XXVI L’HÔTEL SAINT-POL

Il y avait quelqu’un qui regardait tout ce grand massacre comme on peut regarder les images forcenées d’un cauchemar : c’était Laurence d’Ambrun, la mère de Roselys, en marche pour sauver celui qu’aimait sa fille !… Laurence arrêtée place de Grève par la vue de l’échafaud, Laurence bientôt certaine que cet échafaud était là pour Hardy de Passavant avait assisté de loin à la fabuleuse tentative dès Écorcheurs.

Elle s’était mise en route vers l’échafaud, toute raide, sans voir, se frayant un chemin à travers l’énorme foule, ne se demandant nullement ce qu’elle voudrait ou pourrait faire, soutenue seulement par cette pensée obstinée qu’il lui fallait arriver à l’échafaud. Et elle n’en était plus séparée que par une vingtaine de pas lorsque les démons, figures d’un rêve impossible et pourtant réel, avaient envahi la plate-forme. Passavant était sauvé !…

Alors, elle avait tenté de le rejoindre. Palpitante, obstinée, silencieuse, elle était entrée dans la rue Saint-Antoine. À chaque minute elle se croyait sûre d’atteindre. Passavant et de lui crier :

– Où allez-vous ? Venez, venez avec moi, car Roselys vous attend !…

À chaque fois, une nouvelle vague déferlait et la rejetait loin de celui qu’au prix de sa vie elle eût voulu étreindre en ses bras, car cet homme représentait la vie de Roselys.

Par un phénomène très explicable, Laurence avait tout à fait oublié qu’elle avait vu le chevalier au logis d’Ermine. La transmutation de mémoire avait aboli tout ce qui, dans cet esprit, édifiait l’artificielle personnalité de Jehanne. Mais, du même coup, toute la mémoire de Laurence, tout son passé, toute sa vie s’étaient reconstitués.

Laurence, donc, en ces brûlantes minutes où à travers vents et marées, vents d’émeute, marées d’humanités déchaînées, cherchait à se rapprocher du chevalier ; Laurence, disons-nous, évoquait l’époque lointaine où, pareille à un oiseau blessé revenant à l’ancien nid, pâle, désespérée, elle avait regagné l’hôtel Passavant et avait dit à l’enfant : « Y a-t-il place encore pour moi en ce logis d’honneur et de probité ?… Elle revoyait Hardy l’accueillant comme une sœur bien-aimée. Elle le voyait lever ses grands yeux curieux sur Roselys et murmurer : « C’est votre fille, n’est-ce pas ? Elle est belle comme un ange du livre d’heures de madame ma mère. »

L’amour du chevalier de Passavant datait de cette lointaine minute, étoile tremblotante qui se perdait dans l’immensité des ciels qu’on nomme le Passé.

Laurence pleurait. Mais c’étaient des larmes plus douces. L’impérieux besoin de se dévouer pour Passavant se fortifiait en elle.

Que n’eût-elle pas donné pour lui offrir une marque éclatante de sa gratitude et de son amour maternel… oui, maternel, car le chevalier, dans son cœur, devenait son fils au même titre que Roselys était sa fille ! Elle les confondait dans la même expansion d’amour, elle les eût voulu tous deux ensemble dans ses bras, souriants, heureux, dût-elle mourir l’instant d’après…

Et cette adorable idylle de son cœur fleurissait dans le sang du vaste carnage, sous les rafales des clameurs, parmi les tumultueux tourbillons d’humanité emportée par la tempête.

En de soudaines visions qui s’échafaudaient et se démolissaient brusquement comme des images de rêves, s’édifiaient les ruées des bandes populaires par delà lesquelles Hardy de Passavant tantôt lui apparaissait, faible forme lointaine devinée par son cœur plutôt que vue par ses yeux, et tantôt sombrait entre deux hautes vagues d’émeute. Et c’était le fulgurant passage de l’escadron d’Armagnac étincelant d’acier.

