VI L’HÔTEL D’ANNAÏS

Michel Zévaco

Laissant Corignan et Rascasse en tête-à-tête avec le cardinal de Richelieu, nous reprenons la suite des aventures de Trencavel. Le maître en fait d’armes venait d’apercevoir Annaïs de Lespars sur le banc habituel – et près d’elle, un jeune seigneur qui parfois lui prenait la main.

La jeune fille et le seigneur inconnu se levèrent.

« La conférence est terminée », dit amèrement Trencavel.

En effet, Annaïs et le gentilhomme se dirent encore quelques mots, puis l’inconnu embrassa la jeune fille sur les deux joues. Trencavel recula de quelques pas. Il était pâle.

Il se rapprocha de la fenêtre et vit qu’Annaïs avait disparu, ainsi que le jeune seigneur.

« C’est son fiancé… C’est donc à lui de la défendre… De quoi irai-je me mêler ?… Oui, mais s’il ignore ?… Il faut pourtant que je la prévienne… Fille d’Henri IV !… qu’y a-t-il d’étonnant qu’elle soit recherchée par quelque grand seigneur ? »

Il se dirigea vivement vers la porte. Là, il s’arrêta court, se toucha le front :

« Si je vais frapper à la porte de l’hôtel, ce sera la répétition de cette nuit. Il est évident qu’il doit y avoir pour les familiers… pour le fiancé !… une façon de heurter que je ne connais pas… Que faire ?… Ah !… diable ! qu’en dira-t-on ?… Ma foi, je n’ai pas le choix des moyens ! »

En disant ces derniers mots, il courut à un bahut et en tira une longue corde que, prestement, il attacha au rebord de la fenêtre.

Il enjamba et commença à descendre vers les jardins. Il arrivait presque au bout de la corde lorsqu’il se sentit tomber… La corde n’avait pas cassé : le nœud fait à la diable s’était délié, là-haut. Trencavel tomba sur ses pieds. La corde s’affaissa, se tassa dans les arbustes qu’il avait écrasés.

Tout de suite, Trencavel s’aperçut que cette manière de s’introduire chez les gens, si honorable que fût le motif, pourrait bien lui attirer quelque algarade. Il gagna le plus prochain massif, s’y cacha et, mesurant de bas en haut la distance jusqu’à sa fenêtre :

« Tiens !… oh !… ce n’est pas possible… si fait !… c’est Corignan ! À ma fenêtre ! Attends un peu, coquin ! »

Corignan, ayant achevé d’inspecter le jardin, disparaissait à ce moment.

Trencavel fit un mouvement pour s’élancer vers l’hôtel, dans l’intention de sortir coûte que coûte et de s’élancer chez lui. Au même instant, il entendit un effrayant vacarme vers l’hôtel même : c’était Rascasse qui, comme on le lui a entendu raconter, heurtait le marteau à coups redoublés…

« Me voici pris entre deux tempêtes », songea Trencavel.

Il prêta anxieusement l’oreille. Brusquement, tous ces bruits s’éteignirent.

Il sortit du massif où il s’était caché après sa descente ou plutôt sa chute. Il se trouva alors à une sorte de carrefour, et non loin du bienheureux banc que, si souvent, il avait contemplé. Par l’une des allées, il voyait venir à lui un gentilhomme qui, arrivé à trois pas, le salua ironiquement :

« Bonjour, monsieur le danseur de corde !

– Bonjour, monsieur, dit Trencavel.

– Monsieur s’entend aux sauts périlleux ! » dit une autre voix.

Et Trencavel aperçut un deuxième gentilhomme qui faisait son entrée par une autre allée.

« Monsieur devrait bien nous apprendre la manière de descendre chez les gens par les fenêtres. »

Et un troisième gentilhomme se montra.

« Monsieur ne pourra pas rejoindre son chef qui vient d’être noblement gourmé dans la rue. »

Et un quatrième gentilhomme apparut, saluant comme avaient fait les trois autres. Le maître en fait d’armes avait rendu les quatre saluts sans paraître surpris. Il y avait en lui une sorte d’indifférence.

« Monsieur, reprit le premier gentilhomme, je dois vous prévenir que vos camarades qui attaquaient par la rue, tandis que vous attaquiez par-derrière, se sont enfuis. Le chef de votre escouade, dûment étrillé, est parti. Vous n’avez donc aucun secours à attendre.

– Je n’en attends que de moi-même », dit Trencavel.

Les quatre s’inclinèrent, en gens qui appréciaient la réponse.

