XXIII ROSELYS

Midi sonnait. Nous avons fixé le geste de chacun des figurants. Supposons maintenant tous ces figurants immobilisés en ce geste comme par un brusque arrêt du cinéma ; les gestes s’achèveront lorsque la bande se remettra à se dévider. Il faut pour cela que quelqu’un vienne actionner l’appareil.

Midi, lentement, tintait au jacquemart du logis royal, répété par les horloges des autres palais de l’Hôtel Saint-Pol, répété au loin par l’horloge fameuse du palais de la Cité, par les horloges aussi de quelques églises déjà munies de cet ornement.

Sur Paris, pesait un orageux silence du fond duquel, parfois, montaient des bouffées de rumeur.

La foule houleuse, sur la place de Grève, attendait le condamné. Sur l’échafaud, le remplaçant de maître Capeluche allait et venait, nerveux, impatient.

Au premier rang du populaire massé contre la barrière d’archers, Tanneguy du Chatel attendait aussi, roulant des pensées héroïques, rêvant de bousculer à lui seul tout ce peuple pour sauver son ami.

Dans la Cité, des groupes de mariniers et de bouchers, distribués par bandes disciplinées, attendaient, elles aussi, le signal de l’émeute que devait donner le gros bourdon de Notre-Dame.

Dans l’une des rues qui débouchaient sur le Val d’Amour, rue pleine de neige, enfouie dans le silence, en l’un de ces pauvres logis qu’habitaient des filles folles de leur corps, comme on disait alors, une scène venait de se dérouler, et nous devons la retracer.

Vers neuf heures du matin, Saïtano était entré dans cette rue, escorté d’un homme qui le suivait pas à pas. Le sorcier, en diverses maisons, entra, et s’enquit d’une femme qu’il dépeignit avec exactitude : il était sur la piste de Laurence d’Ambrun.

Ce fut ainsi qu’il parvint au logis d’Ermine Valencienne. Il pénétra dans la maison, entra chez Ermine, et quand il eut constaté que Laurence était là, il redescendit pour donner un ordre à son compagnon. Cet homme s’élança vers la rue Saint-Antoine et arriva bientôt au logis de Tanneguy du Chatel. On a vu qu’il ne trouva pas le capitaine…

Le sorcier était monté chez Ermine…

Laurence était là, ou plutôt, alors, Jehanne Trop-va-qui-dure. Elle tremblait devant Saïtano, comme une pauvre bête peut trembler devant le dompteur. Elle eût voulu fuir, et elle sentait bien qu’elle n’en eût pas eu la force, que le sorcier n’avait qu’à la toucher du doigt pour l’immobiliser.

Ermine murmura une prière, et, réconfortée sans doute, elle se plaça entre Saïtano et Laurence.

– Je sais qui vous êtes, dit-elle d’une voix ferme. Souvent, lorsque je vous voyais passer à la tombée de la nuit, dans votre manteau rouge, pareil à un spectre venu pour tourmenter les vivants, je m’enfuyais, et bien d’autres avec moi, et des hommes aussi. On connaît votre puissance. On sait que vous avez fait un charme contre le prévôt et l’Official. Sans quoi, vous laisserait-on aller et venir comme une menace toujours suspendue sur l’âme des chrétiens ? Maintenant je n’ai pas peur de vous, et je vous dis : Que voulez-vous à Jehanne ?… C’est mon amie. Elle m’a dit son histoire, et ce qu’elle a souffert près de vous. Quels sont vos projets ? Sûrement, Jehanne est une dame. D’abord, elle sait broder, lire, écrire. Ensuite, ce qu’elle dit, et sa voix, et ses manières, tout prouve qu’elle est de noblesse. Vous avez voulu en faire une fille… comme moi !… Pourquoi ?…

Ermine s’arrêta, étonnée d’en avoir tant dit en une seule fois, étonnée de son propre courage.

Saïtano l’écoutait, immobile, un vague sourire aux lèvres. Peut-être lui aussi admirait-il la vaillance d’Ermine.

– Sachez-le, reprit-elle toute frémissante, vous n’avez pas réussi. Jehanne n’a habité qu’une heure la rue Trop-va-qui-dure où vous l’aviez jetée. Depuis que je l’ai rencontrée, elle habite avec moi, près de moi, et elle m’a sauvée. Que lui voulez-vous, maintenant ?

– La sauver comme elle vous a sauvée, dit Saïtano. Lui rendre ses droits. Et pour cela, lui rendre la mémoire… la mémoire de ce qu’elle est.