Elle marchait, épave ballottée, rejetée d’un bord de rue sur l’autre ; elle rasa l’Hôtel Saint-Pol comme une mouette qui péniblement rase une falaise, et brusquement ce fut la formidable collision des Armagnacs et des Bourguignons. Elle était près d’atteindre Passavant. Et encore, Passavant lui échappait, bondissant vers elle ne savait quel but, au cri de : « Hardi pour la dame d’Orléans !… » Et Laurence, bloquée par la furieuse bataille, par l’inextricable enchevêtrement des chevaux, fixait son regard éperdu sur la porte Saint-Antoine en murmurant : « Oh ! il cherche à sortir de Paris ! Il va fuir ! Roselys le reverra-t-elle jamais ? »

– Passavant ! Passavant ! Mon fils ! appela-t-elle dans un grand cri.

Une clameur lui répondit et s’épandit, grondante, fusant soudain en un hurlement terrible des Bourguignons ; la porte l’énorme porte Saint-Antoine s’ouvrait. À grand fracas, le pont-levis s’abattait ! La bande des Écorcheurs avait massacré le poste tandis que Polifer, Passavant, Tanneguy du Chatel et une centaine de démons formaient devant Jean sans Peur et ses gens une infranchissable barrière. Les survivants des Armagnacs franchissaient la porte, entourant la litière de la dame d’Orléans saine et sauve, troupe grondante, sanglante, terrible encore, qui prit au pas la route du Nord…

– Victoire ! victoire ! hurlèrent les Bourguignons.

Mais Jean sans Peur, dressé sur ses étriers, regardait s’éloigner Armagnac et murmurait :

– Tant que cet homme vivra, je mettrai en doute ma victoire.

Et alors, d’un mouvement de rage convulsif, il détourna la tête, leva sa large épée sanglante et cria :

– À l’Hôtel Saint-Pol !…

Ce fut un cri d’orgueil et de triomphe. Il allait entrer en conquérant dans cet Hôtel Saint-Pol où il saisirait la couronne de Charles en attendant l’heure où, dans la cathédrale de Reims, il deviendrait l’oint du Seigneur. Et la foule de ses guerriers le comprit. Car tous, ivres de carnage, ivres des honneurs et des jouissances qui les attendaient, d’une même voix puissante, tragique à force de volonté furieuse, crièrent :

– Vive le roi !…

Dans ce moment, le regard de Jean sans Peur tomba sur le chevalier de Passavant !…

Jean sans Peur eut un étrange hochement de tête. Il lui sembla d’abord que, de voir là cet homme qu’on avait entraîné à l’échafaud, cela ne lui causait qu’un médiocre étonnement. Ce n’était qu’un incident au milieu des rêves tumultueux de cette journée. Puis, brusquement, s’abattit sur lui cet étonnement qu’il niait et qui le pétrifiait. Puis une rage spasmodique le secoua. Il allongea son bras tremblant vers le chevalier et gronda :

– Passavant ! L’infernal Passavant !…

Autour de lui, on vit son geste sans comprendre ce qu’il disait. Plus loin, les guerriers hurlaient :

– À l’Hôtel Saint-Pol ! Vive le roi de Francs et de Bourgogne !…

Un vaste mouvement se produisit. Les chevaliers bourguignons, d’une irrésistible impulsion, se mettaient en marche vers l’Hôtel Saint-Pol, poussant devant eux le chef, le maître, le roi ! leur roi, qu’ils eussent massacré s’il eût résisté à la furie d’impatience qui les affolait… poussant donc Jean sans Peur, et en avant de Jean sans Peur, une foule parmi laquelle Passavant, Tanneguy, Polifer et une cinquantaine d’Écorcheurs.

Tout s’engouffra dans l’Hôtel Saint-Pol.

Et alors s’éleva l’immense clameur de triomphe à laquelle succéda le hurlement de la furieuse impatience :

– À la chapelle ! À la chapelle du roi !…

Tout de suite, sur l’heure, il leur fallait la prise de possession, le geste, la cérémonie, le n’importe quoi qui certifiait la victoire, assurait la curée, réalisait la mise à sac, le partage des places, des emplois, des honneurs, de l’argent. Celui-ci se voyait connétable, celui-là était grand amiral. Chacun s’indiquait à soi-même sa part, et Jean sans Peur s’avançait, prisonnier de cette formidable armée d’appétits. La troupe entière mettait pied à terre, et, gesticulante, hurlante parmi les cris, les éclats de rire, les menaces, les jurons, avec des figures convulsées, marchait sur la grande chapelle du roi où Jean sans Peur, en présence des hommes et de Dieu, allait être hissé sur le pavois…

Tout ce monde, pêle-mêle, pénétra dans l’immense galerie des fêtes du roi, se dirigeant, disons-nous, sur la grande chapelle.