« Monsieur, reprit le même gentilhomme, non sans une sorte d’émotion, à votre air, à votre tenue, à votre langage, on voit assez que vous êtes supérieur à vos acolytes. Vous n’en êtes que plus dangereux. J’ai donc le regret de vous annoncer que, dès l’instant où nous vous avons vu descendre de cette lucarne, ces messieurs et moi nous avons résolu de vous tuer. »

Trencavel se redressa.

« Messieurs, dit-il, qui êtes-vous, je vous prie ? Et de quel droit parlez-vous ici en maîtres ? Seule, Mlle Annaïs de Lespars pourrait me demander des comptes… »

Les quatre eurent un tressaillement.

« Ce que vous venez de dire, gronda l’un d’eux, nous enlève tout scrupule. Puisque vous savez le nom de celle qui habite ici, vous n’avez plus de pitié à attendre. Mais, en effet, vous devez connaître nos noms afin que vous sachiez que vous n’avez pas affaire à des assassins. On m’appelle M. de Bussière, et voici MM. de Chevers, de Fontrailles et de Liverdan, gentilshommes angevins.

– Messieurs, avant de me tuer, si toutefois vous y arrivez, il est juste que vous sachiez qui je suis moi-même et que vous vous trompez sur mes intentions. Mon nom seul vous prouvera que je n’ai rien à voir avec les gens dont vous parliez : je suis le maître en fait d’armes Trencavel.

– Trencavel ! Trencavel ! hurla Bussière.

– Parbleu ! tout est clair ! vociféra Fontrailles.

– Ceci est la suite de notre rencontre de l’autre nuit !

– Eh ! cria Trencavel, je ne bouge d’un pas si vous ne me dites ce que vous voulez, maintenant que vous savez mon nom !

– Nous battre avec vous ! Tous les quatre !… L’un après l’autre. L’un de nous arrivera bien à vous tuer !

– Ah ! ah ! j’accepte ! Pour quand ?

– Tout de suite ! Dans ce jardin. Venez ! »

Tous les cinq se mirent en marche. Bientôt, ils arrivèrent à un terre-plein qui s’étendait sur toute la longueur de l’hôtel. Trencavel jeta un coup d’œil sur la façade de cette maison dans laquelle, sans doute, se trouvait Annaïs. Son cœur battit avec force. Son cœur lui cria :

« Elle est là ! Derrière cette persienne !… Tâchons de bien mourir !… »

Il tira l’épée qui siffla dans l’air et brilla au soleil.

Les quatre gentilshommes convinrent de se battre selon l’ordre alphabétique de leurs noms : Bussière, Chevers, Fontrailles, Liverdan.

Bussière et Trencavel tombèrent en garde.

Les épées engagées, Bussière esquissa une feinte brillante et porta son coup à fond.

« Il est mort ! dirent les autres.

– Pas encore, fit Trencavel. Monsieur de Bussière, êtes-vous gaucher ?

– Non, monsieur, mais la droite me suffit. (Nouveau coup, nouvelle parade.) Pourquoi cette question ?

– Parce que j’eusse regretté de vous abîmer les deux mains. Puisque vous ne savez pas vous battre de la gauche, la droite me suffira. Tenez, monsieur ! »

Il n’avait pas achevé que Bussière lâcha son épée. Terminant par un coup de fouet une série de feintes serrées à tenir dans un anneau, Trencavel lui avait porté son coup à la naissance du poignet.

« Là ! dit-il, vous voilà pour huit jours hors d’état de vous aligner. Mes regrets et mes excuses !

– À moi ! dit Chevers avec impétuosité. Tenez-vous bien !

– C’est vous qui vous tenez mal, monsieur. Votre pointe est trop basse. Je pourrais vous toucher à la gorge.

– Morbleu ! jura Chevers, en se fendant coup sur coup.

– Je me contente de vous ganter comme M. de Bussière… »

Chevers poussa un cri. Juste au même endroit que Bussière, la pointe de Trencavel avait pénétré sans effort apparent, et les doigts crispés abandonnaient l’arme.

« Huit jours le bras en écharpe, dit Trencavel avec son plus aimable sourire. Messieurs, quand vous voudrez ! »

Fontrailles se mit en ligne. Et, après quelques passes rapides, Fontrailles fut touché au poignet. Liverdan, le plus habile des quatre, engagea l’épée, et Liverdan fut touché au poignet. Tous les quatre ! La même blessure ! Piqûre peu dangereuse, mais qui les mettait hors de combat. Piqûres dédaigneuses par quoi il semblait leur faire grâce.

Les quatre gentilshommes à l’écart, leurs mains bandées de leurs mouchoirs, tinrent conseil. Ils étaient livides de la pensée terrible qui leur venait à tous.