– La mémoire ? balbutia Ermine.

– Vous ne comprendriez pas, et je n’ai pas le temps. Vous n’allez pas me gêner, j’espère ! Si vous voulez que votre amie soit sauvée, il faut me laisser seul avec elle.

– Non ! dit Ermine avec force.

Saïtano eut un geste d’impatience et grommela on ne sait quoi.

– Eh bien, dit-il, vous resterez. Asseyez-vous dans ce coin là-bas, et n’en bougez plus, ou je ne réponds pas de la mémoire de Laurence.

– La mémoire ? répéta Ermine. Laurence ?… Que va-t-il se passer ?…

– Ermine ! Ermine ! cria Laurence. Ne m’abandonne pas !

Saïtano, rudement, prit Ermine par le bras, la conduisit, la fit asseoir. Il gronda :

– Rappelez-vous bien ceci. Un mot, un geste de vous pendant que je parlerai à Laurence peuvent la tuer ou la rendre démente pour toujours. Ainsi, tenez-vous en paix, et si vous aimez cette malheureuse, remerciez Dieu que ses intérêts se confondent aujourd’hui avec les miens.

Grelottante de terreur, Ermine s’immobilisa. Le sorcier se tourna vers Jehanne, et, d’une voix forte, en marchant sur elle, il dit :

– Eh bien, Laurence d’Ambrun, que faites-vous ici, tandis que Roselys vous attend et vous appelle ?…

Ermine put alors constater que celle qu’elle appelait Jehanne, celle que le sorcier appelait Laurence d’Ambrun, semblait s’apaiser. La voix du sorcier paraissait avoir dissipé toute terreur. Paisible, étonnée seulement, Laurence considéra un instant le sorcier, et, d’une voix calme, répondit, comme si elle débitait une leçon :

– Mieux que personne, vous savez qui je suis. Mon nom est Jehanne. J’habite depuis des années la rue Trop-va-qui-dure. Dans le coffre de ma chambre sont mes ajustements et ma ceinture d’argent. Je vis seule. Demandez à tout le monde dans la rue, on vous dira que j’habite ce logis depuis douze ans.

– C’est faux ! murmura Ermine stupéfaite de ces « mensonges. »

Le sorcier s’approcha de Laurence, la toucha à la tête d’une lente pression renouvelée plusieurs fois, puis, lui prenant les deux mains :

– Regardez autour de vous, éveillez-vous ! Que voyez-vous ?… Où êtes-vous ?…

– Mais dans mon logis de la rue Trop-va-qui-dure !

– Vous êtes dans le logis Passavant, dit Saïtano d’une voix de rude autorité. Voyez ce qui est. Ne mentez pas !

– Je ne mens pas, bégaya Laurence. Je ne veux pas mentir.

Elle frissonnait maintenant. Ses dents claquaient. Ermine, épouvantée, ne songeait même plus à réciter ses prières. Saïtano, livide de l’effort qu’il faisait, le visage couvert de sueur, étreignit les mains de Laurence.

Et elle, alors, avec un cri de terreur :

– Oh ! mais nous sommes deux, ici !… Nous sommes deux en moi !… Il y a en moi l’âme de Jehanne… et l’âme de Laurence !…

– L’âme de Laurence seule ! gronda le sorcier. Jehanne est une imposture !…

– Double ! râlait Laurence. Je suis double !…

C’était vrai. L’effort de Saïtano avait été suffisant pour réveiller à demi la personnalité de Laurence et abolir à demi la personnalité de Jehanne. Sur l’écran de sa mémoire, une double image se projetait. Son cerveau devenait le champ de bataille où deux entités se prenaient corps à corps. Les souvenirs artificiels créés par Saïtano persistaient à ne pas mourir. Les souvenirs naturels s’éveillaient. Et ces deux états d’existence enchevêtrés vivaient l’un contre l’autre, cherchant à se détruire.

Celle en qui se livrait cette bataille de deux êtres dissemblables palpitait comme si vraiment elle eût été piétinée, foulée par deux ennemis. Saïtano la considérait avec l’intense curiosité du savant qui se trouve en présence d’un phénomène inconnu. Peut-être pendant quelques minutes oublia-t-il pourquoi il était venu, et ce qu’il attendait de Laurence.