Or, si les Bourguignons se fussent comptés à ce moment, ils eussent constaté qu’ils n’étaient guère que deux cents autour de Jean sans Peur. Ils étaient partis deux mille de la Porte Saint-Antoine. Qu’étaient devenus les autres ? Avaient-ils été entraînés sur quelque point de Paris par les remous de la bataille ?…

Loin du palais du roi, vers la grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol, on eût pu entendre une rumeur de combat, mais cette rumeur se perdait dans l’immense tumulte qui montait de Paris, et brusquement elle s’éteignit.

Jean sans Peur, donc, à cet instant où cessait ce bruit de lutte autour de la grande porte de la forteresse, entrait dans la galerie des fêtes, solennel et magnifique vaisseau long de cent cinquante pas, au fond duquel, sur une estrade, sous un dais de velours fleurdelysé d’or, se trouvait le trône du roi, siège d’apparat où Charles VI ne prenait place qu’en de rares cérémonies.

Parmi tant de choses terribles et étranges qui se déroulèrent en cette journée, cette entrée en cette galerie fut la plus étrange ; elle fut inexprimablement étrange.

Voici ce qu’il y avait dans cette foule qui avait été jetée jusque là :

Jean sans Peur et ses principaux vassaux ou partisans, tels que Robert de Mailly, Antoine de Brabant (son frère), le sire de Jacqueville, le seigneur de Châtillon, Villiers de l’Isle-Adam, Saveuse, et tant d’autres, en tout, avons-nous dit, environ deux cents Bourguignons, bardés d’acier, éclaboussés de sang, les cuirasses bosselées, les visages étincelants.

À trois pas de Jean sans Peur, entraîné par le même violent reflux, sachant qu’il allait mourir là, et cherchant encore Roselys, marchait Passavant.

Plus loin, c’était Tanneguy du Chatel. Ailleurs, c’était Polifer.

Environ cinquante Écorcheurs étaient là.

Enfin, près de mille bourgeois et hommes du peuple, des enfants, des femmes, déchirés, sanglants, éperdus de se trouver dans l’Hôtel Saint-Pol, marchaient sans savoir, ayant vaguement conscience qu’ils bouleversaient un monde, et « faisaient de l’Histoire ».

Et tous ces gens, chevaliers, artisans, grands seigneurs, bourgeois, hommes, femmes, s’avançaient pêle-mêle confondus hurlant, vivant chacun une de ces inoubliables minutes qui pèsent sur toute la vie. Les Bourguignons vociféraient :

– À la chapelle ! Vive le roi !…

– Vive le roi ! répétaient artisans et bourgeois sans trop savoir de quel roi il s’agissait.

Cette foule aux éléments si divers dont le contact, à chaque instant, pouvait faire explosion, cette foule composée d’ennemis qui voulaient se tuer, et de grands féodaux, et de manants, cette foule s’avançait en bloc serré dans la grande galerie des fêtes du roi.

Ce fut en bloc qu’elle parvint jusqu’au milieu de cette galerie.

En sorte que la moitié de l’immense salle fut, à un moment précis, emplie de gestes furieux, d’attitudes convulsives, de visages flamboyants, tandis que l’autre moitié, vers le trône, demeura encore déserte.

Ce fut à ce moment précis que Jean sans Peur s’arrêta livide d’épouvante. Sans qu’il en eût donné l’ordre, ses seigneurs s’arrêtèrent d’un même arrêt brusque, et, pétrifiés d’étonnement, ils écoutèrent.

