V FORTUNE DE PASSAVANT

Saïtano demeura sur place, pétrifié, comme si ce réveil eût été l’événement le plus imprévu, le plus monstrueux.

– Laissez cela ! cria Passavant assis sur la table. Une fois, par surprise, je ne dis pas, mais maintenant…

Cela, c’était le linge que le sorcier tenait à la main.

– Laissez cela, vous dis-je ! répéta le chevalier.

Machinalement, Saïtano obéit. Le linge tomba de ses mains.

Passavant continuait à rire. C’était un rire clair, sonore, vraiment joyeux, sans nulle ironie. C’était d’abord la joie d’échapper à il ne savait quoi de mortel et surtout de hideux. Ensuite, il faut le dire, Passavant qui, en somme, n’avait pas l’esprit d’un mélancolique, voyait les choses et les gens par leur côté plaisant. La figure de Saïtano était effrayante : elle lui parut piteuse à l’excès.

Bois-Redon regardait cela, tout émerveillé, car il se connaissait en bravoure.

Isabeau s’était reculée de quelques pas, et, raidie en cette attitude mortellement sérieuse qu’elle prenait parfois, elle regardait le chevalier, et songeait…

Tout à coup, il y eut dans la sombre salle de sorcellerie où ces personnages d’un drame effroyable étaient ainsi groupés comme par une macabre fantaisie de la fatalité, il y eut un deuxième éclat de rire qui se mit à rouler en tonnerre, puis un troisième, puis un quatrième. C’étaient Brancaillon, Bruscaille, Bragaille qui venaient de reconnaître le chevalier !

Et il leur parut tout naturel qu’il fût là ! Ils l’attendaient ! Ils savaient qu’il devait venir comme jadis trancher les liens qui les attachaient aux trois escabeaux !…

Et la preuve qu’ils ne se trompaient pas, c’est qu’il était là !

Il riait. Ils se mirent à rire. Cela leur sembla faire partie du rite de cette scène. Une joie énorme les soulevait.

– Croix-Dieu ! grogna Bois-Redon, voilà de joyeux drilles ! Ma foi, j’ai bonne envie de rire aussi, moi !

Il éclata. Saïtano tremblait jusque dans l’âme. C’était la sorcellerie bafouée, la science insultée, la négation insolente de son pouvoir fait de la terreur qu’il inspirait. Saïtano souffrit. Ce fut une des plus affreuses minutes de sa vie… Passavant, à ce moment, se mit debout. Il ne riait plus. Le rire de Brancaillon s’arrêta ; puis celui de Bruscaille et de Bragaille ; puis celui de Bois-Redon.

Le silence fut sinistre.

Soudain, le chevalier se retourna vers les trois enchaînés et tira sa dague. Ils le virent venir, et il y eut dans leurs yeux une frénétique admiration. C’est sûr, ils s’oublièrent. Ils ne songèrent plus que, quelques minutes avant, ils étaient condamnés. Dans leurs yeux, ce ne fut pas la gratitude éperdue qui débordait de leurs cœurs ; ce fut l’admiration.

En quelques instants, ils furent libérés. Ils grognèrent on ne sait quoi qui pouvait être un remerciement pour Passavant, ou aussi bien une insulte pour le sorcier. Saïtano n’avait pas fait un geste. Il était hébété. Si la pensée pouvait tuer, la reine, à ce moment, fût tombée foudroyée.

Cependant, les trois délivrés se frottaient avec énergie pour rétablir la circulation du sang ; mais, cette fois, ils ne songeaient pas à fuir. Ils ne quittaient pas le chevalier des yeux ; ce qu’il ferait, ils le feraient, voilà tout.

– Sire chevalier, dit la reine en s’avançant, voulez-vous m’escorter jusqu’à l’Hôtel Saint-Pol ?

– La reine ! murmura Passavant, – et il s’inclina avec autant de grâce que s’il eût été dans la galerie des fêtes le soir où il avait éprouvé pour la beauté d’Isabeau cette capiteuse admiration qui l’avait enivré.

Il souriait en se redressant. La reine attendait, calme, sérieuse, attentive.