– Double ? songeait-il. Sans doute… Et pourquoi pas ? Puisque la conscience de l’être humain réside uniquement dans la mémoire, puisque le souvenir est le seul élément de la vie de l’âme, si deux souvenirs peuvent cohabiter une âme, cette âme est double. Elle possède deux personnalités… Et qu’arriverait-il si je laissais cette femme en cet état ?

Mais sans doute, en ce jour, la science passait au second plan dans l’esprit du sorcier, car bientôt, il se reprit. Et tandis que Laurence se débattait sous l’assaut des deux êtres dont chacun voulait triompher, le sorcier, sans plus s’occuper d’elle, se mit à préparer dans un gobelet un mélange de trois flacons dont il versa des gouttes soigneusement dosées. Il est à supposer qu’il avait prévu une résistance dans la mémoire de Laurence puisqu’il avait emporté ces flacons.

– Buvez, dit-il tout à coup à Laurence.

Elle obéit aussitôt. Et alors, Saïtano répéta :

– Roselys vous attend. Roselys vous appelle. Laurence d’Ambrun, ne voulez-vous pas voir votre fille qui vous appelle ?… Votre fille !… Roselys !… Roselys !…

– Roselys ! interrogea Laurence.

Au loin, tout au loin, vers les plus lointains horizons de sa mémoire, se dressa une image pâle, faible, à peine perceptible, fantôme sans consistance, souvenir qui n’avait encore ni chair, ni os…

– Roselys ? murmurait Laurence avec étonnement.

Vraiment, elle s’écoutait prononcer ce nom, elle tâchait d’y découvrir une mélodie connue. Les alarmes que lui avait causées la dualité de sa mémoire s’apaisaient. Elle semblait surtout étonnée.

L’image formée dans les lointains de son souvenir se précisa, se rapprocha des premiers plans.

Saïtano, d’un accent plus rude, prononçait les paroles qui devaient provoquer la nouvelle association d’idées :

– C’est donc ici l’oratoire du logis Passavant… C’est ici qu’a été célébré le mariage de Laurence d’Ambrun avec Jean de Bourgogne. Qu’est devenu le prêtre qui consentit à la cérémonie sacrilège ? Il est mort, Laurence ! Et morts tous les témoins dont la présence achevait de vous persuader. Tous morts, excepté un !

Laurence écoutait avec une intense attention. Le prodigieux travail qui s’accomplissait en elle la faisait panteler comme si l’air eût manqué à ses poumons.

Il ne s’agissait pas de la faire passer de la folie à la raison… Laurence n’était pas folle.

Il s’agissait de la faire passer d’un état de mémoire à un autre ; le premier étant artificiel, et le second naturel. Les drogues du sorcier, ses passes magnétiques, ses pressions sur la tête et surtout en arrière dans la région du cervelet avaient accompli ce prodige de transformer la personnalité de Laurence – exactement comme il y a sûrement transformation de personnalité consciente en certains cas de folie ; mais Laurence n’était pas folle ! La physionomie des paroles demeurait toute puissante, et Saïtano répétait :

– C’est ici que la reine Isabeau de Bavière vous a fait boire le poison. C’est ici que vous avez été frappée du coup de poignard de votre amant Jean sans Peur. C’est ici que vous avez été séparée de Roselys. Où est maintenant votre fille ? Roselys vous appelle. Et vous, Laurence d’Ambrun, vous hésitez à rejoindre votre fille.

– Je n’hésite pas, râla Laurence en se tordant les mains. Je ne sais pas !…

– Mais vous savez maintenant que vous avez une fille ?

– Oui, oui ! haleta Laurence. Et je sais qu’elle s’appelle Roselys…

– Qu’est devenue Jehanne ? Dites-le franchement. Je vous ai sauvée déjà, je puis vous sauver encore. Répondez donc avec assurance et vérité. Il faut que je retrouve Jehanne de la rue Trop-va-qui-dure. Vous l’avez longtemps connue…

– Jamais ! dit Laurence avec force. Je le jure. Je n’ai jamais connu celle dont vous parlez.

Ermine poussa un cri de terreur folle et se laissa glisser à genoux, les yeux ardemment fixés sur une de ces pauvres images de la Vierge, telles que les enlumineurs populaires, aussi nombreux que nos imprimeurs, en vendaient alors pour des prix pourtant assez élevés.

– Ah ! gronda Saïtano ivre de joie, tu peux crier, maintenant !

C’était la joie du savant. Une minute, le sorcier demeura haletant, s’essuyant le front, et contemplant avec orgueil cette créature dont il avait pétri la conscience à son gré.