Et ce fut cet arrêt immédiat, sans cause apparente, cette soudaine immobilité de toute une foule, pareille alors à un énorme et fantastique jouet mécanique dont le ressort vient de se briser net, ce fut une chose improbable, mystérieuse, et profondément émouvante… Que s’était-il passé ?…

Presque rien : un incident familier à la plupart des figurants de ce drame :

Une fanfare lointaine, dans le palais du roi, venait de se faire entendre…

Une fanfare composée sûrement d’une trentaine de trompettes, au moins ; car, stridente, déchirante, elle perçait si, nous pouvons dire, les voiles épais de tous les tumultes flottants…

Et c’était la fanfare de Charles VI…

C’était la marche de triomphe qui se jouait seulement aux jours solennels où Charles VI, en grande pompe, venait occuper ce trône qui, là, au fond de cette salle, semblait l’attendre ?

Jean sans Peur trembla convulsivement, leva son épée rouge et gronda :

– Par le tonnerre de Dieu, je…

Il n’acheva pas. Les deux portes monumentales, de chaque côté du trône, s’ouvrirent ! Un huissier, d’une voix tragique, lança le cri que voulait l’étiquette.

– Le roi !… Place au roi !…

La fanfare éclata plus stridente. Par la porte de droite, Charles VI entra et monta sur son trône en grand costume de cérémonie , suivi d’Isabeau de Bavière, défaillante, chancelante, écumante de rage et de terreur, suivi de ses gentilhommes en costume de cour, et tout ce monde brillant, somptueux, vision d’un splendide effet décoratif, prit place autour de l’estrade, tandis que par la porte de gauche entrait Savoisy portant le costume de capitaine des gardes, et suivi de toute la garde royale : archers, pertuisaniers, hallebardiers, piquiers, quatre compagnies complètes de deux cents hommes chacune, – des hommes rouges de sang, les vêtements déchirés, encore tout échauffés de la bataille soutenue à la grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol où ils avaient coupé la colonne des Bourguignons, laissant entrer Jean sans Peur, et repoussant ensuite le reste.

C’était l’œuvre de Brancaillon !…

C’était l’œuvre de Gringonneur !…

Dans la rue Saint-Antoine, dans la marche à l’Hôtel Saint-Pol, Jean de Bourgogne avait pris les devants avec environ deux cents des siens et une foule populaire. Un vaste remous d’émeute avait, quelques minutes, arrêté le gros des forces bourguignonnes. Et quand ce gros s’était présenté au pont-levis, la garde royale était déjà là !…

Cette garde avait été assemblée par Savoisy, nommé sur l’heure capitaine général de l’Hôtel Saint-Pol. Les chefs qui avaient trahi furent remplacés. De tous les palais de l’Hôtel, sortirent des gentilshommes qui, voyant la tournure que prenait la chose, se rangèrent résolument autour du roi. Isabeau fut saisie et gardée à vue. Le coup de théâtre fut préparé en une heure, et lorsque Jean sans Peur crut entrer dans la forteresse où il allait être proclamé roi de France, il entrait dans une chambre de mine dont la mèche était allumée.

*

* *

L’entrée du roi, des gardes, l’envahissement de la salle, la mise en place de cet énorme et magnifique ensemble scénique demanda quelques secondes pendant lesquelles Jean de Bourgogne sentit que la folie allait l’envahir. Convulsé, hagard de terreur, d’étonnement, il bégaya :

– Vivant !… Charles est vivant !…

Puis, tout à coup, la fureur le fit grelotter. Il se tourna vers ses guerriers. Il allait jeter un ordre, – un ordre à lui : l’ordre d’attendre… Presque aussitôt, l’un des courtisans du roi s’approcha de Jean sans Peur et lui murmura :

– Monseigneur, vous êtes ici pour livrer au fou le meurtrier d’Orléans, qui a échappé à l’échafaud et provoqué une émeute contre le roi. Parlez, monseigneur. Dites cela, rien que cela. Toutes les portes de l’Hôtel Saint-Pol sont gardées, et il y a cinq mille archers en bataille, dans la grande cour. Parlez. C’est l’ordre de la reine.