« Il est impossible qu’il sorte d’ici vivant !

– Assassins, soit ! Pour elle ! Nous ne pouvons reculer !

– Aux poignards ! Aux poignards !…

– Monsieur, cria l’un d’eux – et sa voix s’étranglait – nous avons résolu de vous tuer. Défendez-vous si possible. Nous allons vous charger tous quatre ! »

Chacun d’eux, de la main gauche, saisit son poignard. Trencavel ne dit mot. Il assura dans sa main sa rapière, et, l’œil dilaté par une sorte d’horreur, les regarda venir à lui, la sueur au front, épouvantés de ce qu’ils allaient faire, horrifiés de devenir des assassins – mais une implacable résolution pétrifiait leurs traits et leurs âmes… Assassins ?… Soit !… Pour elle !

Ils marchèrent sans hâte, tous quatre en ligne, d’un pas ferme, calme, terrible. Quand il les eut à trois pas, Trencavel poussa un soupir et se mit en défense. Ils allaient se ruer… À ce moment, la porte s’ouvrit, la porte devant laquelle ceci se passait. Quelqu’un parut, qui fit un signe. Et à ce geste, les quatre blessés s’arrêtèrent net, reculèrent…

C’était un gentilhomme qu’à sa taille et à son allure on pouvait juger tout jeune. Il avait la tête couverte de son feutre. Son visage était masqué. Il tenait une épée à la main… une épée nue – et il n’avait pas de fourreau à la ceinture. Il descendit les quatre marches du perron et s’avança vers Trencavel, immobile de stupeur. Et quand il fut arrivé, sans un mot, il tomba en garde.

L’inconnu présenta le fer à Trencavel. Les épées cliquetèrent.

Les adversaires se valaient. Tout de suite, ils se reconnurent dignes l’un de l’autre. Et ce fut une émouvante passe d’armes. L’éblouissant tourbillon des lames engagées apparut comme une nuée d’acier d’où jaillissaient des éclairs et où sonnait la mort. Marches, ruptures, attaques, parades eussent arraché des cris d’admiration aux vieux maîtres des royales académies… Seulement, toutes les attaques venaient du silencieux inconnu. De Trencavel, il ne venait que des parades. Et pas une riposte.

Il frémissait. Il dévorait des yeux son adversaire. Mais qui est-ce ? Pourquoi masqué ? Pourquoi ce feutre cachant les cheveux et ombrageant le front ? « Oh ! mais… c’est… non… si fait, morbleu ! c’est une femme ! »

Un bond en arrière soudain. Et, au fond de lui-même, un cri d’angoisse terrible :

« C’est elle !… »

Annaïs ! C’est contre Annaïs qu’il tirait l’épée !… Il se sentit l’esprit vide, l’âme éperdue, et murmura : « C’est fini ! »

Pas à pas, il rompait, lui cédait du terrain et considérait ses efforts pour l’atteindre, le coucher tout sanglant sur cette allée dont il eût baisé le sable sur chacune de ses empreintes… Son cœur battait à se briser. Les sanglots soulevaient sa poitrine. Annaïs, hors d’elle, cria :

« Mais défendez-vous donc, monsieur, je vais vous tuer !

– Allons donc ! Il faut d’abord que je vous apprenne !… Doublez, battez sur quarte, plus leste ! Dégagez, battez sur tierce, et à fond ! À fond, monsieur ! »

Annaïs, exaspérée, partit sur le coup préparé par Trencavel lui-même. Elle partit – à fond ! Et elle cria :

« Je vous cloue à ce chêne ! »

Trencavel, d’un rapide écart du bras, se découvrit la poitrine. Un sourire fleurit ses lèvres. Une sublime malice pétilla dans ses yeux pleins de larmes, et, gaiement, il dit :

« Faites, mademoiselle ! »

Une goutte de sang pleura sur le pourpoint de Trencavel. Il demeura debout, salua de l’épée, et rengaina. Il était blessé – à peine. Comment Annaïs put-elle retenir le fer ? Quel miracle accomplit le mot mademoiselle insoucieusement jeté par Trencavel ? De fait, le coup fut porté à fond, et non paré. La pointe toucha. Mais elle ne pénétra pas !

Annaïs dénoua son masque et le laissa tomber… Et elle jeta son épée.

« Mademoiselle, je vous rends grâce de m’avoir enseigné ce coup d’épée, à moi, maître en fait d’armes. Je n’oublierai jamais que j’ai été touché… par Annaïs de Lespars.

– Vous savez donc qui je suis ? tressaillit Annaïs.