– Madame, dit Passavant, vous m’invitez à venir en votre palais…

– C’est pour la deuxième fois que je vous fais cette prière, dit la reine.

– Une prière ? fit Passavant dont le sourire devint féroce d’ironie. La reine ne prie pas… Elle donne des ordres.

– Auxquels vous, chevalier, vous désobéissez ! Eh bien, l’ordre que je vous donnai dans la chambre de la demoiselle de Champdivers, je vous le répète ici. Obéirez-vous, cette fois ?

Passavant salua.

– Madame, dit-il, donnez-moi donc l’ordre de me tuer. Je verrai si je dois obéir…

– Vous craignez d’être assassiné chez moi ?

Passavant se redressa :

– Oui, madame. Pardonnez-moi… J’ai si peu vécu que je tiens à vivre quelque temps encore, ne fût-ce que pour voir s’il n’y a au monde que perversion et méchanceté.

Le regard d’Isabeau jeta un éclair. Elle s’avança, souriante, vers la table de marbre, et la toucha de la main. Alors, elle se tourna vers Passavant, et son attitude terriblement sérieuse le fit frissonner.

– Vous étiez là ! dit-elle avec une majesté imposante et lugubre. Si j’eusse voulu vous tuer, je n’avais même pas à en donner l’ordre. Je n’avais qu’à laisser faire. Je n’avais qu’à me taire. Je viens de vous sauver la vie… Mais vous ne me devez rien, pas même un peu de cette politesse française qu’on m’avait tant vantée ; en effet, vous m’avez sauvée, vous, dans la forêt de Vincennes ; nous sommes donc quittes. Vous êtes un bon calculateur, monsieur, et vous avez le droit de refuser à une femme l’appui de votre épée. Adieu. Viens, Bois-Redon.

Ces paroles produisirent sur le chevalier un terrible effet. Il devint très pâle.

– C’est elle qui m’a sauvé, songea-t-il. C’est sûr. Impossible qu’il en soit autrement.

– Madame, ajouta-t-il en s’avançant vers Isabeau, daignez me pardonner ce manque de courtoisie. Je suis à vous, et vous escorte jusqu’à l’Hôtel Saint-Pol. Sorcier, ouvre les portes !

Il tendit la main à Isabeau qui y appuya la sienne.

– J’eusse bien suffi… commença Bois-Redon en grondant comme un chien qui voit donner une caresse à un confrère nouveau venu.

Mais la reine le foudroya du regard. Saïtano, chancelant, livide, s’avança et ouvrit successivement les portes. Derrière la reine et Passavant venait Bois-Redon. Derrière Bois-Redon, clopin-clopant et encore tout endoloris, plus ébaubis encore, venaient Bruscaille, Bragaille et Brancaillon. Le capitaine les désigna à la reine et dit :

– Est-ce que ceux-ci font partie de l’escorte de Votre Majesté ?

– Ceux-ci… fit la reine.

– Ceux-ci sont mon escorte, dit le chevalier sans qu’on pût savoir s’il parlait sérieusement.

Une minute plus tard, ils étaient dans les rues de la Cité. Saïtano, lentement, referma sa porte. Ses mains tremblaient. Ses dents claquaient. Quand il eut fini, il voulut se diriger vers l’escalier qui montait à sa chambre où nous avons vu Laurence d’Ambrun. Mais à mi-chemin, il vacilla tout à coup, et s’affaissa, évanoui. Gérande le souleva, l’assit dans un fauteuil. Elle ricanait :

– Je vous l’avais bien dit, que vous aviez tort de relâcher le chevalier de Passavant !

La reine se dirigeait vers l’Hôtel Saint-Pol. Près d’elle marchait Passavant. Bois-Redon était soucieux et se disait : Qui sait si ce n’est pas le nouveau capitaine des gardes de la reine ? Bruscaille, Bragaille et Brancaillon boitaient, mais fiers comme ils ne l’avaient jamais été, se disaient : Nous sommes l’escorte du chevalier de Passavant !

On arriva à l’Hôtel Saint-Pol.