Jean sans Peur, avec cette mobilité de sentiments qui était à la fois sa force et sa faiblesse, avec l’instantanéité du noyé qui saisit la corde qu’on lui jette, Jean sans Peur lança à Isabeau un regard éperdu qui voulait dire : J’ai compris !… Et il acheva de crier l’ordre :

– Qu’on saisisse cet homme, et qu’on le porte devant Sa Majesté le roi ! Vive le roi !…

– Vive le roi ! hurlèrent les Bourguignons qui, eux aussi, comprirent la manœuvre.

En un instant, Passavant fut traîné jusqu’au pied du trône.

Et Jean sans Peur, blême d’épouvante et de rage, l’esprit affolé, les pensées en déroute, s’avança lentement. Charles VI se leva…

Avait-il compris, lui ?… Qui sait ?… Peut-être !

Mais nul ne put jamais savoir si, en cette effrayante minute, le fou fut vraiment sage, ou si, simplement, il ne continua pas son rêve de fou…

Il se leva, et, un instant, par-dessus son épaule, jeta un sourire à deux êtres bizarres qui, par un caprice de démence, avaient pris place en arrière du trône :

Jacquemin Gringonneur et Brancaillon !…

L’un grelottant, tremblant sur ses jambes, invoquant Jupiter et les saints, sublime de courage en sa poltronnerie, car il s’attendait à périr ; l’autre, gigantesque, impassible et grognant :

– Sire, jamais, dans ma vie, je n’eus une telle soif. N’ayez pas peur, sire. Je suis là. À moi seul, je les étriperai s’ils bougent. Mais, seigneur, quelle soif !…

Et alors, dans cette seconde d’intense angoisse où se jouaient la vie de tant d’hommes, la vie d’une monarchie, le sort d’un royaume, la destinée d’un peuple, qui, dans cette seconde, on l’entendit qui disait dans le silence de mort :

– Tu boiras, mon brave révérend ermite, tu boiras, va !… Vin ou sang, tu auras à boire !

Et se tournant vers Jean sans Peur, le visage tout joyeux :

– Ainsi, mon digne cousin, ce truand que vous m’apportez a causé une émotion dans notre bonne ville, et vous l’avez saisi pour me l’apporter au péril de votre vie ?…

Le silence, disons-nous, était énorme : un de ces silences épouvantables qui s’abattent sur une foule et semblent peser sur les épaules comme si vraiment l’air chargé d’angoisse se faisait inexprimablement lourd. Jean sans Peur répondit :

– Oui, sire…

Passavant, très calme, tout droit, son sourire sceptique au coin des lèvres, ne bougea pas.

– Et cet homme, reprit Charles, c’est le meurtrier ?

– Le meurtrier de votre bien-aimé frère d’Orléans, oui, sire ! dit Jean sans Peur.

Le roi hocha la tête. Brancaillon jura sourdement. Gringonneur éternua de terreur. Tanneguy du Chatel se secoua furieusement au milieu des gardes. Jean sans Peur essaya de raffermir sa voix, et grelotta :

– Le meurtrier !…

Le silence devint lourd, l’angoisse palpita sur cette assemblée. Une voix prononça des mots… une voix d’une étrange solennité, une voix glaciale, terrible de calme. Elle disait :

– Jean de Bourgogne, vous mentez !…

Et Jean sans Peur éprouva une effroyable secousse qui acheva de détraquer son cerveau. On le vit se tourner lentement vers cette voix qui venait de proférer une telle insulte contre un tel personnage, on le vit esquisser un geste de lassitude, le geste d’un homme qui se trouve sous la poigne de la fatalité, on le vit essayer de reculer, et ceux qui étaient près de lui l’entendirent murmurer : « Le spectre !… »

Tous les regards se tournèrent sur Laurence.

Elle, s’avançait, et, sur son passage, on se reculait d’instinct pour lui faire place.

– Qui est cette femme ? demanda le roi.

– Sire, dit Passavant, d’une voix qui résonna en d’étranges vibrations, sire, cette femme, c’est la justice qui vient. Taisez-vous, sire, laissez parler la justice !