– Conscience humaine ! cria-t-il en lui-même. Génie, folie, grandeur d’âme, pauvreté d’esprit, pensée de crime ou de beauté, aspirations de cette larve qui rampe dans l’inconnu, tentatives dérisoires vers le bien ou vers le mal, vous n’êtes qu’une question de quantité. Le calcul des éléments qui composent un cerveau peut fixer avec certitude ce qui jaillira de là : pensée de lumière ou de ténèbre. Moi-même, savant qui crois savoir, sorcier triomphant, si tel lobe de mon cerveau s’était trouvé plus ample ou plus étroit d’une imperceptible fraction, je serais idiot. Haine, amour, affections, répulsions, vous n’êtes que des spasmodiques convulsions du ver cherchant inutilement parmi l’immensité des fanges un but qui n’existe pas…

Ermine priait à haute voix.

– Tais-toi, lui dit doucement le sorcier. Tu me gênes…

Laurence ne priait pas, ne criait pas. Elle considérait toutes choses autour d’elle avec une sorte de stupeur. Jehanne n’existait plus en elle… Saïtano la prit par une main et murmura :

– Savez-vous maintenant votre nom ?

Elle se prit à pleurer des larmes qui furent de plus en plus amères, et elle dit :

– Mon nom est malheur. Pourquoi m’avez-vous éveillée ? Sachant que je suis Laurence d’Ambrun, je sais aussi que ma fille est morte, et que ma vie est une morne plaine de désolation.

Elle sanglotait. Il lui semblait que tout était à recommencer dans son malheur, et que l’apaisement des ans n’existait plus pour elle. Et elle pleurait :

– Ma fille, ma petite Roselys, vous le savez qu’elle est morte… Pourquoi me…

Elle se tut. Et Saïtano, attentif, repris tout entier par la passion de son œuvre :

– Vous l’aimez donc bien, votre petite Roselys ?…

Laurence eut un cri déchirant – le cri même qu’elle eût pu avoir si, en cet instant même, Roselys fût morte sous ses yeux. C’était le chef-d’œuvre de Saïtano. Laurence aimait sa fille exactement comme douze ans auparavant.

Les longues années écoulées, pour Laurence comme pour tout être humain, devaient avoir effacé l’impression de douleur. Mais pour Laurence, en ce moment, cette impression était vivante, contemporaine de la mort de Roselys. Alors, le sorcier porta le dernier coup :

– Laurence, on vous a trompée. Roselys n’est pas morte. Roselys vous appelle. Elle est en danger.

– En danger ? Ma fille ? cria Laurence, oubliant que l’instant d’avant Roselys était morte.

– En danger, répéta fortement le sorcier. Voulez-vous la sauver ?

– Courons ! haleta Laurence.

– Un instant. Pour sauver Roselys, il faut frapper votre amant. Hésiterez-vous ?

– Donnez-moi une arme ! dit Laurence, d’un accent farouche.

– La voici ! dit le sorcier.

Laurence recula, étonnée. Elle frémissait. Elle voulait s’élancer, courir au secours de sa fille. Elle haïssait ce sorcier qui ne la conduisait pas à l’instant à Roselys. Elle lui demandait une arme pour sauver sa fille, et le maudit lui tendait un parchemin !…

– Ceci ? bégaya-t-elle. Qu’est-ce ? Un chiffon de papier ! Pour frapper Jean de Bourgogne ! Prenez garde, enfin ! Vous ne savez pas de quoi est capable une mère exaspérée !

– Je le sais ! dit Saïtano. Et c’est pourquoi j’ai confiance en vous. Écoutez, écoutez de toute votre force, de tout votre être, car les minutes sont comptées, et je n’ai pas le temps. Aujourd’hui, votre amant est le maître dans Paris et dans l’Hôtel Saint-Pol…

– Son rêve ! Son ancien rêve ! bégaya Laurence.

– Ah ! Vous êtes « vous » tout entière, puisque vous vous rappelez ceci ! Son rêve, oui ! Son rêve se réalise. Il est le maître. Ses bandes vont se déchaîner…

– Dans ; le carnage ! Dans le sang ! râla Laurence.

– Oui ! dit Saïtano étonné à son tour. Ceci, maintenant : Jean sans Peur a une complice…

– Isabeau ! cria Laurence, secouée de frissons. La reine Isabeau !