Bois-Redon appela, cria le mot de passe, jura, tempêta jusqu’à ce que le passage fût libre. Au moment de s’engager sur le pont-levis, la reine regarda fixement le chevalier, et, d’un accent glacial :

– Si vous avez peur, vous êtes libre de vous retirer.

Passavant, pour toute réponse, marcha en avant. Bientôt il fut sous la voûte qui séparait les deux grosses tours de garde. Il entendit la grand’porte se refermer derrière lui. Il eut un long frisson, mais, maîtrisant ses nerfs, il marcha résolument vers le palais de la reine.

Cependant, une scène courte mais intéressante pour nous se déroulait devant la grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol. En effet, lorsqu’ils virent le chevalier entrer dans la forteresse royale, Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, naturellement, voulurent entrer aussi, Bois-Redon les arrêta un moment, attendit que la reine et Passavant fussent assez loin, puis repoussant Brancaillon d’une secousse :

– Hors d’ici ! fit-il rudement. L’Hôtel Saint-Pol n’est pas un chenil, je pense !

Brancaillon, qui avait fléchi sous le coup, Brancaillon, qui se croyait l’homme le plus fort de Paris, toisa Bois-Redon, non sans quelque jalouse admiration, et dit simplement :

– Tiens ! Vous êtes fort, vous !

Bois-Redon, à son tour, inspecta Brancaillon en connaisseur. Lui aussi se croyait l’homme le plus fort de Paris. Le compliment de cet autre colosse le toucha. Mais revenant à son idée :

– Oui, je suis fort, et je vous le montrerai à tous trois quand vous voudrez. En attendant, hors d’ici !

– Mais, objecta Bruscaille comme un irrésistible argument, puisque nous sommes son escorte !

– L’escorte de qui ? hurla Bois-Redon. De la reine, peut-être ?

Ils haussèrent les épaules. Et Bragaille, simplement :

– L’escorte du chevalier de Passavant ! Vous l’avez bien entendu ?

Le capitaine déjà s’en allait et disparaissait dans l’Hôtel Saint-Pol. Quelques instants plus tard, les trois délivrés virent sortir une quinzaine d’archers qui criaient ; « Au large, truands ! »

– Diable ! fit Bruscaille, il va grêler tout à l’heure. Allons-nous-en !

– Pourtant, dit Brancaillon en levant le nez, le temps est clair…

Quelques flèches qui sifflèrent lui apprirent de quelle grêle Bruscaille avait voulu parler. Tous trois détalèrent, et, comme la nuit était encore profonde aucun d’eux ne fut atteint. Assemblés dans un angle que formaient deux maisons, ils tinrent conseil.

– Nous sommes sans gîte, dit Bruscaille qui résuma la situation. Nous ne possédons pas une maille à nous trois. Nous sommes affaiblis par les damnées cordes du sorcier. Nous avons faim. Nous avons soif. Nous avons froid. Voilà. Que devons-nous faire ?

– J’ai une idée, dit Bragaille : nous irons passer le reste de la nuit dans l’église de Saint-Jacques de la Boucherie, c’est un lieu d’asile.

– Oui, et le sieur Gendry qui devait être pendu s’en est bien aperçu, puisque, s’étant réfugié dans Saint-Jacques de la Boucherie, on l’y laissa mourir de faim plutôt que de le saisir pour le pendre.

– Je connais le bedeau, insista Bragaille.

– Nous donnera-t-il à manger et à boire ?

– Non, bien qu’il ait souvent des provisions de galettes qu’on lui apporte pour payer les cierges qu’il ne met pas, le ladre.

– Eh bien, fit Bruscaille, voici, mon idée à moi : Nous devons retourner à l’hôtel de Bourgogne et dire à Monseigneur : voyez que nous avons la peau dure à cuire puisque nous avons échappé au sorcier à qui vous nous avez fait porter tout endormis…

– Et alors ? fit Bragaille goguenard.

– Alors, monseigneur sera saisi d’admiration et nous gardera.

– Pour nous pendre… Non, je n’irai pas.

– J’ai une idée, fit tout à coup Brancaillon.