Et l’instant était si angoissant, si hors de toutes choses attendues, que nul, pas mêmes Charles VI, ne songea à s’étonner de l’audace du condamné parlant ainsi au roi de France.

Jean sans Peur reculait. Il se heurta à la cuirasse d’un de ses vassaux, tressaillit, frissonna, et attendit la venue du spectre, l’œil éteint maintenant, les cheveux hérissés, l’esprit sans pensée ou ne roulant que des pensées de cauchemar. Dans ce cerveau s’érigeait la folie…

Laurence d’Ambrun s’arrêta près de Jean sans Peur et dit :

– Jean de Bourgogne, vous savez qui est le meurtrier du duc d’Orléans. Dénoncez-le…

Jean sans Peur jeta autour de lui ce regard vide et morne des gens qui ne peuvent plus échapper à l’étreinte d’un malheur, et il bégaya :

– C’est Passavant…

Laurence tira de son sein un parchemin qu’elle déplia. Elle reprit :

– Jean de Bourgogne, vous mentez. Il faut ici dire le nom du meurtrier. Dites-le !…

– Non ! gronda le duc. Spectre, je te conjure de te retirer !…

– Le nom du meurtrier ! répéta Laurence.

– Je ne veux pas ! râla Jean sans Peur qu’on vit se débattre comme si vraiment une invisible main l’eût saisi à la gorge.

– Alors, dit Laurence, je vais vous lire ce qui est écrit sur ce parchemin. Écoutez, Jean de Bourgogne…

On vit Laurence d’Ambrun se rapprocher de Jean sans Peur. On entendit le murmure de sa voix qui lisait le parchemin. Mais nul ne put saisir un mot distinct. À mesure qu’elle lisait le parchemin… l’acte de mariage !… la preuve matérielle du sacrilège !… la preuve écrite et signée d’un crime plus terrible alors que le parricide et le régicide !… à mesure donc qu’elle lisait, on vit le duc de Bourgogne se courber comme sous une main invisible, on vit son front ruisseler de sueur, et ses yeux s’égarer, on le vit palpiter et panteler, on l’entendit demander grâce !…

Laurence d’Ambrun replia le parchemin et le mit dans son sein. Alors elle prononça :

– Jean de Bourgogne, voulez-vous que je relise à voix haute ?

– Grâce ! râla Jean sans Peur. Laurence, pardonne à celui qui t’aima !…

– Je ne lirai donc pas ! Mais vous, dites au roi le nom du meurtrier de son frère.

Jean sans Peur, d’un mouvement lent et raide, se tourna vers Charles VI. À coup sûr, il était fou en cette minute. L’arrivée du roi, la fanfare, l’invasion de la garde royale, l’écroulement subit de son rêve de puissance lui avaient déjà asséné un coup terrible. L’apparition du spectre avait désorganisé, émietté, balayé ce qu’il y avait encore en lui de volonté. La lecture de cet acte qu’il croyait anéanti depuis des ans acheva de l’affoler. Il éprouva le vertige de l’horreur. Il eut la sensation de tomber dans un gouffre. Les yeux morts, la voix pâteuse, le geste indécis, il murmura :

– Sire, le meurtrier de votre frère le duc d’Orléans…

– Eh bien ! hurla le roi. Parlez donc enfin, par Notre-Dame ! Qui est-ce ?…

– C’est moi !…

– Vous ! rugit Charles VI.

– Moi !…

À ce mot effrayant, il y eut d’abord comme un coup de silence, – la sensation inverse d’un coup de tonnerre. Puis, un vaste murmure qui se gonfla, monta, éclata, se déchaîna en clameurs furieuses. Et dans cette rumeur faite d’horreur, de terreur, de stupeur, grinça la voix du roi qui jetait l’ordre :

– Arrêtez-le ! Arrêtez le duc de Bourgogne !…

Il y eut une formidable poussée de la garde royale. Savoisy s’avançait, en hurlant :

– Votre épée, seigneur duc, votre épée !

En un instant, Jean sans Peur fut entouré par ses gentilshommes, disparut derrière un étincelant rempart de cuirasses, hérissé d’épées. Ce groupe, tout d’une pièce, se mit en route vers la porte, harcelé par les archers, grondant, frappant, faisant gicler le sang et, une minute plus tard, Jean sans Peur avait gagné la grande cour d’honneur de l’Hôtel Saint-Pol.