– Vous l’avez dit ! Ceci, maintenant : votre fille Roselys habite l’Hôtel Saint-Pol. Comment ? Pourquoi ? Plus tard vous le saurez. Elle est là, voilà tout. Isabeau la hait. Comprenez-vous ? Pour donner la couronne à Jean de Bourgogne, sa première condition est que Roselys soit sacrifiée.

– Courons ! hurla Laurence.

Saïtano la saisit par un poignet et la maintint.

– Que ferez-vous ? Atteindrez-vous Jean de Bourgogne au milieu de ses gens d’armes ? La dague dont vous le frapperiez traverserait-elle sa cuirasse ?…

– Maudits ! râla Laurence épuisée. Qu’ils soient maudits tous deux !… Venez… Si ma fille meurt, j’aurai du moins la consolation de mourir avec elle…

– Vous pouvez la sauver, vous sauver… avec ceci ! Lisez !…

Et cette fois, Laurence prit le parchemin. Ses yeux embués de larmes, lentement, déchiffrèrent l’écriture. Et alors, un long moment, elle demeura figée, morne, insensible, avec seulement le tremblement de ce parchemin au bout de ses doigts. Saïtano, avec une sorte de gravité, reprit :

– Jean sans Peur brûla les actes de mariage dans l’oratoire du logis Passavant, mais celui-ci lui échappa. Lorsque je vous trouvai, sanglante, je vous soulevai dans mes bras, et je vis ce parchemin que cachait un pli de votre robe. Voici donc l’acte de mariage qui vous unit à Jean de Bourgogne. Il est en règle. Il porte la signature du prêtre, la signature de l’époux et la vôtre, la signature des témoins… la signature de la reine ! Comprenez-vous qu’avec ce parchemin vous pouvez tuer Jean de Bourgogne ? L’époux de Marguerite de Hainaut, en signant cet acte, a commis un sacrilège qui est puni du même châtiment que le parricide ou le régicide. Êtes-vous prête ?

Laurence, avec une sorte de calme tragique, plia le parchemin et le mit dans son sein. Elle ne prononça pas un mot. Mais Saïtano vit qu’elle était prête.

– Venez, dit-il, venez sauver votre fille !

Aussitôt ils se mirent en route et gagnèrent l’Hôtel Saint-Pol. Le sorcier contourna les murs jusqu’à une poterne située en arrière de la Huidelonne. Là, il jeta un appel.

Une minute plus tard, ils étaient dans l’Hôtel Saint-Pol et à peu près par le même chemin qu’avaient suivi Passavant et le geôlier, ils s’approchèrent du palais du roi. Saïtano en connaissait les tours et détours, portes secrètes, passages réservés au roi. Il prit Laurence par la main et, rapidement, par des couloirs que peu de personnes connaissaient, la conduisit vers l’appartement d’Odette de Champdivers.

Dans la salle d’honneur.

À l’un des angles, une chose inouïe, impossible, et pourtant réelle : la reine de France prisonnière du geôlier de la Huidelonne ! Le premier personnage du royaume avant même le roi, la souveraine maîtresse de l’Hôtel Saint-Pol, l’idole à qui tout obéit, est tenue à l’épaule par la poigne de cet être si bas placé dans la hiérarchie sociale, si loin de ce qui compose alors la société, que c’est à peine s’il existe pour la reine. Il existe ! Et la reine, pâle comme une morte, sent sur son épaule l’étreinte furieuse de l’homme qui, tranquillement, lui dit avec respect :

– Ne bougez pas, ou je serai forcé de vous tuer…

Vers le milieu de la salle, trois hommes figés dans leur attitude de stupeur, qui regardent, écoutent, et n’arrivent pas à comprendre ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent : Bruscaille, Bragaille et Brancaillon qui viennent d’entrer en tempête, et se sont arrêtés court devant l’étonnante vision.

À l’autre extrémité, Jean sans Peur et Passavant, face à face, pétrifiés tous deux par ce cri qu’Odette vient de jeter du fond de son agonie :

– Passavant, ne tue pas mon père !…

Le chevalier éprouva comme un bouleversement de son être. Le cri d’Odette le frappa jusqu’à l’âme. Il eut un regard pour Jean sans Peur… pour le père d’Odette !… et ses yeux se troublèrent ; il jeta son épée, d’un geste qui clairement voulait dire : « Tuez-moi ! Je ne frapperai pas le père de celle que j’aime. »

Lentement, doucement, il déposa Odette sur le tapis, et il s’agenouilla. Plus rien n’exista pour lui.