– Toi ? s’écrièrent-ils d’un ton qui n’avait rien de flatteur.

– Je vous emmène chez Marion Bonnecoste qui a un faible pour moi, comme vous savez ou ne savez pas ; je la connais, c’est une bonne fille ; elle nous procure mangeaille, buvaille, couchaille.

– Toutes choses qui vont au mieux avec Bruscaille et Bragaille, s’écrièrent les deux sacripants enthousiasmés.

– Et avec moi, fit Brancaillon déjà inquiet.

Il y eut une série d’énormes plaisanteries intraduisibles en langue moderne, et ils se mirent en route vers le logis de Marion Bonnecoste.

Cependant, le chevalier était entré dans le palais de la reine avec cette sensation très nette qu’il pénétrait dans un antre plus redoutable que celui de Saïtano.

Il avança donc, l’œil et l’oreille au guet, décidé à vendre chèrement sa peau.

– Et pourtant, se disait-il, pourquoi m’eût-elle sauvé chez le sorcier, si elle veut ma mort ?

Avec Isabeau, il entra dans la salle d’Imperia.

Il vit la reine se pencher sur la tigresse couchée sur les tapis et toute emmaillotée de linges. Le fauve râlait. Un homme veillait près d’Imperia. Il était chargé de renouveler les onguents et les compresses. Isabeau l’interrogea avidement. L’homme assura que la tigresse ne succomberait pas à ses blessures, et alors, avec étonnement, le chevalier vit pleurer la reine.

Des larmes de joie, peut-être… ou la réaction des violentes émotions de cette nuit.

En tout cas, ces larmes étaient sincères, et des sentiments moins hostiles s’érigèrent dans l’esprit de Passavant. La reine le fit alors entrer dans un petit salon d’une somptuosité, d’une richesse, d’une magnificence telles que le chevalier en éprouva malgré lui une rapide admiration.

– Asseyez-vous, chevalier, dit doucement Isabeau qui elle-même prit place sur les coussins de soie brochée d’or formant le siège d’un fauteuil.

Passavant obéit. Il se tenait sur ses gardes. Sans affectation, il plaça sa rapière en travers de ses genoux.

Une minute, Isabeau considéra le chevalier avec une attention non dépourvue d’intérêt.

Brusquement, elle demanda :

– Eh bien, chevalier, avez-vous retrouvé quels gens envahirent jadis le logis Passavant, selon ce que vous m’avez conté, et enlevèrent cette petite fille qui se nommait Roselys ?

– Attention ! se dit le chevalier. Il faut que du premier coup, je lui montre qu’elle ne me fait pas peur. Non, madame, je n’ai pas retrouvé ces gens. Mais j’ai retrouvé l’ange qui se pencha sur la petite Roselys, comme je vous l’ai également conté, et la sauva.

– Oh ! fit Isabeau avec intérêt. Et qui est-ce ?

– La très noble dame d’Orléans, dit froidement le chevalier.

Isabeau n’eut pas même un tressaillement. Elle continua de sourire.

– Mais, fit-elle de sa voix douce et chantante, que me disiez-vous donc que c’était moi qui avait sauvé cette petite, et qu’à cause de cela vous me vouliez offrir votre vie ? Ce n’était donc pas moi ?

– Non, madame, ce n’était pas vous. Je m’étais trompé.

– Vraiment, j’en suis fâchée. J’eusse été heureuse d’avoir été l’Ange une fois dans ma vie. Mais puisque ce ne fut pas moi, n’en parlons plus. Dites-moi mon brave chevalier…

Elle s’arrêta un instant. Elle était pareille à Impéria lorsque la tigresse préparait un coup de griffe et se ramassait prête à bondir. Le coup de griffe, soudain, partit, à fond.

– Avez-vous aussi retrouvé le véritable meurtrier de mon noble cousin d’Orléans ?

Le chevalier frissonna. Il comprit alors l’erreur qu’il avait commise en entrant à l’Hôtel Saint-Pol.