*

* *

Comment Jean sans Peur fut amené à s’avouer hautement coupable du meurtre, comment il fut poussé à cet acte de folie que l’histoire déclare incompréhensible et se contente d’attribuer au remords, nous avons tenté de l’expliquer.

Comment Jean sans Peur put sortir de l’Hôtel Saint-Pol, c’est un événement qui demeure encore mystérieux.

On dit pourtant qu’une rude bataille fut livrée par les deux cents Bourguignons à la grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol ; on dit que cette bataille dura environ vingt minutes et que plus de cinquante Bourguignons y mordirent la poussière. On dit que les survivants, groupe farouche et redoutable encore, plaçant, au milieu d’eux leur duc insensible, inerte, incapable d’une volonté de défense, tentèrent un suprême assaut et qu’ils allaient tous être égorgés, lorsque la porte, enfin, s’ouvrit, et que le pont-levis s’abattit.

Les Bourguignons, poussant ensemble un rugissement de joie, se lancèrent sur la porte ouverte et disparurent dans la rue Saint-Antoine.

Dix minutes plus tard, Jean de Bourgogne, au milieu des siens, galopait sur la route de Dijon, abandonnant les émeutiers, Caboche et plus de deux mille Bourguignons qui se retirèrent comme ils purent. Il paraît que pendant plusieurs jours, éperdument, Jean sans Peur galopa, et que de minute en minute, il regardait derrière lui, et qu’à toutes les questions, à toutes les exhortations, à toutes les imprécations, il répondait seulement :

– Le spectre ! Voyez si le spectre ne nous suit pas !…

Mais qui ouvrit la grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol ? Qui baissa le pont-levis ?…

On raconte qu’au plus fort de la bataille, alors qu’il n’y avait plus d’espoir pour les Bourguignons, trois hommes se jetèrent dans la mêlée : un colosse armé d’une hache, un capitaine qui portait de rudes coups de masse, et un jeune homme, un furieux, un démon devant qui tout pliait. Ces trois hommes, donc, chose fantastique, étaient escortés d’une femme qui passa au travers du carnage, sans un mot, sans un geste, comme si elle eût été invisible.

On dit que ces trois furieux, faisant une trouée de sang en travers des archers, ouvrirent la porte et manœuvrèrent le mécanisme du pont-levis.

On dit enfin qu’au moment où Jean sans Peur franchissait la porte, le capitaine des gardes, avec un gros d’archers, se rua sur le duc. Mais alors, le capitaine sentit une main de fer s’abattre sur son épaule, et il se trouva en présence du plus jeune des trois furieux qui le maintint rudement, et, souriant d’un étrange sourire, tout sanglant, tout hérissé, improbable vision, irréelle figure d’héroïsme et de force, d’une voix narquoise, prononça ces mots plus étranges encore :

– Laissez, monsieur ! Laissez passer !…

– Quoi ! vociféra le capitaine, laisser passer le meurtrier !…

– « Non ! Laissez passer le père de Roselys !… »

Notre récit s’arrête ici. Pour les cœurs sensibles qui ont pu s’intéresser à la jolie petite Roselys, ajoutons pourtant que la science du sorcier Saïtano triompha de la mort, et que, trois mois après ces quelques épisodes, dans l’église Saint Jacques-de-la-Boucherie, fut célébré le mariage de noble demoiselle Roselys d’Ambrun avec le chevalier Hardy de Passavant.

À ce mariage assista Laurence d’Ambrun rajeunie par le bonheur.

On y vit aussi le brave Tanneguy du Chatel, encore furieux d’avoir contribué au sauvetage de Jean sans Peur, et Brancaillon qui, de son côté, jamais ne put comprendre comment et pourquoi il s’était battu près de la grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol pour favoriser la fuite du duc.

Tous nos lecteurs savent ce que devinrent Isabeau de Bavière, Charles VI et Jean sans Peur. C’est de l’Histoire.

FIN.

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