son associé n’eût caché quelque malheureuse maille pour aller boire. Tout à coup, elle mit la main sur un papier plié de telle façon qu’il formait des nœuds difficiles à défaire.

« Qu’est-ce que cela ? »

Corignan se releva d’un bond et s’asséna un coup de poing sur le crâne : il se rappelait.

« Ça ! hurla-t-il, c’est la fortune !… Un bon de dix mille livres !…

– Dix mille livres ! Sur la caisse du cardinal ?

– Non. Sur la caisse de Mme de Chevreuse. »

Et tandis que Brigitte haletait d’espoir et que l’avarice luisait de tous ses feux dans ses prunelles dilatées, Corignan raconta la scène de l’auberge de Beaugency. Adroitement, Brigitte parvint à dénouer les plis entrelacés du papier, et elle le lut. Une minute, elle demeura pensive, puis :

« Oui, dit-elle, je crois que la duchesse donnera dix mille écus et peut-être plus pour apprendre une telle nouvelle et délivrer le comte de Chalais. Mais où est-elle ?

– Elle était à Marchenoir, mais la petite raffinée d’honneur l’a arrachée à Rascasse. »

Brigitte ne comprenait pas. Il y eut une longue explication. Il résulta :

Que la duchesse de Chevreuse était à chercher coûte que coûte. Que Rascasse, ayant trahi le cardinal, était aux ordres de Trencavel. Que l’archevêque de Lyon et Annaïs de Lespars étaient à Paris. Que Trencavel, Mauluys et Rascasse y étaient également. Brigitte, en établissant avec Corignan ces points essentiels, était pâle d’espoir.

« Oui, dit-elle, je crois bien que notre fortune est faite.

– Ne le disais-je pas ? » triompha Corignan.

Il fut chargé d’aller trois fois par jour à l’hôtel de Chevreuse. Non sans raison, Brigitte pensait que la duchesse, libre, toucherait Paris au moins un jour ou deux pour voir la reine.

« Quant au reste, je m’en charge, ajouta-t-elle. Car ce reste, c’est notre vraie fortune : la Lespars, le Trencavel, le Rascasse, le Mauluys, tous y laisseront leurs têtes, laissez faire !

– Surtout Rascasse ! grogna Corignan au comble de l’enthousiasme. Je veux le voir gambiller au bout d’une corde. »

Corignan monta se mettre en faction à la fenêtre du grenier Trencavel, d’où il dominait les jardins de l’hôtel.

Verdure, après que Mauluys et Trencavel eurent battu en retraite, s’enferma à double tour en grognant, et continua l’étrange existence qu’il s’était faite. Nous devons dire qu’il n’y avait pas seulement de l’ivrognerie hyperbolique dans son cas, mais aussi de l’idée fixe, une obsession. Il voulait surveiller le bahut. Il s’en était institué le gardien. Disons aussi qu’il ne buvait pas autant qu’il en avait l’air.

Quand il avait faim, il faisait un effroyable tapage contre la porte et Montariol lui montait des provisions.

Vers le quinzième jour, il s’aperçut avec stupeur que toutes les bouteilles étaient vides. Il eut beau explorer, il dut se rendre à la triste évidence. Verdure passa trois autres journées à cuver l’effroyable quantité de vin qu’il avait absorbée. À la fin de ce troisième jour, un soir, vers huit heures, Verdure était à peu près dans son bon sens. Ce soir-là, Montariol, lui apportant à manger, le vit qui remplissait son gobelet et le vidait d’un trait.

« Ah ! ah ! dit Montariol, c’est le vin blanc maintenant.

– Non, dit Verdure, c’est de l’eau.

– De l’eau !…

– Oui, prévôt. Allons, va-t’en, et laisse-moi rêver en paix. »

Le prévôt se retira, tout effaré d’avoir vu une fois dans sa vie Verdure boire de l’eau. Quant à Verdure, il plaça le fauteuil devant le bahut, s’accommoda lui-même dans le fauteuil, et se prépara à dormir.

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