– Madame, dit-il, ce n’est pas à moi de rechercher l’assassin du sire duc d’Orléans. La justice de l’Official et celle du roi doivent suffire à cette besogne. Je sais, Majesté, ce que vous voulez dire. Que je suis accusé, moi, et que si on ne retrouve pas le vrai meurtrier, c’est moi qui serai jugé, condamné, exécuté. Soit, madame. Qu’on me prenne, si vous me livrez. Qu’on me juge, si vous traînez votre hôte au Châtelet. Qu’on me condamne, si vous m’avez appelé en votre palais pour assurer ma mort. Mais je vous jure sur mon âme, et de par mon nom, que le vrai meurtrier sera châtié. Même si vous me livrez, il sera châtié, madame, châtié par moi !

Isabeau, l’œil dilaté, le doigt tendu vers le chevalier, gronda :

– Ah ! Mais vous le connaissez donc ?

– Je le connais, madame !

– Qui ? Parlez ! Tout de suite ! Qui ?

– Madame la reine, dit Passavant, ce n’est pas à moi de dire son nom et de le dénoncer aux gens de justice. Mais il sera châtié. C’est une affaire entre lui et moi. Quant à ceux qu’il a armés pour frapper le malheureux prince, ils mourront de ma main. C’est chose promise, madame.

Isabeau écoutait, avec une stupeur mêlée d’effroi, cet homme qui se vantait de connaître les meurtriers et celui qui les avait armés… qui se vantait de préparer leur châtiment à tous…

Il y eut un long silence.

Passavant, paisible, attendait que la reine lui expliquât ce qu’elle attendait de lui. C’était justement ce qu’Isabeau ne savait pas elle-même.

En réalité, depuis l’instant où elle avait vu le chevalier sur la table de Saïtano, elle errait de vouloir en vouloir, sa résolution oscillait. Et pourtant, au fond d’elle-même, elle cherchait la haine sans la trouver. Elle s’étonnait, elle s’irritait de se sentir au cœur un sentiment qu’elle ne connaissait pas. Et ce n’était pas cette fougueuse passion qui l’avait jetée aux bras de ses amants, ni cette volonté puissante d’amour et d’ambition tout à la fois qu’elle avait offerte à Jean sans Peur…

Tout se contredisait et se heurtait donc dans sa pensée.

– Chevalier, reprit Isabeau, vous venez de dire des choses terribles… pour tous.

– Oui, madame, je le sais : savoir qui a tué le duc d’Orléans et dire qu’on le sait, peut-être est-ce plus dangereux encore que d’être le meurtrier. Je ne suis pas le meurtrier, madame. Mais je connais les noms des assassins et le nom de l’homme qui les a armés. C’est terrible pour moi. Je n’y peux rien.

– Et vous dites que vous voulez les punir ?

– C’est du moins une promesse que je me suis faite à moi, et que je leur ai faite à eux. Si je ne la tiens pas, c’est que j’aurai succombé le premier.

– Et les noms de ces hommes, vous ne voulez pas les dire ?

– Non, Majesté.

– Eh bien, dit la reine avec un accent de menace profonde, je vais les dire, moi. Les meurtriers s’appellent Guines…

– Guines est mort, madame !

Isabeau tressaillit. Une seconde, Passavant lui fit peur et lui apparut comme une de ces forces aveugles, suscitées par la fatalité, auxquelles il est inutile de résister. En cette seconde, peut-être, la peur fut-elle plus forte que l’admiration. Si Bois-Redon était entré à ce moment, elle eût sans doute donné l’ordre. Mais s’arrachant toute frissonnante à ces impressions nerveuses, elle continua :

– Les autres s’appellent Scas, Courteheuse, Ocquetonville ; sont-ils morts aussi ?

– Non, mais ils mourront. De la même main qui a tué Guines, ils mourront, madame.

Isabeau se leva. Passavant l’imita aussitôt et se tint debout dans une attitude de respect.

– Restez, gronda la reine d’une voix rauque. Restez assis. Je vous l’ordonne.

Il obéit, reprit sa position première, l’épée en travers des genoux. Il guettait la reine du coin de l’œil, et parfois souriait doucement en caressant sa rapière. Isabeau, quelques minutes, marcha lentement de long en large.