– Oui, dit Trencavel. Et que vous venez d’Angers, où Mme votre mère a été tuée par ceux qui veulent vous tuer. Et quelles haines Louise de Lespars vous transmit avec la vie. Et quels parchemins M. le baron de Saint-Priac vous enlèvera tôt ou tard. Et quelle lutte vous entreprenez contre un homme qui vous brisera…

– Un mot, monsieur, un seul : de qui tenez-vous ces secrets ?

– De M. de Richelieu ! »

Trencavel disait : Louis de Richelieu, archevêque, Annaïs entendit : Armand de Richelieu, cardinal.

« Monsieur, dit Annaïs, d’une voix qui tremblait, vous refusez de vous défendre. C’est donc autrement que par l’épée que je vous atteindrai. Vous êtes libre… Venez, monsieur Trencavel ! »

Elle se mit en marche, pensive, émue jusqu’au fond de l’être, et elle songeait : « Il sait toute ma vie. Sûrement, c’est un serviteur de Richelieu. Et pourtant… cette noblesse de regard, cette intrépide générosité, cette volonté de se laisser blesser plutôt que de toucher une femme, non, non, ceci n’est pas d’un espion !… »

Elle traversa l’hôtel et ouvrit elle-même la porte qui donnait sur la rue. Près de la porte ouverte, un instant, ils se regardèrent. Elle était plus troublée que jamais elle ne l’avait été. Il sentit sa tête tourner.

« Quelle imprudence, ma chère Annaïs ! dit à ce moment une voix railleuse. Vous relâchez cet espion !… »

Trencavel eut un violent sursaut. Il se retourna, et, sur la première marche de l’escalier, vit un gentilhomme splendidement vêtu qui le regardait avec un de ces féroces dédains plus terribles qu’un soufflet. Trencavel, à l’instant même, le reconnut. C’était celui par qui Annaïs, sur le banc du jardin, s’était laissé embrasser sur les deux joues !

Et Trencavel marcha sur lui !

« Vous m’avez insulté, dit-il. Vous êtes ici en lieu d’asile. Mais sachez-le… fussiez-vous prince de sang royal, en quelque lieu que je vous trouve, hors de cette maison, vous me demanderez pardon – ou je vous tuerai ! »

Il sortit sans tourner la tête. La jeune fille le regarda s’éloigner…

« Je vais demander à mon frère d’embastiller ce misérable. Son nom, je vous prie. Il vous l’a dit… »

Annaïs tressaillit.

« Son nom ?… Je l’ai oublié.

– Je le retrouverai, moi. Adieu. J’ai votre promesse de venir à notre rendez-vous de l’hôtel de Guise. Vous avez des droits à faire valoir. Ces parchemins que vous m’avez montrés disent formellement que le roi Henri vous a reconnue. Vous êtes de la famille, ma sœur. »

L’œil noir d’Annaïs jeta du feu. Elle se raidit en une révolte de sa hautaine pureté d’âme :

« Votre sœur ? Et tout à l’heure vous m’avez embrassée comme telle. Eh bien, non, monseigneur. Je ne suis pas de la famille. Je ne me connais pas de père. Pour vous, pour tous, je suis Annaïs de Lespars. Pour moi, le roi est le roi, et vous, monseigneur, vous êtes Monsieur, vous êtes le frère de Louis XIII, vous êtes Gaston, duc d’Anjou… Oui, j’ai ouvert devant vous cette cassette. Mais c’est une tombe. Je ne veux pas exhumer la honte de ma mère… »

Gaston d’Anjou frissonna.

« Que voulez-vous donc ? murmura-t-il.

– Tuer Richelieu, dit la guerrière. Peu m’importe sa puissance. Mais sa vie est un opprobre pour la mienne. Je viendrai donc au rendez-vous, mais ce ne sera pas pour m’y mêler à une conspiration politique. Entre Richelieu et moi, c’est un duel au plein jour, face à face, et à mort. C’est que, dès ma naissance, ma mère, penchée sur mon berceau, n’a trouvé à verser sur mon front que des larmes corrosives, brûlante rosée de haine. La moisson sera rouge, monseigneur !

– En tout cas, n’oubliez pas : dans huit jours, à l’hôtel de Guise. Après tout, nous pourrons nous entendre ; nous voulons détruire en Richelieu une force politique, et vous, vous voulez venger sur lui la mort de votre mère… »

Annaïs de Lespars se redressa, pareille au génie de l’orgueil filial :

« Vous vous trompez, monseigneur ; c’est de m’avoir mise au monde que je veux venger ma mère !… »

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