Le duc de Bourgogne regardait cela. Un tourbillon de pensées évolua dans son esprit. Un prodigieux étonnement le pétrifiait. Il eût pu aisément frapper le chevalier, mais son regard éperdu demeurait rivé sur Odette, sans qu’il se sentît la force d’un geste. Seulement, au fond de lui-même, il murmurait : « Ma fille ! C’est ma fille !… » Et tout à coup il eut un mouvement de recul terrifié, ses yeux agrandis se fixèrent sur une vision qui apparaissait, et il râla :

– Voici la mère !… Le spectre de la mère !…

– Roselys ! cria la voix déchirante de Laurence.

– La voici ! dit Saïtano. Et voici, ajouta-t-il en désignant le duc, voici celui qui l’a tuée !…

– Roselys ! répéta la voix de Passavant.

Laurence s’était jetée à genoux. Le chevalier se releva. Il ne pleurait pas. Il lui semblait même qu’il n’y avait pas de douleur en lui, que toute sa faculté de vivre et de penser se condensait en une unique sensation de stupeur. Cela dura deux secondes. Brusquement, il comprit, « il se comprit » ! Cela fut soudain comme un coup de foudre. Il se cria que toujours, en Odette, il avait aimé Roselys ; il se sanglota éperdument que dès le premier regard, là-bas, dans la Huidelonne, il avait non pas reconnu, mais « vu » Roselys dans Odette. Ses yeux sanglants firent le tour de la salle. Il râla :

– Son père ! Cet homme qui la tue, c’est son père ! Écoutez tous ! Jean de Bourgogne a tué sa fille !… Et moi, je n’ai pas le droit de la venger !…

Le reste se perdit dans un sanglot d’où jaillissaient des paroles informes.

Sans pensée, sans force, hébété d’épouvante, Jean de Bourgogne ne voyait plus que le spectre : Laurence ! Laurence vivante ! Laurence qu’il avait tuée et qui était là sous ses yeux, telle que jadis, à peine changée, embellie peut-être par la chevelure d’argent pur. Il regardait ce qui se passait comme à travers une glace qui l’empêchait d’approcher, comme en un rêve où les gestes ne sont pas saisis et compris tout de suite…

Laurence n’avait poussé qu’une clameur :

– Roselys !…

Et, s’étant agenouillée, elle avait pris sa fille dans ses bras. Quelques secondes, elle contempla le visage de la jeune fille, et, d’une voix étrange, incompréhensible, et que Passavant comprit seul, d’une voix tranquille, dans une sorte de grognement sublime, elle prononça quelque chose qui voulait dire : C’est elle ; c’est ma fille…

Jean sans Peur la vit qui semblait méditer un instant, et débattre avec elle-même sur ce qu’elle avait à faire. Et tout à coup il la vit, sans effort apparent, soulever la jeune fille dans ses bras. Elle se mit en marche. Saïtano l’escortait. Laurence se heurta au trio Bruscaille, et d’un accent de rudesse, commanda :

– Place !

Ils s’écartèrent.

Elle franchit la porte, accompagnée du sorcier, et portant dans ses bras Roselys blessée, morte peut-être, sûrement privée de tout sentiment. Isabeau fit un violent effort pour s’élancer. La poigne du geôlier la maintînt, écumante, folle de rage.

Passavant ramassa son épée. Il vit Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, et, sans s’étonner de leur présence, leur dit :

– Suivez-moi !

Il se tourna vers le geôlier, et lui dit :

– Suis-moi !

Le geôlier lâcha la reine. Les quatre hommes se mirent à marcher près de Passavant.

– Scas ! Ocquetonville ! hurla Jean sans Peur.

– À nous ! cria Isabeau. Au secours de la reine !…

Plusieurs portes s’ouvrirent, dégorgeant des flots de gens d’armes. En un clin d’œil la salle fut envahie. Ocquetonville braillait des ordres : « Douze hommes autour de Sa Majesté ! Douze autour de Monseigneur ! Sus aux meurtriers !… »

– Arrêtez d’abord cette femme ! rugit la reine.

Laurence et Saïtano venaient de passer dans la salle voisine. La bande des gens d’armes se rua et se heurta à Passavant entouré du geôlier, de Bruscaille, Bragaille et Brancaillon.

– Sauvez-la ! Sauvez-les ! eut encore le temps de crier le chevalier en se tournant vers Saïtano. Nous autres, il faut que nous tenions ici cinq minutes !

Et il eut un dernier cri :

– Adieu, Laurence !… Adieu, Roselys !…

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