– Et quant à celui qui a inspiré le meurtre, dit tout à coup Isabeau en s’arrêtant près du chevalier, il s’appelle Jean sans Peur, duc de Bourgogne. Taisez-vous. Écoutez-moi. Tâchez de me comprendre. Écoutez-moi avec votre âme, car c’est mon âme qui va vous parler… avec votre cœur et votre esprit, écoutez-moi, car ce que je vais vous dire, jamais je ne vous le redirai.

Haletante, à demi penchée sur Passavant, l’œil sombre et la lèvre ardente, Isabeau, en proie peut-être à une de ces brusques tempêtes de passion qui parfois se déchaînaient en elle, apparut au chevalier comme le génie du mal incarné dans une splendide image de femme.

Une violente émotion l’étreignit à la gorge. Oui, sa destinée allait se décider. Isabeau allait parler. Les paroles brûlantes qui de son cœur montaient à ses lèvres allaient tomber. À ce moment même, Bois-Redon entra.

Il faut dire qu’Isabeau ne prêta aucune attention à cette soudaine arrivée de son capitaine.

C’était un animal familier, une chose qui avait sa place dans le logis.

– Cet homme, dit-elle, ardente de sa passion, ce duc, ce Jean qu’on appelle sans Peur, je l’ai aimé. Me comprenez-vous ? Je veux dire que pour lui j’étais vouée au bien et au mal, à ce que Saïtano appelle le Bien et le Mal, comprenez-vous ? J’eusse été aussi bien inspirée par Dieu que par Satan. Je l’aimais. Je le lui ai dit. Je lui ai promis l’empire du monde, et je lui eusse donné. Cet homme qu’on appelle sans Peur a eu Peur. Il m’a trahie.

– Oh ! songea le chevalier, est-ce qu’elle va maintenant me demander de tuer le duc de Bourgogne, comme le duc de Bourgogne me demandait de tuer Louis d’Orléans ? Majesté, dit-il en se levant, songez qu’on vous écoute !

– Qui ? Bois-Redon ? Il entend peut-être, mais il n’écoute pas. N’est-ce pas, Bois-Redon ?

Le géant s’avança d’un pas, s’inclina en signe d’assentiment et dit :

– Non, madame, je n’écoute pas, mais je venais vous dire…

– Tais-toi ! Tu me diras cela tout à l’heure. Ce Jean sans Peur, chevalier, n’est plus rien pour moi. Qu’il vive, qu’il meure, peu m’importe. Il n’est pas l’homme que je cherchais. Celui que je cherche doit être prêt à tout entreprendre pour sa propre gloire et pour la mienne. Il faut que je sois tout pour lui comme il sera tout pour moi. À cet homme, chevalier, j’offre la fortune la plus éblouissante qu’un chercheur d’aventures ait jamais osé regarder en face. Il ne serait rien, il n’aurait pour lui que son épée, son courage, son esprit… mais, pour le pousser s’il le faut jusque sur les marches du trône, il aurait mon amour… Mon amour, entendez-vous ? L’amour d’Isabeau ! Regardez-moi, et dites si vous en avez vu de plus belles à la cour de France. Aimée de lui, chevalier, aimée de cet homme que je cherche, capable d’élever son âme au-dessus des basses ambitions et des amours plus basses encore, capable de planer avec moi au-dessus d’une humanité que nous écraserions de notre mépris, aimée de lui ! Que ne pourrions-nous entreprendre à nous deux ! Écoutez… je vais vous dire…

Passavant, stupéfait, écoutait comme en rêve.

C’était le somptueux rêve d’une fortune qu’Isabeau pouvait bien appeler éblouissante. Lui, pauvre chevalier, sans sou ni maille – et même sans feu ni lieu – aimé d’une reine telle qu’Isabeau de Bavière ! Cela était le rêve.

La réalité, que Passavant saisissait vivante et vibrante au fond de lui-même, oui, c’était de l’horreur qu’il ressentait. La vérité aussi, c’est qu’il eût donné toutes les fortunes et tous les trônes pour un sourire de celle qui vivait en lui.

Il écoutait donc. Mais sa physionomie se figeait. Au coin des lèvres, son sourire sceptique apparaissait parfois pour s’évanouir aussitôt.

Ardemment la reine le considérait pour essayer de lire sur son visage. Et sur cette physionomie, elle ne voyait pas encore se lever l’émotion qu’elle appelait, qu’elle attendait. Un mouvement de rage lui échappa. Elle se pencha davantage.

– Eh bien, gronda-t-elle, savez-vous s’il existe au monde un homme tel que celui que je vous dépeignais ? Tel que celui que je cherche ?… Il faudrait que cet homme pût me comprendre, et pour cela il faudrait qu’il ne portât pas au cœur l’image d’une Odette de Champdivers.

Au même instant, Passavant fut debout, très pâle.

– Répondez donc ! grondait Isabeau. Est-il donc vrai que vous aimez cette fille ?

– Si je l’aime ? murmura le chevalier ébloui par ce mot beaucoup plus qu’il ne l’eût été par la fortune que lui avait offerte Isabeau.

– Vous n’osez donc pas le dire !

– Je le dis, madame. Par le ciel, je jure que j’aime…

– Par l’Enfer ! dit une voix stridente, prenez garde, chevalier ! Prenez garde à ce que vous allez dire !

La reine et Passavant, d’un même mouvement, se tournèrent vers celui qui entrait et parlait ainsi, d’une voix de menace et d’autorité.

Saïtano était là.

Il portait le costume que le chevalier lui avait vu en cette nuit de fête de l’Hôtel Saint-Pol.

La reine interrogea Bois-Redon du regard. Mais Bois-Redon leva les épaules en signe qu’il déclinait toute responsabilité. Et il murmura : « J’étais venu vous prévenir, mais vous n’avez rien voulu entendre. »

Le regard d’Isabeau se fixa ensuite sur Saïtano.

Quelques secondes, la reine et le sorcier se parlèrent, cherchèrent à se comprendre, à se dire des choses qui ne pouvaient être exprimées. Et sans doute Isabeau comprit.

L’intervention de Saïtano, c’était la mort de Passavant.

Saïtano n’était venu que pour tuer Passavant.

Voilà ce qu’elle se dit.

Et un mortel regret envahit son cœur. À cette minute où elle n’avait plus qu’à « laisser faire », où son geste à elle devenait inutile, où l’archange de mort était là prêt à frapper, elle sentit que de mystérieux liens l’attachaient à Passavant. Elle eût voulu le sauver.

S’approchant rapidement du chevalier, dont elle s’était éloignée au moment où Saïtano entrait, elle posa sur son bras une main tremblante, et elle le considéra avec un tel regard d’amour pur que Passavant se sentit bouleversé.

Elle n’était plus la reine aux ambitions formidables rêvant la restauration d’un empire dont elle eût été la Sémiramis… Elle n’était plus la femme adultère commettant l’immonde escroquerie qu’alors on punissait de la flagellation en attachant nue sur un âne la voleuse d’honneur qu’on promenait ainsi par la ville… Elle n’était plus la somptueuse et tragique ribaude qui attirait le duc d’Orléans au magique et mortel traquenard de sa beauté perverse… Elle fut toute candeur, toute pureté, elle fut femme au sens le plus poétique, elle offrit un amour de vierge. Et sa voix supplia :

– Chevalier, cette fortune étrange, inouïe, fabuleuse, dont je vous parlais, voulez-vous qu’elle soit pour vous ? Oh ! ne vous hâtez pas de me répondre. C’est une dernière grâce que je vous demande. Voulez-vous pendant trois jours être l’hôte de la reine de France ? Je jure que pendant ces trois jours vous serez sacré pour tous, même pour Jean de Bourgogne. Je jure que si alors vous vous écartez de moi, si vous me repoussez, vous sortirez sain et sauf de l’Hôtel Saint Pol… Répondez, chevalier.

Saïtano écouta avec angoisse, Bois-Redon avec terreur.

Le chevalier, sans s’incliner, sans donner à la reine l’illusion d’un respect hypocrite, la regarda dans les yeux avec une douceur sincère.

– Madame, dit-il, pardonnez à un malheureux qui devrait se prosterner à vos pieds pour vous remercier ; si j’acceptais d’être votre hôte, Majesté, je mentirais car ce serait vous laisser croire qu’il peut y avoir en moi une hésitation…

Il s’arrêta. La reine recula, très pâle, et murmura :

– Et vous n’hésitez pas ?…

– Non, reine, dit Passavant avec fermeté. Je réprouve cette aversion du mensonge qui me force à vous humilier alors que je vous devine en ce moment si belle et si grande. Mais quoi qu’il arrive, je ne mentirai pas. Lorsque cet homme est entré, j’allais jurer… je jure…

– Prenez garde ! répéta Saïtano.

Le sorcier, en même temps, plongea son regard dans les yeux de la reine. Ceci voulait dire :

– Me le livrez-vous maintenant ?

– Je te le livre ! répondit Isabeau.

Sa physionomie s’était transformée en ce peu d’instants au point d’être à peine reconnaissable. Le chevalier avec étonnement vit cette figure si douce et suppliante se marquer des taches livides de la rage, ces traits délicats devenir durs, ces yeux noyés de tendresse flamboyer d’un feu sombre.

Dès lors, il se retrouva prêt à la lutte. Il se tourna vers le sorcier et prononça :

– Par le Dieu vivant, ce n’est pas toi qui m’empêcheras de proclamer et de jurer que j’aime la noble demoiselle Odette de Champdivers, et…

– Vous avez menti ! cria Saïtano.

Il y eut un moment de stupeur. La reine se rapprocha. Bois-Redon recommença à trembler. Quant au chevalier, il avait eu d’abord un geste furieux, puis tout à coup il haussa les épaules, son sourire aigu reparut :

– Allons, dit-il, vous me devez déjà vos deux oreilles… Je vais être aussi forcé de vous couper la langue.

– Non, dit Saïtano avec un rire sinistre. Je dis que vous avez menti, et je le prouve !

– Tu le prouves ? rugit Passavant ivre de fureur cette fois.

– Je le prouve. Vous n’aimez pas Odette de Champdivers. Vous aimez Roselys d’Ambrun. Osez jurer maintenant !

Passavant recula. Une pâleur mortelle s’étendit sur son fin visage. Ses yeux se troublèrent. Tout se brisa en lui. Il se courba comme assommé par le coup porté à son cœur.

– Eh bien ! dit Saïtano d’une voix si grave qu’elle en était funèbre, qui de nous a menti, chevalier ? Si la demoiselle de Champdivers était ici, oseriez-vous en toute loyauté lui donner votre cœur, sachant que ce cœur, depuis votre enfance, est à une autre que vous cherchez, dont vous portez l’image adorée partout où le hasard vous mène ? Parlez donc…

– Démon ! murmura le chevalier en lui-même. Démon qui a su lire dans mes pensées les plus secrètes et qui fait un jeu du trouble qui me désespère !

– Vous vous taisez ?

Il se rapprocha vivement de Passavant, et à voix basse :

– Voulez-vous la revoir ? Je puis, cette nuit, dans une heure, vous conduire auprès de Roselys.

Le chevalier tressaillit. Son cœur se dilata. Un espoir insensé monta à sa tête. Il saisit la main de Saïtano, qui eut alors un terrible sourire de triomphe.

– Êtes-vous prêt à me suivre ? murmura le sorcier.

– À l’instant ! dit Passavant d’une voix ardente.

Saïtano se tourna vers la reine. De son même regard mortel, il l’interrogea. Et cette fois encore Isabeau lui répondit : « Allez, je vous le livre !… »

Puis, faisant signe à Bois-Redon, lentement elle s’éloigna. Au moment de franchir la porte, elle se retourna et contempla un instant le chevalier ; un soupir gonfla son sein ; chose affreuse, une larme tomba de ses yeux qui venaient de condamner le chevalier ; chose vraiment étrange, sa main monta jusqu’à ses lèvres, et elle envoya un baiser à cet homme qu’elle livrait.

Puis elle disparut.

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